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UTOPIE
UTOPIE

Le terme d’utopie, inconnu du grec, a été forgé par Thomas More pour figurer dans le titre donné par lui à ce qui, de son propre aveu, ne devait être qu’une «bagatelle littéraire échappée presque à son insu de sa plume», c’est-à-dire ce petit libelle sur la «meilleure des Républiques» sise en la nouvelle île d’Utopie. Le texte, publié à Louvain en novembre 1516, allait rencontrer aussitôt une audience exceptionnelle dans l’intelligentsia européenne et caractériser non seulement un genre littéraire mais une littérature sociologique. Aujourd’hui, en effet, à la littérature d’expression utopique s’est adjointe une littérature de réflexion sur cette expression. Des textes se rééditent; des nomenclatures se dessinent; des typologies ou même des modèles s’esquissent; des réhabilitations sont opérées: l’utopie prend une place notoire non seulement dans la sociologie de la connaissance rétrospective mais aussi dans celle de l’action prospective.

1. Utopie et utopies

Panorama de l’utopie

«Utopie», selon Thomas More, signifie «nulle part»: un lieu qui n’est dans aucun lieu; une présence absente, une réalité irréelle, un ailleurs nostalgique, une altérité sans identification. À ce nom s’attache une série de paradoxes: Amaurote, la capitale de l’île, est une ville fantôme; son fleuve, Anhydris, un fleuve sans eau; son chef, Ademus, un prince sans peuple; ses habitants, les Alaopolites, des citoyens sans cité et leurs voisins, les Achoréens, des habitants sans pays. Cette prestidigitation philologique a pour dessein avoué d’annoncer la plausibilité d’un monde à l’envers et pour dessein latent de dénoncer la légitimité d’un monde soi-disant à l’endroit.

Les utopies anciennes (gréco-latines)

C’est à partir de Thomas More et pendant trois siècles (XVIe-XIXe) que l’utopie atteindra en Occident son paroxysme. Mais elle aura eu son précédent dans les sociétés gréco-latines.

Homère (Odyssée , chap. VII) introduit Ulysse dans les jardins d’Alkninoos, où les arbres fruitiers se relaient pour porter des fruits toute l’année: «La poire après la poire, la pomme après la pomme, la grappe après la grappe, la figue après la figue...» Hésiode évoque la race d’or, sans soucis, sans vieillesse, sans misère, sans exclusive: «Tous les biens leur appartenaient.» Ici ou là, chez Homère ou chez Hésiode, et ultérieurement chez Pindare, émerge la silhouette d’une île des Bienheureux, «aux extrémités de la terre», île d’abondance et de festins, loin des labeurs et des combats.

Platon engrange l’utopie, et la postérité se fournira à son grenier. Il récupère l’âge d’or hésiodique pour l’articuler sur le mythe-histoire des Atlantes et de leur Atlantide: «Les citoyens et la cité qu’hier vous aviez imaginés comme une fable, nous dirons aujourd’hui que ce sont nos ancêtres bien réels»: ceux que le récit d’un «prêtre égyptien» situe «dans une île devant le détroit que vous nommez les colonnes d’Hercule ». Mais aussi, et peut-être surtout, le même Platon, dans les deux grands dialogues La République et Les Lois , passe de cette rétrospective à une prospective, «car il n’y aura point de terme aux malheurs des hommes tant que ne sera pas réalisé le régime politique qui dans nos propos est actuellement la matière d’un conte». Dans la «république» platonicienne, une communauté intégrale – de biens, de femmes, d’enfants, de vie – régente la classe des gardiens. Les Lois scrutent les détails de cette cité idéale en matière de démographie, d’urbanisme, de pédagogie, d’économie, d’organisation politique, de religion, de justice, d’eugénisme: «Pliant notre fiction aux conditions réelles de la colonie que tu es chargé de fonder, forgeons une législation en paroles, nous qui, tout vieillards que nous sommes, inventons comme des enfants ...»

Mais l’imagination platonicienne n’est pas une isolée. Celle d’Aristophane (L’Assemblée des femmes ) immortalise une communauté intégrale établie par un gouvernement de femmes substitué au gouvernement mâle: «C’est vous, ô citoyens, qui êtes la source de tous ces malheurs... Il faut abandonner la cité aux femmes, voilà mon opinion.» Un contemporain de Platon, Phaléas de Chalcédoine, aurait, selon Aristote, préconisé une cité égalitaire et égalisatrice, tandis qu’un autre, Hippodamos de Milet, aurait, au contraire, échafaudé le plan d’une cité différenciée et différenciatrice.

Un peu plus tard, selon Diodore de Sicile, «un certain Iamboulos» aurait, au cours de ses périples, connu des Héliopolites, habitants des îles du Soleil, îles comme il se doit de bonheur intégral. Un autre, Evhémère, aurait connu une île Sacrée, au large de l’Inde et de l’Arabie, habitée par les Panchaiens: «Toute la contrée regorge des produits de la terre.» Plutarque célèbre d’autres îles, qui n’ont rien à envier aux deux précédentes: les îles Fortunées, au large de l’Afrique, l’île d’Ogyvie, «à cinq journées de route de la Bretagne».

Théopompe de Chio prête sa plume à Silène pour narrer un continent inconnu et magnificent habité par des Méropiens. Un autre compilateur, Cedrenos, brode sur les conquêtes d’Alexandre pour camper l’île des Macrobes, hommes à la vie longue. Les voyages d’Apollonios de Tyane, narrés par Philostrate, conduisent aux Indes ou en Égypte: on y trouve la vie miraculeuse des Brachmanes ou des Gymnophysites. Strabon fait une compilation de ces voyages dans l’ailleurs enchanté.

L’héritage utopiste passe ensuite à Rome, où il connaît des réinterprétations. Ovide, en ses Métamorphoses , réédite l’utopie hésiodique de la race d’or, société sans contrainte et sans armes, vouée à l’économie de la cueillette et vivant dans un «printemps éternel»: «Alors coulaient des fleuves de lait, des fleuves de nectar, et le miel fauve, goutte à goutte, sortait de l’yeuse verdoyante.» Horace préconise l’exode et incite à quitter Rome, abandonnée des dieux, pour rejoindre les îles Fortunées: «Jupiter a réservé ces rivages pour une race pieuse.» Virgile enfin, en un moment d’optimisme, situe son utopie dans l’Italie repacifiée: c’est le thème de la IVe Églogue , avec son énigmatique incantation à l’enfant qui bientôt sera l’initiateur d’un âge d’or: «Cet enfançon suivra la vie des dieux et il verra les héros mêlés aux divinités; lui-même sera mêlé à elles.» Les Géorgiques nuanceront cet horizon de péripéties qui confinent à la sociologie de l’histoire.

Toutes ces utopies écrites n’excluent pas, d’ailleurs, que quelques essais pratiques aient été tentés dans ce sens; ainsi certaines constitutions (à Sparte surtout, mais aussi en Crète et à Carthage); la tentative d’Hermeas d’Atarnée, en Asie Mineure; la colonisation communautaire des îles Lipari; le millénarisme social et anti-esclavagiste d’Aristonicos et de ses bandes d’Héliopolitains, également en Asie Mineure; plus anciennement, les efforts, ratés, pour mettre en œuvre en Sicile les desseins utopisants de Platon.

Les utopies modernes

Il est significatif que, pour accéder au deuxième cycle de cette tradition utopique, il faille enjamber près de quinze siècles. On peut estimer que, pendant cette période, le champ de l’imagination utopique se trouve déplacé par le champ de l’imagination religieuse. Le transfert laisse des traces sur plusieurs points: dans les populations millénarisantes préaugustiniennes, chez lesquelles les images du royaume de Dieu sur terre s’apparentent aux utopies de l’abondance, de la paix et des restitutions universelles; dans les récits légendaires qui récupèrent ou amplifient les récits antiques (pays de Cocagne, géographie fantaisiste de paradis terrestres, voyages et îles de saint Brendan avec ses «cathédrales de verre» dans l’Atlantique nord, sans parler des ethnographies fantasmées, tel le De imagine mundi d’Honorius d’Autun); dans les fêtes des fous, «utopies pratiquées» d’un monde à l’envers; dans les dissidences médiévales qui perpétueront les versions millénaristes allergiques à la religion et à la société dominantes; dans les monachismes même qui, autres utopies pratiquées, mettent leur opiniâtreté à être une société hors société et, dans certains cas, une religion hors Église (J. Séguy). À partir de Joachim de Flore, en effet, dissidence et monachisme feront souvent cause commune dans le rêve à la fois utopique et millénariste du «troisième âge», l’âge perfectionniste d’un monachisme généralisé supplantant Églises et sociétés.

Jusqu’au XVe siècle, l’ailleurs pouvait passer pour ce qui dans l’espace était extra-méditerranéen. À partir de cette époque, il est visité; explorateurs ou missionnaires en rapportent des observations sur le «bon sauvage». Parallèlement, la société européenne identifiée à la chrétienté craque sous le double impact de l’éclatement chrétien, la Réforme, et des restitutions du monde antique, la Renaissance. Enfin, une libre pensée se fraie des voies, périlleuses mais opiniâtres, vers l’ère des Lumières, tandis que de nouvelles forces sociales corrodent les féodalités déclinantes, et même parfois les bourgeoisies conquérantes. Ce sont là quelques arrière-plans de ce deuxième cycle de l’utopisme qui couvrira approximativement la période allant de More à la Révolution française.

La lignée anglaise est prioritaire. More, dont le prestige politique et religieux pèse d’un grand poids dans les cautions qu’il offre à la tradition subséquente, en est la tête. Mais il n’est pas le seul dans le scintillement utopique de cette renaissance. Érasme même l’avait légèrement devancé avec son Éloge de la folie (1511). Un peu plus tard (1623), après l’échec de son soulèvement en Calabre, Campanella, du fond de sa geôle, lance sa dramatique et capiteuse Cité du Soleil , joyau de ce qu’on a pu nommer «l’héliocentrisme de la Renaissance». En France, Rabelais s’esclaffe et s’ébroue, éclabousse et éblouit avec son abbaye de Thélème. Un autre grand Anglais, Francis Bacon, prend congé de ses labeurs encyclopédiques avec l’espérance – ou la désespérance – de sa Nouvelle Atlantide (1627), précédée, dans un genre analogue, de la Reipublicae christianopolitanae descriptio (1619) de Jean Valentin Andreae et suivie par Samuel Hartlib et son royaume de Macarie (1641), puis par la Nouvelle Solyme (1648) de Samuel Gott. La priorité anglaise est confirmée au XVIIe siècle par une constellation utopique autour de la révolution et son grand maître Cromwell, tour à tour contesté et sollicité. Émergent ici La Nouvelle Loi de justice (1649) ou La Loi de liberté (1652) de Gerrard Winstanley; Le Léviathan de Hobbes (1651); Oceana de James Harrington (1656); enfin, venue des Pays-Bas, l’utopie œcuménique d’une petite république coopérative proposée par Peter Plockoy, inaugurateur du mouvement migratoire, qui ira, en Amérique du Nord, modeler, comme utopies pratiquées, mainte utopie écrite, rêvée ou projetée en Europe.

Au XVIIIe siècle, c’est l’utopisme français qui prend la relève. Quelques grands noms de la littérature s’inscrivent dans ce courant: Fénelon et son Télémaque (1699); Morelly avec sa Basiliade (1753) puis son Code de la nature (1755); Voltaire avec Candide (1758); Fontenelle et sa République des philosophes, ou Histoire des Ajaoiens (1768); Bernardin de Saint-Pierre avec L’Arcadie (1781); Restif de La Bretonne avec La Découverte australe, Les Gynographes, L’Andrographe (1777-1782); Diderot avec le Supplément au Voyage de Bougainville (1796). D’autres ouvrages, mineurs mais non moins significatifs, développent ce thème de l’utopisme: L’Histoire comique des États et empires de la Lune (1657) et celle des États et empires du Soleil (1662) de Cyrano de Bergerac; l’Histoire des Sévarambes de Denis Veiras (1679); La Terre australe inconnue de Gabriel de Foigny (1676); l’Histoire de Calejava de Claude Gilbert (1700); les Voyages de M. le baron de Lahontan (1703); la Giphantie (1760) de Tiphaine de La Roche; L’An 2440 de L. S. Mercier (1770). Plusieurs de ces utopies sont publiées précautionneusement aux Pays-Bas où paraît, en outre, une énorme Collection des voyages imaginaires en 28 volumes. L’Angleterre n’est cependant pas absente, puisqu’on y rencontre, entre autres, Swift et ses inoubliables Voyages de Gulliver (1726).

Un des traits dominants de ce deuxième cycle utopique est la fréquence du thème communautaire, thème dont la récurrence sera fondamentale après la Révolution française dans ce qu’on pourrait nommer les utopies du troisième cycle. Ces dernières appartiennent surtout à ce qu’on nommait alors la triarchie européenne. L’Angleterre s’y distingue à nouveau avec ce patriarche de mainte innovation que fut Robert Owen, à la fois utopiste impénitent et millénariste déclaré. Se suspend à lui toute une grappe de libelles, de journaux, de congrès, de fondations, de postérités, de connivences, qui étendent son influence au Nouveau Monde américain et au continent européen. Un peu plus tard, l’Allemagne obtient un certain relief avec Wilhelm Weitling, cet utopiste que Marx et Engels, avant de le récuser, auront considéré comme le fondateur du communisme allemand: traducteur de Lamennais pour la Ligue des justes , animateur de cette Ligue avant d’aller à Communia, aux États-Unis, tenter de réaliser – sans succès – une utopie écrite dont le «putschisme» millénarisant lui avait valu les représailles de la justice helvétique. La première place revient ici à la France avec sa triade mémorable: Charles Fourier, charmant et saugrenu, qui dissimule sa nostalgie libertaire d’un Nouveau Monde amoureux derrière les cabrioles de ses œuvres et les pudeurs de son école; Claude Henri de Saint-Simon, qui annonce Le Conseil de Newton en 1804, Le Nouveau Christianisme en 1825 et qui, entre ces dates et sous les modes les plus divers, ne cesse de poursuivre avec passion son projet scientifique et industriel de restaurer sur l’ensemble du globe le jardin d’Éden; Étienne Cabet, enfin, postérieur aux deux autres et qui, après avoir mûri son Voyage en Icarie pendant son exil à Londres, passe la décennie suivante (1840-1850) à tenter, en France puis dans le Nouveau Monde, la transformation de l’Icarie écrite en Icarie pratiquée. Derrière chacun de ces trois grands auteurs apparaît une somme d’écrits ou d’opérations qui ne le cède ni en volume ni en notoriété à la production issue de Robert Owen.

Le troisième cycle des utopies n’est pas clos pour autant avec cette triarchie. Dans la seconde moitié du XIXe siècle paraissent: Looking Backward d’E. Bellamy (1888), News from Nowhere (1891) de W. Morris, Freiland de T. Hertzka (1890), Sur la pierre blanche (1905) d’Anatole France et, au tournant du siècle, l’Altneuland (La Vieille Nouvelle Terre ) de Theodor Herzl.

Parallèlement s’amorcent deux faits nouveaux: d’une part, le doublage de l’utopie par l’anti-utopie; The Coming Race or the New Utopia (1870) de Bulwer Lytton, les deux Erewhon (1872-1901) de Samuel Butler en sont des échantillons, qui annoncent Brave New World (1932) d’Aldous Huxley ou 1984 de George Orwell; d’autre part, la relève de l’utopie par la science-fiction: il n’y a plus sur la mappemonde un topos , un lieu où loger l’altérité; elle se cherche dans les voyages auprès des mondes interstellaires.

La science-fiction, au sens large du terme, touche ici au fantastique proprement dit (Lovecraft, Arthur Machen, Hodgson), à l’utopie scientifique (Gustave Lerouge, Maurice Leblanc avec le Formidable Événement , Maurice Renard), à l’aventure (Rider Haggard), au futur imaginaire (Régis Messac, Simak, Van Vogt) ou à l’infléchissement de l’histoire (Frederic Rolfe avec Hadrien VII ).

Essai de typologie

Cette rétrospective suggère une définition provisoire. L’utopie serait en quelque sorte un projet imaginaire d’une réalité autre, on est tenté de dire: d’une société autre, car les utopies sociales semblent dominantes. On ne doit pas sous-estimer pourtant l’existence et le nombre des utopies techniques (aéronautiques, architecturales, médicales, par exemple). Les catalogues d’utopies atteignent des centaines de titres dont le traitement méthodique est encore à l’état de projet. À s’en tenir à l’utopie sociale en tant que projet imaginaire d’une société autre, cet «autre» porte principalement sur les réalités suivantes: famille ou sexualité (famille autre, sexualité autre), l’altérité allant de la communauté sexuelle au monachisme ou au para-monachisme généralisés, et, en un sens différent, de l’eugénisme à une sexualité sans reproduction; propriété ou mode d’appropriation des biens , que ces biens soient la terre, l’argent, les immeubles, les instruments de production, le mode allant lui-même du plus ascétique au plus somptuaire; économie , avec toutes les variables qui s’inscrivent entre un schéma de robinsonnade et une planification aux mains d’une classe planifiante ou d’un Léviathan; gouvernement , soit qu’on rejette tout gouvernement, soit qu’on affecte le pouvoir à une classe vertueusement et disciplinairement spécialisée, ou que s’instaure une autogestion omniprésente et omnivalente; religion ou mode de festivité culturelle et cultuelle (triomphe d’une religion sur toutes les autres, dépérissement de toute religion, émergence d’une nouvelle religion de relève).

On pourrait multiplier ces catégories de l’«autre», et l’on verra plus loin quelques degrés de cette altérité, après avoir précisé la typologie des utopies à partir de leur voisinage externe puis de leur différenciation interne.

Utopies et millénarismes

Alors que le millénarisme est l’attente d’un royaume de Dieu appelé à évincer la société et la religion établies, l’utopie est une nostalgie et une expectative qui, pour être moins effervescentes et plus ésotériques, restent cependant du même ordre. Entre millénarisme et utopie, il y a d’ailleurs, on l’a vu, une sorte d’assolement selon les circonstances. Ils répondent à une fonction identique, celle d’une imagination constituante. Parfois même, il est difficile de les démêler; c’est le cas, par exemple, pour le cycle du XIXe siècle: Owen publie une Millenial Gazette et fonde un réseau de rational religionists qui est celui d’une religion millénariste; Saint-Simon inscrit son utopie du Nouveau Christianisme sous le signe «messiaque»; Fourier s’accommode d’un titre de «prophète postcurseur», voire de «Messie de la Raison»; quant à Cabet, innombrables sont les déclarations où il identifie son «communisme» à un «vrai christianisme», celui du royaume qui se tient en deçà et au-delà des parenthèses ouvertes par les Églises. C’est un fait également que la tradition utopique «laïque» n’a cessé de se référer, comme à des succédanés ou à des sublimations, à une double chaîne: celle des dissidences hérétiques contestataires et celle du monachisme dont la contestation s’inscrit dans des communautés hors société, quelle que soit, à l’intérieur de celles-ci, la combinaison de l’érémitisme et du cénobitisme.

Utopies écrites et utopies pratiquées

Il serait arbitraire de supposer que l’utopie se confine au genre littéraire de libelles plus ou moins aberrants lancés par des fantaisistes. Certes, la fantaisie n’est guère séparable de l’utopie, mais la fantaisie dont il s’agit est celle d’une imagination qui, si elle est constituée par des situations, n’en est pas moins constituante d’autres situations. L’histoire a fait les utopies, mais aussi les utopies font l’histoire. Il y a là une navette perpétuelle non seulement entre une réalité déterminante et la conscience utopique, mais aussi entre cette conscience et des réalités qu’elle détermine à travers messages et audiences. On n’en finit pas de repérer à travers les cinq continents les fouriérismes pratiqués à partir des écritures du lointain Fourier. Le message de Saint-Simon déclencha en quelque sorte une petite révolution culturelle: celle des «missions saint-simoniennes». Cabet avait conçu Le Voyage en Icarie comme une pédagogie de mobilisation et de «conscientisation» pour un parti icarien qui en vint à compter 200 000 membres. Même Thomas More fut mis à contribution par des projets missionnaires latino-américains. L’utopie baconienne et ses satellites accompagnent la fondation de mainte société savante en Angleterre, Platon ne se console guère de ne pouvoir mettre en pratique sa République et ses Lois et il ne manque pas de tenter ou de proposer une telle tâche. L’Altneuland de Theodor Herzl esquisse une charte anticipée des expériences communautaires et syndicales israéliennes. Et, au XIXe siècle, combien de dissidences religieusement utopisantes, combien d’utopies religieusement dissidentes allèrent chercher et surent trouver en Amérique du Nord de quoi s’inscrire topiquement sur le sol d’une nation conçue comme «nation rédemptrice»!

Stratégie de l’utopie

L’altérité recherchée par l’utopie procède par degrés. On peut en distinguer trois selon la terminologie dont la langue française dispose pour transcrire le radical latin alter : l’alternance, l’altercation, l’alternative.

L’alternance est au minimum celle du rêve, de l’être nocturne du rêve éveillé, par opposition à – et par distanciation vis-à-vis de – l’être diurne enfermé dans ses insertions. Au cœur de l’utopie il y a ce soupçon: et si le rêve, après tout, était plus réel que la réalité! s’il était l’indicateur d’un désir d’une surréalité! C’est ainsi que l’utopie peut n’être qu’une simple bouteille à la mer, la nostalgie d’un humour rose ou/et noir, la satisfaction du besoin de rêver, bref un roman où l’on se perd pour se trouver, peut-être l’alternance de quelque chose comme une fête des fous. Dans l’utopie pratiquée, cette alternance a précisément sa correspondance dans l’établissement de temps, de lieux, ou même de micro-sociétés occasionnelles ou permanentes, qui soient autres au sein même d’une société dominante, laquelle, en ces temps, en ces lieux ou dans ces micro-sociétés, devient vacante.

L’utopie conduit ensuite à l’altercation . Elle apporte le doute et le soupçon, auxquels elle confère exemption et exterritorialité. De ce fait, elle corrode les compacités sociales, relativise leurs absolus. De toute manière, elle instaure déjà une phase critique dans la phase organique. Lorsque s’avoue, se confirme et se réitère le sérieux de cette vocation latente, l’alternance fait place à l’altercation, le doute à la dénonciation, le soupçon à la contestation. Face aux gouvernements, l’utopie fomente des oppositions, avec tous ses risques et, comme on l’a écrit, ses «tares» de fabulation facile, d’enthousiasme inconsistant ou de logomachie fumeuse et évasive, mais aussi avec ses chances de mobilisation psychologique par et dans l’imagination. «Les hommes à imagination ouvriront la marche», assurait imperturbablement Saint-Simon. Et Gide: «C’est par la porte étroite de l’utopie qu’on entre dans la réalité bienfaisante.»

Enfin, apparaît la possibilité d’un autre degré: l’alternative. Il n’est pas exclu que l’opposition, y compris en imagination, prenne le pouvoir. La fantaisie a donné naissance au projet, le projet à l’audience, l’audience à des cercles élargis par la propagande, la propagande aux plans de réalisation, les plans à des stratégies, les stratégies à des forces sociales, ces forces à une opinion, ce pouvoir d’opinion à un pouvoir de gouvernement. Si les utopies semblent souvent n’avoir offert ou ne devoir offrir aucune alternative, c’est que, dans ce qui semble validé comme alternative, en politique ou en religion, on refoule et occulte la phase infantile dans laquelle une telle alternative était une utopie, n’était qu’une utopie. Gramsci a même pu écrire: « La religion est la plus gigantesque utopie qui soit apparue dans l’histoire.» Et, s’agissant de politique, le socialisme, cette quasi-religion des Temps modernes, fut-il – d’aucuns disent: est-il – autre chose qu’une longue utopie?

Ne s’irriteront de telles inductions que ceux pour lesquels l’exercice utopique serait un exercice aberrant. Cette attitude semble devenir anachronique. Mainte recherche, psychologique ou sociologique, a permis de le remarquer: une pseudo-prééminence de la science sur l’utopie n’est en profondeur qu’un privilège arbitrairement décerné à l’exercice idéologique sur l’exercice utopique, et souvent même le premier esquisse subrepticement en lui, pour sa fortune et pour son infortune, la persistance du second. Au surplus, l’utopie sécrète elle-même son antidote dans la contre-utopie ou la «dystopie», c’est-à-dire le discours qui, adoptant la forme utopique, lui confère un contenu allergique aux enchantements fallacieux. L’utopie est comme la prophétie: elle annonce ou évoque, tantôt sur le mode fascinant pour que des choses arrivent, tantôt sur le mode redoutable pour qu’elles n’arrivent pas. Car le meilleur des mondes, la plus parfaite des sociétés parfaites recèlent leurs propres pièges schizophréniques.

Mais à ces derniers correspondent les pièges inversés de la sclérose, auxquels l’exercice utopique offre précisément une chance d’échapper. Il est paradoxal d’entendre une haute autorité morale (Paul VI, Lettre au cardinal Roy , mai 1971) prendre acte positivement «de la renaissance de ce qu’on est convenu d’appeler les utopies, qui prétendent mieux que les idéologies résoudre les problèmes politiques des sociétés modernes [...]. Cette forme de critique de la société existante provoque souvent l’imagination prospective à la fois pour percevoir dans le présent le possible ignoré et pour orienter vers un avenir neuf: elle soutient ainsi la dynamique sociale par la confiance qu’elle donne aux forces inventives de l’esprit et du cœur humains».

2. «Nuance schizophrénique» du rêve utopiste

Selon A. Kolnai, «quel que soit son rapport avec les diverses utopies littéraires, quelle que soit la diversité de ses propres modes de manifestation, il existe [...] un tour d’esprit utopiste. Il consiste dans la tendance à assujettir la réalité du monde donné à un schéma de perfection fermé sur soi, pensé «en vase clos», nettement détaché de l’ensemble des expériences de valeur qu’a éprouvées et que connaît l’homme, mais qui offre une satisfaction particulière tant émotive qu’intellectuelle». Cette citation pose clairement le problème. Il y a lieu de distinguer en effet l’utopisme, phénomène socio-historique commun à la plupart des civilisations, de la mentalité utopienne, fait psychologique susceptible de comporter, en tant que tel, une dimension psychopathologique. Le problème est de savoir quelle est la nature exacte de cette dimension psychopathologique, et dans quelle mesure son étude est en état d’éclairer les mécanismes généraux de la vie intellectuelle des collectivités.

Utopie, rêve et psychose

Une première approche du problème est l’étude des analogies existant entre le travail du rêve et la structure du fantasme utopique. L. Gondor et J. Servier soulignent ces analogies: déplacements symboliques, réalisations de désirs, mécanismes de projection et d’évasion. Servier parle de la «vision rassurante d’un avenir planifié», qui exprime par «les symboles classiques du rêve» la «nostalgie de la cité traditionnelle». L’étude du fantasme utopique peut, tout comme le rêve, constituer une voie d’accès à l’inconscient. Gondor montre qu’il peut aussi jouer, entre les mains du psychanalyste, le rôle d’un instrument thérapeutique.

Le rêve et l’utopie sont marqués par la même ambiguïté: ils sont paradoxalement à la fois source de force et symptôme de faiblesse. Traiter un homme de rêveur n’est ni lui faire un compliment ni surtout lui décerner un brevet d’homme d’action. On a pourtant pu dire, non sans quelque apparence de raison, que celui qui n’a pas de force pour le rêve n’en a pas pour la vie, et l’histoire offre des exemples de grands rêveurs romantiques qui ont été, comme Disraeli, d’authentiques hommes d’action. De même, l’utopisme politique est tantôt constat d’échec (millénarismes du Tiers Monde; messianisme juif dans le ghetto), tantôt «principe d’espoir». Un effort de clarification conceptuelle s’impose ici: il conviendrait de délimiter sans équivoque les domaines respectifs de l’utopisme, du messianisme, du millénarisme et du mythe social. Une typologie dualiste provisoire calquée sur celle que suggère l’étude de l’idéologie (cf. IDÉOLOGIE) peut constituer la première étape de cet effort. On peut opposer au concept positif de l’utopie (K. Mannheim, E. Bloch), qui la considère comme un ferment d’action historique, un concept négatif ou critique, qui y voit, au contraire, un prétexte à s’évader hors de l’histoire (R. Ruyer). Cette typologie correspond au moins partiellement au dualisme d’appartenance psychologique et socio-historique de l’utopie; ainsi l’ouvrage de Ruyer est davantage centré sur la psychologie et la psychopathologie individuelles que celui de Mannheim. L’utopiste se situe ainsi à l’intersection du domaine de la psychopathologie et de celui du changement social; c’est peut-être un malade, mais un malade dont la maladie est parfois nécessaire à la bonne santé du corps social. La médecine connaît des maladies qui sont censées freiner les progrès de la sclérose; l’utopisme est, à l’échelle sociale, une affection de ce genre. Servier perçoit«une touche de folie» dans la philosophie d’un Fourier; son goût des néologismes, signalé par R. Scherer, renvoie au diagnostic d’un état paranoïde discret; nul, avant Marx, n’est cependant allé aussi loin que lui dans la mise à nu des mécanismes de la mystification sociale. Un état schizoïde atténué ou encore une certaine marginalité sociale peuvent constituer un terrain favorable pour saisir l’essence des processus d’aliénation sociale; c’est là, semble-t-il, la signification du rôle démystificateur de l’«intelligentsia sans attaches» (Mannheim).

Le rêve est un pont entre la conscience utopique et la conscience morbide. L’existence d’analogies entre schizophrénie et rêve est classique. Mentionnons C. G. Jung («Il suffit d’imaginer un rêveur se démenant comme s’il était en état de veille et nous avons devant nous le tableau clinique de la démence précoce») et S. Arieti, qui compare la démarche logique du schizophrène à celle du rêveur. Selon Arieti, la logique des schizophrènes obéit à une loi dite «de von Domarus»: l’homme normal identifie sur la base de l’identité des sujets; le schizophrène sur celle de l’identité des prédicats. C’est donc une logique a-dialectique que l’on retrouve dans le rêve. L’analyse des structures spatio-temporelles aboutit au même résultat. Par suite des mécanismes de condensation et de télescopage, la temporalité du rêve est un temps dégradé. Le rêveur vit dans un univers anhistorique, dans une succession de moments présents (Jetztpunkte ), comme le prouverait le «rêve de Maury», encore que son interprétation ne soit pas unanime. Il en est de même de la conscience schizophrénique (G. Dumas, E. Minkowski, Berze), mais aussi de la conscience utopique comme cela ressort notamment des travaux de Ruyer.

Utopie et schizophrénie

Les conceptions de Ruyer et de Mannheim

On n’empruntera au riche matériel contenu dans l’ouvrage de Ruyer, L’Utopie et les utopies , que les éléments permettant de caractériser la conscience utopique comme une conscience schizophrénique. On peut définir la schizophrénie comme une forme extrême d’insertion non dialectique dans le monde, comportant une logique réifiée, un déclin de la praxis avec prépondérance de la dimension spatiale de l’expérience aux dépens de sa dimension temporelle (Arieti, L. Binswanger, E. Minkowski) ou encore comme forme individuelle de fausse conscience (J. Gabel).

L’analyse de Ruyer permettra de retrouver ces éléments dans la conscience utopique. C’est donc en tant que forme de prise de conscience de structure schizophrénique que la conscience utopique est une forme de fausse conscience. C’est là également son véritable lien avec l’idéologie, et non point cette généralité, mise en avant par Mannheim, qu’est la notion de «transcendance à l’être».

Les éléments schizophréniques de la conscience utopique tiennent au caractère «fixiste» et au sentiment de toute-puissance de celle-ci, au rôle qu’y joue le «possible», enfin à son caractère antidialectique. En premier lieu, «l’utopie est par essence antihistorique». C’est, selon l’expression d’Alfred Döblin, «un plan humain pour interrompre l’histoire, pour sauter hors de l’histoire et parvenir à une perfection stable». On est bien loin de la «transcendance à l’être»: c’est une déficience dialectique et «historiciste» très précise que dénonce ici Ruyer. Ce fixisme antihistoriciste est aussi un trait constant du psychisme des schizophrènes, un des aspects du caractère réifié de cette affection. De plus, «beaucoup d’utopistes mineurs sont des faibles qui protestent contre la réalité parce qu’ils n’y peuvent jouer un rôle à leur convenance [...]. Dans leur monde imaginaire, ils peuvent donner la toute-puissance au type d’homme qu’ils représentent et qu’ils estiment méconnu: au savant, au prêtre, au moine, à l’inventeur.» Or l’illusion de toute-puissance occupe une place importante dans la structure du délire paranoïde (schizophrénique). Pour Róheim, cette affection est la «psychose magique» par excellence. Ruyer définit enfin l’utopie comme un «jeu avec des possibles latéraux». De son côté, le schizophrène a pu être caractérisé comme un être «étouffé par le possible».

Cet ensemble comporte naturellement une incidence sur les structures spatio-temporelles. Malgré son étymologie consacrée («utopie»), c’est essentiellement une crise de la temporalisation historique qui caractérise la conscience utopique, ce qui constitue une autre analogie avec la schizophrénie. Le temps historique concret, irréversible et valorisateur, est étranger à l’utopie: «L’histoire glisse sur l’esprit des utopistes comme l’eau sur les plumes d’un canard.» Le temps utopique est un temps destructuré, dégradé, comportant des hiatus, des bifurcations (le temps du jeu utopique, avec ses possibles latéraux, est par définition un temps «bifurqué»). La réalisation utopique implique l’arrêt définitif du temps historique; malgré la terminologie, c’est bien le règne de l’espace pur, libre de toute contamination temporelle. Dans Le Meilleur des mondes , Huxley formule une suggestion remarquable. Pour assurer la stabilité des institutions des hommes – en somme pour les soustraire à l’emprise du temps –, il propose «qu’il n’y ait aucun intervalle entre le désir et la satisfaction». Convergence intéressante, et sans doute inconsciente, avec la théorie psychanalytique qui voit précisément dans la distance existant entre gratification et désir l’une des origines possibles de l’expérience temporelle.

Enfin, et c’est là sans doute le point essentiel, la conscience utopique est foncièrement antidialectique. Ruyer le dit expressément: «L’utopie [...] est aux antipodes par son académisme , d’une conception dialectique des choses.» Elle accuse une prépondérance de l’élément quantitatif, qui, pour la conscience utopique, ne se transforme jamais en qualité. «Un avion fait du mille kilomètres à l’heure. Pourquoi n’en ferait-il pas quinze cents? Les utopistes négligent perpétuellement des effets gyroscopiques inattendus et des murs soniques déconcertants.»

Il en résulte que la «catégorie dialectique de la totalité» (Lukács) est de son côté étrangère à l’utopie. «On choisit, en histoire, entre des ensembles, écrit Raymond Aron: la pire forme de la pensée utopique se ramène à la méconnaissance des solidarités entre des biens et des maux ou des incompatibilités entre des biens également précieux.» En somme, l’utopie est dominée par le postulat de l’homogénéité antidialectique; Adorno perçoit le même postulat implicite à la base de l’idéologie ethnocentriste. L’utopiste ignore la dialectique à la fois comme principe historiciste et comme principe de totalisation; son univers est manichéen. Il reste prisonnier d’une logique rationaliste-schizophrénique, qui «méconnaît les effets secondaires et composés» (Ruyer). Tout comme la fausse conscience ou la schizophrénie, la conscience utopique est donc une conscience réifiée.

L’importance accordée à cet ouvrage de R. Ruyer peut sembler excessive, mais il fournit à notre interprétation des éléments indispensables qu’il serait peu honnête d’utiliser sans indication d’origine. Cette interprétation – la structure réifiée-schizophrénique de la conscience utopique – sous-tend en filigrane la démarche de Ruyer, sans être formulée expressis verbis , encore que Minkowski y soit cité, de façon d’ailleurs insuffisante. Rappelons encore deux données de signification convergente: le rôle des îles dans les projets utopiques, symptômes évident d’autisme, et aussi une nostalgie du passé, «un désir profond de retrouver les structures rigides de la cité traditionnelle – la quiétude du sein maternel ...» [Servier, passage souligné par nous.] Même l’utopie la plus saturée de scientisme, l’utopie marxiste, a cru devoir se référer au mythe justificatif du communisme primitif. Róheim signale chez les schizophrènes une identification au passé.

La démarche de Mannheim est plus hésitante. Il voit dans l’idéologie et l’utopie deux aspects de la fausse conscience. Mais, comme il opte (probablement sous l’influence d’E. Bloch) pour le concept «positif» de l’utopie (alors que sa théorie de l’idéologie se réclame du concept critique), la recherche d’un dénominateur commun devient laborieuse, pour ne pas dire impossible. C’est là l’une des nombreuses contradictions de sa théorie. Les vues de Ruyer, qui en fin de compte renvoie à la notion de conscience réifiée, facilitent au contraire cette synthèse. Dans cette question, Ruyer est plus marxiste, parce que plus conséquemment historiciste, que le «marxiste bourgeois» que fut Mannheim.

La contre-utopie

Ce caractère schizophrénique apparaît avec le maximum de netteté dans le genre dit «contre-utopie». L’utopie ordinaire est, en effet, l’expression involontaire de cette «nuance schizophrénique de notre civilisation», notée naguère par H. Ey. La contre-utopie en est, par contre, la dénonciation lucide, qui tend dès lors à accentuer ses traits. (L’utopie est un symptôme, alors que la contre-utopie est une caricature.) Les deux exemples les plus marquants sont Le Meilleur des mondes de Huxley et 1984 d’Orwell, sans oublier les précurseurs: Swift et le Russe Zamiatine. On relève des traits schizophréniques chez ces quatre auteurs: c’est dans l’univers de Huxley qu’ils sont le plus discrets. (On y trouve, en revanche, une prévision prophétique de la tentation de la drogue dans une société d’abondance.) L’utopie de Huxley et celle d’Orwell sont à première vue aux antipodes: l’univers de Huxley est un monde hédoniste de l’abondance avec liberté totale du sexe; celui d’Orwell est un monde «antihédoniste» de la pénurie, avec répression sexuelle totale. Mais, tout en étant opposés, ils se trouvent sur la même planète, car le résultat est le même: dévalorisation de l’existence, et en particulier de l’amour, dans un univers sans précarité axiologique. Dans l’univers figé de l’utopie réalisée, il n’y a plus de place pour l’utopiste, ferment de changement.

Le monde de George Orwell et la schizophrénie

C’est donc dans le roman d’Orwell, l’un des ouvrages clés de notre civilisation, auquel Gabriel Marcel a rendu hommage, que la nuance schizophrénique de l’univers utopique apparaît avec le maximum de netteté. La conscience politique qui y règne est dominée par la dissociation; une technique appelée «double pensée» (double think ) permet d’assumer simultanément des positions inconciliables, comme l’adhésion à un idéal socialiste conjuguée avec un mépris effectif du travailleur.

Dans un article fondamental du Journal de psychologie , I. Meyerson et M. Dambuyant étudient un type semblable de raisonnement (le «chaudron»), dont ils montrent de façon lumineuse les relations de compréhension avec la spatialisation de la durée et la «détotalisation». Le temps orwellien est un temps dégradé, où le passé est objet d’un constant remaniement en fonction des exigences du présent. Le psychiatre sud-américain Honorio Delgado signale le même phénomène chez les schizophrènes (reificación del tiempo, doble cronologéa et invalidación de lo acaecido ). Enfin, la sexualité, objet d’une répression sévère et vidée de tout contenu érotique, ne sert plus guère qu’à la reproduction. (Dans Le Meilleur des mondes , c’est la situation inverse: le sexe est exclusivement un moyen de plaisir; l’espèce se perpétue par voie de laboratoire.) Les idées d’Orwell concernant le rôle «idéologique» de la répression sexuelle convergent avec celles de W. Reich: Orwell a pu en subir l’influence, sans que ce soit certain, car la vogue de Reich est postérieure à son roman. Enfin, 1984 décrit un monde inhumain ou plutôt consciemment antihumaniste. On a pu caractériser le courant antihistoriciste et antihumaniste du marxisme actuel comme une théorisation de l’univers utopique d’Orwell (cf. SOCIALISME - Socialisme et idéologie).

Entre le caractère antihistoriciste et adialectique de l’utopie et son «anaxiologisme» («manque de chaleur humaine» dans l’utopie spontanée, qui devient antihumanisme conscient dans cette caricature lucide qu’est la contre-utopie), il existe, en effet, une relation de compréhension. Se fondant sur les travaux de W. Köhler et Lalo, qui proposent une théorie «gestaltiste» de la valeur, et, d’autre part, sur ceux, déjà anciens, de W. Ostwald, qui montre le rôle axio-gène de l’irréversibilité temporelle (cf., pour détails, Ruyer), on arrive à formuler un principe de l’équivalence axio-dialectique: la valeur serait l’expérience vécue du caractère historique et «totalisant» du réel. L’étude de l’aliénation clinique apporte ici sa caution: le monde du schizophrène est a-dialectique (identifications et spatialisme) et, parallèlement, anaxiologique (le fameux «manque de chaleur humaine» caractéristique de ces malades). On retrouve cette coexistence significative chez Orwell: anhistorisme corollaire d’antihumanisme. Si l’on y ajoute enfin le «mensonge royal» devenu institution et modelant selon ses exigences les cadres spatio-temporels de la société, on peut conclure que l’utopie d’Orwell présente aussi un exemple cohérent de la fausse conscience, bien que ce terme marxiste n’appartienne pas au vocabulaire du romancier.

Rêveries utopiques chez un schizophrène

Mais, si la conscience utopique est de structure schizophrénique, la schizophrénie clinique de son côté utopise assez volontiers. On a pu lire, dans L’Évolution psychiatrique , en 1952, le cas pittoresque d’un malade, L. M., qui avait mis au point un système d’organisation théocratique du monde. L’univers, intégralement soumis à la France et professant un catholicisme d’un type très particulier, est gouverné par cinq papes et par un nombre déterminé (multiple de cinq) de cardinaux, évêques, etc. Toutes les activités sont uniformisées, sans excepter les activités sexuelles. (On retrouve cette idée de planification sexuelle dans la contre-utopie de Zamiatine, dont Orwell s’est sans doute inspiré.) Un système concentrationnaire couronne enfin cette organisation. Les camps s’appellent «assagissoirs», nom auquel les totalitaires non internés n’ont pas songé (Orwell parle de «joiecamps»). Les hérétiques et déviants, sans excepter les sujets réfractaires aux bienfaits de la sexualité planifiée, sont «graciés à l’assagissoir»! Commentant cette observation clinique, G. Deleuze et F. Guattari constatent «qu’il n’y a pas un seul délire qui ne possède éminemment ce caractère, et qui ne soit originellement économique, politique, etc., avant d’être écrasé dans la moulinette psychiatrique et psychanalytique». Cette critique contient une part importante de vérité. Le cheminement de la pensée socialisée comporte un élément a-dialectique (réifié) qui apparaît tantôt sous la forme d’une fonction identificatrice (Meyerson), tantôt sous celle d’une nostalgie de perfection utopique assortie du désir d’arrêter l’histoire (G. Lapassade y voit une illusion d’achèvement, conséquence du fondamental inachèvement de l’homme). Cet élément est indispensable au penseur, qui, sans cela, risque de sombrer dans l’aphasie; il est inutile au militant, car «l’arche de Thomas Münzer ne visait à rien de moins qu’aux absolus du Christ et de l’Apocalypse» (E. Bloch). Mais il indique aussi le chemin de la folie.

utopie [ ytɔpi ] n. f.
• 1532; lat. mod. utopia (Th. Morus, 1516), forgé sur le gr. ou « non » et topos « lieu » : « en aucun lieu »
1Vx L'Utopie : pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux.
2(1710) Didact. Plan d'un gouvernement imaginaire, à l'exemple de la République de Platon. L'utopie de Fénelon dans le Télémaque.
3(XIXe) Cour. Idéal, vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité. « les utopies “à la française :paix universelle, fraternité, progrès pacifique, droits de l'homme, égalité naturelle » (R. Rolland).
Conception ou projet qui paraît irréalisable. chimère, illusion, mirage, rêve, rêverie. « Utopie pédagogique » (Baudelaire). « une rêverie d'inventeur songe-creux, une utopie » (Hugo).

utopie nom féminin (de Utopia, mot créé par Thomas More, du grec ou, non, et topos, lieu) Construction imaginaire et rigoureuse d'une société, qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal. Projet dont la réalisation est impossible, conception imaginaire : Une utopie pédagogique.utopie (citations) nom féminin (de Utopia, mot créé par Thomas More, du grec ou, non, et topos, lieu) Victor Hugo Besançon 1802-Paris 1885 Le poète en des jours impies Vient préparer des jours meilleurs. Il est l'homme des utopies ; Les pieds ici, les yeux ailleurs. Les Rayons et les Ombres, Fonction du poète utopie (synonymes) nom féminin (de Utopia, mot créé par Thomas More, du grec ou, non, et topos, lieu) Projet dont la réalisation est impossible, conception imaginaire
Synonymes :
- chimère
- illusion
- mirage
- rêve
- rêverie
- songe

utopie
n. f.
d1./d Didac. Projet d'organisation politique idéale (comme celle de l'île Utopia, imaginée par Thomas More au XVIe s.).
|| Cour. Idéal, projet politique qui ne tient pas compte des réalités.
d2./d Par ext. Toute idée, tout projet considéré comme irréalisable, chimérique. Le mouvement perpétuel est-il une utopie?

⇒UTOPIE, subst. fém.
A. — SOCIOPOLITIQUE
1. Plan imaginaire de gouvernement pour une société future idéale, qui réaliserait le bonheur de chacun. Dégager de tout la vertu, construire des utopies, déranger le présent, arranger l'avenir (...) c'est la liberté de l'Allemand. Le Napolitain a la liberté matérielle, l'Allemand a la liberté morale (HUGO, Rhin, 1842, p. 474). Quand un Thomas More ou un Fénelon, un Saint-Simon ou un Fourier construisent une utopie, ils contruisent un être de raison, isolé de toute existence datée, et de tout climat historique particulier (MARITAIN, Human. intégr., 1936, p. 140).
2. P. ext. Système de conceptions idéalistes des rapports entre l'homme et la société, qui s'oppose à la réalité présente et travaille à sa modification. Le peuple remplira tout à la fois le rôle de prince et celui de souverain. Voilà en deux mots l'utopie des démocrates, l'éternelle mystification dont ils abusent le prolétariat (PROUDHON, Syst. contrad. écon., t. 1, 1846, p. 315). En opposant ainsi idéal historique concret et utopie, nous ne méconnaissons pas, du reste, le rôle historique des utopies (MARITAIN, Human. intégr., 1936, p. 140).
3. P. méton.
a) Gén. au plur. Idées qui participent à la conception générale d'une société future idéale à construire, généralement jugées chimériques car ne tenant pas compte des réalités. Utopies sociales, humanitaires. Le socialisme ne finira pas. Mais sûrement le socialisme qui triomphera sera bien différent des utopies de 1848 (RENAN, Avenir sc., 1890, p. xv). Il s'apercevait brusquement du degré d'impréparation dans lequel l'avait plongé une longue période d'utopies pacifistes (JOFFRE, Mém., t. 1, 1931, p. 58).
b) Ouvrage qui conceptualise une société idéale à construire. Il y a quelques années, Kautsky écrivait la préface d'une utopie passablement burlesque (SOREL, Réflex. violence, 1908, p. 206). Ils y rédigent d'orgueilleuses biographies ou, comme Fourier, des utopies fastueuses (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 553).
B. — Au fig. Ce qui appartient au domaine du rêve, de l'irréalisable. Synon. chimère, fiction, illusion, rêve. Rodolphe ganté, avec une canne, chimère! utopie! quelle aberration! Rodolphe frisé! (MURGER, Scènes vie boh., 1851, p. 264). Comment veut-on ordonner le chaos qui constitue cette infinie informe variation: l'homme? Le principe: « Aime ton prochain » est une hypocrisie. « Connais-toi » est une utopie mais plus acceptable car elle contient la méchanceté en elle. Pas de pitié. Il nous reste après le carnage l'espoir d'une humanité purifiée (TZARA, Manif. Dada, 1918, p. 17).
— [Avec ell. du déterm.] Un nouvel équilibre devait être trouvé qui permît de libérer les capacités d'initiative et de responsabilité des salariés en leur reconnaissant des droits nouveaux. Était-ce utopie? (REYNAUD, Syndic. en Fr., 1963, p. 223).
REM. Utopien, -ienne, adj. synon. vieilli de utopique. Toutes tes pensées n'ont jamais eu pour objet (...) que la liberté politique et individuelle des citoyens, une constitution utopienne (DESMOULINS ds Vx Cordelier, 1793-94, p. 214, note 1).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1762; 1762, 1798 avec majuscule; dep. 1835 avec minuscule; LITTRÉ avec majuscule au sens de Pays imaginaire et avec minuscule au sens fig. de Plan d'un gouvernement et de projet imaginaire; ROB. 1985 majuscule pour Pays imaginaire et Plan de gouvernement mais minuscule pour idéal politique et pour conceptions chimériques. Étymol. et Hist. 1. a) 1532 nom d'un pays imaginaire (RABELAIS, Pantagruel, chap. 2, éd. V.-L. Saulnier, p. 17); b) 1550 (BONIVARD, Anc. et nouv. police de Genève, p. 37 ds LITTRÉ: la malice que havons de Adam pour heritage s'est treuvee tousjours à Geneve comme ailleurs [...] si qu'il ne fault chercher ronds et entiers plaidoieurs qui par cavillations ne prolongent les procez, sinon en utopie); c) 1580 (DU VERDIER, Biblioth. Franç., III, 210 cité ds Les Utopies à la Renaissance, p. 150: La République d'Utopie, œuvre grandement utile, démontrant le parfait état d'une bien ordonnée police, traduite du latin de Thomas More, chancelier d'Angleterre, lequel sous une feinte narration d'une nouvelle isle d'Utopie, a voulu figurer une morale République et très parfaite police); 2. a) 1821 (SAINT-SIMON, Du syst. industr., t. 3, p. 30: Les hommes seront aussi heureux que leur nature puisse le comporter et la science politique aura réalisé ce que, jusqu'à ce jour, on n'avait considéré que comme une utopie); b) 1846 (PROUDHON, op. cit., p. 40: l'utopie socialiste; p. 43: l'utopie platonique; p. 48: l'utopie communiste); c) 1855 (SAND, Hist. vie, t. 3, p. 32: J'exposais naïvement mon utopie à Deschartres). Empr. au lat. utopia (formé du gr. nég. et « endroit, région ») nom donné par l'humaniste et homme d'État angl. Thomas More [1478-1535] à une île imaginaire jouissant d'un système soc. et pol. idéal, dans un ouvrage paru en lat. en 1516, trad. en fr. en 1550 (la trad. angl. date de 1551; l'angl. utopia est att. en 1734 au sens de « plan idéal et irréaliste, dans le domaine social », v. NED). Sur la notion d'utopie v. Les Utopies à la Renaissance, Presses universitaires de Bruxelles, Presses universitaires de France, 1963; J. SERVIER, Histoire de l'Utopie, 1967; C. G. DUBOIS, Problèmes de l'utopie, Archives des lettres modernes, 1968, n° 85; R. RUYER, L'Utopie et les utopies, 1950. Fréq. abs. littér.:277. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 159, b) 555; XXe s.: a) 424, b) 489.
DÉR. Utopisme, subst. masc., synon. La gloire de Marx est d'avoir été le plus net, le plus puissant de ceux qui mirent fin à ce qu'il y avait d'empirisme dans le mouvement ouvrier, à ce qu'il y avait d'utopisme dans la pensée socialiste (JAURÈS, Ét. soc., 1901, p. XI). []. 1re attest. 1901 id.; de utopie, suff. -isme; cf. angl. utopism (1888, v. NED).
BBG. — DUB. Pol. 1962, pp. 440-441. — QUEM. DDL t. 11 (s.v. utopien), 12 (id.). — Utopie... utopies. Mots 1993, n° 35, 127 p. — VARDAR Soc. pol. 1973 [1970], p. 315.

utopie [ytɔpi] n. f.
ÉTYM. 1532, Rabelais, nom propre d'un pays imaginaire : lat. mod. utopia (Thomas Morus, De optimo reipublicæ status deque nova insula Utopia, 1516), forgé sur le grec ou « non », et topos « lieu », c'est-à-dire « en aucun lieu »; le grec a en ce sens atopia.
1 Vx. || L'Utopie : pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux.
2 (1710, Leibniz, Théodicée). « Plan d'un gouvernement imaginaire, à l'exemple de la République de Platon » (Académie, 1762). || L'Utopie de Fénelon (le royaume de Salente, organisé par Mentor, dans le Télémaque), de Cabet (Voyage en Icarie), de D. Vairasse (Histoire des Sévaranches), etc. Mythe, roman.
1 (…) depuis que la terre tourne, jamais utopie n'a servi de rien, ni fait aucun mal, que l'on sache, pas plus Thomas Morus que Platon, Owen et autres (…)
A. de Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet, II.
3 (Mil. XIXe). Didact. Idéal, vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité. || Utopies et uchronies (→ Acclimater, cit. 4; duperie, cit. 2; incliner, cit. 13). || Faire d'une utopie la réalité (→ Illusion, cit. 16).
2 À présent qu'on l'emportait, on n'avait pas assez de mépris pour les utopies « à la française » : paix universelle, fraternité, progrès pacifique, droits de l'homme, égalité naturelle (…)
R. Rolland, Jean-Christophe, La révolte, III, p. 596.
3 Comme si tout grand progrès de l'humanité n'était pas dû à de l'utopie réalisée ! Comme si la réalité de demain ne devait pas être faite de l'utopie d'hier et d'aujourd'hui (…)
Gide, les Nouvelles Nourritures, III, III.
(1862). Cour. Conception ou projet qui paraît irréalisable. Chimère, illusion, mirage, rêve, rêverie. || « Utopie pédagogique » (Baudelaire, Curiosités esthétiques, V, I).
4 (…) c'était une mécanique bonne à pas grand'chose, une espèce de joujou, une rêverie d'inventeur songe-creux, une utopie : un bateau à vapeur.
Hugo, les Misérables, I, III, I.
DÉR. Utopien, utopique, utopiste.

Encyclopédie Universelle. 2012.