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MANICHÉISME
MANICHÉISME

Doctrine et mouvement religieux dont l’origine remonte au IIIe siècle de notre ère, le manichéisme a été longtemps considéré et traité comme une «hérésie» ou une secte chrétienne. En réalité, il est, au sens plein du terme, une religion: une religion de type dualiste et d’essence «gnostique», mais qui, eu égard à son originalité foncière, est inassimilable à toute autre, et qui, en raison de sa cohérence dogmatique, de la rigidité de sa structure et de ses institutions, n’a cessé de garder, tout au long de son histoire, son unité et sa physionomie propres. De surcroît, par son extension, mais surtout par son intention et ses ambitions initiales, le manichéisme mérite d’être compté parmi les religions universelles. Tout autant fait-il partie des religions révélées ou, sous d’autres aspects, des «religions de salut» ou des «religions du Livre». Il est aussi une Église: la constitution qu’il s’est donnée répond à un type «ecclésiastique», et, de fait, il s’est lui-même appelé «la sainte Église» aussi bien que «la sainte Religion».

Pendant longtemps, la connaissance et l’étude du manichéisme n’ont reposé que sur des témoignages indirects, dus généralement à des adversaires, et dont le principal est celui de saint Augustin. À ces sources grecques et latines sont venues s’adjoindre – surtout à partir du XIXe siècle – des sources syriaques (saint Éphrem, en particulier, et Théodore bar K 拏naï), arabes ou persanes (au premier chef, Ibn al-Nad 稜m et al-B 稜r n 稜), pehlevies (D 勒nkart, Škand gum n 稜k vic r ) et arméniennes (Eznik de Kolb). Plus récemment, la situation a été renouvelée par les découvertes successives de documents directement issus du manichéisme: textes ou fragments de textes dits «de Tourfan», rédigés en trois dialectes iraniens (parthe, moyen-perse, sogdien), en ouïghour (vieux-turc), en chinois, et exhumés en très grand nombre, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, dans la région de Tourfan, au nord-ouest du Turkestan chinois, ainsi qu’au Gansu, dans des grottes situées à vingt kilomètres au sud-est de Dunhuang; manuscrit latin, antérieur à 400 et relatif aux rapports entre «élus» et «auditeurs», retrouvé en Algérie, dans des grottes voisines de Tebessa; lot d’ouvrages, ou de débris d’ouvrages, rédigés en copte subakhmîmique provenant de Medînet Mâdi (sud-ouest du Fayoum, Moyenne-Égypte), mais, plus probablement, de la région d’Assiout (Haute-Égypte), comprenant notamment des Homélies , un psautier, un volumineux recueil d’entretiens de Mani intitulé Kephalaia , des Lettres de Mani (aujourd’hui détruites), lot acquis vers 1930 par divers acheteurs, dont les musées nationaux de Berlin et le collectionneur Chester Beatty; codex grec, en format très réduit, mis au jour probablement en Haute-Égypte, entré dans la collection de papyrus de l’université de Cologne (P. Colon. inv. nr. 4780 ) et fournissant sur la jeunesse et la vocation religieuse de Mani des données inédites et précises. La découverte et les premières publications de ces documents – dont l’édition est, au reste, loin d’être achevée – ont, à chaque fois, modifié ou infléchi, dans tel ou tel sens, les conceptions générales que les critiques modernes se sont, tour à tour, faites de l’origine et de la signification foncière du système manichéen.

1. Les origines: la vie de Mani

Le manichéisme tire son nom de celui de son fondateur, Mani, ou Manès, ou aussi Manikhaios, Manichaeus, c’est-à-dire, originellement et en syriaque, Man 稜 ムayy , «Mani le Vivant». Mani est né le 14 avril 216 (8 nisan 527 de l’ère séleucide) en Babylonie, dans un lieu proche de Séleucie-Ktésiphon: d’où l’épithète arabe d’al-B bil 稜yu («le Babylonien») qui lui est attribuée et ses titres de «Messager de Dieu venu en Babylonie», de «Médecin issu du pays de Babel». Sinon par son père, du moins par sa mère, il appartenait, semble-t-il, à une famille princière, apparentée à celle des Arsacides, des souverains parthes alors régnants, mais dont la suprématie allait, neuf ans plus tard, s’écrouler sous les coups du Perse Ardashir et passer aux mains de la dynastie sassanide. Lorsqu’il eut atteint sa quatrième année, son père, P tik, le fit venir auprès de lui dans la Mésène (au sud de la Babylonie) où, à la suite d’une injonction reçue par trois fois d’une voix mystérieuse dans un temple de Ktésiphon et lui ordonnant de s’abstenir du vin, de la nourriture carnée et de tout commerce sexuel, il s’était retiré et adjoint à un groupe de sectaires appelés baptistaï («baptiseurs» ou «baptistes») par les documents grecs et coptes, al-mughtasilah («ceux qui se lavent») par les auteurs arabes, menaqqed 勒 («ceux qui purifient» ou «sont purifiés») et ムall ムew r 勒 («vêtements blancs») dans la tradition syriaque, et identiques, selon un témoignage récemment découvert, non pas à des mandéens, mais à des elkhasaïtes, adeptes de la doctrine répandue dans le «pays des Parthes», vers l’année 100, par le prophète Alkhasaï. S’agissant ainsi de judéo-chrétiens, de chrétiens d’une espèce particulière, qui combinaient avec des traditions et des observances juives certaines théories d’allure plus ou moins «gnostique», mais se réclamaient de l’autorité et des «commandements» de Jésus, une pareille précision est capitale. Il n’est donc plus permis de contester, ni de tenir pour tardif et secondaire, le rôle joué par le facteur chrétien dans la composition du système manichéen. Puisqu’il est sûr que c’est au sein d’une communauté de cette sorte que Mani a, pendant vingt et un ans (de 219-220 à 240), grandi, vécu, formé sa pensée et mûri sa vocation, il apparaît désormais que, par elle, le christianisme – du moins une certaine image du Christ et de l’enseignement évangélique – a dès le départ exercé, sur lui et sur l’élaboration de son futur message, une influence décisive ou, en tout cas, profonde. Mani, au reste, n’a pas manqué de faire siennes nombre de vues empruntées à l’elkhasaïsme.

Toutefois, son attitude envers ses premiers coreligionnaires se modifia peu à peu jusqu’à changer du tout au tout. Si, d’abord et pendant longtemps, il fit preuve à leur égard d’une docilité et d’une fidélité au moins apparentes, il en vint à leur manifester son désaccord et à critiquer certaines de leurs principales pratiques. Entre eux et lui les relations se gâtent. Quelques-uns le tiennent pour un inspiré, mais le plus grand nombre pour un apostat et un dangereux novateur. La tension, qui aboutira à la rupture, est, d’après la tradition, amorcée et accélérée par deux événements: à l’âge de douze ans, très exactement le 7 avril 228 (14 nisan 539 sél.), Mani aurait reçu de l’ange al-Tawm («le Compagnon», «le Jumeau»), de son alter ego céleste, ou de l’Esprit saint, du Paraclet, l’ordre d’abandonner la communauté, sauf à différer son départ en raison de son jeune âge, puis, de nouveau, à vingt-quatre ans, le 23 avril 240 (13 nisan 551 sél.), peu de jours après le couronnement de Sh p r Ier comme corégent d’Ardashir, celui de proclamer tout haut sa doctrine. La seconde de ces «annonciations» marque l’avènement solennel de la nouvelle religion: Mani, en qui l’Esprit saint et la Science totale sont censés s’être alors incarnés, est confirmé dans sa qualité et sa vocation d’Apôtre de la Lumière, d’Illuminateur suprême envoyé par Dieu; le temps est enfin venu pour lui d’entrer en scène, de divulguer et de répandre le message d’espoir et de salut qui lui a été révélé. En vain cependant commencera-t-il par tenter d’opérer des conversions autour de lui. Traduit devant une assemblée de «supérieurs» et de «prêtres», accusé d’avoir dévié de la Loi pour se tourner vers l’«hellénisme», le jeune prophète ne tarde pas à être exclu de la communauté et à se séparer d’elle définitivement. Il la quitte, accompagné de son père et de deux seuls partisans. À ses yeux, le baptisme ne sera plus qu’une fausse religion suscitée par l’esprit d’erreur.

Mani se rend d’abord à Ktésiphon. Il n’y demeure guère et entreprend bientôt un premier voyage missionnaire au nord-ouest de la péninsule indienne, dans le T r n et le Makr n (l’actuel Baluchist n). Il en revient, par mer, au bout de deux ans, après la mort d’Ardashir et au début du règne unique de Sh p r Ier (au printemps 242, vraisemblablement). Une entrevue ménagée entre lui et le nouveau Roi des rois par le plus jeune frère de celui-ci, P 勒r 拏z, a une issue favorable: permission est accordée à la jeune religion d’être librement prêchée dans l’Empire iranien. Bien plus, il semble qu’à l’exemple de certains membres de sa famille Sh p r ait été plus ou moins attiré par la doctrine de Mani ou, en tout cas, qu’il n’ait pas cessé d’être bien disposé à l’égard de celui-ci. Il serait même allé jusqu’à l’admettre dans sa suite, à l’occasion de l’une de ses campagnes contre Rome. Sous son règne, Mani parcourt l’Empire en tous sens, prêchant «la Bonne Nouvelle» en Perside, en Parthie, dans l’Adiabène et dans le B 勒t ‘Arb y 勒, la zone frontière qui s’étendait autour de Nisibe. En même temps, il organise l’envoi de nombreuses missions à l’intérieur du pays et à l’étranger: ainsi, en Égypte, en Margiane et en Bactriane, à Kark de B 勒t Sl 拏kh (Kerkuk), au sud du Petit Zab.

Après la mort de Sh p r et le court règne de son fils et successeur Hormizd Ier (270-271, ou 272-273, ou encore 273-274), la situation change du tout au tout. Bahr m Ier est maintenant sur le trône. Avec lui, le mazdéisme l’emporte et le clergé des mages, qui tend à se constituer en caste hiérarchisée et privilégiée, exerce sur le pouvoir politique une influence de plus en plus prépondérante: l’entreprise novatrice de Mani va se briser contre l’intolérance jalouse des représentants de l’orthodoxie officielle et de leur champion, le magupat Kartir (Kird 勒r). Un dernier voyage de l’Apôtre en Babylonie tourne court. Un obstacle imprévu – sans doute un ordre de police – contraint Mani à retourner sur ses pas et à se rendre à Gund 勒sh hpuhr (B 勒lapat), dans la Susiane, où il arrive un dimanche. Il comparaît presque aussitôt devant Bahr m lui-même. L’accueil que lui réserve le roi est des plus malveillants. Accusé de crime de lèse-religion, Mani est condamné et traîné en prison. S’ouvrent alors, un mercredi, les vingt-six jours d’épreuves dramatiques qui composent la Passion de l’Illuminateur ou – pour user du terme par lequel les manichéens la désignent et qu’ils appliquent à tout martyre pour la foi, quel qu’en soit le mode – sa «crucifixion». Dans sa geôle, Mani est chargé de lourdes chaînes de fer qui lui interdisent tout mouvement. Peu à peu épuisé, et après avoir eu la force d’adresser à son Église un ultime message d’adieu qu’il confie à quelques disciples témoins de son agonie, il succombe un lundi, à la onzième heure. Il avait, dit-on, environ soixante ans. Son corps fut décapité et la tête exposée à l’une des portes de la ville. Le reste du corps paraît avoir été mutilé et jeté à la voirie, non sans que les fidèles aient pu en recueillir quelques parties, distraites et conservées avec d’autres reliques. D’après les versions polémiques qui se sont rapidement formées autour de l’épisode et sont allées se corsant de détails de plus en plus atroces, le cadavre aurait été coupé en deux, ou bien – à moins que ce ne soit Mani tout vif – écorché à l’aide de pointes de roseau. La peau, gonflée d’air, de paille ou par d’autres moyens, se serait longtemps balancée au vent, pendue à une porte de B 勒lapat ou en quelque autre endroit. La chronologie de ces derniers événements prête encore à hésitation: plutôt qu’entre le 19 janvier et le 14 février 276, la «Passion» a dû se dérouler soit entre le 14 février et le 2 mars 274, soit entre le 31 janvier et le 26 février 277.

2. L’expansion du manichéisme

L’histoire du manichéisme ne se comprend bien qu’à condition de tenir compte du caractère et de la portée que Mani a entendu attacher à sa propre Révélation, du but et du rôle qu’il a en conséquence assignés à l’Église fondée par lui. Élargissant et adaptant à son profit une conception vraisemblablement empruntée à l’elkhasaïsme, Mani se donne pour le dernier successeur d’une longue suite de Messagers célestes envoyés l’un après l’autre à l’humanité, et dont, à partir d’Adam, Zoroastre, le Buddha et Jésus sont les principaux. À ce titre, il ne prétend pas être seulement l’incarnation la plus récente du «Vrai Prophète», mais le «Sceau des prophètes», l’Envoyé, le Révélateur suprême. Suprême, parce qu’il constitue l’ultime maillon de cette chaîne d’«Apôtres» successivement apparus tout au long de la durée cosmique et qu’après sa venue le monde, déjà entré dans la douzième et dernière période de son existence, n’a plus qu’à se convertir et à disparaître. Suprême, aussi, parce qu’il s’identifie à l’Illuminateur parfait ou, en termes chrétiens, au Paraclet dont le Christ avait promis l’envoi. Alors que les enseignements de ses prédécesseurs n’étaient que partiels, voilés, obscurs et ont été, en outre, mal compris, défigurés, voire trahis, par les disciples qui les ont rédigés et codifiés, la Connaissance dont Mani dévoile au grand jour tous les secrets, et dont, au surplus, il prend soin de fixer lui-même par écrit le contenu, est censée être l’expression claire, immédiate, totale de la Vérité, la «Gnose» plénière, le Savoir absolu. Par là, outre qu’il inclut en lui l’essentiel des Révélations antérieures et en fournit la clef, le message apporté par l’Envoyé de la Lumière a signification et valeur universelles, et la religion dont il fait le fond, et qui a charge d’en assurer la conservation et la transmission, ne peut être, elle-même, qu’«œcuménique». Du moins Mani estime-t-il que la sienne est destinée à supplanter toutes les autres avant la fin des temps et la juge-t-il capable, en vertu de son évidence et de sa certitude intrinsèques, de gagner à elle le monde entier, de finir par le conquérir et par en devenir l’unique religion. Parce qu’elles ne détenaient qu’une vérité incomplète, les Églises instituées par Zoroastre en Iran, par le Buddha en Orient, par Jésus en Occident, n’ont – constate-t-il – réussi à s’implanter qu’ici ou là, en telle ou telle région distincte et bornée. Dépositaire de la Vérité intégrale, son Église ne doit, au contraire, connaître aucune limite à sa diffusion: «Mon espérance, déclare Mani, ira vers l’Occident et elle ira aussi vers l’Orient, et l’on entendra la voix de son message dans toutes les langues, et on l’annoncera dans toutes les villes. Mon Église est, sur ce point, supérieure aux Églises qui l’ont précédée. Car ces Églises étaient «élues» en des pays particuliers et dans des villes particulières. Mon Église, elle, se répandra dans toutes villes, mon Évangile touchera chaque pays.» Universelle en droit et appelée à le devenir en fait, l’Église manichéenne est ainsi vouée, dès le départ, à un idéal et une tâche missionnaires. La propagande, la conversion de l’univers lui sont un devoir permanent. Prenant à cet égard, comme à bien d’autres, modèle sur Paul, Mani a voulu être avant tout et, par ses voyages incessants, a été «le serviteur de la religion», l’Apôtre itinérant qui lance à travers le monde l’appel de Vie, le cri du Salut, cette invitation à l’Éveil et à la Libération que les meilleurs de ses disciples doivent avoir à cœur de reprendre et de répéter en tout lieu et en tout temps. Ce qu’il prescrit à l’élite de ses fidèles, à chacun de ses «élus», c’est, en principe, d’«errer perpétuellement dans le monde, prêchant la doctrine et guidant les hommes dans la Vérité».

Sans doute les missions que, par suite, l’Église manichéenne n’a pas manqué, autant qu’elle l’a pu, de multiplier et d’étendre, et dont l’histoire se confond en majeure partie avec la sienne, ne sont-elles point parvenues à remplir le programme grandiose qui avait été ainsi tracé. L’expansion du manichéisme n’en a pas moins été considérable, dans l’espace comme dans le temps: durant près de douze cents ans, du IIIe au XVe siècle, la religion de Mani a déployé ses conquêtes, persisté ou suscité des échos sur une large surface du globe, du rivage européen de l’Atlantique aux bords asiatiques du Pacifique.

Les missions au temps de Mani

Les débuts de ce vaste mouvement d’apostolat remontent aux origines mêmes du manichéisme. Dès 240, Mani, s’étant rendu dans les régions adjacentes à la rive droite du bas Indus, y avait notamment converti à sa foi un souverain local, qui voit en lui «le nouveau Buddha». Les traditions bien postérieures, rapportées par les auteurs musulmans, qui le font séjourner dans l’Inde, au Tibet, en Chine, ont certainement quelque chose de fabuleux: elles doivent conserver, démesurément grossi ou mal interprété, le souvenir d’autres voyages à l’est de l’Empire iranien. D’après les Kephalaia , l’Apôtre aurait porté sa prédication aux quatre coins de cet Empire, dessinant ainsi par avance les directions dans lesquelles devait s’engager l’expansion d’une Église appelée à se répandre hors de la Babylonie, son berceau et son foyer central, et à rayonner en tous sens. D’autres notices, trop schématiques pour être tout à fait sûres et qui ne sont pas sans varier dans le détail, montrent Mani assignant à trois de ses disciples immédiats – Add , Thomas et Hermas – l’évangélisation de l’Orient (ou de la Scythie), de l’Égypte et de la Syrie. L’existence de missions organisées, de son vivant, par le Maître lui-même est, en tout cas, bien attestée par divers témoignages d’un meilleur aloi: la mission d’Add et de P teg en Égypte, accomplie entre 244 et 261; celle de ce même Add et de ‘Abz khy dans la province de Beth Garma 稜, en 261-262; celle, enfin, de M r ‘Amm 拏, envoyé, en compagnie d’un prince arsacide, Ardav n, de Holw n à Abharsh hr et à Merw, dans le Khor s n.

L’expansion vers l’Ouest

La dernière de ces missions avait ainsi atteint l’extrémité orientale du territoire sassanide et poussé même jusqu’à l’Oxus (l’actuel Amou-Daria). Toutefois, le principal effort de la jeune Église pour s’étendre au-delà des frontières de l’Empire paraît s’être d’abord porté vers l’Occident, où elle avait motif à espérer trouver auprès des milieux chrétiens un accès plus facile. De fait, le manichéisme s’est rapidement infiltré dans la partie romaine de la Mésopotamie, pour gagner ensuite la Syrie, Palmyre, le nord de l’Arabie et l’Égypte. Dès le milieu du IIIe siècle, des missionnaires, débarqués sur la côte de la mer Rouge, pénètrent en Thébaïde et établissent leur centre de propagande à Hyps 勒l 勒, à sept kilomètres au sud-est de Lycopolis, la moderne Assiût, où, vers cette époque, le néo-platonicien Alexandre de Lycopolis est témoin des venues successives de Papos (P p ), de Thomas et d’autres disciples de Mani. Ils opèrent des conversions jusque dans Alexandrie, et leur succès est si vif qu’il provoque bientôt de violents remous: les autorités ecclésiastiques, voire les philosophes, s’émeuvent et ripostent; en 297, peut-être à la suite d’agitations politiques auxquelles des manichéens auraient pris part, l’empereur Dioclétien adresse d’Alexandrie au proconsul d’Afrique, Julianus, un édit stigmatisant la pernicieuse et monstrueuse nouveauté introduite par la nation perse dans l’Empire romain; il condamnait à la mort et à la confiscation de leurs biens les chefs de la secte. Le manichéisme avait, cependant, trop fortement pris pied dans le pays pour succomber sous ce coup: nombre de chrétiens égyptiens ne pouvaient être que sensibles à une doctrine qui présentait tant d’affinités avec la gnose et avec l’encratisme, et, comme le prouve, entre autres témoignages, la masse considérable des écrits manichéens mis au jour près de Medînet Mâdi et traduits ou adaptés en copte dans la première moitié du IVe siècle, «la sainte Église» a continué pendant longtemps encore d’affirmer sa présence et d’exercer son activité dans toute la vallée du Nil. D’Égypte, la religion manichéenne a dû aisément passer en Afrique du Nord, où il est possible qu’elle ait été importée par l’un des douze apôtres de Mani, Adimantus (Addas). Son adoption par Augustin, «auditeur» de la secte pendant neuf ans environ (de 373 à 382), les controverses engagées plus tard par celui-ci avec Faustus, Fortunatus, Felix, les objections qu’il a prodiguées contre le dogme dualiste et les opinions de ses anciens coreligionnaires, bien d’autres faits encore attestent l’importance qu’elle avait prise à la fin du IVe siècle dans ces régions, en particulier à Carthage; et, alors qu’elle reculait partout ailleurs en Occident, elle s’y maintiendra durant la domination vandale. Entre 754 et 775, «l’Église de la Lumière» aura pour chef suprême, pour im m , un Africain, Ab Hil l al-Dayh r 稜. Augustin et ses compatriotes ont-ils connu un manichéisme d’une espèce particulière, modifié et gauchi dans un sens plus chrétien? Y a-t-il lieu de distinguer un «manichéisme numide»? La question a été récemment mise au point par François Decret (Aspects du manichéisme dans l’Afrique romaine , Paris, 1970). Très tôt, également, la nouvelle religion pénètre en Palestine où, vers 274, un certain Akouas (ou Zakouas) la colporte de Mésopotamie à Éleuthéropolis. Elle se répand vite dans l’Asie Mineure tout entière. Elle ne tarde pas non plus à toucher le monde arabe: elle a déjà, à la fin du IIIe siècle, un protecteur dans la personne du cheik de ネ 稜ra, ‘Amr ibn ‘Ad 稜 (l’Amar 拏 des documents manichéens coptes), un vassal de Bahr m II et de Narsès. On la trouve combattue en Arménie au Ve siècle, mais nul doute qu’elle n’y ait été introduite beaucoup plus tôt. Rome est atteinte au temps du pape Miltiade (311-314) et une inscription de Salone, dédiée à une «vierge manichéenne» originaire de Lydie, montre que, dès le début du IVe siècle, la Dalmatie avait été, elle aussi, l’objet de cette infatigable propagande. C’est sans doute par l’Italie que le manichéisme est parvenu dans le sud de la Gaule. De là, ou de l’Afrique du Nord, il est passé dans la péninsule espagnole. Mais les textes qui signalent sa présence en Aquitaine et dans les cinq provinces ibériques durant la seconde moitié du IVe siècle risquent fort de le confondre avec le priscillianisme.

Il est, d’ailleurs, assez malaisé de suivre – à travers l’innombrable littérature des controversistes, les multiples édits impériaux de proscription, les rares détails concrets fournis par les chroniques, les biographies, les lettres de tel ou tel évêque – les étapes de la propagation du manichéisme en Occident. Il n’en reste pas moins que le IVe siècle marque l’apogée de son expansion dans l’Empire romain: il y est partout combattu et traqué, et donc partout présent et redoutable. Le déclin, toutefois, s’annonce vite. Persécutée par l’Église et par l’État, objet de lois répressives sans cesse renouvelées et aggravées, l’«hérésie» manichéenne semble disparaître à peu près entièrement de l’Europe occidentale vers la fin du Ve siècle et, dans le courant du siècle suivant, des parties orientales de l’Empire. Les mesures énergiques qui furent prises en 445 sur l’initiative du pape Léon le Grand et qui aboutirent à l’expulsion hors de Rome et de l’Italie des communautés dualistes dont quelques membres essaient en vain de trouver refuge en Espagne, la terrible loi édictant contre les sectaires la peine capitale que promulguent en 527 les empereurs Justin et Justinien et qui, implacablement, est mise à exécution par les autorités civiles et ecclésiastiques, inaugurent ici et là l’agonie du mouvement. Si, malgré tout, le manichéisme a pu subsister autrement qu’à titre de fantôme hérésiologique, ce fut sporadiquement et mystérieusement, au sein de faibles groupements isolés et sous des formes secrètes ou larvées, à moins qu’il ne se soit plus ou moins métamorphosé ou que, vulgarisé, réduit à quelques traits élémentaires, il n’ait exercé qu’une influence vague et diffuse. Néanmoins, qu’il s’agisse d’un «cryptomanichéisme», de «néo-manichéisme» ou d’un «manichéisme populaire», il convient de ne pas se cacher tout ce que de semblables dénominations comportent d’hypothèses pour une large part incontrôlables.

En Iran et à l’Est

À l’Est, la religion manichéenne a connu une fortune tout aussi dramatique, mais différente. Elle s’était, du vivant de l’Apôtre, répandue dans les provinces orientales de l’Empire iranien. Au dire d’al-Nad 稜m, dont le témoignage n’est pas exempt d’anachronismes, la persécution qui a provoqué et suivi la mort de Mani aurait même amené un certain nombre d’adhérents de la nouvelle foi à passer en Transoxiane. Il semble cependant que, jusqu’à la chute de l’État sassanide (651), les missions n’aient encore ni dépassé le nord de l’Amou-Daria ni franchi le massif du Pamir. Le Khor s n n’en constituait pas moins un avant-poste solide, fortement organisé autour des deux grands centres d’Abharsh hr et de Merw: là se forme, vers la fin du Ve siècle, semble-t-il, et sous l’impulsion de Mar Sh d 牢rmizd, le parti rigoriste des d 勒n var (d 勒n waryya ), de «ceux qui professent la vraie religion (d 勒n )», dont le «puritanisme» provoquera pendant longtemps un schisme avec l’Église mère de Babylone et à qui était réservée l’œuvre de conversion de l’Asie centrale et de la Chine.

À l’intérieur même de l’Iran, le manichéisme, qui a à Séleucie-Ktésiphon le siège de sa «papauté», parvient à se maintenir, sinon à se développer, durant tout le règne des Sassanides, malgré les persécutions dont il est l’objet, notamment sous Bahr m II, Hormizd II et Sh p r II, et à la faveur des périodes de relative tolérance qui les entrecoupent. Il n’est pas sans influer, dans le dernier quart du Ve siècle, sur la formation du mouvement, à la fois religieux et révolutionnaire, des mazdakites, et certains de ses adeptes paraissent avoir joué çà et là un rôle dans les poursuites contre les communautés chrétiennes. Il voit même, au début du VIIe siècle, son recrutement grossi par l’afflux des fidèles qui, chassés de l’Empire byzantin, se réfugient en Perse. Il n’en demeure pas moins exposé à l’hostilité tenace du mazdéisme officiel qui, longtemps encore après sa propre déchéance, ne cessera de le dénoncer et de le réfuter.

Loin de lui porter un coup fatal, la conquête arabe a eu, au contraire, pour conséquences un renouveau momentané du manichéisme en Babylonie et le retour en Iraq et dans les régions avoisinantes de certains groupes d’émigrés. Une abondante activité littéraire et même les dissentiments qui agitent et divisent alors la «sainte Église», les querelles doctrinales et surtout disciplinaires, marquées de schismes plus ou moins durables, qui, prolongeant la crise provoquée par les d 勒n waryya et un moment dénouée sous le «pontificat» de Mihr (724-738), opposent la faction des miql ルiyya , attestent à leur manière que le VIIIe siècle a été une période florissante pour les manichéens de Mésopotamie, grâce au régime de tolérance et – sous al-Wal 稜d II (743-744) – à la faveur dont ils ont joui durant le khalifat des Omayyades. L’avènement des Abbassides en 775 amène un revirement de la situation. Al-Madh 稜 (775-785) entreprend une politique de controverses théologiques et de persécutions sanglantes que ses successeurs appliqueront avec plus ou moins de rigueur et qui, sous al-Moqtadir (908-932), oblige les manichéens à chercher refuge dans le Khor s n. La dispersion est si grande qu’al-Nad 稜m peut prétendre qu’entre 945-967 et 987-988, dates où il compose son Fihrist al-‘ul m (Catalogue des sciences ), le nombre des adeptes de Mani était, à Bagdad, tombé de trois cents à cinq. Le même auteur, dont le témoignage est confirmé par le ネud d al-‘ lam (écrit en 982) et, quelques années plus tard, par al-B 稜r n 稜, signale à la même époque des groupements de manichéens appelés a face="EU Caron" グ r 稜 dans la banlieue de Samarkand (où le siège de la «papauté», de l’imâmat, trop menacé à Babylone, dut être transféré), dans les villages de la Sogdiane et surtout à Nav 稜kat.

Cependant, depuis le dernier tiers du VIIe siècle, un débouché nouveau s’était ouvert à l’expansion de l’«Église de la Lumière» en direction de l’Extrême-Orient. Ce serait même très précisément en 675 que, d’après un fragment de texte provenant d’Asie centrale, le manichéisme aurait fait en Chine son apparition. La conquête du Turkestan oriental par les Chinois, le rétablissement de la grande route caravanière de K shgar-Kutscha-Karashar, coïncident, en tout cas, avec la première venue à la cour de Chine d’un dignitaire manichéen (694). En 719, un autre dignitaire, versé dans l’astronomie, est envoyé auprès de l’empereur par le vice-roi du Tokharestan, Tesh le Borgne. Une douzaine d’années plus tard, le 16 juillet 731 exactement, sur ordre de l’empereur Xuanzong, est composé par un fuduodan , un «évêque» manichéen, le Catéchisme de la religion du Buddha de Lumière, M ni (Moni guangfo jiao fa yi liüe ), dont le texte a été retrouvé dans les grottes de Dunhuang, sorte de compendium destiné à renseigner les autorités sur les dogmes, les Écritures, la discipline de la secte, mais aussi à la faire agréer officiellement par un adroit mélange de taoïsme, de bouddhisme et de manichéisme authentique et en présentant Laozi et え kya-muni comme des précurseurs ou des avatars antérieurs de Mani. De fait, l’année suivante (732), un édit accorde à la «doctrine de Mo-mo-ni» (M r M ni), tout en la réprouvant en principe, la liberté de culte. La «religion de la Lumière» (mingjiao ) va connaître dès lors une extraordinaire fortune. Déjà, aux environs de 700, semblet-il, des missionnaires sogdiens avaient amorcé l’évangélisation de l’Asie centrale, notamment à l’est de K shgar. Mais il y eut mieux un peu plus tard. Des Turcs septentrionaux, les Ouïghours, fondent à partir de 745 un vaste royaume, qui avait son centre sur les bords de l’Orkhon, dans la Mongolie du Nord, et s’étendait de l’Ili au fleuve Jaune. Un de leurs souverains – sans doute Buqu Q n – s’empare le 20 novembre 762 de Luoyang, qu’il pille et où il rencontre des religieux manichéens qui le convertissent à leur foi. Cette conversion (763) fait du manichéisme la religion officielle de l’État ouïghour, et la protection des qagan oblige l’empereur de Chine à accorder aux manichéens par deux fois, en 768 et en 771, l’autorisation d’établir des «temples» en diverses localités. Par deux fois également, en 806 et en 817, des manichéens sont accrédités comme ambassadeurs auprès de la cour de Chine. La religion dualiste étend ses succès, poussant même – à une date indéterminée, il est vrai, et selon une hypothèse récente – une pointe jusqu’en Sibérie.

Mais, ici encore, le triomphe devait être assez bref. La destruction du royaume ouïghour par les Kirghiz en 840 l’interrompt brutalement. Affaiblis, dispersés, les manichéens subsistent dans les principautés ouïghours formées vers le milieu du IXe siècle, à l’est dans la région de Ganzhou au Gansu, à l’ouest dans le pays de Qotcho (Kara Khodscha), à l’est de Tourfan, et aussi, plus au sud, dans l’oasis de Khotan. Leurs communautés, qui avaient là temples et monastères, sont mentionnées par les auteurs musulmans, notamment lorsqu’ils parlent des Toquz Oghuz: «(Ouïghours des) neuf clans». C’est de ces communautés, de celle de Qotcho en particulier, que proviennent, pour la plupart, les peintures et les textes retrouvés, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, par diverses missions scientifiques, russes et allemandes notamment. Il est probable que le manichéisme s’est maintenu dans le Turkestan chinois jusqu’au commencement du XIIIe siècle, où l’invasion mongole conduite par Gengis Khan a dû lui porter un coup fatal.

Il ne sera pas non plus sans garder quelque vitalité en Chine jusqu’au XIVe siècle. Toutefois, au lendemain même de la ruine de la puissance ouïghour, l’empereur Wuzong l’avait en 843 interdit dans le Royaume du Milieu et persécuté. Les temples furent fermés, leur mobilier et leurs richesses inventoriés et confisqués, les images et les livres qu’ils renfermaient détruits. Ceux des religieux ou des «élus» qui échappèrent aux massacres durent s’exiler. Si la religion de Mani survécut à ces rigueurs, ce fut en marge du taoïsme et du bouddhisme, et en se dissimulant au sein de sociétés secrètes, dont les réunions nocturnes et mystérieuses prêtaient aux pires accusations. On en relève la trace en 920, où les manichéens participent à une agitation politique; vers 1019, où ils essaient d’introduire subrepticement les écrits de leur Maître dans le Canon taoïque . Principalement relégués du XIe au XIIIe siècle dans la région de Fuzhou, au Fujian, ils réapparaissent une dernière fois, à la fin du XIVe siècle, comme adeptes de la «religion du Vénérable de la Lumière», proscrite par un édit impérial de 1370 que confirme le code des Ming. Peut-être ont-ils subsisté au-delà, dans les provinces orientales de la Chine, notamment sur le territoire du bas Yangzi.

Survivances ou rejetons supposés du manichéisme

On estime en général que le manichéisme a survécu à lui-même par le canal ou le truchement de sectes plus ou moins directement issues de lui et que nombre d’historiens s’accordent à nommer «néo-manichéennes» ou, plus prudemment, «néo-dualistes». Épithète contestable, cependant, puisqu’elle suppose résolue une question encore mal débrouillée: si la filiation de certaines de ces sectes de l’une à l’autre paraît à peu près assurée, le rattachement de chacune d’entre elles, ou de leur ancêtre, à la religion authentique de Mani a été et peut être mis en doute. Le fait qu’elles aient été en leur temps expressément tenues pour «manichéennes» et traitées comme telles est loin de constituer une preuve suffisante. Dans le monde byzantin, le mot «manichéen» est d’un usage trop commun, trop automatique et, au reste, trop contradictoire pour n’être pas devenu une étiquette le plus souvent vide de tout sens précis, appliquée à tout mouvement suspect d’hétérodoxie, à toute «hérésie» nouvellement apparue, servant à diffamer un adversaire, faisant – et jusque dans les jeux du cirque – figure d’injure renvoyée d’un parti à l’autre. De même, dans l’Occident médiéval, les hérésiologues, les controversistes, les juges, avaient vite fait d’identifier et de cataloguer sous le nom de manichaei bon nombre de ceux qui, tout en se réclamant d’un idéal de pureté évangélique, exaltaient l’abstinence et la continence jusqu’à condamner la «chair», à rejeter le mariage et à répugner aux aliments gras. Il leur suffisait de recourir, par une sorte de réflexe, aux traités antimanichéens de saint Augustin et, plus immédiatement encore, au long chapitre XLVI de son De haeresibus , pour induire de ces tendances tout un système dualiste identique ou assimilable à celui de Manès et l’imputer aux suspects ou aux accusés.

Le cas du priscillianisme (fin du IVe s.) ne semble pas devoir entrer en ligne de compte. Il serait, en revanche, plus difficile de contester l’affinité avec le manichéisme du mouvement des mazdakites, qui faillit un moment triompher en Iran grâce à l’appui du roi Kav dh (488-531), mais fut, en 529, anéanti dans le sang. Le manichéisme n’a pas été non plus sans exercer quelque influence sur la gnose musulmane et sur certains hétérodoxes du monde islamique, en particulier sur les zan diqa (sing. zind 稜q ). Il est probable que les sectes, successivement apparues, des pauliciens, des bogomiles et des cathares forment les anneaux d’une même chaîne, le paulicianisme ayant engendré le bogomilisme, qui aurait à son tour donné naissance au mouvement cathare ou pris, dans l’Occident médiéval, la forme du catharisme. La deuxième de ces filiations est néanmoins plus solidement établie que la première [cf. BOGOMILES].

3. Les Écritures

Religion œcuménique, missionnaire, de droit et de fait, le manichéisme est, tout aussi fondamentalement, une «religion du Livre ». À certains égards, c’est même parce qu’il repose sur un corps d’Écritures unes et intangibles qu’il se croit en état de promettre à sa propagande un succès universel et définitif. Pour lui, en effet, la raison principale de la rapide décadence des religions qui l’ont précédé gît dans le fait que leurs fondateurs n’ont pas rédigé eux-mêmes les révélations dont ils étaient gratifiés et qu’ils ne communiquaient que par voie orale. Le Buddha, Zoroastre, Jésus n’ont rien écrit. Leur enseignement n’a été codifié que postérieurement et par des disciples qui n’en ont retenu qu’une partie ou en ont imparfaitement saisi le sens, l’ont déformé ou additionné d’éléments étrangers. Les Écritures ainsi transmises ont donné naissance à des interprétations divergentes, donc à des hérésies. Pour garder à jamais son Église de tels risques, en même temps que pour assurer l’unité doctrinale du message que celle-ci avait charge de répandre, Mani, au contraire, a pris soin de consigner, par écrit et de sa propre main, sa Révélation et de canoniser de son vivant les ouvrages où il l’exprimait. L’«Église de la Vérité», où qu’elle se trouve, s’appuie en principe sur un corps de livres canoniques, au contenu fixé une fois pour toutes, que les scribes ont le devoir de copier sans altération, les propagandistes de traduire littéralement, et qui sont censés renfermer en toute clarté et dans toute son ampleur la Science intégrale, totale, enfin, et explicitement révélée par le Maître suprême.

Comme permettent notamment de l’établir les indications concordantes fournies par les documents coptes du Fayoum et par le Compendium de la religion du Buddha de Lumière , M ni (provenant des grottes de Dunhuang), ce canon comprenait sept écrits dus (ou attribués) à Mani, tous originellement composés en syriaque ou en araméen oriental:

– L’Évangile vivant (nommé aussi le Grand Évangile , l’Évangile d’Aleph à Tau ), dont le nombre des chapitres correspond aux vingt-deux lettres de l’alphabet syriaque. Le prologue, dont, grâce aux fragments de Tourfan M 17 et M 172, on ne possédait que des débris, en est aujourd’hui restitué au complet par le codex grec d’Oxyrhynchos dont vient de s’enrichir la collection de papyrus de Cologne. Pour le moment, et en attendant la publication des commentaires et des homélies concernant l’Évangile vivant que paraissent contenir quelques-uns des écrits retrouvés au Fayoum, tout le reste n’est connu que par bribes ou par allusions.

– Le Trésor de vie (ou des vivants , ou Trésor tout court), dont quelques passages sont cités par Augustin, par Évodius d’Uzalum et par al-B 稜r n 稜.

– Le Livre des secrets (ou des mystères ), dont les titres des dix-huit chapitres sont fournis par Ibn al-Nad 稜m et certains extraits par al-B 稜r n 稜.

– La Pragmateia , c’est-à-dire le Traité , probablement un traité de caractère systématique ou scientifique concernant la cosmogonie ou, tout au contraire, selon une interprétation récente, un recueil de récits légendaires.

– Le Livre des géants , recueil de récits légendaires se rapportant aux premiers temps de l’humanité et combinant avec des traditions iraniennes des données empruntées pour la plupart à une version araméenne, plus ou moins particulière, du Livre d’Hénoch , dont certains débris ont été retrouvés à Qumr n. Il y était aussi fait usage, semblet-il, de la source ou de l’une des sources où a puisé de son côté l’Apocalypse d’Adam découverte parmi les écrits gnostiques coptes de Nag Hamm di. Tous les fragments subsistants de l’ouvrage jusqu’ici repérés ont été, ainsi que les témoignages qui le concernent, réunis et publiés par W. B. Henning.

– Les Lettres ou Épîtres , collection des lettres de Mani et aussi de quelques-uns de ses successeurs, dont le Fihrist d’Ibn al-Nad 稜m donne le catalogue et dont il subsiste ici ou là de minces morceaux. L’ouvrage avait été, dans sa version copte, retrouvé parmi les restes de la bibliothèque manichéenne exhumée vers 1930 au Fayoum, mais le volume qui le contenait a été à peu près entièrement détruit en 1945, au cours du bombardement de Berlin. On ne saurait trop en regretter la perte.

– Le Livre des psaumes et prières , qui, semble-t-il, n’aurait compris, outre des prières, que deux hymnes, deux psaumes composés par Mani lui-même.

À cette liste canonique, dont l’ordre varie plus ou moins selon les cas, le Compendium , ou Catéchisme chinois, adjoint un livre qu’il nomme Da men he yi , c’est-à-dire le Dessin des deux grands principes et qui paraît devoir correspondre à l’ouvrage de Mani appelé ailleurs Eikôn (Image ) ou rdhang , Ertenk . Il s’agirait ainsi d’un album de peintures, d’images destinées à illustrer, ou à traduire sous forme sensible à l’usage des illettrés, les points saillants de la doctrine.

Au surplus, les manichéens comptaient au nombre de leurs Écritures sacrées une autre œuvre de leur Maître, la seule que celui-ci eût rédigée en pehlevi du Sud-Ouest ou moyen-perse: le Sh buhrag n , dédié, comme son titre l’indique, à Sh p r (Sapor Ier). Les fragments ou citations qui en ont été conservés par certains textes de Tourfan et par des auteurs arabes ou persans (al-B 稜r n 稜, en particulier) montrent qu’il portait sur des sujets de cosmologie, d’anthropologie, d’eschatologie. Une édition de ce qui subsiste de l’ouvrage, augmentée de fragments nouveaux, a été donnée par D. N. MacKenzie dans le Bulletin of the School of Oriental and African Studies .

Les mentions faites par les écrivains musulmans d’autres écrits de Mani, tels que les Préceptes pour les auditeurs et les élus , le Soleil de la certitude et du fondement , le Livre de la direction et de la conduite , restent pour nous obscures ou énigmatiques. De même, on ne sait pas à quoi il convient d’identifier l’Épître du fondement , largement citée par Augustin. Le plus volumineux des ouvrages exhumés au Fayoum – les Kephalaia («chapitres » ou «points principaux, capitaux de la doctrine du Maître») – est parfois rangé dans certains canons, et il est censé reproduire des entretiens de l’Apôtre, de l’Illuminateur, avec ses disciples. Il faut y voir, en fait, l’œuvre d’un épigone, et tout n’y est pas écho fidèle de l’enseignement même de Mani.

4. La doctrine

Le manichéisme est une gnose, une variété particulièrement intéressante et typique du gnosticisme, ou encore une gnose élargie aux proportions grandioses d’une religion nouvelle. Comme toute gnose, il est essentiellement fondé sur une «connaissance» qui apporte avec elle-même le salut, sauve par elle-même, du fait qu’en révélant à l’homme son origine, ce qu’il était et où il était avant d’être «jeté» dans le monde, elle le rend conscient de ce qu’il est en sa réalité propre, lui explique sa condition présente et comment s’en libérer, tout aussi bien qu’elle l’assure de ce qu’il sera, de ce qu’il est appelé à redevenir: connaissance qui est, au premier chef, connaissance simultanée de soi en Dieu et de Dieu en soi et qui prétend à être Savoir absolu, Science totale et même, dans le cas présent, fondée sur l’évidence et la raison. En fait, cette gnose s’exprime sous une forme mythique; plus exactement, cette science se résout en mythe. Un mythe gigantesque, déroutant au premier abord, s’offrant sous les apparences d’une construction compliquée, baroque, que Mani lui-même et les scolastiques postérieures ont surchargée d’épisodes divers, de personnages nombreux, de détails minutieux, et disposée selon des ordonnances symétriques reliées entre elles par des correspondances plus ou moins artificielles. Cependant, tout au long du mythe manichéen, on n’aura jamais affaire qu’à un même héros et à une même situation toujours répétée: l’Âme déchue dans la Matière et délivrée par son noûs , par l’Intelligence ou la Connaissance. Les acteurs aux noms multiples qui interviennent dans la cosmogonie et la sotériologie ne sont, au fond, pour la plupart, que les aspects successifs d’une même entité ou les fonctions hypostasiées de l’activité divine. Partout et toujours, il s’agit de la même substance lumineuse et spirituelle à sauver et se sauvant elle-même, de Dieu tout ensemble sauveur et sauvé.

D’autre part, les grandes lignes et l’articulation générale du mythe apparaissent fort simples quand on y voit la projection de l’expérience du gnostique, dont la situation actuelle est éprouvée comme mauvaise parce qu’elle est «mélange», mixture provisoire et anormale d’Esprit et de Matière, de Bien et de Mal, de Lumière et de Ténèbres. Cet amalgame monstrueux est donc celui de deux substances hétérogènes et, en soi, contraires l’une à l’autre. En outre, si ce mélange, comme la situation humaine, est une déchéance et le fruit d’une chute, il suppose un état antérieur, originel, où les deux substances qui le composent étaient, au contraire, séparées et indépendantes. De même, la délivrance de ce mélange, le Salut, impliquera une rupture complète entre les deux substances, une séparation radicale qui ramènera Esprit et Matière, Bien et Mal, Lumière et Ténèbres à leur état primitif de distinction absolue. Le mythe se déroule donc en trois phases: un «moment antérieur» ou «passé», où il y avait disjonction, dualité parfaite des deux substances; un «moment médian» ou «présent», où s’est produit et dure le mélange; un «moment futur» ou «final», où la division primordiale sera rétablie. Adhérer au manichéisme n’est pas autre chose que professer cette double doctrine des «deux principes» ou des «deux racines» et des «trois temps» ou des «trois moments» (initium , medium , finis , chez Augustin).

Au début, coexistant à part, deux natures ou substances antagonistes, l’une absolument bonne, l’autre radicalement mauvaise, la Lumière et l’Obscurité, Dieu et la Matière, l’une et l’autre inengendrées, éternelles, et s’équivalant, chacune d’elles vivant dans une région séparée: le royaume de Dieu au nord, le royaume du Mal au sud. L’un a à sa tête le «Père de la Grandeur», assimilé, en terrain chrétien, à Dieu le Père et, ailleurs, au Zurv n mazdéen; l’autre, le «Prince des Ténèbres» (le Diable du christianisme, l’Ahriman iranien). Le premier, imaginé comme une «Terre de Lumière» qu’entoure un éther resplendissant, est fait de cinq «demeures» ou «membres» de Dieu (Intelligence, Raison, Pensée, Réflexion, Volonté) et peuplé d’innombrables «éons». Symétriquement, le second est constitué par cinq «gouffres» superposés (de haut en bas, les mondes de la Fumée ou du Brouillard, du Feu dévorant, de l’Air ou du Vent destructeur, de l’Eau ou de la Boue, et des Ténèbres), auxquels président cinq chefs ou «archontes» aux formes monstrueuses – bestiales ou démoniaques – et où grouillent cinq espèces différentes d’êtres infernaux. Tout est ici désordre, stupidité, abomination, puanteur; là, paix, intelligence, pureté, suavité. Le royaume de la Lumière s’étend à l’infini en direction du nord, de l’est et de l’ouest; celui des Ténèbres en direction du sud, tous deux se bloquant et se limitant réciproquement à leur rencontre et l’Obscurité étant enfoncée «comme un coin» dans la Lumière qui l’enserre de trois côtés.

Le moment médian s’ouvre sur une catastrophe. L’Obscurité tente d’envahir le royaume de la Lumière. Dieu décide alors de combattre «par lui-même», au moyen de sa propre âme, personnifiée par son fils, qu’il fait émaner de lui ou, en langage manichéen, qu’il «évoque» par l’intermédiaire de la «Mère de Vie»: l’«Homme primordial» (face="EU Upmacr" 牢hrmizd, dans des transpositions iraniennes). Avec ses cinq fils (les cinq éléments lumineux ou z 稜w n 勒 : l’Air, le Vent, la Lumière, l’Eau et le Feu) qui forment son «armure», ou son «âme», l’Homme primordial descend à la frontière; il y est vaincu, précipité dans l’abîme infernal, et ses fils sont dévorés et engloutis par les démons. De la sorte, une portion de la substance lumineuse, une partie de l’âme divine et «vivante» est mélangée et asservie à la substance obscure de la Matière. C’est à la dégager et à la libérer que Dieu va désormais s’employer.

Le premier Salut à opérer est celui de l’Homme primordial lui-même. À cet effet, le Père de la Grandeur procède à une deuxième émanation, qui comprend, évoqués l’un à la suite de l’autre: l’«Ami des Lumières», le «Grand B n» (le «Grand Architecte») et l’«Esprit vivant». Accompagné de ses cinq fils (l’«Ornement de la Splendeur», le «Roi d’Honneur», «Adamas-Lumière», le «Roi de Gloire», l’«Omophore» ou le «Porteur»), l’Esprit vivant se rend à la frontière de la région des Ténèbres et lance un cri perçant, prototype de l’Appel au Salut, qui trouve écho dans la Réponse ardente, confiante, de l’homme déchu. Appel et Réponse deviennent deux hypostases divines: Xr 拏shtag et Padv xtag en pehlevi. L’Esprit vivant descend à nouveau, ainsi que la Mère de Vie, mais, cette fois, jusqu’à l’intérieur des Ténèbres. Il tend sa main droite à l’Homme primordial, qui la saisit (cette poignée de main deviendra dans l’Église manichéenne un geste rituel et symbolique) et hisse le captif hors de l’Obscurité. Celui-ci regagne en triomphe le Paradis des Lumières, sa patrie céleste. Premier être déchu, il est ainsi le premier être sauvé, modèle de notre abaissement et de nos épreuves, mais aussi de notre Salut.

Il a toutefois laissé derrière lui son âme dans les Ténèbres. Pour la sauver, Dieu va organiser le monde visible. L’ouvrier principal de l’entreprise est ici encore l’Esprit vivant (le «Démiurge» des sources grecques). Avec l’aide de ses cinq fils, il châtie les archontes démoniaques, fait les cieux de leurs peaux écorchées, les montagnes de leurs os, la terre de leur chair et de leurs excréments, bâtit un univers fait de dix firmaments et de huit terres. Il constitue en trois lots la substance lumineuse mélangée à la Matière: celle qui n’a pas souffert d’un tel contact forme le Soleil et la Lune; la partie que la combinaison n’a affectée que médiocrement donne naissance aux étoiles; reste une troisième masse, dont le dégagement demandera plus d’artifice et de temps.

Ce sera plus spécialement l’œuvre d’entités issues d’une troisième évocation et dont la principale est le «Troisième Envoyé» (quelquefois appelé Mithra). Le Tertius Legatus sauve le monde dans la mesure où il achève de l’organiser en machine à puiser, raffiner et sublimer la Lumière enfouie dans l’Obscurité, à opérer le «rassemblement» de l’«Âme vivante», le restitution de ses «membres» épars à leur source originelle. Les rouages de la machine cosmique sont les «roues» du Vent, de l’Eau et du Feu, surtout le Soleil et la Lune. La première quinzaine du mois, la substance libérée – toutes ces parcelles lumineuses qui sont des âmes – monte par la «Colonne de Gloire» jusqu’à la Lune qui, gonflée de cette charge, devient Pleine Lune. La dernière quinzaine du mois, elle est «transférée» ou «transvasée» de la Lune au Soleil, d’où elle est enfin rendue à sa Patrie céleste. Mais le troisième Envoyé met aussi en œuvre des moyens moins mécaniques. Dans sa nudité radieuse, et comme «Vierge de Lumière», il apparaît dans le Soleil, tantôt sous forme féminine aux archontes mâles, tantôt sous forme masculine aux démons femelles. Il provoque ainsi leur désir et les fait répandre, avec leur semence, la lumière qu’ils avaient engloutie. Leur «péché» tombe sur la terre. De la partie humide, il fait naître un monstre marin, qu’Adamas-Lumière transperce de sa lance; de la partie sèche, il fait germer cinq arbres, d’où sortiront tous les végétaux. De leur côté, les diablesses, écœurées par la rotation du cercle zodiacal où elles ont été liées, accouchent d’«avortons» qui, projetés à terre, dévorent les bourgeons des arbres, s’assimilent de la sorte la semence et la lumière dégorgées et, saisis de concupiscence, s’unissent entre eux afin de faire pulluler leur descendance démoniaque. La part de la substance lumineuse qui reste encore à sauver est ainsi rassemblée sur la terre, mais éparpillée et emprisonnée dans la pulpe des plantes et le corps des démons.

Elle court un danger plus grave encore. L’apparition du Troisième Envoyé a fait craindre à la Matière – personnifiée en z , la «Concupiscence» – que sa proie ne finisse par lui échapper et que la vie qu’elle s’est assimilée ne s’épuise. Elle projette de concentrer la majeure partie de la substance divine qu’elle détient encore dans le corps de deux êtres qui, asservis à son dessein par le désir sexuel, en prolongeront indéfiniment la captivité. À cette fin, deux grands démons, l’un mâle, l’autre femelle, Ashqal n et Namr ël, après avoir dévoré toute la progéniture diabolique, s’accouplent et engendrent Adam et Ève (G 勒hmurd et Murdy nag, dans certains textes d’Asie centrale). Toutefois, Adam est délivré de l’inconscience bestiale où une telle origine l’avait d’abord plongé, grâce à un Sauveur, à un «Fils de Dieu» (tantôt l’Homme primordial, tantôt Yish 拏‘ Z 稜w , «Jésus la Splendeur») qui le réveille, lui ouvre les yeux et lui fait reconnaître l’origine divine de son âme. L’épisode, parallèle à celui de la salvation de l’Homme primordial, est conçu en exemple typique de Salut obtenu par la gnose. Malheureusement, la descendance d’Adam, marquée dans sa chair par le stigmate démoniaque de la concupiscence, n’en continue pas moins à s’accoupler et à procréer, complice du plan de la Matière. Sauf pour ceux qui pratiquent une absolue continence, le honteux et douloureux emprisonnement successif dans les ténèbres des corps infligé aux âmes lumineuses ne cessera qu’à la fin des temps, à la veille des jours qui inaugureront le troisième moment du mythe. Alors, après une période de calamités apocalyptiques (la «Grande Guerre») et un Jugement dernier, le globe terrestre s’embrasera pendant mille quatre cent soixante-huit ans; les dernières parcelles de Lumière qui pourront encore être sauvées remonteront au ciel, agglomérées en forme de «statue»; le monde visible sera anéanti et la Matière, avec ses démons, enfermée dans une immense fosse. L’absolue séparation de la Lumière et des Ténèbres sera définitivement rétablie.

Il résulte de cette cosmogonie que, par la partie supérieure de notre ère, par notre âme, notre «intelligence», notre «moi propre» ou «vivant», nous sommes consubstantiels à Dieu. Le Salut consistera à reprendre, par la gnose (singulièrement par la révélation dispensée par Mani et son Église), conscience de nous-mêmes et de ce lien connaturel, à dégager notre moi authentique de l’oubli, de l’inconscience, de l’ignorance où l’enfouit son mélange avec le corps, et à maintenir notre âme dans cet état de lucidité et de parfait détachement. En conséquence, nous remonterons, à notre mort, au Paradis originel de la Lumière pour y connaître la paix du Nirv ユa . Si, au contraire, nous persistons à maintenir notre âme dans l’impureté de la chair et l’esclavage des appétits matériels, nous nous condamnerons à renaître, à subir le «transvasement» dans une suite de corps. D’autre part, il nous faut éviter de souiller et de compromettre, au contact de la Matière mauvaise, cette pureté retrouvée; il faut aussi nous garder d’attenter à la Vie divine présente et souffrante dans tout ce qui nous entoure. Dans ce monde mêlé, en effet, tout est plein d’âmes: les éléments, les choses, les plantes, aussi bien que les animaux et les hommes. L’univers est une «Croix», la «Croix de Lumière», sur laquelle la Lumière, l’«Âme vivante» – les manichéens africains diront: le Jesus patibilis – subit une longue et douloureuse passion. Tout acte de violence contre les choses et les êtres constitue par là un péché et un crime. Se détacher du monde, «renoncer» à lui, s’abstenir, tels seront donc les mots d’ordre de l’éthique manichéenne. Ne pas forniquer, ne pas procréer, ne pas posséder, ne pas cultiver ou récolter, ne pas tuer, ne pas manger de la viande ni boire du vin, etc., – car ce serait là se souiller et attenter à la Croix de Lumière –, voilà ce que, notamment, à côté de commandements purement moraux, prescrit en principe la règle dite «des trois sceaux», qui vise les péchés susceptibles d’être commis, «en pensée, en paroles, en actions», par la «bouche», par la «main», par le «sein».

5. La communauté manichéenne

Comme ces prescriptions ne peuvent être observées à la lettre et dans la même mesure par tous, le manichéisme n’en exige la pratique rigoureuse que des meilleurs de ses fidèles. Force lui a été d’en venir à codifier une sorte de «double morale», à édicter deux régimes distincts d’observances et de règles de conduite, l’un relâché, qu’il concède par pure tolérance aux plus faibles, aux plus imparfaits de ses adeptes (ici désignés par le nom d’«auditeurs» ou de «catéchumènes»), l’autre strict, qu’il réserve à une élite, à ceux d’entre eux qui, appelés aussi «parfaits» ou «saints», appartiennent à la classe supérieure des «élus». Les auditeurs sont simplement tenus à se conformer à un «décalogue», à un code de dix commandements, qui leur est spécialement approprié: ne pas se livrer à l’idolâtrie ou à la magie, ne pas mentir, ne pas se montrer avare, ne pas tuer, ne pas commettre d’adultère, ne pas faire preuve de duplicité ni de mollesse, ne pas négliger les exercices de piété. À part cela, il leur est permis de s’adonner à toutes sortes d’activités profanes; ils sont libres de posséder, de bâtir, de semer, de récolter, d’être agriculteurs, artisans ou commerçants, de manger de la viande et de boire du vin, de se marier ou de vivre avec une concubine, d’avoir des enfants. Sans doute certaines de ces actions sont-elles susceptibles d’être, en un sens, tenues pour des œuvres pies, dans la mesure où elles tournent à l’avantage de l’Église, où elles tendent à fournir, selon le terme manichéen, des «aumônes» destinées aux élus, la maison édifiée se prêtant à servir de lieu du culte, le pain récolté et confectionné, la nourriture préparée pouvant contribuer à alimenter les saints, l’enfant engendré permettant de grossir un jour le nombre des recrues, et ainsi de suite. Il n’en reste pas moins que de pareils actes sont en soi autant de péchés – ou, tout au moins, d’attentats contre la Vie – et de souillures, qui enlèvent à l’auditeur tout espoir d’être sauvé dès la fin de son existence actuelle. Considérés comme de «bonnes œuvres» et momentanément pardonnés, ils ne peuvent que lui assurer la chance de renaître plus tard dans le corps d’un élu. Pour les parfaits, au contraire, les interdits ascétiques sont absolus. Tout achat, toute richesse, toute possession, la moindre occupation mondaine sont, dans leur cas, condamnés. Ils n’ont droit qu’à un repas par jour et à un seul vêtement pour l’année; leurs jeûnes sont rudes, longs et fréquents. Outre cinq commandements particuliers, la règle des Trois Sceaux est imposée à l’élu dans toute sa rigueur: il doit sans défaillance ni exception se conformer au «sceau de la bouche», c’est-à-dire s’abstenir de la nourriture carnée, du sang, du vin, de toute boisson fermentée, comme de toute parole blasphématoire; obéir au «sceau de la main», c’est-à-dire ne commettre aucune action, ne faire (à moins de l’accomplir pour le bien de l’Église et en vue de l’apostolat) aucun geste capable de léser en quoi que ce soit la Croix de Lumière; observer le «sceau du sein», c’est-à-dire garder la continence la plus sévère, éviter tout contact ou tout commerce charnel, s’interdire de procréer.

L’élu serait ainsi à peu près entièrement détaché du «monde» et, par là, du Mal, s’il ne lui était pas, en fait, nécessaire de se nourrir ou, pour prendre les choses de plus haut, s’il n’avait pas pour devoir de se sustenter et de persévérer à vivre dans le monde afin d’y prêcher la bonne doctrine et d’y mener, de toutes ses forces, le combat contre le Mal. Pareille obligation pose un problème, apparemment insoluble en principe, mais que résout une certaine casuistique. On distingue, d’abord, entre aliments prohibés et aliments licites, ces derniers étant choisis parmi les fruits et les légumes qui passent pour renfermer le plus de particules lumineuses (melons, concombres, olives, etc.), tandis que l’eau et les jus de fruits constituent (à certaines doses) la boisson; en deuxième lieu, ce n’est pas le parfait qui rassemble ou prépare les aliments de son repas: cultiver, cueillir, moudre ou presser, faire cuire, ces péchés sont pris à leur charge par les catéchumènes qui, seuls, peuvent et doivent apporter sa pitance à l’élu. Celui-ci, selon un cérémonial bien réglé, commence, en quelques formules rituelles, par maudire le porteur lorsqu’il se présente, dégage expressément sa responsabilité en attestant qu’il n’a pris aucune part à la série de crimes qui ont abouti à la confection du pain ou du plat offert, puis, néanmoins, absout le coupable qui est en même temps son bienfaiteur, et dont, au bout du compte, il accepte et, parmi des invocations et des prières, absorbe les dons. Enfin, l’élu est censé posséder le pouvoir, soit d’agglutiner à sa propre substance lumineuse les parcelles de lumière recelées dans l’aliment ingéré et, par là même, de leur assurer à sa mort le retour à la masse primitive, soit de purifier et de libérer immédiatement ces parcelles par sa digestion même, assimilée à une sorte d’opération alchimique: c’est le «Salut par le ventre» ou «par l’estomac» dont se gaussait si fort saint Augustin, une fois converti au catholicisme.

L’organisation de la communauté

L’Église manichéenne, chacune des communautés qui la composent, comprend des membres de deux sortes, massivement groupés et divisés en deux classes, dont l’une – la plus nombreuse, celle des «auditeurs» ou catéchumènes – est ordonnée et subordonnée à l’autre, celle des «élus». D’un côté, le commun des fidèles ordinaires, le vulgaire; de l’autre, une «élite». En haut, des saints, revêtus d’un caractère quasi sacré; en bas, des pécheurs ou, tout au moins, des profanes, des laïcs encore dépendants du monde et de ses tentations. Ainsi les élus s’opposent-ils aux auditeurs comme des grands à des petits, des forts à des faibles, des parfaits à des imparfaits, des spirituels accomplis à des novices. En gros, pareille distinction revient à celles qu’établissaient les gnostiques entre «pneumatiques» et «psychiques», les cathares médiévaux entre perfecti et credentes , ou, plus spécialement, les valentiniens et les naassènes entre l’«Église élue» et l’«Église appelée». Les élus manichéens, comme les pneumatiques, sont des parfaits, en pleine possession de l’Esprit et de la Connaissance; en eux s’incarne l’«Église spirituelle», celle de l’«Élection»; les auditeurs, de même que les psychiques, sont eux des «croyants», imparfaitement instruits et n’avançant que progressivement et à des degrés divers dans la voie de la perfection, de simples «fidèles», avant tout tenus à observer une bonne conduite et à pratiquer une morale d’œuvres, des «appelés», invités à devenir eux-mêmes parfaits ou à se perfectionner, incités à avoir souci de leur salut et constituant, de leur côté, l’«Église psychique», l’Église de l’Âme ou des âmes, qui est aussi celle de la «Vocation».

Vocation et Élection répondent ainsi à deux aspects distincts et hiérarchisés, mais solidaires, d’une même Église. D’une Église qui, se qualifiant elle-même de sainte et se donnant tout aussi bien le nom de Justice, entend être au premier chef une société de saints, une congrégation de justes, de purs, de parfaits, une communauté strictement spirituelle, invisiblement régie par l’Esprit (l’«Intellect» ou «Noûs- Lumière» des manichéens occidentaux) et image terrestre du Royaume divin et des êtres de Lumière qui le peuplent. Cependant, l’Église manichéenne n’est pas essentiellement – encore moins exclusivement – celle de l’Élection. Il faut éviter d’exagérer l’écart qui sépare élus et auditeurs. Outre qu’à leur «entrée en religion», au moment de leur admission, ceux-ci sont censés avoir reçu, eux aussi, «la foi et la gnose», les auditeurs sont, en commun avec les élus, reconnus par l’Église pour véritables fidèles et, comme eux, en font partie intégrante. Mais c’est à travers les élus, grâce aux contacts et aux relations concrètes créés et entretenus avec eux par leurs «aumônes», par les «services» qu’ils leur rendent, l’assistance qu’ils leur prêtent, que, tout en s’acquérant des mérites et en s’édifiant, les auditeurs nouent et fortifient les liens qui les rattachent au corps de l’Église.

Vue sous ce jour, la structure de l’Église manichéenne répond peu ou prou au type d’organisation des sociétés religieuses qu’il est convenu d’appeler «charismatique». L’idéal qui l’inspire est celui d’une communauté de purs Spirituels dotés des grâces et des pouvoirs qu’est ici censée procurer la gnose et appelés à en dispenser le bénéfice à leur entourage; la division qu’elle établit parmi les adeptes aboutit à les répartir en deux classes, selon qu’ils sont capables ou dignes de recevoir en tout ou en partie les dons de la Grâce et de l’Esprit, les uns les ayant acquis et les possédant en plénitude, les autres aspirant à y avoir part ou n’en ayant que les prémices.

Avec ce mode d’organisation, un autre, toutefois, coexiste, plus compliqué et de type nettement institutionnel. La distinction entre auditeurs et élus, la subordination des premiers aux seconds y sont bien maintenues, mais les uns et les autres n’y figurent plus qu’aux deux derniers rangs d’une hiérarchie qui s’échelonne alors sur cinq degrés. En d’autres termes, aux deux classes du système précédent s’en ajoutent, par superposition, trois autres, ou, plus exactement, à un ordre qui n’en comprenait que deux s’en substitue un autre qui en embrasse cinq, c’est-à-dire, en commençant par la plus haute: celle des «maîtres», dont le nombre est en théorie limité à douze; celle des «évêques», nommés aussi surveillants, serviteurs, diacres (soixante-douze); celle des «prêtres» (trois cent soixante); celle des «élus» et des «élues», ou des justes, des véridiques; celle des «auditeurs» et «auditrices», des catéchumènes – le tout ayant à sa tête un «chef» unique, qui fait en quelque sorte figure de pontife suprême de la «sainte Religion». Encore y aurait-il lieu de faire, à l’intérieur de ce cadre, leur part à des catégories plus spéciales de fidèles porteurs de titres particuliers traduisant leur qualité ou leurs fonctions propres: chef des prières ou des hymnes, chef de la doctrine religieuse, préposé aux fondations pieuses, vierge, continent, prédicateur, scribe, chantre, lecteur, etc. Le manichéisme s’est ainsi effectivement constitué en corps ecclésiastique solidement unifié, centralisé et hiérarchisé; il l’a fait délibérément et, dès l’origine, convaincu que, comme le déclarait son fondateur, cette «bonne organisation» était l’une de ses caractéristiques majeures, la marque de sa supériorité sur les autres religions, la condition sine qua non de sa perpétuité. La centralisation est poussée à l’extrême. Successeur légitime et représentant terrestre de Mani, le chef, le «souverain pontife», le «Maître des maîtres», concentre en sa personne tout le pouvoir spirituel, passe pour diriger et gouverner l’Église, veillant au maintien et à la transmission de ses dogmes, de sa discipline, de sa tradition, en garantissant l’orthodoxie. Trait plus significatif encore: il lui est interdit d’avoir un siège ailleurs qu’à «Babylone» (en fait, à al-Madaïn, à Séleucie-Ktésiphon), c’est-à-dire, estime-t-on, au centre du monde.

Ce second mode d’organisation, de type ecclésiastique, autoritaire, jure en un sens avec le premier, plus conforme à la nature et aux tendances profondes de cette gnose qu’est le manichéisme. De fait, il contraste avec celui qu’adoptaient pour leur part les sectes proprement gnostiques et qui aboutissait à la formation de groupements plus ou moins anarchiques, de cercles, plus ou moins fermés et secrets, d’initiés peu soucieux de s’imposer une discipline et un dogme communs, portés, par un individualisme foncier, à interpréter, chacun à sa guise, doctrines et traditions, tendant à ramener le salut, la «régénération», à une opération purement intérieure, et allant jusqu’à nier la nécessité du rite, à rejeter tout culte extérieur ou collectif. Aussi bien est-ce sur la structure et les institutions de l’Église chrétienne que le manichéisme paraît avoir, pour une large part, calqué les siennes.

Le culte et les rites

Le manichéisme représente donc une Église organique et, à ce titre, dotée d’un appareil liturgique. Les manichéens ont eu leurs lieux de réunion et de culte, lorsqu’ils l’ont pu, ou que permission leur en a été donnée. Ils semblent avoir disposé au moins de deux sortes d’édifices: les «temples», ou monastères proprement dits, et ce que les documents chinois appellent les «demeures extérieures» (waizhai ), c’est-à-dire, peut-être, les logis particuliers des auditeurs, mais où les élus pouvaient trouver gîte ou asile.

Outre qu’il s’y trouvait des meubles et d’autres objets à usage cultuel, la salle principale était ornée de peintures et renfermait des «images», notamment celle de Mani, proposée à la vénération des fidèles. Emploi était fait de bannières, de parfums ou de mélanges aromatiques, et, surtout, de la musique dont, en raison de l’origine céleste et du caractère quasi immatériel qui lui étaient attribués, l’exécution était tenue pour capable d’exalter l’âme et de contribuer à la purifier. Le chant des hymnes, qu’elle accompagnait en bien des cas, passait pour avoir un effet semblable et jouait, de même, un rôle de premier plan. Expression de la foi et de la piété, il était inséparable de tous les actes, réguliers ou solennels, de la liturgie.

Les manichéens ne connaissaient ni ne pratiquaient un baptême administré, comme l’est le sacrement chrétien, à l’aide de l’eau. Ils déniaient à ce dernier toute efficacité et le rejetaient. Ils faisaient bien usage d’ablutions, mais celles-ci, outre que des liquides autres que l’eau courante pouvaient y être employés, n’équivalaient pas à un rite baptismal. Certaines raisons militent en faveur de l’existence d’un «baptême d’huile», c’est-à-dire conféré au moyen d’huile ou de chrême, sous forme d’onction. Néanmoins, aucune mention de ce genre ne se retrouvant dans les textes directement émanés de milieux manichéens et concernant le «sceau» ou l’admission des néophytes au sein de l’Église, on est conduit tout au plus à conclure à la présence, parmi les pratiques particulières à telle ou telle communauté manichéenne (en Occident, du moins, et à certaines époques), d’un rite de «chrismation», assimilable ou assimilé soit par les fidèles eux-mêmes, soit par leurs adversaires ou les témoins extérieurs, au baptême chrétien.

Tout ce qui a été avancé au sujet de l’existence d’un sacrement manichéen à signification «eucharistique» et, bien souvent, décrit par les adversaires comme une communion sous des espèces obscènes ou abominables se rapporte en fait au rite, quotidien ou solennel, que constituaient les repas individuels ou collectifs des élus. Ces repas revêtaient en effet, par eux-mêmes, un caractère sacré. Ils répondaient à autant d’actes graves et d’une extrême conséquence, l’élu passant pour capable, selon qu’il était lui-même en état de pureté ou de péché, soit de libérer et de sauver, soit de léser dangereusement les parcelles d’âme vivante contenues dans les nourritures qu’il absorbait; il était appelé de la sorte à jouer le rôle de sauveur de Dieu, ou du Christ (salvator Dei, salvator Christi ), comme va jusqu’à dire Augustin (Enarr. in Psalm. CXL, 12), faisant par là figure d’agent d’une opération sanctifiante et rédemptrice de la plus haute portée.

Le mobilier liturgique des églises comprenait une table, dite table de sanctification, table des bénis, table des dieux, ou encore «table de l’Ami lumineux»: les élus devaient apparemment se réunir autour d’elle en certaines circonstances pour y célébrer un repas dont la nature et la fonction rituelles se confirment ainsi. Avec lui il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une eucharistie ou d’une communion au sens plénier du terme. Toutefois, il reste vrai que, par quelques-uns de ses aspects, chez les témoins extérieurs plus ou moins bien informés, et même au sein de certaines communautés manichéennes, le rite était susceptible de recevoir – et a parfois effectivement reçu – une interprétation eucharistique qui tendait à le rapprocher du sacrement de l’Église chrétienne.

Les prescriptions concernant la prière variaient en rigueur selon les cas. Chaque jour, les élus étaient tenus d’en prononcer sept, les auditeurs quatre seulement. Après une ablution préliminaire, le manichéen se tournait, debout, en direction du Soleil pendant le jour, de la Lune au cours de la nuit, du nord ou de l’étoile polaire si le Soleil ou la Lune restait invisible. Ce n’est pas, semble-t-il, à titre et en qualité de dieux que la Lune et le Soleil sont honorés, mais «comme voie par laquelle il est possible de cheminer jusqu’à Dieu». En se tournant vers eux pour prier, en dirigeant son regard sur les points de l’espace qu’ils occupent successivement, le manichéen prie en faveur de son propre salut, accomplit en imagination, par anticipation, le voyage au bout duquel il espère parvenir, après sa mort, à la paix définitive. Il apparaît ainsi que l’expérience de la prière a même fonction et même valeur que le chant des hymnes, la récitation des psaumes, dont il est d’ailleurs inséparable. La prière, elle aussi, contribue à détacher du corps ou de la Matière l’âme de l’homme aussi bien que les particules de substance lumineuse et vivante qui y sont retenues captives; elle les purifie et les convoie tout au long de leur ascension jusqu’au monde divin. Elle est exaltation de lumière et imaginée elle-même comme lumineuse. Par là s’explique, en partie, le terme de Colonne de Gloire ou de Louange qui, dans la mythologie du manichéisme, désigne la première étape du voyage qui conduit l’âme du mort, comme toute parcelle d’âme sauvée, au vaisseau de la Lune, puis à celui du Soleil, et, de là, au Royaume céleste: cette Colonne de Gloire, ce fuseau de lumière, est le canal par où passent d’abord les âmes, les fragments de l’Âme vivante, les hymnes et les prières qui les accompagnent, et elle est faite de l’ensemble de ces éléments lumineux qui montent ou remontent au Ciel.

Tenue pour nécessaire au salut, la pratique du jeûne est d’obligation pour tout fidèle, dès son admission au sein de l’Église et toute sa vie durant. Elle l’est, en particulier, pour l’auditeur au même titre que celles de la prière et des aumônes qui forment bloc avec elle. Absolvant tous les péchés commis par le catéchumène avant sa conversion et une grande partie de ceux dont il est exposé à se rendre coupable par la suite, elle peut être, à l’inverse, occasion de péché, pour peu qu’elle soit négligée ou accomplie à la légère, de façon incorrecte ou irrégulière. Mais, ici encore, deux régimes de jeûnes coexistent: l’un, plus rude, imposé dans toute sa rigueur aux élus; l’autre, plus relâché, adapté à la faiblesse de ces «petits» que sont les simples croyants. Il y a lieu de distinguer entre jeûnes ordinaires – chaque dimanche pour les auditeurs, le dimanche et le lundi pour les élus – et jeûnes extraordinaires – plus longs et réservés à certaines périodes de l’année.

L’un des buts du jeûne hebdomadaire était de préparer la confession que, tous les lundis, auditeurs et élus étaient tenus de faire de leurs péchés. De même, une fois par an, le grand jeûne de trente jours disposait les uns et les autres à la confession générale et commune qui constituait, en conclusion, l’un des actes essentiels de la célébration du Bêma. Jeûner, c’est, en fin de compte, selon une expression commune à l’Évangile selon Thomas et à d’autres écrits, «jeûner du monde», «renoncer au monde». Un plus haut rôle, un pouvoir plus grand sont cependant attribués au rite. Le jeûne n’est pas seulement utile à l’âme de celui qui l’observe dans la mesure où il permet à celui-ci de la détacher du corps, de la purifier, où il l’aide à mater la chair, à expier ses fautes, à confesser ses péchés et à en obtenir l’absolution. À un degré supérieur, il est, au même titre que la prière, tenu pour capable d’opérer le salut des âmes ou des parcelles de l’Âme divine, retenues captives dans la substance des aliments quotidiennement offerts aux parfaits par les auditeurs: le jeûne des saints a pour résultat de libérer ces particules vivantes et lumineuses.

Quant au troisième des rites ordinaires, l’aumône, il ne concerne que les auditeurs ou les relations que ceux-ci entretiennent avec les élus. Il constitue un acte de piété ou de charité, une «charité», un don, une offrande, une oblation, un service «rendu à l’âme». Il peut désigner globalement les œuvres pies, les bonnes œuvres, que le catéchumène a le devoir d’accomplir, par l’intermédiaire des élus, au bénéfice de l’Église, mais s’applique plus spécialement au don des aliments apportés aux saints, à l’aumône alimentaire dont la remise, la réception, la consommation se conforment à un rituel. Liée en ce cas à une opération de caractère sacré, la pratique est, plus qu’un geste pieux, un acte méritoire: destinée à assurer la libération des particules d’âme encloses dans l’objet offert, à leur procurer le «repos» dans l’Église et par l’Église, l’oblation valait au donateur, à l’auditeur, le pardon de ses péchés et contribuait au salut de sa propre âme. L’aumône ne peut, en conséquence, qu’être réservée à l’élu et refusée, sous peine de profanation, à toute personne étrangère à la «sainte Religion».

La pénitence et les pratiques qui s’y rattachaient tenaient une place toute spéciale. La repentance exigeait, notamment, de tout fidèle l’aveu régulier de ses fautes, et les manichéens comptaient la confession au nombre de leurs rites principaux. Il existait, respectivement destinés à la classe des élus et à celle des auditeurs, non seulement deux codes de morale distincts, définissant les péchés imputables en chacun des deux cas, mais encore deux sortes de formulaires de confession. Il convient, d’autre part, de distinguer entre deux formes régulières de confession: l’une, ordinaire, avait lieu le lundi, jour de la Lune, pour les auditeurs comme pour les élus, les premiers se confessant aux seconds et ces derniers entre eux; l’autre, extraordinaire et générale, n’advenait qu’une fois par an, à l’occasion de la fête du Bêma, et prenait place à la fin du long jeûne de trente jours qui commémorait les souffrances endurées par Mani durant sa Passion, jusqu’à sa mort et son Ascension.

On sait peu de chose des rites funéraires propres à l’Église manichéenne. Seuls sont connus, dans toute leur ampleur et leur ordre successif, les hymnes dont l’exécution accompagnait les funérailles ou les services célébrés en faveur des âmes des défunts et que R. Reitzenstein rapportait à la liturgie d’une Totenmesse , d’une «messe des morts».

Il est fait tout spécialement état de cinq autres actes ou gestes rituels dans le chapitre IX des Kephalaia coptes, qui les qualifie de signes ou de mystères et les réfère au «mystère de l’Homme primordial»: la «Paix», c’est-à-dire le salut en forme de souhait de paix; la «Droite», la poignée de main, la iunctio dextrarum ; le «baiser», échangé entre frères ou proches; la «prosternation» ou «adoration», traduisant un hommage reçu ou rendu, marque de vénération comportant une génuflexion; l’«imposition des mains» ou «de la main» (de la main droite posée sur la tête de qui la reçoit). Ces cinq rites étaient, selon toute apparence, mis successivement en œuvre au cours d’une cérémonie d’initiation, notamment lors de l’admission et de l’intégration de nouveaux fidèles au sein de l’Église. Le dernier, qui a valeur de «confirmation», était plus particulièrement propre à la consécration des dignitaires des trois plus hauts grades de la hiérarchie ecclésiastique.

Les fêtes et les solennités: le Bêma

Tout ce qu’il est permis de savoir des fêtes annuellement célébrées par les manichéens, de leurs motifs, de leurs dates, se réduit aux maigres indications fournies, à propos des jeûnes qui leur étaient à chaque fois conjoints, par les débris de calendriers sogdiens. Leur objet était, semble-t-il, d’honorer les martyrs de la foi, à commencer par l’Homme primordial leur prototype. L’une d’entre elles cependant, la principale, fait exception: la solennité du Bêma (mot grec emprunté à saint Paul). Elle se célébrait à l’issue d’un jeûne de trente jours et, approximativement, se situait dans les tout derniers jours de février ou, plus généralement, au témoignage de saint Augustin, en mars. Elle avait, avant tout, pour objet de commémorer la Passion de Mani. Le long jeûne préparatoire répétait ainsi les souffrances endurées par Mani dans sa prison. On dressait au milieu d’une salle, de manière qu’elle soit vue de tous les assistants, une haute estrade, richement drapée et voilée, munie de cinq degrés. Sans doute les Écritures canoniques et une image de Mani étaient-elles aussi exposées à côté de l’estrade ou à son faîte. Le symbolisme de ces détails paraît clair. Mani, qui est et demeure la «tête», le fondateur et le chef de son Église, est censé présider à la cérémonie et descendre, à son occasion, du Paradis de la Lumière pour siéger au haut de l’estrade. Son souvenir et sa présence sont exaltés comme ceux du Maître, révélateur de la Connaissance intégrale et vraie (le bêma évoque la chaire de Mani prêchant et répandant son message), comme ceux du Juge suprême de la communauté (le bêma est, aussi bien, le tribunal devant lequel comparaît l’assemblée et qui sera, à la fin des temps, celui du Christ, dressé au centre du monde, lorsque les purs seront séparés des pécheurs et que Mani se fera l’avocat des siens), enfin, et tout ensemble, comme ceux du Roi, du Chef et de l’Évêque par excellence de la «sainte Religion» que, du haut du monde céleste où l’a conduit son Ascension, il continue à diriger, à protéger, à surveiller (le bêma est un trône, un trône apparemment vide et répondant par là à un symbole d’usage fréquent, mais où siège invisiblement Mani et dont les cinq degrés représentent, en un sens, les cinq grades de la hiérarchie ecclésiastique). Le Bêma constitue une cérémonie à double sens. C’est une fête de deuil et, tout ensemble, de joie. Elle commémore la Crucifixion de Mani, mais aussi l’Ascension qui l’a immédiatement suivie. Elle est pénitence par le dur jeûne qui la précède et par la confession des péchés qui y occupe une place centrale. Et, d’autre part, elle est chant de reconnaissance à Mani, exaltation de la communauté, expression d’espoir en cette entrée au Royaume de la Lumière qui sera le lot des fidèles, le couronnement de leur salut, et dont l’exemple et, peut-être, la garantie sont donnés par l’Ascension du Maître. Ces deux faces de la fête paraissent répondre, en fin de compte, aux deux aspects de la scène qui se déroulera lors du Jugement dernier, dont le Bêma, où Mani joue provisoirement le rôle du Christ, est ainsi la préfiguration, une répétition anticipée et annuelle. L’humanité y comparaîtra également devant le tribunal (bêma chez saint Paul) ou le trône du Fils de l’Homme, pour confesser ses fautes et être damnée ou sauvée. Mais à ces moments d’affliction et d’angoisse succéderont pour les justes, pour les élus, l’établissement dans le radieux Paradis, l’intégration dans la communauté des êtres régénérés dont l’Église est l’ébauche. Vue sous ce jour, la cérémonie débouche sur des perspectives eschatologiques, notamment signifiées – à se fonder sur certaines représentations chrétiennes de l’«étimasie» – par le symbole du «trône voilé». On a comparé le Bêma à la Pâque, et il semble, en effet, que les manichéens aient mis les deux fêtes en parallèle. Non, sans doute, pour substituer la leur à la Pâque chrétienne, puisque aussi bien ils célébraient celle-ci, mais en lui accordant, en théorie et en pratique, leur préférence. Il resterait, cependant, au cas où la comparaison se justifierait pleinement, que le Bêma est, ou serait, une Pâque de siège plus précoce et bloque, ou bloquerait, en un même acte commémoratif, Passion, Résurrection (ou son équivalent) et Ascension. De surcroît, la fête manichéenne et ses modalités ont ailleurs que dans le christianisme des parallèles ou leurs modèles.

manichéisme [ manikeism ] n. m.
• 1688; de manichéen
1Religion syncrétique du Perse Mani (IIIe s.), alliant des éléments du christianisme, du bouddhisme et du parsisme, et pour laquelle le bien et le mal sont deux principes fondamentaux, égaux et antagonistes. Le manichéisme a été condamné comme hérésie par l'Église chrétienne.
2Par ext. Conception dualiste du bien et du mal. dualisme. « Le manichéisme immobile des bons et des méchants » (R. Girard ).

manichéisme nom masculin Doctrine des disciples de Mani. Conception qui divise toute chose en deux parties, dont l'une est considérée tout entière avec faveur et l'autre rejetée sans nuance. ● manichéisme (citations) nom masculin André Malraux Paris 1901-Créteil 1976 Toute action est manichéenne. L'Espoir Gallimard

manichéisme
n. m.
d1./d Doctrine de Manès et de ses disciples, qui admet l'existence d'un principe du bien et d'un principe du mal, dont émanerait une double création.
d2./d Par ext. Toute conception morale, toute doctrine qui oppose les principes du bien et du mal.
|| Toute attitude qui oppose d'une manière absolue le bien et le mal.

⇒MANICHÉISME, subst. masc.
RELIG., PHILOS. Doctrine religieuse conçue par Mani, fondée sur la coexistence et l'antagonisme de deux principes cosmiques égaux et éternels: le bien et le mal; conception qui admet le dualisme antagoniste d'un principe du bien et d'un principe du mal. Le manichéisme (...) n'est pas seulement une secte ou une hérésie chrétienne (...), mais une apparition religieuse entée, comme le christianisme, l'islamisme et le budhisme, sur une religion antérieure (RENAN, Avenir sc., 1890, p. 282). Il n'y a pas le bien et le mal luttant éternellement comme dans le manichéisme. Satan est la créature de Dieu (BARRÈS, Cahiers, t. 12, 1919, p. 79). Saint Augustin, contre le manichéisme mène le combat sur deux fronts. D'une part, il affirme le libre-arbitre et met à son compte, directement ou indirectement l'origine du mal. D'autre part, il refuse au mal tout caractère substantiel et rejette le dualisme (A. VERGEZ, Faute et liberté, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 122).
P. anal. Attitude de celui, de celle qui ne juge le monde qu'en termes opposés de bien et de mal. Quand l'ennemi est séparé de vous par une barrière de feu, vous devez le juger en bloc comme une incarnation du mal: toute guerre est un manichéisme (SARTRE, Sit. II, 1948, p. 121). Mon manichéisme opposait à une minuscule élite une immense masse indigne d'exister (BEAUVOIR, Mém. j. fille, 1958, p. 244). Les doctrines politiques totalitaires (...) pratiquent couramment un manichéisme avoué ou larvé (LEGRAND 1972).
PSYCH. Manichéisme délirant. Délire décrit par Dide et Guiraud, dans lequel le malade voit le monde divisé en deux fractions qui s'affrontent à son sujet et assiste à cet affrontement sans y participer (d'apr. PEL. Psych. 1976).
Prononc. et Orth.:[]. Cf. manichéen. Att. ds Ac. dep. 1835. Étymol. et Hist. 1765 (Encyclop. t. 10). Dér. du nom lat. Manichaeus, v. manichéen; suff. -isme; cf. l'angl. manicheism dep. 1626 ds NED. Fréq. abs. littér.:26.

manichéisme [manikeism] n. m.
ÉTYM. 1688; de manichéen.
1 Didact. Religion syncrétiste du Persan Mani (IIIe s.) alliant des éléments du christianisme, du bouddhisme et du parsisme, et pour laquelle le bien et le mal sont deux principes fondamentaux égaux et antagonistes. || Le manichéisme, condamné comme hérésie par l'Église chrétienne. || Les Albigeois, les Priscillianistes se réclamaient du manichéisme.
0 (…) je pencherais assez volontiers vers le manichéisme, dit des Hermies; c'est une des plus anciennes et c'est la plus simple des religions (…) Le Principe du Mal et le Principe du Bien, le Dieu de Lumière et le Dieu de Ténèbres, deux rivaux se disputant notre âme, c'est au moins clair (…) — « Mais le manichéisme est impossible, cria le sonneur. Deux infinis ne peuvent exister ensemble ! »
Huysmans, Là-bas, V.
2 Par ext. Conception dualiste du bien et du mal. || Manichéisme d'un moraliste.
Psychiatrie. || Manichéisme délirant (av. 1959, Dide et Guiraud) : délire dans lequel le malade assiste en spectateur détaché à la lutte de tenants du Bien et du Mal, qui s'opposent à son sujet.

Encyclopédie Universelle. 2012.