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ROMAN DE RENART
ROMAN DE RENART

Œuvre ambiguë, écrite de 1175 à 1250 par plus de vingt auteurs le plus souvent anonymes, de personnalité, de formation, de goûts, de préoccupations et de talent fort différents, le Roman de Renart est un ouvrage en perpétuel devenir, dissocié en de multiples récits (ou branches ), que l’on a retouché, remanié, complété de siècle en siècle, non seulement au Moyen Âge – dans la seconde moitié du XIIIe siècle Renart le Bestourné de Rutebeuf et Le Couronnement de Renart , à la fin du XIIIe siècle Renart le Nouvel de Jacquemart Gielée, au XIVe siècle Renart le Contrefait du Clerc de Troyes –, mais encore de nos jours, puisque Louis Pergaud a raconté La Tragique Aventure de Goupil (1910) et que Maurice Genevoix, après avoir donné une version nouvelle du roman (1958), a ajouté, dans son Bestiaire sans oubli (1971), un dernier chapitre à l’histoire du goupil, sa capture par de diaboliques chasseurs qui jouent sur son instinct paternel. Il s’agit d’une œuvre d’un extraordinaire rayonnement, imitée en allemand par Heinrich der Glichesaere (Reinhart Fuchs ), en italien (Rainardo e Lesengrino ), en néerlandais (Van den Vos Reinaerde et Reinaerts Historie , sources lointaines du Reineke Fuchs de Goethe). Dans son héros complexe, on discernait au Moyen Âge tout à la fois un goupil, un grand vassal révolté, un seigneur croisé de bandit, un clerc dévoyé devenu goliard, un jongleur dont les tours et les plaisanteries faisaient rire mais que l’on redoutait, une incarnation du démon, une personnification de la ruse et de la méchanceté, véritable Protée que l’on a rapproché de Panurge, de Gil Blas, de Figaro, de Robert Macaire, de Don Juan, de Gavroche, de Valmont et de Sade.

Un jeu savant de subtiles variations

Autour d’un protagoniste dont l’image varie sans cesse et qui, affronté aux situations les plus diverses, revêt tous les masques, les poètes, dans une œuvre qui, pour une part, se nourrit d’elle-même, ne cessent d’élargir un univers singulièrement riche, puisqu’ils nous content la naissance des héros dans une parodie de la Genèse (branche XXIV), s’éloignent des campagnes de Normandie et de Brie pour nous transporter à Tolède dans une école de magie (XXIII), décrivent un duel judiciaire (VI), une chasse au sanglier (XIII), des cérémonies religieuses (XII, XVII), passent du fabliau à l’épopée héroï-comique, de la satire violente et grossière à la parodie de la chanson de geste et du roman exotique.

Ces romanciers se sont plu à reprendre et à diversifier les mêmes motifs, que l’on peut étudier selon la méthode de Vladimir Propp dans la Morphologie du conte , tel celui de l’animal enfermé de nuit dans une maison ou une cour, utilisé trois fois dans la branche XIV, reproduit dans les branches I, I b , VI, XIII, XXIII. On peut déceler le schéma suivant: 1. La future victime (renard, loup, chat...) est attirée par son ennemi dans un endroit (maison, chambre, poulailler, cage ..) pour y dérober ou y manger quelque chose (vielle, coq, souris, jambons...). 2. Il se produit du bruit, que la victime tombe dans un piège, qu’elle hurle de douleur ou que la proie résiste. 3. L’habitant, le plus souvent un prêtre ou un vilain, se réveille et allume une chandelle. 4. Suit une bataille au cours de laquelle l’un ou l’autre des combattants est mutilé, tandis que l’instigateur s’éloigne sans encombre et que l’on vient au secours du propriétaire. 5. La victime s’enfuit, plus ou moins malmenée.

D’une branche à l’autre, les conteurs aiment à varier les rapports, donnant l’avantage tantôt à Renart, tantôt à son adversaire. Ainsi en est-il des relations du goupil et du chat Tibert. Dans les branches II (1174-1179) et XV (1178), celui-ci l’emporte: il évente la ruse de Renart et le pousse dans le piège en le raillant, il lui extorque l’andouille qu’ils ont trouvée et la déguste au sommet d’une croix après avoir gabé son compagnon. Ils sont à égalité dans la branche XIV (1178), bien que Tibert remporte le dernier round: il boit son soûl de lait, renverse le pot et frustre le goupil qui, pour se venger, laisse retomber le couvercle de la huche et coupe ainsi la queue du chat; ce dernier conseille alors à Renart de saisir un poulet dont les cris alertent un paysan et ses chiens. Ensuite, dans la branche I (1179), le goupil précipite dans un piège le chat qui non seulement est un messager royal, mais encore l’a défendu contre le loup et ses alliés. Tibert, d’ailleurs, est toujours partagé entre l’envie de gagner les bonnes grâces de Renart, dont il admire la ruse, et le désir de se montrer supérieur à ce rival qui a tort de lui refuser son amitié: dans la branche X (1180-1190), il choisit par deux fois le champ du «roux puant» dont il fait l’éloge et qu’il défend contre Ysengrin et le chien Roonel, au point de porter un faux témoignage.

Animalité et féodalité

Ce qui fait le charme et explique le succès de cette épopée animale, c’est que, dans un habile et humoristique entrelacement de psychologie animale et de féodalité, cette œuvre, qui est une parodie et une satire du monde chevaleresque et courtois, est fondée sur une observation attentive de la réalité – de la vie féodale avec ses conflits et ses pratiques judiciaires, de la vie rurale avec son paysage, de la vie animale, saisie sur le vif dans des attitudes significatives – cernant de touches légères et fines les caractères des principaux acteurs, reflétant les contradictions de la société médiévale. Le Maupertuis de Renart est à la fois un château fort, situé sur une hauteur, dessus la motte, en une roche , et une tanière, composée d’une fosse (salle commune, garde-manger), d’une antichambre, appelée maire , et de l’accul où se tient la renarde: le mot donjon , qui désigne cette dernière pièce et la tour du château, permet de passer d’un aspect de la réalité à un autre.

Grimbert est un baron , lié à son suzerain par la foi et l’hommage. Respectueux de la religion et des lois, il se prononce contre les solutions brutales, cherche à rétablir la paix entre les grands, presse le goupil de se confesser et de renoncer à ses mauvais desseins. Double sociable de Renart, il accepte les règles de la vie commune et refuse de céder à toutes les sollicitations de l’instinct, tout en conservant des traits qui caractérisent son cousin – à la fois religieux et cauteleux, plein de componction quand il absout le goupil moitié romanz, moitié latin (I, 1125) et enclin à la raillerie. D’une fidélité toute chevaleresque envers Renart, il le connaît trop bien pour ne pas se méfier de lui, sans illusions mais subissant son influence au point de se gausser, par mimétisme, du malheureux ours ensanglanté. Mais Grimbert ne cesse en même temps d’être un blaireau qui, devant le roi, après avoir ôté son chapeau, se secoue et qui se déplace au petit cors , à petits pas, de sa démarche pesante et lourde, s’approchant du goupil avec une singulière prudence: il ne se lance dans une entreprise que lorsqu’il est sûr de la mener à bien, et il sort de son terrier, qu’il ne quitte que la nuit, seulement après avoir étiré et pointé son museau, puis après avoir avancé la tête et inspecté les environs. Les poètes ont fait de lui le cousin de Renart: sans doute, par parodie de la chanson de geste, a-t-on voulu transposer le lignage épique dans le Roman de Renart , mais c’est aussi le fruit de l’observation: le terrier du blaireau, très compliqué, comporte, en profondeur, une vaste chambre centrale qui communique avec d’autres salles, plus proches de la surface, où l’animal accepte que s’installent des renards, voire des lapins. Ajoutons que cette cohabitation est rarement amicale.

Une œuvre critique

Certains ont soutenu que le Roman de Renart ne ridiculise pas un idéal, ni ne cherche à atteindre de respectables institutions. En fait, il s’agit d’une œuvre âpre et audacieuse qui, déchirant le voile des outrances chevaleresques, dénonce la ruse, la bêtise, la cupidité, l’égoïsme, la cruauté, la peur, la lâcheté et décrit souvent la revanche des petits sur les grands: l’intelligence de Renart l’emporte sur la force brutale d’Ysengrin et la puissance du lion Noble; le limaçon Tardif délivre ses compagnons et arrête le goupil (Ia ) qui échoue dans ses tentatives contre la mésange, le corbeau Tiécelin, le coq Chantecler (II) et dont le moineau Droïn se venge dans la branche XI. Les animaux triomphent des hommes: Renart réduit en esclavage le vilain Liétart (IX) et devient le suzerain de Bertaut (XVI) au cours d’une scène qui parodie l’hommage chevaleresque; dans ce monde à l’envers, le lièvre Couard (XVII) transporte sur son dos un pelletier: nous touchons alors à l’absurdité de la fatrasie.

Les conteurs, en réaction contre les excès de la courtoisie, restituent une place importante à la sexualité, témoin les scènes de viol et de mutilation, la richesse du vocabulaire relatif aux organes génitaux et à l’acte sexuel, le goût, chez certains, de l’obscénité et de la grossièreté. Le monde reprend son visage bestial, hypocrite, méchant, que l’humour de certains auteurs ne masque pas. Sans parler de la critique traditionnelle des femmes infidèles et trompeuses – à quelques exceptions près dans un univers romanesque trop complexe pour être réduit à un schéma simpliste – et des «vilains» grossiers, retors, déloyaux, âpres au gain, ignorant le loisir et la largesse, qualifiés de félons et de cuiverts «canailles», ridicules quand ils se servent d’armes nobles, l’on assiste, çà et là, à une remise en question de la société et de la justice féodales, mais surtout à une vive attaque du clergé campagnard qui ne se distingue guère de ses fidèles, vivant avec des concubines, possédant du bétail, épandant le fumier, fabriquant des pièges, passionné de chasse, ignorant, amateur de bonne chère, et des moines noirs et blancs , c’est-à-dire bénédictins et cisterciens, fort riches, paresseux, cupides, hypocrites. Peut-être les conteurs, qui sont des clercs, sont-ils encore plus virulents contre les pratiques et les institutions religieuses: longs offices, funérailles, vêpres, messes, bien qu’il puisse s’agir ici d’exercices de style sur des thèmes chers à la poésie latine de l’époque; confession, moyen, certes, de rappeler les méfaits du héros, mais aussi sacrement sur l’utilité duquel on s’interroge; pèlerinages dont on revient plus mauvais qu’au départ; miracles plus ou moins truqués: dans la meilleure des hypothèses, sur un premier miracle vrai, ou en greffe de faux.

Au total, une œuvre savante de clercs très cultivés qui ont puisé à toutes les sources: littérature latine ancienne et médiévale (fables ésopiques, Disciplina clericalis, Ysengrimus , etc.), littérature française tant épique que courtoise (comme l’atteste la fréquente parodie des motifs, des procédés et des formules des chansons de geste et des romans de Chrétien de Troyes), contes oraux et folklore. Le motif du goupil devenu jaune après être tombé dans la cuve du teinturier (Ib ) appartient à la tradition classique d’Ésope, de Phèdre, du Physiologus et des Bestiaires , au folklore le plus répandu (le goupil s’enduit de marmelade, de miel, de crème ou du sang d’un animal), au Pantchatantra (œuvre indienne en langue sanskrite): un chacal teint en bleu s’arroge la royauté; mais il est possible que le conteur se soit souvenu de Guillaume Fierebrace qui, dans La Prise d’Orange , pour pénétrer dans la ville, se teignit le corps en noir de façon à ressembler à un Sarrasin.

Roman de Renart
recueil de 27 narrations en vers octosyllabiques dues à des inconnus (fin XIIe-déb. XIIIe s.); les héros sont des animaux: Renart, le goupil; Isengrin, le loup; Chantecler, le coq; Noble, le lion, etc.

Encyclopédie Universelle. 2012.