RÉCIT
Depuis les années 1960, les études du récit se sont orientées suivant deux directions principales. Dans le domaine littéraire, on a tenté de définir des catégories générales du récit saisies dans des textes particuliers: À la recherche du temps perdu , de Proust, La Modification , de Nichel Butor. Mais certaines de ces catégories ne convenaient-elles pas également à des histoires racontées avec d’autres médias que le langage: le cinéma, le théâtre, par exemple? De même que Saussure définit la linguistique comme une branche particulière d’une science générale des signes, la sémiologie, de même on a pu envisager l’étude d’une sémiologie ou sémiotique du récit, ou encore narratologie, c’est-à-dire l’étude du récit quel que soit son support. Dans cette seconde direction, l’analyse n’est plus inductive mais déductive, soit que l’on parte de systèmes narratifs déjà décrits dans l’étude de contes populaires de tradition orale, l’étude des mythes, ou celle des situations dramatiques, soit que l’on se réfère à des modèles logico-mathématiques et que l’on pose, in abstracto , la question de la définition du récit. La difficulté tiendra alors dans l’articulation de schémas narratifs très généraux à des réalisations narratives particulières: un récit littéraire, un reportage oral, un film, etc.
Syntaxe et sémantique du récit
Pour décrire une structure narrative, il faut d’abord définir une unité constante de mesure, de comparaison et de classement des différents récits. C’est ce qu’ont cherché Joseph Bédier dans les fabliaux ou Vladimir Propp dans les contes russes. Pour Propp, c’est la fonction, c’est-à-dire l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue. À partir d’une situation initiale, il distingue trente et une fonctions (cf. tableau).
À partir de la fonction, on peut définir des «sphères d’action», c’est-à-dire des regroupements logiques de fonctions qui seront prises en charge soit par un seul personnage, soit par plusieurs. Par exemple, le héros peut rencontrer en chemin un arbre, un animal ou une vieille femme, leur rendre service et recevoir en récompense un objet qui l’aidera plus tard dans sa quête; tous trois seront alors confondus dans la sphère d’action du «donateur». Inversement, il peut recevoir une mission d’un roi (sphère d’action du «mandateur») ou se donner à lui-même cette mission (il occupe dans ce cas à la fois la sphère d’action du «mandateur» et celle du «héros»). Propp distingue sept sphères d’action: l’agresseur; le donateur (de l’auxiliaire magique); l’auxiliaire magique; la sphère de la princesse et de son père; le mandateur; le héros; le faux héros.
La notion de «personnage» est ainsi déplacée, et bien que Propp ait souligné que les conclusions auxquelles il avait abouti n’étaient à considérer que dans le domaine du folklore, elles ont certainement joué un rôle très important dans la remise en question de la notion de personnage dans tout récit, et dans les récits romanesques en particulier. De même, la critique qu’il fait du classement des récits par «sujets» a certainement contribué à renouveler les recherches en littérature comparée.
Avec Propp, l’accent est mis sur la syntaxe narrative. Cela peut s’expliquer par la nature des récits sur lesquels il travaille. Dans les contes de transmission orale, les marques du narrateur tendent à s’effacer ou à se localiser en quelques formules conventionnelles; par ailleurs, les exigences d’une bonne mémorisation font que le récit est à peu près toujours linéaire. C’est donc un matériau proche des schémas d’intrigue élaborés par l’analyste à partir des récits littéraires complexes. La mise entre parenthèses d’éléments sémantiques, comme l’identité des personnages et leurs attributs, a permis la construction de modèles dont l’utilité est indéniable. Parallèlement, l’accent mis sur la syntaxe et non plus sur le mot a fait faire à la linguistique des progrès considérables. Mais la prise en compte du sémantique, et surtout son articulation avec l’acquis syntaxique, présente bien des difficultés.
Le livre de Propp, qui sera traduit en français, en 1970, sous le titre Morphologie du conte , date de 1928. Il n’est traduit en anglais qu’en 1958. En 1960, Claude Lévi-Strauss lui consacre un article: «La Structure et la Forme», qui éclaire, une fois la part faite à la polémique, certaines des voies d’approche du récit (on pourra se reporter aussi à la réponse de Propp dans la Préface à l’édition italienne de 1960). On n’a jamais pu déduire le «vocabulaire» d’une langue à partir de sa «grammaire», dit Lévi-Strauss. Dans les mythes qu’il étudie, il s’intéresse d’abord aux problèmes sémantiques posés par les différentes versions d’un même mythe. L’identité, les attributs, la place d’un acteur (homme, animal ou objet) dans le système culturel d’une société sont déterminants. Le récit mythique ou le conte ne sont pour Lévi-Strauss, à travers leurs différentes versions, que la réalisation syntagmatique d’une structure fondamentale qui, elle, est de nature sémantique.
C’est aussi cette structure ou «grammaire profonde» que A. J. Greimas a tenté de définir en regroupant certaines des trente et une fonctions de Propp. On ne peut manquer d’être frappé par la similitude des modèles construits par Propp à partir de cent contes merveilleux russes, et par É. Souriau à partir de «deux cent mille situations dramatiques», dans des domaines différents. Tenant compte également des travaux du mythologue G. Dumézil et du linguiste L. Tesnière, Greimas construit un modèle à six «actants»:
Dans un récit, un personnage (ou acteur) peut occuper deux ou plusieurs sphères d’action à la fois. Par exemple, dans une quête amoureuse, il peut être sujet et destinataire de l’objet; au contraire, il est des héros (Prométhée) qui ne profitent pas de leurs conquêtes mais en font profiter les autres. Propp n’avait pas distingué ces deux actants parce que dans tous les contes russes étudiés le héros est le bénéficiaire de la quête. Par ailleurs, certains actants peuvent ne pas être représentés. Enfin, il ne faut pas oublier que ce modèle, comme tous les modèles en sciences humaines, ne prétend pas enfermer le texte auquel il est rapporté. C’est une construction dont la fécondité se mesurera surtout à son pouvoir heuristique, c’est-à-dire à la variété des lectures que son rapport à telle ou telle séquence du texte pourra faire surgir. Il faut reconnaître cependant que ce modèle rend imparfaitement compte de la syntaxe d’un récit qui serait défini par son incipit et sa clôture. Il est a-chronique. Quand, poursuivant son effort de généralisation, Greimas construit un carré sémiotique pour définir les structures élémentaires de la signification, le récit sera réduit à un parcours de pôles sémantiques définis préalablement. Sur l’hypothèse structuraliste du caractère différentiel de la signification, on posera que tout élément a ne peut être défini que par son contradictoire non-a . Mais, dépendant de certains contextes qu’il resterait à définir, a est également défini par rapport à son contraire (masculinéminin, blanc/noir...). Ces quatre pôles logiques constituent un lexique, et leur parcours (le passage de a à non-a , puis à b ), une syntaxe.
Tout récit apparaît alors comme une réalisation seconde par rapport à cette structure «essentielle». Il s’analysera au niveau de son média: roman écrit dans telle ou telle langue, ou film, etc.; au niveau de sa grammaire narrative de surface, comme Propp a pu le faire avec ses contes russes; enfin, en structure profonde. On peut se demander si à ce niveau il s’agit encore du récit et si un schéma qui ne rend pas compte de la temporalité peut servir à l’analyse de ce qui est précisément représentation d’une temporalité. Si, comme le dit Roman Jakobson, la prose privilégie l’axe syntagmatique, on comprend que celui-ci soit considéré en priorité dans l’étude du récit. La signification d’un récit est à chercher dans le sens de son déroulement: énigmes, coups de théâtre, suspense, révélations y jouent un rôle de premier plan. Le dévoilement du texte narratif, le procès de sa lecture est constitutif de sa nature. Tout texte est narrativisé, et même les Calligrammes d’Apollinaire, perçus dans l’espace où ils s’inscrivent, sont à lire aussi sur les lignes dont le déroulement a dessiné l’image de la «Colombe» ou de la «Pluie». Le parcours d’un texte narratif ne suffit pas à épuiser son sens; plusieurs parcours successifs peuvent en être faits dont la superposition dans la mémoire du lecteur multipliera les combinaisons de sens. Reste que le parcours syntagmatique est à considérer en priorité si l’on veut rendre compte de l’effet d’un texte narratif sur un lecteur.
C. Bremond, dont les travaux s’inscrivent dans le prolongement de ceux de Propp, s’en tient à ce que Greimas appellerait la grammaire de surface. Laissant entre parenthèses les problèmes de la narration, de la représentation d’une histoire, c’est à une sémiotique du récit qu’il s’attache, c’est-à-dire au récit saisi indépendamment de son média, mais dans son déroulement syntaxique. Il corrige le modèle de Propp en réintroduisant l’agent et le patient des actions. Par exemple, toute agression implique deux parcours: celui de l’agresseur et celui de l’agressé . Les jeux de société, jeux de cartes ou jeux de plein air, sont ainsi définis par des ensembles, correlés de parcours possibles. Et un récit particulier est un parcours choisi parmi un ensemble clos de «possibles narratifs». C. Brémond et E. Méletinski ont entrepris de définir une unité narrative, le motif, intermédiaire entre la fonction proppienne et le «type» des catalogues de contes types d’Aarne-Thompson et Delarue-Tenèze. Toutes ces recherches, inscrites dans le prolongement de celles de Propp, ont permis de relativiser l’importance des sources et de mieux situer le rôle des influences des récits les uns sur les autres. On ne pense plus que tous les récits du monde soient nés en Orient. Des sociétés qui paraissent n’avoir eu aucun contact historique produisent des récits comparables. Le point de vue synchronique, structuraliste, contrebalance le point de vue diachronique. Est posé le problème des universaux du récit et d’une logique narrative unique.
La grammaire du récit, de Todorov, est aussi une grammaire de surface. Élaborée à partir de récits littéraires particuliers: les nouvelles du Décaméron de Boccace, Les Liaisons dangereuses de Laclos, elle tente de rendre compte des transformations syntaxiques qui font le récit. Les unités de base sont des propositions narratives du type: sujet + prédicat. Le récit est tout entier résumé sous forme de propositions narratives que l’on peut regrouper en séquences. L’hypothèse sous-jacente à cette approche est que le récit n’est qu’une grande phrase et que les catégories constituantes de la phrase peuvent toutes être retrouvées à une autre échelle. L’analyse peut ainsi suivre un texte particulier saisi dans son intégralité syntaxique, mais à partir de résumés où il n’est tenu compte ni de la langue dans laquelle les récits sont écrits, ni des marques d’énonciation.
Les approches des structures narratives se sont multipliées dans des directions parallèles plutôt que convergentes. Les plus abstraites tendent à poser la question de l’existence même du récit; celles qui sont les plus proches d’un récit particulier tendent à le paraphraser. Mais le texte narratif n’est pas tant objet de description qu’objet à construire, et les différents modèles proposés permettent tous, à différents degrés et de différentes manières, un travail du texte, une production contrôlée du sens.
Le récit littéraire
Le temps
Faire un récit, raconter une histoire, c’est représenter du temps. La représentation de ce temps s’inscrit elle-même dans un autre temps. Représenter du temps prend du temps, et la réception de ce temps représenté également, soit trois mesures différentes, mais on ne peut tenir compte que du temps représenté et du temps de sa réception. Par un tableau, une image et surtout une suite d’images (les vitraux d’une cathédrale, par exemple), on peut représenter dans l’espace une succession d’événements; encore faut-il, pour que naisse le récit, que le regard parcoure les images dans leur succession: c’est cette succession et leur parcours qui constituent le récit.
Dans le récit littéraire, le temps de l’histoire racontée est différent du temps de la réception de cette histoire. G. Genette a distingué ces deux temps du point de vue de l’ordre, de la durée (ou «vitesse») et de la fréquence. L’ordre dans lequel les événements sont racontés peut en effet être différent de celui dans lequel ils se sont déroulés. On connaît les retours en arrière du cinéma (les flash-back que G. Genette propose d’appeler «analepses»); on distinguera également les projections en avant, ou «prolepses». La linéarité du récit littéraire, ou cinématographique, impose de choisir aussi l’ordre dans lequel seront présentés des événements contemporains qui se sont déroulés en des lieux différents: ou bien ils se succéderont dans le temps de la lecture, reliés par un «pendant ce temps-là...», ou bien on passera de l’un à l’autre comme dans le montage alterné des westerns. La durée des événements racontés n’est respectée que dans quelques cas très particuliers. Dans les dialogues, récits faits uniquement de paroles, le temps raconté a la même durée que celui que l’on prend pour le suivre. C’est le cas du théâtre et c’est pourquoi celui-ci répugne à représenter des vies entières, ce qui convient mieux aux récits romanesques où le temps peut être plus facilement résumé. On parlera de «scène» pour le cas où la durée des deux temps coïncide, de «sommaire» ou «résumé» pour ceux où la durée de l’histoire est réduite par la représentation qui en est faite. Le récit de Théramène résume la mort d’Hippolyte, mais, en tant que récit, il est une scène pour le spectateur de Phèdre . D’Aristote, qui opposait mimesis et diegesis , à la critique anglo-saxonne, qui oppose to show et to tell , on a distingué ces deux façons de raconter, tout en privilégiant, suivant l’époque, l’une par rapport à l’autre. On s’aperçoit ici que la temporalité d’un récit est liée à d’autres catégories: point de vue et voix. L’ellipse et la pause sont des cas limites de la durée d’un récit. Dans l’ellipse, des séquences entières de l’histoire racontée sont sautées, explicitement («deux jours plus tard...») ou implicitement, ce qui est de plus en plus fréquent au cinéma. À l’inverse, les descriptions, les commentaires du narrateur allongent sans limites la durée du récit par rapport à celle de l’histoire racontée: ce sont des «pauses». Tous ces phénomènes, perçus comme des techniques romanesques, ont en fait des implications idéologiques et peuvent être situés historiquement. Lessing a fait remarquer comment, dès les récits homériques, les descriptions sont liées à des actions; par exemple, le costume d’un personnage est décrit au moment où il s’habille, pour éviter les pauses et maintenir l’illusion de la représentation du temps. De nos jours, les nouveaux romanciers, attachés à combattre l’idée d’un art de la représentation, racontent des histoires dont la temporalité ne peut être rapportée à aucune autre. Le temps du récit est le seul qui compte. Ce qui arrive, c’est le récit. Cas limite d’un récit qui produit sa propre temporalité. Au contraire, les récits littéraires classiques sont faits de ces va-et-vient incessants du temps de la narration au(x) temps de la fiction. On sait le rôle joué par le roman de Proust À la recherche du temps perdu , couronnement d’une époque du récit romanesque et début d’une autre. À l’intérieur d’un même roman, les rapports entre les différentes durées narratives des séquences temporelles identiques au point de vue de la fiction: une journée, un mois, une année contribuent à produire le rythme du récit. Tantôt il se ralentit, tantôt il s’accélère, et il est des récits romanesques plus uniformes ou plus irréguliers, plus statiques ou plus dynamiques que d’autres. Enfin, de l’examen de la fréquence, on pourra retenir surtout le cas du récit «itératif» qui condense en une scène unique des événements qui se sont répétés plusieurs fois de façon à peu près identique («longtemps, je me suis couché de bonne heure...»).
Le personnage
Au cœur de tout récit, et relevant cependant d’une analyse qui n’est pas toujours purement narrative, le «personnage» occupe une position stratégique. Il est le carrefour projectionnel des lecteurs, des auteurs, des critiques. La question reste posée de savoir en quels termes il sera analysé, de définir un métalangage adéquat. Peut-il exister un récit sans personnage? L’énoncé: «Il pleut», est-il un récit? Qu’il s’agisse du récit d’une électrolyse, ou même d’une démonstration mathématique considérée dans sa narrativité, on peut toujours trouver un sujet à une action et ce sujet est souvent anthropomorphisé. Peut-être faudrait-il parler de l’«effet personnage»?
Provisoirement, on pourra l’analyser au moins à quatre niveaux. Entre les actants construits par l’analyste et les acteurs directement donnés par le texte et qui prennent en charge dans un récit particulier certaines fonctions logiquement regroupées, Greimas a défini les «rôles du personnage (étudiant, mère de famille, prêtre...) qui annoncent un programme narratif («il faut que les étudiants étudient et que les professeurs professent»). Mais les acteurs d’un roman que l’on reconnaîtra dans son adaptation cinématographique seront analysés de façon partiellement différente dans l’un ou l’autre cas. Il faut donc, en grammaire de surface, distinguer encore deux niveaux d’analyse suivant que l’on tient compte ou non du média. Le comédien chargé d’incarner au cinéma ou au théâtre le personnage d’une histoire ne prête à celui-ci que certains traits de sa personnalité; cependant, son identité reconnue d’un film à l’autre contribue pour une grande part à créer l’illusion de la cohérence du sujet représenté. Celle-ci demeure également très forte dans les récits littéraires. On peut l’expliquer par les conditions historiques qui ont vu naître et se développer le roman: des sociétés où s’affirmait l’autonomie de l’individu. Mais les réflexions contemporaines sur le roman, celles du romancier Alain Robbe-Grillet sur «quelques notions périmées», ainsi que les développements de la critique linguistique, rappellent que le personnage n’est qu’un «vivant sans entrailles» (Valéry), un être fait de mots, ou plus précisément de sèmes. F. de Saussure, dans des notes manuscrites sur les Nibelungen et Tristan et Iseut (publiées par D’A. S. Avalle, en 1973), soulignait déjà la labilité des sèmes provisoirement regroupés en un point du récit pour donner l’illusion d’un personnage. Ces sèmes peuvent non seulement s’inverser pour constituer des séquences narratives (le riche devient pauvre, le célibataire se marie), mais surtout glisser d’un personnage à l’autre, ou à un objet inanimé. Au cinéma, le comédien qui double un comédien étranger prête le timbre de sa voix, avec son code linguistique, à l’image physique d’un autre personnage en mouvement. Dans le récit littéraire, les attributs d’un décor («froid», «vert», «haut», «lisse»...) peuvent glisser sur un personnage, et vice versa. D’un point de vue proprement verbal, le nom propre du personnage est souvent à lui seul un programme narratif («les sœurs Rondoli» de Maupassant). S’il est le lieu d’ancrage des actions, celui par qui le récit semble progresser, le personnage n’est pourtant jamais donné tout entier au départ. Il est construit progressivement au cours du récit, il naît de la narration. Le corps romanesque d’un personnage est autant fait de ce qui n’est pas montré de lui que de ce qui est montré; la narrativisation du portrait, ce mouvement de dévoilement, crée l’illusion d’un sujet à dévoiler. De nombreux romans réalistes débutent par une focalisation externe sur un inconnu, forme vide qui recueille dans la traversée de l’histoire, non seulement les attributs des comparaisons dont il est le comparé, mais aussi, métonymiquement, les attributs des personnages ou des objets qu’il rencontre. Dans la clôture d’un récit particulier ou dans celle d’un exemple de récits (regroupés par auteur ou par époque), le personnage peut également être défini par l’intersection d’un jeu d’axes sémantiques (masculin ou féminin, observant ou observé, aimé ou non aimé, etc.) dont les traits sont moins généraux que ceux des schémas actanciels, mais qui permettent de rendre compte du système des personnages propre au récit considéré dans son unité syntagmatique.
Point de vue et voix
Deux questions peuvent se poser au lecteur d’un récit littéraire: qui voit les événements? qui les raconte? L’information transmise au lecteur sur les événements qui constituent l’histoire racontée dépend en effet du point de vue choisi («vision» chez J. Pouillon, «aspect» chez T. Todorov, «perspective», «focalisation» chez G. Genette). Dans le récit de fiction classique, tout est possible au romancier dans les limites d’une logique des possibles narratifs. Il invente tout, il est omniscient. Mais pour donner l’illusion du réel, l’illusion d’une histoire déjà là qu’il se contenterait de reproduire, il peut régler et feindre de réduire l’information qu’il donne sur les événements en se limitant au point de vue d’un seul personnage, à la façon d’un journal intime. En ce cas, il n’a accès qu’aux pensées conscientes du personnage et ne peut voir, ou feindre de voir, les autres personnages que de l’extérieur; ce n’est qu’à partir de leurs actes et de leurs paroles qu’il peut imaginer leurs pensées et leurs sentiments (L’Étranger de Camus est à rapprocher de ce type de récit que Genette appellerait «à focalisation interne fixe»). Mais, si dans le cadre d’un même récit, les événements sont vus tantôt par un personnage tantôt par un autre (les romans de Balzac, Le Bruit et la fureur ...), l’omniscience tend à reparaître. C’est la «focalisation interne» variable. Il arrive aussi que soit transmise au lecteur une information sur les pensées, les sentiments d’un personnage, à laquelle celui-ci n’a même pas accès, et que le narrateur joue (comme dans les romans de Stendhal) à opposer la conscience qu’un personnage a de lui-même, à une réalité psychique plus profonde. C’est une autre forme de l’omniscience. L’effet d’un récit romanesque sur un lecteur dépendra donc en grande partie de la place prise par le narrateur par rapport à ses personnages: extérieur, partageant son intimité, explorant son inconscient. Il peut aussi feindre de s’effacer tout à fait. Dans un énoncé comme «Napoléon mourut à Sainte-Hélène en 1821», «les événements semblent se présenter d’eux-mêmes», dit É. Benveniste. C’est le «récit historique», le plus souvent à la troisième personne (ou non-personne) et au passé simple. Mais il s’agit d’un cas extrême, et encore sait-on que cet énoncé est formulé par quelqu’un qui a survécu à Napoléon. Entre cet énoncé et le début de L’Étranger de Camus: «Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile...» (récit à la première personne, au présent et au passé composé), tous les degrés sont possibles dans l’indication des marques du narrateur.
Les limites au parti pris de focalisation externe s’éclairent quand on les rapporte à la problématique de l’énonciation, qui a marqué un net renouvellement des recherches en linguistique et à laquelle on lie la question de la voix dans le récit. Tout énoncé, et tout récit, porte les marques de sa situation de production, de ses conditions d’énonciation et fait entendre la voix de celui qui l’énonce. Le jeu des temps situe l’histoire par rapport au moment où le récit en est fait: temps du passé quand la narration est postérieure aux événements rapportés, présent quand elle est contemporaine (La Chute de Camus, La Modification de Butor). Un récit au passé peut progressivement se fondre avec le temps de sa narration, au présent, voire dépasser celui-ci (futur immédiat), comme c’est parfois le cas à la fin des romans de Balzac (Eugénie Grandet ).
Le style indirect libre offre un exemple intéressant de la façon dont peuvent se mêler la voix du narrateur et celle du personnage dont il est censé rapporter les paroles. Soit le passage suivant dans Pierre et Jean de Maupassant (chap. II, p. 1): «Enfoncé dans son lit entre des draps chauds, il [Pierre] méditait. Combien de médecins étaient devenus millionnaires en peu de temps!» Les événements sont vus par Pierre (focalisation interne), mais on ne peut pas rapporter directement la dernière phrase à Pierre. Ce n’est pas lui qui parle. Pierre n’aurait pu que dire (ou penser): «Combien de médecins sont devenus millionnaires en peu de temps!» C’est le style direct. Il peut sembler que la voix du narrateur et son point de vue sur les événements se feront plus facilement oublier si les paroles du personnage sont rapportées au style direct. Représenter des mots avec d’autres mots pose des problèmes différents de ceux de la représentation avec des mots d’éléments hétérogènes à ce matériau, comme des événements ou des objets. Cependant, le récit littéraire écrit ne peut représenter que partiellement la parole du personnage: il manque les caractéristiques de la voix (timbre, accent, volume, etc.), et l’identité de l’émetteur et celle du destinataire ne sont pas toujours indiquées dans l’énoncé. Autant d’éléments qui seront ajoutés par le narrateur, et c’est la porte ouverte à toutes les interprétations, à tous les commentaires qui, avec la voix, vont réintroduire le point de vue d’un narrateur. Au style indirect («Il se disait que beaucoup de médecins étaient devenus millionnaires...»), la parole du personnage lui est explicitement rapportée, alors qu’elle ne l’est pas au style indirect libre, mais, en ce dernier cas, la syntaxe impose certaines modifications dans l’emploi des temps et même dans le lexique, qui sont comme autant de marques de l’intervention du narrateur.
Le narrateur est celui qui raconte l’histoire. Il peut être représenté dans le récit, soit qu’il raconte sa propre histoire (Meursault, dans L’Étranger ), soit qu’il raconte les aventures d’autres personnages, comme c’est le cas dans de nombreuses nouvelles de Maupassant. Mais tandis que les lecteurs, dans leur majorité, ne confondront pas l’auteur Albert Camus avec Meursault, personnage de roman, il est plus difficile de ne pas confondre le narrateur non représenté des romans de Stendhal avec l’auteur lui-même. Pourtant la distinction est importante. Celui qui, invisible, absent de la scène du récit, commente les faits et gestes de personnages fictifs et feint de croire à leur existence réelle, celui-là entre dans ce monde de fiction et ne peut être confondu avec l’auteur. Le narrateur, même non représenté, n’est pas non plus celui qui organise le récit, qui décide que le récit sera à la première ou à la troisième personne et que, précisément, le narrateur sera ou ne sera pas représenté; ce rôle est réservé à ce qu’on appelle parfois le «scripteur», le «régisseur» ou l’«auteur implicite» (implied author , que W. C. Booth distingue de l’«auteur réel»). On gagnerait cependant à ne pas anthropomorphiser ces différents niveaux d’analyse, mais cela semble difficile et les problèmes du récit sont ici rejoints par ceux du sujet.
De même que le narrateur n’est pas l’auteur, symétriquement le lecteur auquel il s’adresse, explicitement (Diderot, Jacques le Fataliste ) ou implicitement, n’est pas celui qui lit le livre. On lui donnera, avec G. Prince, le nom de «narrataire». Dans le «vous» des premières pages de La Peau de chagrin de Balzac («Quand vous entrez dans une maison de jeu...»), comme dans celui de La Modification de M. Butor («Vous avez mis le pied sur la rainure de cuivre...»), le narrataire et le personnage sont confondus. Reste que du point de vue de l’analyse, narrateur, narrataire, personnage (je-tu-il) sont en jeu dans quelque récit que ce soit.
récit [ resi ] n. m.
• 1531; resit v. 1500; de réciter
1 ♦ Relation orale ou écrite (de faits vrais ou imaginaires). ⇒ exposé, histoire, narration, rapport. Récit d'aventures (⇒ nouvelle, 1. roman) , d'aventures merveilleuses (⇒ conte, fable, légende, mythe) . Récit historique. ⇒ annales, 1. chronique, historique, 2. mémoire. Récit véridique, fidèle, détaillé, circonstancié; mensonger, infidèle. Écrire, faire un récit, le récit de (⇒ narrer, raconter, rapporter) . « il larde son récit de considérations, et de commentaires qui [...] m'intéressent peu » (Bosco). Il pleura au récit de cette aventure.
2 ♦ (1671) Mus. Vx Solo vocal ou instrumental. Mod. Partie qui exécute le sujet principal dans une symphonie. — (1764) Vx Récitatif.
♢ L'un des claviers de l'orgue, généralement placé au-dessus du positif, destiné à faire ressortir une partie de solo.
● récit nom masculin (de réciter) Action de relater, de rapporter quelque chose : Faire le récit d'un voyage. Développement oral ou écrit rapportant des faits vrais ou imaginaires : Écrire des récits d'aventures. Dans une œuvre dramatique, narration d'un événement qui a eu lieu hors de la scène. Solo instrumental de caractère orné. Troisième clavier de l'orgue. Synonyme de récitatif. ● récit (citations) nom masculin (de réciter) Émile Chartier, dit Alain Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951 La raison est virile devant l'objet, puérile devant le récit. Vigiles de l'esprit Gallimard Thucydide Athènes vers 460-après 395 avant J.-C. Mes récits constituent un trésor pour toujours. Histoire de la guerre du Péloponnèse, I, 23, 4 (traduction J. de Romilly) William Shakespeare Stratford on Avon, Warwickshire, 1564-Stratford on Avon, Warwickshire, 1616 C'est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. It is a tale Told by an idiot, full of sound and fury, Signifying nothing. Macbeth, V, 5, Macbeth Commentaire Le Bruit et la Fureur, titre d'un roman de William Faulkner. ● récit (synonymes) nom masculin (de réciter) Action de relater, de rapporter quelque chose
Synonymes :
- exposé
- rapport
- relation
- tableau
Synonymes :
- récitatif
récit
n. m.
d1./d Narration orale ou écrite de faits réels ou imaginaires. Récit d'aventures. Récit historique.
d2./d LITTER Relation d'événements qui ne sont pas représentés sur la scène, dans le théâtre classique.
⇒RÉCIT, subst. masc.
A. — 1. Présentation (orale ou écrite) d'événements (réels ou imaginaires).
a) Action de rapporter des événements. Le récit d'une action; donner, exposer, faire un récit; être attendri au récit d'un malheur. J'épargnerai au lecteur le récit de toutes les phases de mon désespoir à l'église paroissiale de Saint-Hugues (STENDHAL, H. Brulard, t. 1, 1836, p. 52):
• Un jour vint aussi où ma grand'mère se rendit; mais nous n'y sommes point encore, et j'ai à raconter bien des douleurs avant d'en venir à cette époque de mon récit.
SAND, Hist. vie, t. 1, 1855, p. 410.
b) Propos rapportant des événements. J'ai imaginé, reprenait Copeau, que tout pourrait se passer dans un même lieu, grâce à un récitant qui n'apporterait des faits eux-mêmes que le récit, que le reflet (GIDE, Ainsi soit-il, 1951, p. 1167).
SYNT. Récit détaillé, fidèle, horrible, infidèle, mensonger, monotone, succinct, véridique.
2. Spécialement
a) LITT. Œuvre littéraire narrant des faits vrais ou imaginaires. Lorsque le Dauphin entra dans Paris, un bourgeois, selon le récit de Christine de Pisan, s'approcha et lui adressa des menaces (BAINVILLE, Hist. Fr., t. 1, 1924, p. 100). Il me semble pourtant qu'en meilleur état de santé j'aurais su (...) l'incorporer mieux dans la trame du récit (GIDE, Journal, 1924, p. 796).
♦ [Suivi d'un adj. ou d'un compl. déterminatif, précisant le type, le genre, le sujet de la narration] Récit champêtre, historique, fantastique, merveilleux, poétique. C'était pendant des heures des récits homériques de batailles (ZOLA, Débâcle, 1892, p. 58). Les récits chevaleresques ont agi très vivement sur quelques-uns des mystiques espagnols (BARRÈS, Cahiers, t. 12, 1919, p. 73).
— [Dans la tragédie class.] Narration détaillée que fait un personnage d'événements passés qui ne sont pas représentés sur scène mais qui sont importants pour le déroulement du drame. Le récit des Horace, de Théramène. Le poète est obligé de placer un long récit dans la bouche d'un de ses personnages, uniquement pour informer le spectateur d'un fait antérieur, et dont la connaissance lui est nécessaire (STENDHAL, Racine et Shakspeare, t. 1, 1823, p. 18). Tout le drame, se passe dans la coulisse (...). Au lieu de scènes, nous avons des récits (HUGO, Préf. Cromwell, 1827, p. 21).
b) LING. [P. oppos. à discours] Texte où dominent la troisième personne et les temps du passé. Les analyses du récit actuelles, qui s'inspirent de l'examen auquel ont soumis, Propp, les contes populaires, et Lévi-Strauss, les mythes, s'accordent pour identifier, dans tout récit minimal, deux attributs d'un agent au moins, apparentés mais différents (DUCROT-TOD. 1972, p. 378).
B. — MUSIQUE
1. [Dans la mus. anc. (aux XVIe et XVIIe s.)] Récitatif. On peut citer comme exemples de finales ornées (...) dans le genre vocal, l'admirable récit du reniement de Saint Pierre (D'INDY, Compos. mus., t. 1, 1897-1900, p. 68). Solo vocal ou instrumental. Récit de soprano (Mus. 1976). Le récit pour voix de basse fut enfin trouvé (PROD'HOMME, Symph. Beethoven, 1921, p. 398). Un récit très court mais saisissant du violoncelle-solo (MARLIAVE, Quat. Beethoven, 1925, p. 71).
2. Clavier de l'orgue placé au-dessus du positif et destiné à mettre en relief une partie de solo. On peut se servir à la rigueur d'une Bombarde de Récit, sans ouvrir complètement la boîte expressive (DUPRÉ, Improvis. orgue, 1925, p. 12).
Prononc. et Orth.:[]. Ac. 1694, 1718: re-; dep. 1740: ré-. Étymol. et Hist. 1. 1498 « relation d'un événement » (G. CRETIN, Œuvres Poétiques, éd. Chesney, LXXV, 37 ds Fonds BARBIER); 2. 1660 « dans l'art dramatique, exposé détaillé fait par un personnage, d'un événement important » (CORNEILLE, Discours du poëme dramatique, éd. Ch. Marty-Laveaux, t. 1, p. 46); 3. a) 1671 mus. « ce qui est chanté par une voix seule » (POMEY); b) 1705 « ce qui est joué par un instrument seul » (BROSSARD); c) 1768 « partie qui, dans une symphonie, exécute le sujet principal » (ROUSSEAU); d) 1904 « l'un des claviers de l'orgue » (Nouv. Lar. ill.). Déverbal de réciter. Fréq. abs. littér.:4 849. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 7 918, b) 6 065; XXe s.: a) 6 050, b) 6 977. Bbg. HAMON (Ph.). Analyse du récit. Fr. mod. 1974, t. 42, n ° 2, pp. 150-151.
récit [ʀesi] n. m.
ÉTYM. 1538; resit, XVe; déverbal de réciter.
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1 Relation orale ou écrite (d'événements vrais ou imaginaires). ⇒ Anecdote, compte (compte rendu), exposé, exposition, histoire, historiette, narration, nouvelle, rapport, roman, tableau (fig.). || Relatif à un récit. ⇒ Narratif. || Récit d'aventures merveilleuses, de faits imaginaires, fantastiques. ⇒ Apologue, conte, fable, légende, mythe (1.), odyssée. || Un récit d'horreur, de science-fiction; un récit d'aventures. ⇒ Nouvelle, roman. || Récit historique. ⇒ Annales, chronique, historique, 2. mémoire (5.). || Récit véridique, fidèle (cit. 21), détaillé (→ Fur, cit. 1), mensonger (→ Incendier, cit. 5), infidèle (cit. 14), succinct (→ Intérêt, cit. 25)… || Écrire, faire un récit, le récit de… ⇒ Narrer, raconter, rapporter, réciter (3.); → Anticiper, cit. 7; inventer, cit. 15; joue, cit. 3. — Faire un récit (hors contexte, il s'agit plutôt d'un récit oral).
♦ Au récit de… || S'échauffer, verser des larmes au récit des exploits, des aventures de qqn (→ aussi Attentif, cit. 3; héroïque, cit. 14). — Littér. || Récits des temps mérovingiens, d'A. Thierry.
1 Vous la commencez gentiment par le récit, circonstancié et agrémenté de descriptions, d'une amourette à la turque.
Loti, Aziyadé, III, XXIII.
2 Barral n'écrit ni bien ni mal mais, comme tous les hommes portés naturellement à l'action, quand il raconte, il larde son récit de considérations, et de commentaires qui, je l'avoue, m'intéressent peu.
H. Bosco, le Sanglier, III.
2 (1660). Didact. (Dans la tragédie classique). Exposé détaillé, fait par un personnage, d'un événement important pour le déroulement de l'action et qui n'est pas représenté sur la scène (→ Narration, cit. 2). || « Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose » (cit. 8, Boileau). || Le récit du combat des Horaces et des Curiaces dans Horace. || Le récit de Théramène dans Phèdre.
3 Le modèle de ces sortes de descriptions est dans le récit de Théramène, lequel n'est pas utile à la tragédie, mais rend tous les jours de grands services à l'éloquence judiciaire.
Hugo, les Misérables, I, VII, IX.
3 Ling. Énoncé, discours de caractère objectif, renvoyant à des faits passés. || Le récit est caractérisé par l'effacement du sujet de l'énonciation, par les temps verbaux (imparfait, passé simple, présent dit historique…).
♦ Discours narratif. || Les temps du récit.
b Mod. Partie qui exécute le sujet principal dans une symphonie.
4 S'il est un clavier auquel l'artiste (Cavaillé-Coll) donne tous ses soins, c'est ce dernier (le récit). Il le développe comme à plaisir (…) se faisant le créateur de ces puissants récits modernes, — source de multiples effets — en lesquels ronfle une triple batterie d'anches (…)
Norbert Dufourcq, l'Orgue, p. 58.
Encyclopédie Universelle. 2012.