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CHANSON DE GESTE
CHANSON DE GESTE

Les chansons de geste, chansons d’histoire romancée, sont des poèmes qui narrent les hauts faits, les guerres, les drames imaginaires et les légendes pieuses d’illustres personnages historiques ou inventés. Composées par des trouvères, dont on vante parfois le savoir et la noble naissance, colportées par des jongleurs qui hantent les palais et battent l’estrade, les quelque quatre-vingts chansons conservées constituent l’ensemble le plus important de la littérature française des origines.

1. La genèse

Les doctrines

Les plus anciennes des chansons connues remontent à la fin du XIe et au XIIe siècle. Visiblement remaniées, contenant des allusions à des chants inconnus, elles ne sont pas les premières qui aient été écrites ou chantées. Comme elles célèbrent des hommes morts depuis longtemps, on a cru qu’elles venaient de loin, voire que leur matière devait remonter au temps de Charlemagne et de Clovis. De savantes expéditions furent donc organisées pour repérer les sources du fleuve épique et pour en tracer le cours souterrain. L’enquête fut longue et admirable. Elle ne ramena que des queues de poisson, des «souffles épiques», des allusions à des vulgaria et à des barbara et antiquissima carmina , dont on ignorait le contenu. En fait, au-delà du XIe siècle, c’était l’«universel silence» des siècles et des scribes.

On expliqua ce silence, que la raison ne saurait admettre, par la mystique du génie populaire. Si les chants s’étaient perdus, c’est qu’ils étaient les créations spontanées d’une légion de rhapsodes incultes, qui se transmettaient de bouche à oreille et de siècle en siècle, les souvenirs et les gesta des héros. C’est donc de l’amalgame d’une foule de cantilènes que se seraient formées, par une sorte de processus darwinien, les chansons qui paraissent au bout d’une nuit trois ou cinq fois séculaire.

Apparemment décousues, elles furent mises en pièces afin qu’elles avouent, par leurs incohérences et par leurs disparates, le fait de la composition collective, leurs naissances latentes, leurs transferts, leurs collages. Complaisantes et évasives, elles avouèrent tout ce qu’on leur demanda, sans jamais parvenir à nous fixer sur leurs obscurs berceaux et sur leurs asiles mouvants. Le temps viendra où ces mêmes chansons raconteront à d’autres savants qu’elles étaient nées au XIe siècle seulement, ou bien qu’elles lisaient le latin de Stace et de Virgile.

Les théories des origines lointaines, populaires, germaniques régnèrent pendant tout le XIXe siècle. Entrées en crise au commencement de notre siècle, qui en fit table rase, elles nous sont revenues avec le néo-traditionalisme. Le débat génétique continue à tourner en rond, ou en des cercles qui ont fâcheusement tendance à se révéler vicieux. Les archives ne gardent que des chartes douteuses et des témoignages tardifs. La chanson reconnaît qu’elle n’est pas proles sine matre creata , mais elle ignore toujours ses ancêtres. Elle nous rappelle que, somme toute, elle n’est qu’une chanson. Elle ne peut nous livrer que les médiocres ou beaux mensonges de tout fait poétique.

Les faits

Plusieurs centaines de milliers de vers, des poèmes d’inégale valeur, d’inégale étendue: le phénomène de l’épopée française est trop complexe pour s’accommoder de tel ou tel système unitaire. Des légendes sortant de tous côtés, les innombrables épisodes d’une guerre permanente, quelques chefs-d’œuvre, le fatras des dilatations romanesques, le sublime mêlé au grossier: il est impossible de serrer dans une formule, dans un schème préétabli, les créations fort diverses d’un genre poétique dont l’histoire commence au XIe siècle et dont la vogue se perpétue pendant quatre siècles, jusqu’aux déchéances de la mise en prose. Il n’en reste pas moins que la grande variété des sujets et des œuvres présente quelques constantes qui caractérisent l’épopée française.

Il est constant, par exemple, que les poèmes les plus anciens chantent les guerres que font des rois et des seigneurs pour la défense et l’exaltation de la sainte chrétienté, du fier lignage, du fief, du droit. Drames de l’orgueil et martyre du héros, credo du parfait chevalier, vœux héroïques, ce sont là des idées morales et de sublimes folies qui d’ordinaire ne poussent pas dans les foires et ne courent pas les rues. Richesse des palais, beauté de la parure et des armes, «paroles haltes», prouesses: on peut concevoir de quels milieux est sorti le genre littéraire. L’épopée finit par tomber sur la place, mais tout porte à croire qu’au commencement il y avait la cour, le champ de bataille, le moutier.

C’est un fait que, dans les chansons de geste, Charlemagne connaît à peine, et sur le tard, sa guerre saxonne: il est devenu le champion de Dieu et le fléau de Mahomet. À Roncevaux, à l’Archamp, en Italie, les «Franceis de France» se battent et meurent pour la «douce France», pour «France l’absolue» (la sainte). Des vassaux rebelles mettent un terme aux guerres fratricides pour défendre la terre des aïeux ou pour aller «Païens requerre». Gesta Dei per Francos , faut-il croire à l’esprit et aux origines germaniques de ces poèmes qui chantent la «dolente guerre» qui se déroule, en des pays latins, entre la chrétienté et l’islam?

2. Les cycles

«Gestes», ou cycles du Roi, de Garin de Monglane, de Doon de Mayence; approximative et toujours commode, la classification a été établie, dès le commencement du XIIIe siècle, par le trouvère Bertrand de Bar-sur-Aube. Dans une autre chanson du même siècle (Doon de Mayence ), un trouvère anonyme raconte la légende de la prodigieuse naissance des chefs des trois grandes familles. Au même jour, à la même heure, en des régions lointaines, un orage épouvantable se déchaîne sur la terre. La foudre tombe devant les châteaux où naissent les trois enfants, en creusant un fossé d’où jaillissent trois arbres longs et droits. Divers et distants, poussant en généalogies factices, les trois arbres finissent par mêler leurs branches fabuleuses. Les alliances ne seront pas toujours de tout repos.

Le cycle du Roi

Comme il se doit, la geste du Roi est «la plus honorée», peut-être la plus ancienne. Dans le premier texte épique qui nous soit connu (Fragment , en latin, commencement du XIe s.), Charlemagne se bat, avec les enfants de Narbonne, au siège d’une ville occupée par les Sarrasins. Sur la fin du même siècle, dans la version Oxford de La Chanson de Roland , «nostre emperere magnes» est âgé de deux cents ans passés, il a rasé force villes et châteaux, il a détruit maints royaumes et conquis d’immenses domaines, mais il n’est pas encore las de guerroyer. Les trouvères et les jongleurs du XIIe et du XIIIe siècle vont l’entraîner dans toutes sortes d’aventures héroïques et romanesques. Charles a fait un beau voyage à Constantinople et à Jérusalem, d’où il est revenu chargé de reliques (Pèlerinage , v. 1150), mais sa vie glorieuse et «penuse», il la vit, avec ses palatins et sa turbulente «mesnie», sur les champs d’une interminable bataille. Il se bat en Espagne, où il est allé recouvrer les reliques que le roi Balan avait volées à Rome (Fierabras ); en Calabre, où, grâce à l’aide de Rollandin, il défait les hordes païennes du roi Agolant (Aspremont ); en Bretagne (Aiquin ); en Lombardie (Otinel ). Il lui arrive même de se battre, pour une fois, contre Witikind (La Chanson des Saisnes ). Il est vieux et malade lorsque, se faisant traîner sur un char, il revient en Espagne pour secourir un jeune roi chrétien séducteur de jeunes filles (Anséis de Carthage ), c’est encore en Espagne qu’il continue de vieillir, avec ses vieux guerriers, dans une guerre longue de vingt-sept ans (Guy de Bourgogne ). D’autres chansons racontent son mariage avec la jeune reine Sebile, vertueuse et calomniée (Macaire ), les aventures de son enfance persécutée et triomphante (Mainet ), les malheurs de sa mère, douce et calomniée (Berte aus grans piés ). Mélodrames, intrigues, supplices des traîtres, conversions et baptêmes, il est évident que l’immense prestige de Charlemagne pâtit, à la longue, des excès du pathétique populaire. On le trouvera, quelque part, fantasque et «rassoté».

C’est dans La Chanson de Roland que le David décoré de toutes les hyperboles des poètes de sa cour garde sa surhumaine grandeur, à laquelle un poète confère la majesté des souffrances humaines. «Mult ad apris ki bien conuist ahan»; la gloire de «nostre emperere magnes» a le goût amer de la cendre. Il a pu réduire en esclavage tous les rois de la terre, il pourra tuer Baligant et détruire toute la Païennie, il ne peut pas empêcher qu’il soit vendu par Ganelon, qu’il perde «la fleur de France», l’homme qu’il aimait le plus au monde. Dieu le protège, fait pour lui le miracle d’arrêter le soleil, lui envoie des anges et de sinistres messages, mais il laisse son champion dans la douloureuse ignorance de ses voies impénétrables. Encore une fois, l’Élu du Seigneur est un «homme puissant et solitaire», la création unique d’un poète de génie qui s’appelait Turold.

Le cycle de Garin de Monglane

On ne sait rien de Garin, ni de son fils Hernaut de Beaulande, ni d’Aymeri de Narbonne, fils d’Hernaut et père de sept enfants, dont le seul Guillaume est connu par l’histoire, ni non plus de la belle nichée de leurs petits-fils et neveux. Cependant vingt-quatre chansons, s’échelonnant du XIIe au XIVe siècle, célèbrent les retentissants exploits des «enfances» et de la fabuleuse vieillesse de ces inconnus, et leurs mariages, leurs moniages (entrée en religion), leur mort héroïque ou édifiante. C’est l’épopée d’une grande famille, du fier lignage de Narbonne.

«Il fu custume a ton riche [puissant] parenté. Quant altres terres alerent purchacer, E tuz tens [toujours] morurent en bataille chanpel»; c’est Guibourc qui, dans le Chançun Willame , réconforte son seigneur, qui est rentré seul du massacre de l’Archamp. La coutume remonte à Garin, à Aymeri qui, s’étant emparé en sa jeunesse de la ville sarrasine de Narbonne (un «don» qu’aucun des barons n’avait osé accepter), en chassa ses enfants pour qu’ils aillent se couper des fiefs «en altres terres» (Les Narbonnais ). En fait, c’est sur les païens que les Aymérides ont conquis leurs seigneuries et leurs villes: Orange, Nîmes, Gérone, Anseüne, Bruban, Barbastre, Andrenas. Le lignage ne dégénère pas. Aïmer le Chétif, l’un des frères de Guillaume, a fait le vœu de ne jamais dormir sous un toit tant qu’il y aura des Sarrasins en terre chrétienne, Vivien a fait le covenant pacte») avec Dieu de ne pas reculer de la longueur d’une lance devant l’ennemi, et tous, tant qu’ils sont, se battent avec la même farouche ardeur pour conquérir terres et pour «exalter sainte chrétienté». Orgueilleux, durs, emportés, généreux, ils usent leur vie en batailles rangées, en supplices, dans les prisons, sur les routes, se retrouvant unis à l’heure du péril, se tenant autant que possible loin des gens du bel air. Ce sont eux qui se sont voués à la lourde et héroïque mission qui appartenait aux rois de France. À la cour de Louis on rit, on s’ébat; à l’Archamp-sur-Mer, c’est l’atroce agonie de Vivien et c’est le grand ahan d’une guerre permanente qui sera vaincue par un butor armé d’une massue (Chaçun Villame, La Chevalerie Vivien , Aliscans , Rainouart au tinel ).

Le membre le plus illustre du clan, Guillaume Fierebrace, autrement dit Guillaume au courbe ou au court nez, est un personnage historique, à savoir le comte de Toulouse, le vaincu de la bataille sur l’Orbieu, le vainqueur de Barcelone, le fidèle conseiller de Louis le Pieux. Il épousa la Germanique Vuitbourg (la Guibourc de l’épopée), fonda, sur ses vieux jours, les abbayes d’Aniane et de Gellone, où il se retira en 806, et mourut en odeur de sainteté. Les sept chansons, dont il est le titulaire ou le protagoniste, ont profondément altéré son histoire. Dans Le Couronnement de Louis (vers 1160), il est devenu le rude protecteur de «son povres rois lasches et assotez» qu’il couronne et sauve à plusieurs reprises. Il remplace en duel le roi couard, il renonce pour lui à une belle fiancée italienne, il lui fait même l’honneur de lui donner en mariage sa sœur Blanchefleur, mais le roi ingrat l’oublie au moment de distribuer fiefs et dons. La grande colère de Guillaume éclate en reproches violents; mais il ne demande d’autre fief que l’Espagne, occupée par les Sarrasins. Il conquerra par ruse la ville de Nîmes (Le Charroi de Nîmes ) et, par amour, son épouse, la belle Sarrasine Orable qui reçoit au baptême le nom de Guibourc (La Prise d’Orange ).

Dans la plus ancienne et la plus belle de ses chansons (Chançun Willame , deux versions remaniées de la seconde moitié du XIIe siècle), il est l’homme patient et pathétique qui a beaucoup vécu et souffert. Âgé de cent cinquante ou de trois cent cinquante ans, il se bat toujours vaillamment, mais les païens ne le craignent plus. Il a perdu sa «grant juvente», il perd ses beaux neveux Vivien, Girart, Guichard; Guibourc lui reste, sa noble, son héroïque compagne, «la meilleure femme qui fût en chrétienté».

Le cycle de Doon de Mayence

D’autres fables, des crimes inexpiables, de longues marches dans la nuit; c’est le cycle qui range sous l’enseigne d’une famille composite l’outlaw et l’individu doué d’une forte personnalité, le renégat, le sacrilège, le bâtard, le grand vassal rebelle à l’autorité du roi, persécuté par un roi injuste et jaloux. Et c’est encore le cycle le plus riche en échos de guerres privées, querelles féodales et «faidas», en souvenirs historiques noyés dans un torrent de fictions, de miracles et de moralités.

Presque tous ces personnages vivant en légendes et mélodrames ont laissé dans les annales et dans les chroniques les traces de leur réelle existence. La bataille où périssent le roi sarrasin Gormond (le Viking Gudrum) et le mystérieux baron français qui avait trahi sa patrie et renié la sainte foi chrétienne est la bataille de Saucourt, gagnée par Louis III sur les Normands, qui, en 881, avaient envahi le Vimeu et le Ponthieu (Gormond et Isembart , vers 1130). On a reconnu dans le Danois qui fait une longue et atroce guerre à Charlemagne (La Chevalerie Ogier , fin du XIIe siècle), un fidèle de Carloman, un certain Autkarius qui, vers 773, se réfugia à la cour lombarde de Didier. L’orgueilleux, l’indomptable, le puissant Girart, qui en trois différentes chansons (Aspremont , Girart de Roussillon , Girart de Viane ) ne finit pas de se battre contre Charlemagne ou contre Charles Martel, était le comte Girart, un partisan de Lothaire, qui, assiégé dans sa ville de Vienne, fut battu par Charles le Chauve dans une courte campagne. On a trouvé aisément que le triste héros de la chanson de Raoul de Cambrai (remaniement rimé de la fin du XIIIe s.) était un Raoul de Gouy qui, en 943, à la mort du comte Herbert, envahit le Vermandois et fut tué par le fils d’Herbert. On a cru trouver dans les guerres que Charles Martel fit à Chilpéric II de Neustrie et à Eudon d’Aquitaine le clou historique d’un immense tableau, du roman fleuve de Renaud de Montauban , de ses trois frères, du sorcier Maugis et du cheval Bayard (remaniement en 19 000 vers, début du XIIIe s.). Vagues souvenirs trouvés n’importe où; mais la cathédrale épique a été bâtie par des poètes-architectes et par des ouvriers inconnus.

Horreur et pitié, les trouvères ont accordé des circonstances atténuantes à ces hommes égarés par l’orgueil, le malheur, la souffrance. Girart, Raoul, Isembart ont subi des torts et des affronts, Ogier veut venger la mort de son enfant tué d’un coup d’échiquier par Charlot, fils de Charlemagne; c’est encore au cours d’une partie d’échecs que Renaud tua le neveu de Charlemagne, un Bertolai qui l’avait frappé. Chansons de geste, spiritualité du Moyen Âge: il n’est pas besoin d’attendre le romantisme pour apprendre qu’il est difficile de distinguer la victime du coupable, que l’homme déchu est le plus malheureux des hommes.

3. Les œuvres

Comme dans toute épopée, dans les chansons de geste la légende épique s’allie à la légende hagiographique, le réalisme se fond avec le surnaturel. Des anges descendent sur la terre pour séparer des chrétiens qui se battent entre eux, le feu céleste tombe sur des guerriers «dont l’ardeur ne vient pas de Dieu», les saintes fleurs et de beaux lits attendent en Paradis les martyrs de la foi; mais, à la différence des épopées anciennes et «barbares», le héros de la chanson de geste ne se bat pas avec des monstres, des démons et des dieux. Il est «terrien». Sa grandeur, ses misères, sa démesure ont la dimension de l’homme. C’est déjà la présence et la primauté de «l’humain» qui courent d’un bout à l’autre de la morale et de la littérature françaises.

Les thèmes et les âmes

Conseils, ambassades, duels, compagnonnages, conflits du preux et du sage: loci communes de toute épopée, thèmes éternels. Cependant rien n’égale la détresse du message «chanté» de Vivien, la grande pitié des agonies et des adieux des cousins de Narbonne, la beauté de l’émouvante dispute des frères d’armes, de Roland, dont la folie touche au sublime, et d’Olivier, dont la sagesse éclate en sarcasmes et en tendresses déchirantes. Le droit et le tort se firent toujours la guerre sur des frontières incertaines. Il est rare que le choc atteigne à la violence de cette pauvre mère affolée qui demande à Dieu la mort de son enfant qui va se livrer à une guerre injuste (Raoul de Cambrai ), que le litige prenne l’ampleur des cent scènes du Girart de Roussillon , d’un humain théâtre où s’affrontent et se mêlent la folie d’une jeunesse audacieuse qui réclame massacres et vengeances, la longue patience d’un juste, la grandeur d’âme de ces nobles vieillards, du duc Thierry qui prend la voie de l’exil, du comte Odilon qui pardonne sa mort à ses ennemis pour que la paix soit faite.

La démesure, l’hybris , a été de tout temps le lot tragique du héros. Est-elle grecque, est-elle barbare? Elle tient à la condition de l’homme qui impose et subit la dure loi de la guerre. Elle joue un rôle particulièrement dramatique dans l’épopée française du fait que cette épopée vit sous le signe de l’Évangile. Dès le Fragment de La Haye , Charlemagne tue et prie. Crosse et épée, l’archevêque, que Dieu avait mis sur la terre en son nom, est un merveilleux combattant. Encore Charles et Turpin sont-ils des purs, qui ont une mission à remplir, mais on comprend que, tout chrétiens qu’ils soient, ces barons, qui chaque jour risquent leur vie pour le Christ et le fief, ne sachent pas toujours se soustraire aux excès d’une passion qui les aveugle. Il n’en reste pas moins que, tout violents qu’ils soient, ces chevaliers sont des chrétiens. Il leur arrive de rencontrer sur leurs durs chemins des clochers et des calvaires. Il arrive aussi que des aveugles et des forcenés oublient ou offensent Dieu; Dieu les attend à tel tournant de la route, ou à l’article de leur mort. Orgueil et démesure, le thème de la chute s’accompagne constamment du thème de la pénitence et du rachat.

Épopée, tragédie; les deux genres «nobles» voisinent. Dans la chanson de geste, l’ange est le deus ex machina , le miracle amène la crise et la catharsis. Roland n’a pas voulu sonner l’olifant, il périra de son orgueil, mais Dieu et son poète couronnent son martyre. Ivre de souffrance, Ogier est sur le point d’égorger Charlot; Dieu envoie l’ange pour qu’un tel crime ne soit pas consommé. Ogier ira se battre contre les païens, il sera enseveli à Maux, aux côtés de saint Benoît. Un roman chevaleresque raconte les folles aventures et les fuites éperdues des insaisissables quatre fils d’Aimon; on tourne la page, c’est la légende dorée de Renaud, pèlerin, mendiant, ouvrier de l’église de saint Pierre, tué par des ouvriers jaloux. Sa mort suscite maints miracles, il aura son tombeau à Notre-Dame: «Sains Renaus est nommés; por Deu soffri torment.» Et lorsque l’ange ne descend pas, c’est la prière du coupable qui monte vers le ciel. Raoul de Cambrai a été maudit par sa mère, il a brûlé un couvent avec toutes les nonnes, il est le plus cruel des hommes. Blessé à mort par son «nourri», dont il a tué la mère, l’impie invoque la pitié du «Glorieux Père et de la douce dame du Ciel». Blessé à mort, le renégat Isembart, que tout le monde méprise, prie avec ferveur sainte Marie Genetrix, la mère de Jésus, l’avocate de tous les criminels repentants.

La grâce et les pardons ne sont pas toujours amenés par des procédés aussi sommaires, par des voies aussi courtes. Dans un beau poème composé par un anonyme d’origine provençale, la route, longue d’une trentaine d’années, est jalonnée de batailles horribles, jonchée de centaines de milliers de cadavres, traversée par des rivières dont les eaux sont rouges du sang versé par des chrétiens. Dieu est absent, ou il ne laisse tomber que des foudres. Charles Martel était retors et félon, Girart de Roussillon avait le droit, mais il eut le tort de faire la guerre à son roi. Il est aussi puissant qu’orgueilleux. Dieu baisse l’orgueil et hausse l’humilité. C’est lorsqu’il est parvenu au fond de l’abîme de ses misères que Girart peut remonter la pente, au prix d’inénarrables douleurs et d’épreuves cruelles. Il devient le saint laïque qui, avec sa femme Berthe, fonde églises et couvents sur les lieux ravagés par sa guerre. C’est lui-même qui tire la leçon de sa parabole: «Comme le dit la loi du Rédempteur, Notre Seigneur laisse monter le pécheur aussi haut que le mont Liban, puis il descend aussi vite qu’un oiseau descend du ciel.»

Saint Guillaume, saint Renaud, le très noble comte Girart, Ogier converti sont célébrés en des Vitae qui exploitent les chansons. Des églises, des abbayes, des fondations pieuses gardent les tombes, les chartes, les reliques des héros. Les moines se seraient-ils annexé les légendes épiques? Il se peut. On ne sait. Les trouvères de tout temps, qu’ils s’appellent Turold ou Molière, prennent leur bien où ils le trouvent, sans trop se soucier du problème historique et de nos transes philologiques. Les auteurs des chansons nous disent parfois que la «geste» se trouve dans tel «brief» ou dans telle armoire, mais ils savent bien que ce n’est pas de la charte et de l’armoire que sortent la poésie et la mélopée de la vielle.

Art et poésie

La structure de la chanson est souple et «ouverte». La trame du récit est faite d’une série d’épisodes, dont la variété et l’agencement plus ou moins solide n’excluent pas la cohérence du plan et l’unité du sujet. La plus grande liberté règne dans la strophe, ou laisse similaire, qui se compose d’un nombre fort variable de vers liés par la même assonance ou par la même rime. Le mètre le plus commun est le décasyllabe, en de rares cas l’octosyllabe ou l’alexandrin. Les répétitions, les reprises, les refrains, les locutions stéréotypées caractérisent en quelque sorte le style épique. De tels procédés, qui débordent trop souvent dans la platitude et dans la prolixité des chansons tardives, gardent leur pouvoir «incantatoire» dans la sobriété des chansons les plus anciennes, qui sont d’ordinaire les plus belles. Il est naturel que ce soit dans celles-ci qu’on cherche la poésie et les faits qui nous permettent de parler d’épopée.

Chefs-d’œuvre ou chefs de file, ces poèmes sont, eux aussi, des remaniements. Ils ont donc subi les outrages du temps, des jongleurs et des scribes, ils ont été décousus et recousus par les chorizontes: il est aisé de retrouver, sous l’apparent désordre, l’unité d’un drame, dont les protagonistes gardent, d’un bout à l’autre de la pièce, leur cohérent caractère et parlent le même langage. Toute remaniée qu’elle est, la version d’Oxford nous livre tout entière l’incomparable grandeur de Charlemagne et de Roland. Remanié ou non, le Girart de Roussillon conserve, en mille épisodes différents, la haute et pathétique noblesse d’un poème sans égal. Il n’y a pas de texte dégradé ou mutilé qui soit parvenu à disperser l’atmosphère tragique de la puissance barbare du Raoul , à séparer le couple très humain de Guillaume et de Guibourc.

Tout genre poétique ne compte que par ses chefs-d’œuvre, tout chef-d’œuvre ne compte que par sa valeur esthétique, qui est toujours le fait indivisible d’un poète. La légion des légendes vient de loin, les vagues souvenirs historiques ont été transmis par n’importe quelle voie, les chants populaires, qui ont toujours existé, se sont perdus à cause de leur indigence, mais la chanson de geste naît de la synthèse de vieux thèmes et des créations nouvelles, qui la datent. Il est permis de croire que l’épopée française, qui ne ressemble à aucune autre, s’est formée et a pris son essor au XIe-XIIe siècle, au temps où la France a connu l’une des périodes les plus riches et les plus fécondes de son histoire et de sa littérature.

4. Un débat qui reste ouvert

La philologie de Wolf, la mystique de Herder et des frères Grimm sont à la base des théories sur les origines populaires et la composition fragmentaire des épopées prétendument primitives. C’est le principe dont s’inspirent les recherches et les thèses de C. Fauriel, de G. Paris, de Léon Gautier. C’est en tablant sur ce principe qu’en 1884 un érudit italien, Pio Rajna, trouve dans les chroniques mérovingiennes les faits et les preuves des origines germaniques de l’épopée française; c’est contre ce principe que, sur la fin du siècle, réagit vivement le savant allemand P. A. Becker, qui voit dans les chansons de geste les œuvres conscientes et cohérentes des poètes du XIe siècle.

C’est le reflux. De 1908 à 1914 paraissent les Légendes épiques de Bédier, dont la finesse et la science se parent de quelques formules aussi séduisantes que célèbres. «Nos poètes n’ont pas combiné des événements historiques mais des thèmes poétiques»; au surplus, le minimum d’histoire qu’ils connaissent, ils n’ont pu l’apprendre que dans les chartes qui se trouvent, avec légendes locales et reliques, dans les églises et les couvents que fréquentaient pèlerins, jongleurs et chevaliers. «Au commencement était la route jalonnée de sanctuaires»; autour du sanctuaire c’est le «cercle» des jongleurs et des clercs, à savoir l’échange et le mélange des fables et des miettes historiques. Mais du moment qu’un «chef-d’œuvre commence à son auteur et finit à lui», Turold est l’auteur unique du Roland. Enfin, si personne ne parle des chants qui errent du VIIIe au XIe siècle, c’est que ces chants n’existaient pas encore. Après quoi, Bédier se refuse à sortir du siècle qui fut le siècle créateur entre tous. Belle et en grande partie juste, sa théorie pâtit cependant des inévitables excès de tout système qui repose sur un axiome. Au fait, l’argument ex silentio ne prouve ni le pour ni le contre, la route est ouverte à tout venant, le cercle ne distingue pas l’avant de l’après. Surtout, il reste à expliquer le fait extraordinaire de ces poètes du XIe siècle, qui se réveillent au XIe seulement, pour visiter les sanctuaires et pour chanter des personnages qui, depuis trois siècles, dorment en chartes et tombeaux.

Le débat rebondit. Lot, le compagnon de Bédier, ramène sur la route l’antique ménestrel et cherche à faire remonter aussi haut que possible les sources du fleuve épique. Au contraire, un disciple de Bédier, Pauphilet, refuse routes et «racontars» et fait sortir la chanson de la tête d’un poète de génie, tandis qu’un historien, R. Fawtier, la fait renaître de la tête ignorante du peuple inspiré. Des érudits (Tavernier, Wilmotte, Curtius, Chiri) trouvent, dans la poésie latine et mediolatine, topoi , sources et technique de la chanson de geste. Le débat sévit. Une nouvelle vague amène à la surface l’ancienne théorie de la genèse lointaine, avec le phalanstère populaire et l’improvisation jongleresque (Menéndez Pidal, R. Louis, Rita Lejeune, Rychner).

Enfin des sceptiques, autrement appelés éclectiques, refusent et concilient les extrêmes. Le débat continue.

Chanson de geste un des poèmes de cet ensemble.

Encyclopédie Universelle. 2012.