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MEXIQUE
MEXIQUE

Le Mexique ne retient pas seulement l’attention parce qu’il est un des trois Grands de l’Amérique latine avec une superficie de 1 958 201 kilomètres carrés, une population qui a dépassé le chiffre de 81 millions d’habitants en 1990 et un produit intérieur brut qui s’est élevé jusqu’à 3 470 dollars per capita en 1992. Il séduit par le pittoresque de ses paysages et la forte personnalité de son peuple; il en impose par la grandeur de son passé et la vigueur de son art contemporain; il intrigue par son système politique et la nature de ses relations avec son puissant voisin du Nord; il étonne par la richesse de ses ressources pétrolières et l’impétuosité de la croissance qu’il a connue depuis quarante ans; il inquiète par la lourdeur de sa dette extérieure et la gravité des déséquilibres qui s’y accumulent. Autant dire qu’on ne saurait rendre compte du très large intérêt qu’il éveille sans une analyse suffisamment approfondie de sa géographie contrastée, de son histoire dramatique, de sa vie politique très particulière et de son «miracle économique» bien fragile.

1. Les fondements géographiques

Des données climatiques exceptionnelles

Le rapprochement, unique sur notre globe, d’un monde tropical de basse altitude poussé vers le nord et d’un monde tempéré des hautes terres avancé vers le sud rend compte à lui seul des traits les plus singuliers de la géographie du Mexique. L’Éthiopie pourrait lui être comparée mais elle se situe tout entière au sud du 15e degré de latitude, et donc en position subéquatoriale, tandis que le territoire mexicain est tout entier au nord du 15e degré, à des latitudes sahariennes. Reportée sur celle de l’Afrique, la carte du Mexique s’inscrirait entre le sud-ouest du Maroc (Safi) et la cuvette nord-tchadienne (Ténéré). Mexico se placerait dans le Tanesrouft, entre Tombouctou et Tamanrasset. Sur la côte du Pacifique, au nord de Mazatlán, la borne qui, en bordure de la route panaméricaine, signale le tropique du Cancer, est édifiée dans une forêt claire de mimosées. En Afrique occidentale, sur la côte atlantique, elle serait plantée dans le désert qui s’étend jusqu’au fleuve Sénégal à 800 kilomètres au sud.

Pour expliquer que, pendant l’été, le Mexique soit baigné presque tout entier dans une humide atmosphère tropicale et reçoive des pluies abondantes, il ne suffirait pas d’invoquer le rôle du relief. Au Sahara, les massifs de l’Adrar et du Hoggar ne provoquent pas de telles précipitations. Ce sont les eaux exceptionnellement chaudes des deux océans Atlantique et Pacifique qui apportent au Mexique l’humidité dont il bénéficie. Les alizés de l’est-nord-est la distribuent sur les côtes orientales cependant qu’une sorte de mousson courte amène des précipitations sur les régions côtières du Pacifique. Les eaux chaudes (28 0C) de la mer Caraïbe viennent du golfe de Guinée et s’échappent par le Gulf Stream après avoir tourné dans le golfe du Mexique. Celles de la zone équatoriale du Pacifique se déplacent en été du golfe de Panamá vers Acapulco et atteignent la pointe sud de la Basse-Californie.

Ce prolongement vers le nord du système tropical commande le climat des «terres chaudes» (tierra caliente ) et humides du Mexique. Celles-ci se distribuent en croissant depuis le Sinaloa et le Nayarit à l’ouest, jusqu’au Veracruz et au Tamaulipas à l’est. Selon la longueur et l’intensité de la saison pluvieuse d’été, on a des forêts vierges comme celles qui enserrent les ruines de Palenque au nord du Chiapas et plus encore des forêts claires à mimosées ou des savanes. Un bon tiers du Mexique se trouve ainsi compris dans le domaine tropical.

Les pluies d’été tombent aussi sur les plateaux de 1 700 à 2 600 mètres d’altitude qui s’étendent de Puebla à Mexico et à Guadalajara. À la différence des pays européens, un hiver sec règne sur ces hautes terres tempérées. Le blé et l’orge venus d’Europe y voisinent avec le maïs et la pomme de terre d’origine américaine. L’analogie de ces paysages mexicains et de ceux qui caractérisent l’Europe de l’Ouest résulte, pour le Mexique, d’un héritage venu du nord. À l’époque glaciaire, les boisements de pins et de chênes des États-Unis et leurs associations de graminées émigrèrent vers le Mexique. Quand le climat se réchauffa, forêts et prairies tempérées s’élevèrent en altitude. Au-dessus de Mexico, vers 2 800 mètres, le nouveau centre nucléaire mexicain du désert des Lions est implanté dans un cadre forestier qui ressemble à s’y méprendre à celui des plateaux jurassiens de Pontarlier.

Cependant le désert menace ces paysages tempérés. Que les précipitations tombent au-dessous de 600 millimètres, et l’on trouve des cactus et des nopals. Le véritable désert chaud se situe au nord-ouest dans l’Altar sonorien et dans la Basse-Californie centrale; grâce à de lointains héritages il diffère du désert total de type saharien. Les grands candélabres des cactus, les épineux hérissés du type ocotillo , quelques touffes épaisses de graminées sèches en font un «désert vivant», comme celui de l’Arizona que Walt Disney a fait connaître aux Américains. Il y pleut tous les cinq ou dix ans: en moins d’une semaine fleurissent, éphémères, des milliers de plantes. Sur les plateaux du Centre et du Nord mexicains, le désert comporte quelques arbustes du type mezquite (Prosopis ), des touffes de buissons et, dans les «bolsons» aux sols limoneux, des maquis de gobernadora (Larrea ) dont les feuilles vernissées font songer au lentisque de l’Algarve. Les yuccas et les agaves le disputent aux nopals lorsque l’on passe au semi-désert que hantent les chevriers et leurs maigres troupeaux.

Ces associations végétales s’avancent vers le sud dans les régions abritées, sous le vent, où les pluies se font rares. De bassin en bassin, elles pénètrent jusqu’à Tehuantepec et jusqu’à la dépression centrale du Chiapas. En Basse-Californie, un climat «méditerranéen» à pluies d’hiver permet l’existence d’une sorte de maquis, le chaparral , jusqu’à 100 kilomètres au sud de la frontière.

Rareté et dispersion des terres cultivables

Les combinaisons qui résultent de l’interférence des climats tropical, tempéré et désertique suffisent à faire apparaître au Mexique un grand nombre de régions naturelles. Le relief vient accroître cette diversité et aussi la pédologie ou, pour mieux dire, la présence ou l’absence de sols. Les versants ravinés, les affleurements de roches calcaires mises à nu, les coulées volcaniques récentes, les déserts pierreux, les fonds de cuvettes salés sont si nombreux et si étendus que le Mexique, trois fois et demi plus grand que la France, n’a guère plus de 15 millions d’hectares en culture, soit à peine la moitié des terres cultivées de cette dernière. Elles se répartissent en une soixantaine de régions, le plus souvent isolées, si bien que l’on peut comparer le «Mexique utile» à un archipel dont les îles seraient dispersées, dans les divers étages du pays, entre les terres basses et chaudes de la côte et les hauts bassins de l’intérieur. Dans les déserts du Nord, la notion d’archipel s’impose d’une manière absolue, qu’il s’agisse des grandes oasis côtières du Sinaloa-Sonora arrosées par les fleuves de la Sierra Madre occidentale ou des périmètres irrigués qui s’échelonnent de Torreón à Ciudad Juárez dans le désert du Centre-Nord.

Sur les plateaux du Mexique central se sont édifiés les cinq grands volcans de l’Anahuac, dont le plus connu, près de Mexico, le Popocatepetl, s’élève à 5 500 mètres, et les soixante volcans plus petits du Michoacán dont le Paricutin, sorti de terre dans des champs de maïs en 1943. Entre ces reliefs éruptifs se logent de larges dépressions aux sols faits de cendres et de ponces. Ils constituent de très bons terroirs autour de Puebla, de Mexico, de Toluca et plus encore dans le Bajío, de Celaya à Guadalajara. Cependant, là aussi, l’horizon se ferme sur des reliefs incultes plus étendus que les fonds exploitables.

En zone tropicale, les terres ont été presque partout lessivées; aussi sont-elles ordinairement très pauvres. Sur ce point, toutefois, le Mexique est moins mal partagé que la plupart des pays tropicaux. Il compte assez peu de sols latéritiques infertiles. En revanche, il dispose, dans les terres chaudes, de sols volcaniques, calcaires, alluviaux qui se prêtent à une mise en culture satisfaisante. C’est le domaine de la milpa , le champ de maïs temporaire. Il résulte d’un défrichement par brûlis. Après être passé par le stade du pacage de hautes graminées, il retournera à la brousse arbustive. L’émiettement des aires exploitées est de règle, ainsi que le petit noyau de peuplement isolé dans de vastes régions vides d’hommes.

Trois étapes de peuplement

Grâce aux fouilles archéologiques récentes, en particulier celles de Mac Neish à Tehuacán, on sait que les civilisations indiennes du Mexique ont pris leur départ dans des terres sèches qui se situent aux limites du monde tempéré et du monde tropical. Le maïs et les cultures qui l’accompagnent, les haricots, les courges, les piments, les tomates, furent domestiqués pour la première fois dans cette région de transition, ce qui explique qu’ils aient pu constituer le fond commun de l’agriculture tropicale des Olmèques, des Totonaques et des Mayas, comme celui de l’agriculture tempérée des Toltèques, Aztèques et Tarasques. Plus fragile, le premier type d’agriculture a donné des «civilisations mortelles» dont il subsiste des monuments et des traditions. Sur les terres tempérées, en revanche, l’occupation du sol fut beaucoup plus stable en dépit des destructions causées par les envahisseurs venus du désert.

En 1519, le domaine du peuplement rural dense et sédentaire était encore réduit. Il s’arrêtait à 100 ou 150 kilomètres au nord et au nord-ouest de Mexico. Les nomades chichimèques occupaient alors le vaste et fertile Bajío de Celaya. Les Espagnols s’empressèrent de mettre en culture ces terres de colonisation. La prospection minière les conduisit à Pachuca, à Guanajuato, à Zacatecas, à Santa Bárbara et détermina une rapide expansion du peuplement dans les régions steppiques du plateau central mexicain. Au XVIIIe siècle, de nouvelles découvertes de filons argentifères à Santa Eulalia et à Alamos les firent pénétrer au Chihuahua et en Sonora, où ils s’installèrent solidement. Par rapport au Mexique utile de Moctezuma, celui des derniers vice-rois, au début du XIXe siècle, était deux fois plus étendu. Il s’avançait même par endroits au Texas, au Nouveau-Mexique et en Californie, mais la guerre malheureuse de 1846-1848 lui fit perdre ces positions qu’annexèrent les États-Unis.

Il restait cependant, à l’intérieur du territoire fédéral, de vastes espaces à coloniser. Dès que les chemins de fer en assurèrent la pénétration, au temps de Porfirio Díaz, de 1876 à 1910, leur mise en valeur se développa dans trois directions: vers les terres tropicales du Sud, où allaient prospérer les nouvelles plantations, principalement celles de café et de henequen (sisal), vers les régions côtières du golfe où l’on découvrit le pétrole, vers les oasis des régions désertiques du Centre et du Nord-Ouest où l’on mit en pratique les techniques modernes de l’irrigation par barrages et canaux.

Après la guerre civile, cette politique fut reprise avec le soutien de l’État qui finança les programmes d’irrigation en même temps qu’il prenait en charge la construction des routes modernes. Un pays tropical que traverse une route devient en quelques années un producteur de vivres, de bétail, de fruits tropicaux, de coton et de café. Comme la progression se faisait ordinairement à partir des hauts plateaux en direction de la côte, on qualifia de «marche à la mer» cette conquête des terres vierges. La réforme agraire, organisée en 1917, n’intéressait d’abord que les terres déjà exploitées. Il s’agissait de réduire les grands domaines et de constituer des communautés rurales appelées ejidos dont les parcelles étaient confiées en usufruit aux travailleurs des campagnes. Mais la réforme agraire ainsi comprise ne pouvait fournir des terres à tous les ayants droit. Aussi fallut-il ouvrir, dès 1926, les zones pionnières des oasis, des steppes et des terres chaudes aux hommes des ejidos qui y prirent place aux côtés des colons propriétaires. Les distributions de terres se sont faites à un tel rythme que, de 1926 à 1970, les surfaces cultivées ont plus que doublé, passant de 7 millions d’hectares à plus de 15 millions. Ce bilan remarquable doit cependant s’interpréter en fonction des types d’exploitation. La réforme agraire a répondu à des exigences sociales. Elle a donné des terres à de petits paysans qui produisent peu: 85 p. 100 des fermes mexicaines ne livrent, en valeur, que 15 p. 100 des denrées agricoles commercialisées. En revanche, 15 p. 100 des exploitants ont réalisé la révolution agricole sur les terres à eux laissées ou confiées par la réforme agraire; ils participent pour 85 p. 100 à la production agricole collectée de la Fédération.

Il s’agit d’une agriculture intégrée dans l’économie nationale. Les nouvelles voies de communication n’ont pas eu pour seul mérite de désenclaver les zones pionnières. Elles ont aussi rendu effective la proximité des secteurs tropicaux ou désertiques de la périphérie et les secteurs tempérés du plateau central. Des échanges qui, ailleurs, se font à l’échelle intercontinentale, par exemple entre le golfe de Guinée et l’Europe, s’effectuent au Mexique sur 200 kilomètres au moyen de bonnes routes qui franchissent sans difficultés l’escarpe bordière des plateaux. Des bananes, des goyaves et des avocats à très bas prix existent sur le marché du moindre bourg des terres froides. Le ravitaillement des villes s’en trouve mieux assuré et les campagnes tropicales ont l’avantage de disposer, à courte distance, de gros marchés urbains. Pour prendre la mesure de ce privilège, il suffit de comparer le sertao brésilien ou l’Afrique intérieure, irrémédiablement sous-développés, aux terres tropicales mexicaines en plein essor de Veracruz.

2. Les activités des hommes

La transition démographique et la concentration urbaine

Dans les années 1990, à l’instar de tous les pays d’Amérique latine, le Mexique est un pays à majorité urbaine. Il est même en cette fin de siècle le symbole du gigantisme urbain. L’agglomération de Mexico, la capitale qui couvre le district fédéral et vingt municipes de l’État de Mexico, comptait en 1990 15 millions d’habitants, ce qui n’en fait pas, contrairement à ce qui fut répété pendant dix ans, la plus grande ville du monde. Ces derniers représentent cependant un cinquième de la population totale du Mexique qui s’élève à 81 100 000 habitants (recensement de 1990). Parallèlement, la tendance à la concentration dans les villes moyennes (de 100 000 à 500 000 habitants), amorcée dès 1975, a continué de s’accentuer avec d’importantes différences régionales. Quoi qu’il en soit, plus de 70 p. 100 de la population mexicaine vit dans des villes de plus de 15 000 habitants. Ce qui caractérise les années 1980, c’est donc la consolidation d’une civilisation urbaine et la fin de l’explosion démographique: le taux de fécondité ne serait plus que de 2,1 p. 100, ce qui permet d’augurer, comme le souhaite le gouvernement, qu’il sera ramené à 1,5 p. 100 vers l’an 2000, soit le rythme des pays développés.

La diminution du taux d’accroissement peut s’expliquer partiellement par l’action du Conapo (Conseil national de la population), dans le cadre d’une politique volontariste de planification familiale et d’éducation.

Cependant, la transition démographique touche diversement le pays. Les États à forte population rurale gardent un taux de fécondité élevé; les migrations intérieures vers les villes moyennes et extérieures, vers les États-Unis, ne sont pas taries. En effet, ce ne sont plus, comme dans les années 1960 et 1970, les très grandes villes – Guadalajara (passée de 2 176 000 habitants en 1980 à 2 846 000 en 1990) et Monterrey (de 1 702 000 à 2 579 000) – qui ont connu les plus forts taux de croissance. Désormais, ce sont les villes de la frontière nord qui attirent: Tijuana, Ensenada, Ciudad Juárez et Matamoros, mais aussi quelques villes du pétrole dans l’isthme de Tehuantepec, Salina Cruz et Coatzacoalcos par exemple, situées tout à fait au sud du pays, alors que la création d’emplois y a pourtant diminué; enfin, certaines villes moyennes du plateau central comme Querétaro et Irapuato.

En fait, le phénomène le plus spectaculaire reste l’intense mouvement migratoire vers les États-Unis. On ne chiffre pas vraiment ces déplacements, car ils reflètent une infinie variété de comportements individuels ou familiaux: certains voyagent jusqu’à deux ou trois fois par an vers le voisin du Nord, d’autres deux ou trois fois dans leur vie, d’autres, enfin, parviennent à s’installer définitivement. Les réglementations successives prises au cours des années 1980 par les États-Unis pour mettre fin à l’immigration n’ont pas arrêté les Mexicains dans leur recherche d’un rêve américain pourtant mis à mal par la dégradation économique des années 1989-1992. Certaines statistiques nord-américaines révèlent que 4 millions de personnes à Los Angeles sont d’origine hispanique et en grande majorité mexicaine. Dans d’autres villes de la frontière, telle El Paso (Texas), 60 p. 100 des résidents sont d’origine mexicaine plus ou moins ancienne. Ainsi, malgré la présence de la frontière administrative, s’est créée entre les vingt-cinquième et trente-deuxième parallèles une région originale qui préfigure peut-être l’Amérique du Nord de demain.

Au-delà de la croissance démographique, c’est donc la formation de nouvelles régions urbaines de production qui a provoqué cette intensification des phénomènes migratoires. La politique de substitution d’importation qui s’était développée au cours des années 1950-1970, en multipliant les emplois industriels dans les grandes villes, avait entraîné un afflux de ruraux. En même temps, la nécessité de maintenir assez bas le prix des denrées alimentaires pour nourrir les masses urbaines avait contribué à empêcher l’accumulation de capital chez la grande majorité des petits producteurs ruraux. Ainsi s’était étendu l’engrenage migratoire. Autour de 1990, les zones industrielles ainsi que les branches les plus performantes de production ont changé dans une certaine mesure. Il n’en reste pas moins que l’on maîtrise mal aujourd’hui les résultats de la folle croissance des trois dernières décennies – celle des plus grandes villes – et la nouvelle croissance, celle qui fait dire par exemple des villes du Nord qu’elles sont des chantiers ou des campements.

Certes, le district fédéral a cessé d’entasser des habitants. Il a même implosé et en a perdu: nombre de ses résidents sont partis s’installer dans les derniers espaces disponibles de la vallée de Mexico, en particulier certains terrains vagues couvrant la zone asséchée de l’ancien lac de Texcoco, de part et d’autre de la route de Puebla. Ces terres étaient des ejidos – possessions collectives en principe inaliénables – à usage agricole, mais en fait improductifs en raison de leur salinité. Ainsi, la zone est de la vallée a connu, au début des années 1980, une augmentation impressionnante de sa population. Chalco, après Netzahualcoyotl dans les années 1970, est devenu symbole d’un mal-vivre dans lequel se télescopent l’instabilité du statut de la propriété, la précarité des services, notamment de la distribution d’eau, la monotonie et l’absence d’emplois de proximité. Cette situation plus ou moins tendue se retrouve non seulement dans la vallée de Mexico, mais dans la plupart des villes du Mexique. À ces distorsions dues à la quasi-insolvabilité des habitants qui fait de l’équipement des périphéries urbaines un casse-tête pour les autorités, les grandes villes mexicaines et plus qu’aucune autre le district fédéral, s’ajoutent un niveau de sismicité particulièrement sensible et un des degrés de pollution considéré parmi les plus élevés du monde. La ville de Mexico ainsi que l’ensemble de l’axe néo-volcanique est-ouest ont subi en effet en 1985 un tremblement de terre qui a provoqué une fracture profonde non seulement dans la nature mais aussi dans le temps et a révélé des antagonismes très forts dans la société urbaine mexicaine. Des milliers de morts – on n’en aura jamais de bilan exact –, la révélation de négligences dans l’application de règles de construction, bref la fragilité de l’édification de l’immense agglomération de Mexico ont contribué à souder un mouvement populaire urbain que l’on n’avait pas encore connu dans cette image-vitrine de l’État-providence que s’était efforcé de donner le Mexique depuis la révolution. Les habitants des quartiers populaires du centre-ville particulièrement endommagés ont exigé, grâce à des organisations mises sur pied en dehors du parti au pouvoir, le Parti révolutionnaire institutionnel, la reconstruction sur place de leurs logements. Ce qui fut fait en deux ou trois ans. Cet exemple de l’efficacité de la mobilisation populaire ne s’est pas démenti depuis lors, même si celle-ci porte uniquement sur des besoins très précis, des revendications de la vie quotidienne.

Il est un autre mal qui s’inscrit dans la longue durée et qui ronge le district fédéral plus que les autres villes, du fait de sa situation dans une vallée presque fermée à 2 400 mètres d’altitude et des erreurs de localisation des industries au nord de la ville. La pollution atteint en effet un degré extrêmement élevé vers décembre-janvier: au cœur des cinq mois de saison sèche, la stagnation sur le district fédéral des émanations nocives issues de millions de véhicules provoque un phénomène d’inversion de la température – froide à ce moment de l’année – qui rend l’air irrespirable. Certains jours, les enfants ne peuvent pas se rendre à l’école. Des mesures de lutte contre la pollution ont été mises en application: les véhicules n’ont pas le droit de sortir tous les jours du garage, les installations de nouvelles industries sont désormais très réglementées, des milliers d’arbres ont été plantés.

Mais les difficultés de gestion urbaine ne se limitent pas à la pollution atmosphérique. La distribution de l’eau revêt dans certaines périphéries un caractère critique. Sans revenir à l’époque de la Conquête pendant laquelle furent artificiellement asséchés les lacs de vallée qui occupaient alors une vaste superficie, suivie par une phase de désertification de l’espace rural environnant la ville, on assiste à une urbanisation pratiquement ininterrompue sur plus de 100 kilomètres, depuis le noyau principal; la demande en eau a intensifié l’exploitation de la nappe phréatique, provoquant d’une part sa pollution dans les zones où elle affleure, et d’autre part une saturation des systèmes séculaires de drainage qui contribue à aggraver l’inondation momentanée de vastes quartiers. D’une façon générale, même si elle n’est pas la plus grande ville du monde, Mexico est devenue, dans les années 1980, un cas d’école dans la lutte contre la pollution et les risques naturels.

À côté de ces questions d’environnement qui sont particulièrement aiguës dans le district fédéral, les villes mexicaines subissent aussi les conséquences d’une décennie (les années 1980) de crise économique profonde amorcée en 1982, lorsque le Mexique a connu un krack financier qui faillit avoir des répercussions mondiales.

L’appauvrissement de presque toutes les couches de la population a conduit les plus défavorisés à multiplier les activités de commerce et de survie, créant un secteur informel pléthorique, encouragé par les mesures de libéralisation de l’économie et d’ouverture internationale, si bien que près de 30 p. 100 des habitants sont des vendeurs.

Cependant, malgré cette décennie de crise, marquée par le tremblement de terre qui a conduit le gouvernement à procéder à quelques décentralisations administratives, Mexico reste le lieu d’une classe moyenne extrêmement nombreuse un peu appauvrie. Celle-ci avait connu une période faste et d’expansion accélérée pendant le boom pétrolier des années 1970. Elle a dû, en particulier à Mexico, changer son mode de vie (logement plus petit, utilisation des transports en commun, notamment le métro, restriction des services domestiques, etc.), mais elle continue d’être la consommatrice des produits que sa présence a contribué à développer: une remarquable activité culturelle et intellectuelle dont le rayonnement est international.

La crise des années 1980 a affecté les autres grandes villes du Mexique selon des caractéristiques assez proches de celles du district fédéral. Cependant, la capitale reste le symbole d’une course à la modernité dont on ne voulait pas trop voir les effets pervers à l’époque où elle apparaissait comme le symbole d’une puissance nouvelle de niveau international.

Le Mexique industriel

Le processus d’industrialisation du Mexique remonte aux environs de 1945, s’intensifie à la fin des années 1950 avec la mise en route de la politique de substitution d’importations qui a concerné surtout la fabrication de biens de consommation et de produits intermédiaires et agroalimentaires. Mais ce sont les années 1970, avec le boom pétrolier, qui ont vu le Mexique accéder au «statut» de nouveau pays industriel, avec la mise en chantier et en production d’une industrie lourde diversifiée (pétrochimie et sidérurgie). Un quart de la population active est employée dans les activités de transformation et de construction.

L’originalité du modèle mexicain tenait surtout au fait que l’État avait pris dans les années 1950-1980 le relais des entrepreneurs privés dans les principaux secteurs de la production industrielle, notamment dans la sidérurgie, sans compter l’exploitation du pétrole qui, depuis les années 1930, est entre les mains de la grande société nationale, Pemex (Petróleos Mexicanos). La pétrochimie, quant à elle, relevait aussi en grande partie du secteur public; il n’était pas jusqu’à certaines branches de l’industrie agroalimentaire qui n’appartinssent à l’État. C’était le cas, par exemple, de presque toutes les grandes usines à sucre et des industries du tabac et du café. Cette dynamique d’industrialisation par l’État avait été favorisée au cours des années 1970 par le boom pétrolier. Ainsi avait-on réalisé à cette époque un vaste programme d’implantation de pôles dont le fleuron était le site de Las Truchas, dans le Michoacán, situé à proximité d’un gisement de fer.

Cette industrialisation sur un modèle autocentré et protectionniste s’inscrivait dans un cadre réglementaire de l’investissement étranger, le limitant à 49 p. 100, défini par la loi de mars 1973, qui visait la promotion de l’investissement mexicain et la «mexicanisation» de l’appareil productif. Mais la dégradation de la situation économique, devenue visible surtout à partir de 1982, a conduit les gouvernements à réviser complètement l’idéologie même de la politique économique nationale. Le protectionnisme et l’État entrepreneur ont été considérés dorénavant comme des facteurs de blocage. Cette nouvelle politique a lieu à l’instar de ce qui se passe en Amérique et dans un contexte général néo-libéral dans le monde. Le projet de redressement économique mis en place au cours des années 1980 a reposé sur quatre piliers: la renégociation de la dette, l’ouverture par l’entrée du Mexique dans le G.A.T.T. (General Agreement on Tariffs and Trade, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), le vote en 1989 d’une loi presque inverse de la précédente, libéralisant très largement les investissements étrangers, et la privatisation des entreprises d’État qui a commencé dès la seconde moitié des années 1980.

Enfin, le président Salinas de Gortari, élu en 1988, a présenté comme un défi la signature, durant son mandat, du traité de libre commerce avec les États-Unis et le Canada, ratifié à la fin de 1993.

Les privatisations touchent alors des secteurs d’activité très variés: routes, autoroutes, entreprises de transport; la cession la plus médiatique fut celle de Telmex (Telefonos de Mexico) qui a rapporté au gouvernement plus de 3 milliards de dollars. Enfin, une dizaine des principales banques ont été vendues sans peine au cours de l’année 1992, tandis que certains secteurs de la production, en particulier la sidérurgie (Altos Hornos de Mexico, Lázaro Cárdenas ou encore Las Truchas) ont rencontré des difficultés et ont dû se moderniser avant de trouver acquéreur.

D’une façon générale, cependant, de 845 en 1976 les entreprises d’État sont passées à 1 155 en 1982 et à 402 en 1989. Et ce n’est en principe qu’une étape.

De fait, ces mesures ont permis de retrouver la croissance à la fin des années 1980, l’emploi industriel (environ 25 p. 100 de la population active), après avoir chuté considérablement en 1986, est à nouveau dans une courbe ascendante. Le deuxième poste des exportations mexicaines, après les hydrocarbures qui continuent de représenter près de la moitié de leur valeur, est occupé par les voitures et les équipements pour voitures.

Les localisations

Si l’on analyse la répartition géographique des activités industrielles (en dehors de la ville de Mexico où l’on trouve bien entendu la plus forte concentration et la plus grande diversité), on note à l’échelle nationale un fort déséquilibre entre le Nord et le plateau central d’une part, et les États du Sud, d’autre part, qui restent très en retard jusqu’à l’apparition du boom pétrolier. Pendant les années 1940-1965, les localisations industrielles correspondaient soit à des enclaves minières (minerai de fer de Durango, pétrole raffiné de Tampico, sidérurgie à Monterrey), soit à des centres manufacturiers spécialisés (chaussures à León et Guadalajara, textiles à Puebla) et, enfin, à un saupoudrage de toutes petites entreprises dans le centre du pays, résultat de la création, dès 1953, d’un fond de garantie à la petite et moyenne industrie.

C’est à partir de 1965 qu’est amorcée une nouvelle politique de décentralisation sous l’influence des économistes de la C.E.P.A.L. (Commission économique pour l’Amérique latine), qui préconisait, à l’instar de l’économiste français François Perroux, de concentrer les investissements dans des pôles de développement régionaux et sur des activités motrices nouvelles. Différents organismes sont alors mis en place pour stimuler cette politique: quatorze villes industrielles sont apparues, les fabriques de montage et d’assemblage américaines (maquiladoras ) se sont développées à la frontière nord grâce à un programme spécial, l’agroalimentaire s’est diversifié sur le plateau central (Guanajuato, Querétaro). Mais certains planificateurs ont alors critiqué la trop grande dispersion des nouveaux petits pôles et ont préconisé, au début des années 1970, la réalisation de très grands projets industriels sur les zones de production de minerai ou d’énergie (industrie du cuivre dans le Sonora, sidérurgie à Las Truchas-Michoacán, pétrochimie à Villahermosa et Coatzacoalcos dans le sud du pays) et dans les zones d’exportation, c’est-à-dire les ports. La carte industrielle du Mexique fut donc profondément modifiée au cours des vingt dernières années; le symbole de la nouvelle politique, mis à part les installations pétrolières, se trouvait alors être le complexe sidérurgique de Las Truchas.

Le projet de construction d’un complexe dans le Michoacán avait en effet été lancé par le gouverneur Cuauhtemoc Cárdenas, fils du général Cárdenas, originaire de cet État et symbole de l’importance du rôle du pouvoir local lorsqu’il est étroitement lié au pouvoir fédéral. Dès la conception du projet, toute la chaîne de transformation avait été envisagée, depuis l’extraction jusqu’au laminage. Ce programme, qui représente 25 p. 100 de la production nationale d’acier et vise surtout le marché intérieur, a connu des revers au cours des années 1980: la courbe de la production – de 1 à 2 millions de tonnes par an – est en dents de scie. Plusieurs vagues de licenciements ont touché les 12 000 ouvriers. Le fleuron de l’industrie d’État, l’entreprise Sicartsa, ne peut plus faire figure de projet stratégique mais devrait subir la loi des forces du marché et vraisemblablement être vendue. Cela n’empêche pas que la construction de ce pôle, flanqué d’un port de 3 600 hectares, a eu un impact régional considérable. La population du municipe, qui était de 24 000 habitants en 1970, atteignait plus de 100 000 habitants en 1990. La ville de Lázaro Cárdenas constitue en cette fin de siècle le plus grand ensemble urbain côtier entre Acapulco et Manzanillo; elle est bien reliée à l’intérieur des terres par route et voie aérienne tandis que le port qui dessert le pôle sidérurgique est capable d’accueillir des navires de 80 000 tonnes.

La politique des pôles industriels a ainsi marqué les années 1970. Elle fut abandonnée au cours de la décennie suivante. La nouvelle politique a mis l’accent sur la modernisation plutôt que sur les localisations. De plus, la tendance à la décentralisation des décisions a favorisé la compétition entre les régions et les États, et quelques-uns d’entre eux ont vu affluer les capitaux étrangers et ont connu une certaine croissance alors que l’ensemble du pays souffrait d’une terrible récession. Le phénomène le plus impressionnant des années 1980 dans ce domaine est l’explosion des industries maquiladoras qui bénéficient de franchises légales et de détaxations dans les États du Nord du pays.

Apparues modestement et même un peu honteusement à la fin des années 1960, ces entreprises de sous-traitance et d’assemblage, notamment de confection, se sont multipliées à un rythme particulièrement rapide, à partir de 1985. En 1992, on constate que les secteurs se sont diversifiés: électronique, matériel électrique, équipements pour voitures, etc. Leur nombre s’est multiplié par trois par rapport à 1980; de 540 en 1979, elles étaient 1 936 en 1990 et occupaient 470 000 personnes, soit un rythme de croissance de l’emploi qui, en certaines années (1988 par exemple), a atteint 22 p. 100.

La grande majorité des maquiladoras, dont les investissements proviennent à 70 p. 100 des États-Unis, les 30 p. 100 restants étant partagés entre le Japon, l’Europe et la Corée, continuent de s’installer dans les États frontaliers, malgré l’extension à tout le pays de la libéralisation de leur statut. Quelques-unes cependant sont apparues à Guadalajara et au Yucatán.

Cette industrialisation par sous-traitance dans les États du Nord a, par ailleurs, contribué à créer une dynamique de localisation d’activités dans ces régions où seuls les États de Nuevo León, avec sa capitale Monterrey, et de Coahuila, avec le vieux pôle sidérurgique de Monclova, avaient une tradition industrielle. Or ce sont ces nouveaux États industriels, Basse-Californie, Sonora, Chihuahua, que les entreprises non maquiladoras ont aussi tendance à choisir: les grandes usines de voitures, Ford par exemple, considérées comme l’avant-garde de la gestion moderne, sont installées au Sonora et au Chihuahua.

La fin du boom pétrolier

Jusqu’en 1973, le Mexique était importateur de pétrole; la découverte des gisements de terre ferme du Tabasco-Chiapas et du gisement offshore de Campeche ont complètement renversé la donne. En 1982, les réserves prouvées de pétrole plaçaient le Mexique en quatrième position mondiale. Toute la zone du Golfe, depuis Reynosa à la frontière des États-Unis jusqu’à Villahermosa, dans le Tabasco, appartient désormais à l’espace pétrolier mexicain; mais ce sont les gisements du Sud qui fournissent aujourd’hui 60 p. 100 de la production nationale. Le pétrole est devenu à la fin des années 1970 le «moteur de la croissance» du pays. Nationalisée dès 1938 sous le gouvernement du général Cárdenas, la gestion des hydrocarbures, entre les mains de la société géante Pemex, a constitué dans une certaine mesure un État dans l’État dont la logique ne s’est pas toujours inscrite dans celle de la politique nationale.

Sur les plans géographique et technologique, on a assisté depuis le milieu des années 1970 à une profonde reconversion des localisations et des objectifs. Jusqu’à la fin des années 1960, le raffinage destiné à la consommation intérieure était presque la seule activité industrielle liée au pétrole. Au cours des années 1970 a proliféré une industrie chimique de base concentrée dans des «complexes»: Minatitlán qui produit des aromates, du benzène et de l’acrylique, Cosoleacaque, de l’ammoniaque et des engrais, Cangrejas, enfin, le plus grand ensemble, avec dix-neuf usines destinées à la fabrication d’éthylène et de ses dérivés. Par ailleurs, les raffineries de Salamanca, Tula et Atzcapotzalco ont été largement agrandies, tandis que plusieurs autres ont vu le jour à la fin des années 1970 à Salina Cruz, dans le sud de l’État d’Oaxaca et à Cadereyta, près de Monterrey.

Les activités liées aux hydrocarbures emploient presque deux fois moins de personnes en 1990 qu’en 1980 (de 470 000 elles sont passées à 260 000). Le pétrole a cessé d’être un miroir aux alouettes pour les travailleurs mexicains, car peu d’emplois ont été créés malgré la forte augmentation de la production au cours des années 1980 destinée à compenser les prix du baril qui sont restés relativement bas. De 844 millions de barils en 1981, la production s’est stabilisée entre 1987 et 1989 autour de 1 300 millions de barils, tandis que les prix oscillaient: 28 dollars en 1982, 12 dollars en 1986, 15 dollars en 1989 pour atteindre 20 dollars en 1992.

Pemex, par ailleurs État dans l’État, a été malmené par Carlos Salinas de Gortari, qui avait introduit la moralisation et la lutte contre la corruption dans son programme. Ainsi, le leader du puissant syndicat pétrolier, figure presque légendaire au Mexique, cacique du Tamaulipas, a-t-il été mis en prison, ternissant sérieusement l’image du milieu pétrolier. Il est question de scinder Pemex en quatre entreprises, mais on ne parle pas du tout de privatiser l’extraction et le raffinage du pétrole.

Sortie de crise ?

Après trente ans de croissance, le Mexique, à l’instar de toute l’Amérique latine, a traversé pendant les années 1980 une crise d’une profondeur jamais connue. Ses effets sociaux seront longs à effacer et, même si l’on fait état à nouveau au milieu des années 1990 de bons indicateurs économiques, ils traduisent une remontée par rapport à une dégradation qui a duré jusqu’en 1987. Le coût social de cette crise est élevé. Par rapport à un indice 100 en 1976, le salaire réel n’atteignait plus que 38,2 en 1990. La croissance du secteur non salarié, donc essentiellement informel, s’élevait encore de 27 p. 100 entre 1987 et 1989 dans la ville de Mexico. Un retournement en matière de création d’emplois est apparu cependant à partir de 1990.

Cette crise a eu des effets dévastateurs sur les services, notamment en milieu rural, où le taux de personnes considérées comme vivant au-dessous du seuil de pauvreté atteint 55 p. 100 dans certaines régions. D’une part, ils se sont dégradés, d’autre part, ils n’ont plus touché nombre de gens qui ont été exclus des différentes formes de protection sociale.

Le redressement est cependant assez spectaculaire. Le Mexique, en trois étapes successives, a réussi après 1986 à renégocier sa dette, dans le cadre du plan Baker, puis du plan Brady. Une des conséquences les plus importantes de cette mesure consiste surtout dans le fait que le pays inspire à nouveau confiance aux financiers internationaux. L’augmentation continue des investissements étrangers depuis 1987 et le rapatriement de quelques milliards de dollars d’avoirs mexicains en sont les signes les plus spectaculaires. Sur le plan intérieur, l’État s’est engagé à diminuer le déficit budgétaire qui est passé de 8,9 p. 100 en 1983 à 3,4 p. 100 en 1990, tandis que l’inflation qui avait atteint 150 p. 100 en 1985, retrouve un rythme annuel de 18 à 20 p. 100. Cette performance tient à l’établissement d’un pacte de solidarité depuis 1987 entre le gouvernement, le patronat et les syndicats dont le renouvellement périodique, malgré les baisses de pouvoir d’achat des salariés, tient à la solidité du système corporatiste mexicain. Enfin, le programme de marché commun avec les États-Unis est favorablement accueilli par presque toutes les catégories sociales, ce qui marque un changement considérable des mentalités et des idéologies dominantes. La signature de ce traité, qui a eu lieu peu avant que George Bush ne quitte la Maison-Blanche, n’est d’ailleurs pas sans causer une certaine émotion chez les voisins centraméricains du Mexique qui ont tendance à lui reprocher d’abandonner la famille latino-américaine.

Même si on hésite encore à parler d’une véritable sortie de crise, on peut affirmer que le Mexique entre dans une période nouvelle de son histoire.

L’agriculture: la fin de la réforme agraire

La question de l’indépendance alimentaire que les gouvernements successifs ont posée jusqu’aux années 1980 n’est plus de mise. Les gouvernements De la Madrid et Salinas de Gortari ont fait sauter les verrous du protectionnisme; l’entrée du pays dans le G.A.T.T. a complètement modifié les données agricoles. Il ne s’agit plus d’atteindre l’autosuffisance, mais d’exporter et de privilégier les branches de l’agriculture qui présentent des avantages comparatifs dans l’ensemble nord-américain, ce qui revient également à privilégier certaines régions. Et, surtout, il est bel et bien mis un terme à la réforme agraire comme processus de distribution des terres, engagé au lendemain de la révolution et profondément ancré dans la culture mexicaine. À la fin des années 1980, le Mexique rural compte en effet 3 millions d’ejidatarios , c’est-à-dire d’exploitants individuels de terres attribuées collectivement et inaliénables. Depuis 1920, la réforme agraire avait connu des périodes d’intensité et de reflux, mais il a toujours été possible pour un paysan sans terre de déposer un dossier de demande. Or le 7 janvier 1991, l’article 27 de la Constitution de 1917 qui garantissait le statut juridique de la réforme agraire était modifié, la rigidité du statut ejidal et l’excès d’encadrement par l’État étant présentés comme bloquant la dynamique du secteur agricole. D’une part, il est mis fin aux distributions et des centaines de milliers de paysans sans terre ne pourront plus y prétendre. D’autre part, le statut de l’ejido a été modifié. L’ejidatario pourra accéder à la propriété de sa parcelle sous certaines conditions. Par ailleurs, même si celle-ci reste ejidale, elle pourra désormais être vendue, louée ou cultivée en coopérative. Bref, cet ensemble de dispositions tend à effacer l’opposition entre ejidos et propriétés privées. Par cette politique, le gouvernement pense attirer les capitaux vers l’agriculture, notamment vers les secteurs exportateurs, au moment de l’adhésion du Mexique dans le traité de libre-échange avec les États-Unis et le Canada (A.L.E.N.A.), le 7 octobre 1992.

Cependant, et d’une façon générale, c’est bien le secteur agricole qui voit avec inquiétude l’ouverture totale de la frontière. La concurrence des produits californiens et du sud des États-Unis est redoutée, y compris en ce qui concerne les cultures de légumes et de fleurs que le Mexique a largement développées au cours des années 1980, dans les États du Nord, surtout le Sinaloa, et du Centre comme Querétaro et San Luis Potosí.

La question agricole continue donc de se poser au Mexique en cette fin de siècle comme dans les années 1960. La modernisation de l’agriculture déjà largement engagée n’a conduit ni à un approvisionnement équilibré ni à un équilibre nutritionnel suffisant. On continue à dénoncer à juste titre les modèles de consommation populaires urbains à base de boissons artificielles et de petits gâteaux.

La division de l’espace agricole

Mais qu’en est-il de la division de l’espace agricole? Les grandes tendances ne changent pas profondément. Le plateau central, véritable grenier du Mexique, continue de produire sur ses hautes terres maïs, blé et haricots. Cependant, les cultures liées aux productions agro-industrielles se sont largement développées, comme le sorgho, dans le Jalisco, qui permet des rendements élevés. Les usines de fabrication d’aliments pour bétail se sont multipliées dans la région centrale du Bajío. Des enclaves de production destinée à l’exportation se sont aussi développées en fonction des possibilités du marché nord-américain. La plus performante est peut-être la zone de production de tomates du Sinaloa. Dans les grands espaces du Nord, on pratique plutôt l’élevage extensif de bovins (environ 34 millions de têtes), en partie pour l’exportation de viande vers les États-Unis, en partie pour la production de lait destinée au marché intérieur.

Les cultures tropicales occupent les zones humides et chaudes; on constate cependant, à côté de bonnes performances dans le domaine des agrumes (Colima, Jalisco, Nayarit, Veracruz), une stagnation de la production de fibres (comme le henequén ), de café et de sucre dont les usines de traitement ont été privatisées. Il n’en reste pas moins que le Mexique importe assez massivement des produits de base comme le maïs et les haricots, ainsi que du sucre.

À cette division de l’espace agricole il convient de superposer des divisions liées au niveau de mécanisation et de modernisation: celle qui fait la différence entre les terres irriguées permettant souvent deux récoltes par an et les terres non irriguées; celle entre le Nord pratiquement mécanisé et le Sud qui continue d’utiliser des méthodes de culture rudimentaires. Et pourtant, ces petites exploitations du Sud fournissent un apport considérable en produits vivriers à ce pays extrêmement difficile à mécaniser du fait de sa topographie montagneuse; le maguey, cactus destiné à la fabrication de l’alcool, pousse ainsi dans l’État d’Oaxaca, sur des pentes de 60 degrés.

Tensions en milieu rural

Modernisation, le maître mot dans l’agriculture mexicaine comme dans tous les pays d’Amérique latine, a donc tendance à signifier en même temps exclusion: exclusion de nombreuses familles sans terre alors que les distributions sont terminées, émigration massive vers les États-Unis qui constitue une contrepartie au chômage et au sous-emploi; exclusion parce que les communautés rurales se referment sur leurs résistances. En cette fin de siècle, l’idée de l’autosuffisance alimentaire n’est plus de circonstance; l’accent est mis sur les capacités d’exportation. Et les plus susceptibles d’entrer dans cette dynamique sont les moyens propriétaires considérés comme modernes.

Il ne faut pas oublier en effet que 5 300 000 Mexicains, dont 85 p. 100 vivant en milieu rural, étaient considérés comme indigènes en 1990. Le principal groupe est nahuatl (plus de 1 million). Puis viennent 400 000 Zapotèques et Mixtèques, 300 000 Otomi. Or les tensions en milieu rural, les bouleversements que vivent ces communautés et enfin la croissance déséquilibrée entre les États du Nord et ceux du Sud ont provoqué la multiplication des revendications de caractère ethnique. Dans certains cas, des représentations indigènes sont apparues dans les assemblées de niveau local ou des États fédérés (Chiapas ou Oaxaca, par exemple).

Par ailleurs, face au coût social de la crise des années 1980 et aux formes d’exclusion que ne manque pas de provoquer la dynamique néo-libérale – le Mexique comptait encore 6 millions d’analphabètes en 1990 –, le gouvernement Salinas de Gortari a répondu en lançant un programme très centralisé et très «présidentiel» appelé Pronasol, Programme national de solidarité, qui se veut une aide personnalisée à des groupes ciblés et défavorisés, en matière d’infrastructures, de logements, de coopératives, d’emplois, etc. La contrepartie de cette aide financière, possible grâce à la vente des entreprises publiques, est une participation directe des habitants à la réalisation des programmes d’infrastructures. Même s’ils sont souvent considérés comme le résultat d’une relation clientéliste de tel ou tel groupe avec le président, on peut aussi affirmer qu’ils sont accueillis favorablement par les populations.

3. L’évolution historique

L’indépendance

La société coloniale a porté tous ses fruits au cours du brillant XVIIIe siècle dont le baron Alexandre de Humboldt a laissé un tableau saisissant, à la veille de l’indépendance. Deux sociétés parallèles existaient depuis la conquête: les Indiens, à mi-chemin entre deux mondes; les Européens, qui contrôlaient la vie économique, politique et sociale. Le système des castes perpétuait la séparation entre les deux mondes, sans pouvoir empêcher le développement de mécontents turbulents, les métis et les mulâtres. Mécontents aussi, les créoles, nés en Amérique, espagnols par leurs ancêtres, défavorisés dans la distribution des postes administratifs, méprisés par les Espagnols et lésés par le système colonial. Le mécontentement des créoles, mal défini mais fondé sur des bases sérieuses, cristallisa lors de la disparition de la monarchie espagnole, confisquée par Napoléon en 1808.

Coupé de la métropole, subitement seul, le Mexique créole s’inquiète; le pouvoir reste aux mains des conservateurs, déchirés par l’ambition, et soudain réconciliés face au péril populaire. En 1810, l’insurrection provoquée par le curé M. Hidalgo, secondé par le curé J. M. Morelos, déborde rapidement ses promoteurs pour devenir une négation millénariste de tous les principes de gouvernement et d’ordre. Rébellion contre toutes les autorités, guerre impitoyable, elle est parfaitement symbolisée par le cri de guerre des insurgés: «Vive la Vierge de Guadalupe! Meurent les Espagnols!» Guerre religieuse, guerre sociale, guerre paysanne, guerre indienne, le soulèvement de 1810 est tout cela. La peur, l’instinct de conservation, la volonté de châtier rassemblent Espagnols et créoles, et leur armée peu nombreuse, mais disciplinée et bien commandée par F. M. Calleja, écrase, en 1811, la rébellion. Les chefs les plus illustres des deux camps ternissent leur gloire par la férocité avec laquelle ils versent le sang, massacrent les populations et ravagent le pays. Les insurgés de 1810 poursuivent la guérilla sous le commandement de Morelos, mais succombent devant l’unanimité des créoles épouvantés par cette lutte sociale qui se masque derrière la haine raciale.

En 1821, les créoles choisissent l’indépendance pour ne pas avoir à appliquer la constitution libérale de Cadix, rétablie en Espagne par Riego. Leurs anciens ennemis se rallient et le peuple acclame avec enthousiasme son héros, Agustín de Itúrbide, qui s’était jadis illustré en combattant Morelos et qui proclamait maintenant l’indépendance. En 1822, Itúrbide était sacré empereur, réalisant les vœux de toute la nation, l’Espagne ayant refusé de donner un prince au Mexique.

D’un empire à l’autre (1821-1867)

Les premiers problèmes que devait affronter la jeune nation étaient politiques: libéraux contre conservateurs, fédéralistes contre centralistes, Église contre État; ces questions divisèrent l’élite créole, ce qui explique l’instabilité politique et le déchaînement des factions sans que soit aucunement affectée la structure économique et sociale héritée de la période coloniale. Le système foncier ne changea pas et la dépendance économique subsista, l’Angleterre, puis les États-Unis, se substituant à l’Espagne. Les ravages des guerres de l’indépendance, en particulier l’anéantissement de l’industrie minière, provoquèrent le déclin économique et, en conséquence, l’effondrement de l’appareil administratif déjà disloqué par le départ des Espagnols. Le manque d’argent obligeait les gouvernements à recourir aux emprunts français et anglais, sources de frictions, de pressions et d’interventions. C’est la misère financière qui a provoqué la chute d’Itúrbide, renversé par la clique militaire et administrative des créoles qu’il ne pouvait satisfaire.

Pendant les trente premières années de son indépendance, le pays fut dirigé par des gouvernements généralement conservateurs, avec de brefs épisodes libéraux (1833-1834). Le personnage principal de cette époque est Antonio López de Santa Anna, démagogue de génie, capable de survivre à toutes les épreuves, même à la défaite militaire et à la perte de plus de la moitié du territoire national, après la sécession du Texas et la désastreuse guerre avec les États-Unis (18471848). Indifférent aux alliances politiques, sauveur éternel, appelé par les conservateurs comme par les libéraux, il arbitre entre les factions et, selon les circonstances, joue le rôle de Marius ou celui de Sylla. Les libéraux, soutenus par les États-Unis, consolidaient leur force jusqu’à l’affrontement violent avec les conservateurs, lors de la guerre de trois ans (1858-1861), que l’on appelle aussi guerre de la Réforme. Ce conflit éclata à propos de la Constitution libérale de 1857 et d’autres textes juridiques supprimèrent les privilèges traditionnels de l’Église et de l’armée. Forts du soutien de tous les régionalismes et de tous les caciques locaux menacés par le centralisme conservateur, les libéraux, aidés matériellement et politiquement par les ÉtatsUnis (qui interviennent même militairement en capturant l’escadre des conservateurs), triomphent en 1861, jetant leurs ennemis dans les bras de Napoléon III, qui rêvait d’établir au Mexique un empire latin saint-simonien pour barrer l’expansion américaine. Maximilien d’Autriche, l’empereur proposé par Napoléon III, perdit la vie dans l’aventure qui aurait pu tourner autrement. De toute manière, les conservateurs auraient été perdants: Maximilien était libéral comme Juárez, chef de ses adversaires, incarnation de la résistance. Dans les premiers temps de l’intervention française, la victoire de l’empire semblait certaine à cause de la supériorité militaire française, de la politique libérale de Maximilien et de la non-intervention des États-Unis, engagés dans leur guerre civile. Les libéraux, regroupés autour de Juárez, furent rapidement obligés de se replier sur la frontière américaine avant d’être sauvés par le renversement de la conjoncture internationale: la France menacée par la Prusse était obligée de se dégager de l’affaire mexicaine au moment où les États-Unis, une fois terminée la guerre de Sécession, reprenaient leur expansion. Le départ des Français laissait Maximilien seul, sans argent, sans armes, sans parti, la majorité des conservateurs ne lui ayant pas pardonné sa politique libérale. Armés, financés par les Américains, les libéraux réalisaient facilement la conquête du pays et du pouvoir. Maximilien, malgré l’intervention de Victor Hugo, admirateur de Juárez et partisan des libéraux, était fusillé en 1867 à Querétaro.

La paix «porfirienne»

La paix «porfirienne» est née de l’anarchie libérale. La République restaurée fut immédiatement menacée par la révolte de tous les caciquismes locaux et les rivalités intestines qui déchiraient les libéraux. Le pays était ruiné par trente ans de guerres civiles et étrangères et la dette extérieure se montait à 454 millions de pesos. Juárez puis, après sa mort, Lerdo de Tejada durent faire face aux tendances centrifuges qui menaçaient l’unité nationale, alors que les caisses de l’État étaient vides et que le système parlementaire menaçait de paralyser l’exécutif. Juárez, tout en respectant les formes, régna de manière implacable: de 1867 à 1872, il fit couler plus de sang que Santa Anna en trente ans. Il combattit énergiquement l’anarchie et noya dans le sang toute opposition. Depuis, il est entré au panthéon national, devenant le héros suprême qui a implanté la démocratie au Mexique et gouverné démocratiquement jusqu’à sa mort. On a divinisé Juárez, qui fut pourtant détesté de son vivant, pour rabaisser Porfirio Díaz et aussi pour donner un ancêtre glorieux à la révolution. La légende de Juárez, même si elle ne correspond pas à la réalité, est un fait historique: son culte est un des éléments du sentiment national mexicain, tel qu’il se forge au XXe siècle.

Après la mort de Juárez, il semblait que le pays allait s’abîmer à nouveau dans la guerre civile entre libéraux, affaiblis par la discorde, et conservateurs, rapidement remis du désastre impérial. La politique anticléricale de Lerdo de Tejada provoquait le mécontentement du peuple et les soulèvements paysans se multipliaient, au même rythme que les tentatives de coups d’État. C’est alors que Porfirio Díaz réussit à s’emparer du pouvoir et à le conserver (1876-1910). Pour lui, le problème principal était de donner la paix à un pays épuisé; il le résolut par sa politique «de la carotte et du bâton»: au lieu de fusiller, il rassasiait; au lieu de pendre, il attachait: selon le mot d’un pamphlétaire, «le général Díaz a gouverné le Mexique avec un minimum de terreur et un maximum de bienveillance». Respectant les formes constitutionnelles, il gouverna le pays sans interruption jusqu’à la révolution de 1910.

L’homme fort rétablit l’ordre, concentre les pouvoirs et à son ombre les cientificos , technocrates positivistes, organisent la première administration efficace depuis l’indépendance. C’est la fin du désordre, et l’économie peut reprendre sa marche interrompue depuis soixante ans. On a dit que les trois conditions du progrès et de la modernité étaient la concentration du pouvoir, la création d’une bureaucratie et l’incorporation des masses à la vie de la nation. La dernière condition n’était pas remplie à cause de la contradiction entre le régime de production agricole, lié aux conditions géographiques et ethniques, et un régime de production industrielle capitaliste. Le démarrage de la croissance économique est à l’actif de cette période, dite du «Porfiriat». La construction des chemins de fer obéit à la géographie et à l’histoire, elle se fait vers les ports et vers les États-Unis qui déversent leur capital dans le pays nouvellement prospère: en 1911, leurs investissements totalisent 1 100 millions de dollars. La devise d’Auguste Comte: «ordre et progrès» est appliquée au Mexique. Les lois libérales, mises en œuvre par Porfirio Díaz, abolissaient la propriété communautaire et, en conséquence, le système agraire indigène. Le démembrement des collectivités paysannes et l’accaparement des biens du clergé renforcèrent le système colonial de la hacienda , grande propriété foncière qu’exploite une main-d’œuvre liée par ses dettes et rétribuée en nature et en espèces. Bien que la hacienda ait été techniquement, de par sa taille et son adaptation aux conditions du milieu, la forme la plus rationnelle de production agricole, ses implications sociales ne firent qu’aggraver le problème rural. En 1910, 80 p. 100 des paysans étaient sans terre et travaillaient comme peones sur les haciendas.

La révolution

Sous le Porfiriat, pour la première fois depuis l’indépendance, le gouvernement mexicain avait l’appui de tous les secteurs dirigeants et des factions politiquement actives. Le peuple profitait de la paix et d’une prospérité relative. Mais trente-quatre ans de pouvoir personnel provoquèrent l’érosion progressive de cette stabilité. Le grand âge du césar, les ambitions politiques, le mécontentement des États-Unis face à la politique récente du régime, la conjoncture économique mondiale expliquent la chute de don Porfirio, qui partit, respecté de tous, mourir en exil à Paris.

L’étape madériste

La classe moyenne, encore peu nombreuse, née du développement urbain et industriel, aspirait à la démocratie politique, et les jeunes enthousiastes et idéalistes répondirent à l’appel de Francisco Madero, riche propriétaire du Nord, qui voulut faire du Mexique une véritable démocratie d’où l’oppression serait à jamais bannie. La dernière tentative de Porfirio Díaz pour se faire réélire à la présidence conduisit à l’insurrection armée, qui, presque sans combats, donna la victoire aux partisans de Madero. Ce dernier, extraordinairement populaire, essaya de changer la structure politique du pays sans toucher au principal problème, le problème de la terre. Rapidement attaqué par tous les partisans de l’ancien régime qui n’avait perdu que le vieux dictateur, débordé sur sa gauche par les rébellions paysannes d’Orozco dans le Nord et de Zapata dans le Sud, rébellions utilisées contre Madero par les grands propriétaires, le nouveau gouvernement devint le prisonnier de l’armée fédérale héritée de Díaz.

Malgré sa modération, il était inquiétant pour les porfiristes, qui s’appuyèrent sur l’armée et sur l’ambassadeur américain, Henry Lane Wilson, pour le renverser. Le coup d’État fut suivi de l’assassinat de Madero, tandis que le général Victoriano Huerta, qui jusque-là avait travaillé dans l’ombre, s’emparait de la présidence.

La révolution ne faisait que commencer alors que tout le monde croyait que la contre-révolution y avait mis un terme. Venustiano Carranza, ancien sénateur et gouverneur porfiriste, en froid avec Madero, refusa de reconnaître l’«usurpateur», le général Huerta, et, s’affirmant le continuateur de la légalité républicaine, prit la tête de la faction «constitutionnaliste», vite ralliée par les États du Nord, les plus développés. Pancho Villa, révolté du Nord, et Emiliano Zapata, leader métis des Indiens du Sud, s’y joignirent, tandis que les États-Unis, inquiets du nationalisme antiyankee de Huerta, intervenaient ouvertement en faveur des constitutionnalistes. Ils débarquaient même, en 1914, à Veracruz pour empêcher l’arrivée du matériel de guerre acheté en Europe par Huerta. L’armée fédérale démoralisée par le manque de munitions était dès lors condamnée à la défaite, et, en 1914, Huerta partait en exil. Vainqueurs, les constitutionnalistes se divisaient. Pancho Villa, chef de la «division du Nord», recrutait parmi les cavaliers des grands domaines d’élevage du Nord. Son talent militaire, sa violence, la rapidité de ses actions et de sa cavalerie sont caractéristiques du Nord agricole. Comme lui, Zapata s’identifie à son milieu. Il incarne la résistance des villages indiens à l’expansion des haciendas. Zapata et Villa s’opposent à V. Carranza, qui poursuit le processus centralisateur du Porfiriat. À la fin de 1914, la situation de Carranza semblait désespérée car ses forces ne contrôlaient plus que l’axe ferroviaire unissant Veracruz (l’océan) à l’intérieur. Carranza fut sauvé par la division entre zapatistes et villistes, par l’appui américain et par le talent du général A. Obregón. Villa fut battu trois fois en un mois par Obregón et dut revenir à la guérilla dans le nord du pays. Militairement victorieux, Carranza pouvait s’occuper de gouverner un pays anéanti par la guerre et par le pillage systématiquement pratiqué par toutes les factions, mais plus méthodiquement encore par les carrancistes qui en firent un système de gouvernement: enrichir les révolutionnaires pour consolider le régime. C’était en revenir aux pratiques de Díaz. Avant cela, Carranza avait été obligé de s’allier aux ouvriers et de publier les premières lois agraires pour calmer les paysans. La Constitution de 1917 est en quelque sorte un post-scriptum de cette période tourmentée: inspirée de la Constitution libérale de 1857, elle renferme des articles radicalement anticléricaux, comme l’article 130, des articles favorables aux ouvriers (art. 123) établissant paradoxalement une législation ouvrière avancée pour un pays de paysans. L’article 27, le plus important, rétablissait le vieux droit espagnol, abandonné par Díaz, instituant la nation propriétaire du sous-sol. Cela permettrait dans l’avenir de récupérer les terrains pétrolifères contrôlés par les grandes compagnies anglo-saxonnes. Sous la pression de Carranza, les constituants renforcèrent les pouvoirs du président, qui devenait de fait tout-puissant puisqu’il avait le droit de dissoudre le pouvoir législatif et exécutif des États (théoriquement, le système mexicain est fédéraliste comme celui des États-Unis). Contradictoire et maniable, la Constitution, encore en vigueur aujourd’hui, laissait aux présidents une grande marge de manœuvre et consacrait le renforcement du centralisme, de l’autoritarisme et de l’étatisme dans tous les domaines. Une fois élu, Carranza gouverna en donnant à la Constitution une interprétation conservatrice: réforme agraire paralysée, loi martiale contre les ouvriers, assassinat de Zapata (1919), «pacification» des campagnes par des officiers pillards.

La dynastie du Sonora: Obregón et Calles

Alvaro Obregón, homme du Sonora, ne songeait pas à renverser Carranza et attendait, sûr de sa force, l’heure de la succession. Mais Carranza voulut imposer son successeur. Cela provoqua le soulèvement d’Obregón rallié par les autres généraux et l’assassinat de Carranza en 1920. Pendant quinze ans, le Mexique allait être le champ de bataille où se déroulait un curieux combat entre ce qui semblait, depuis l’indépendance, être le Mexique éternel, un Mexique ingouvernable, exploité par une bande de profiteurs nés de la dernière révolution et pressés de s’enrichir avant la suivante, et le nouveau Mexique en gestation qui cherchait péniblement sa voie en utilisant ceux-là mêmes qui voulaient le renvoyer aux limbes d’où l’avait tiré le cauchemar de la révolution. De 1920 à 1935, deux généraux révolutionnaires du Sonora, État du Nord, Obregón et Calles, gouvernèrent le pays, ensemble et à tour de rôle. Ils surent résoudre le problème du pouvoir, posèrent les règles du jeu politique et entreprirent la création d’institutions adaptées à la réalité mexicaine que leur successeur, Lázaro Cárdenas, allait parachever; ils furent plus d’une fois mis en difficulté, mais triomphèrent de leurs rivaux pendant quinze ans, grâce au contrôle que leur valait la fidélité des «loyaux» gouverneurs, généraux, chefs agraristes et syndicalistes. Là où la loyauté faiblissait, là où le contrôle échappait, ils recouraient à la corruption et à l’assassinat. Cette époque a été décrite par Martín Luís Guzmán dans son roman L’Ombre du caudillo. L’ambiguïté du régime venait de ce qu’il accomplissait effectivement des réformes et dans le même temps engendrait une classe dirigeante qui voulait le pouvoir et la fortune, selon les méthodes traditionnelles. La structure du pouvoir ressemblait à celle du passé: politiciens et généraux à vendre, et pourtant le régime a survécu aux terribles années 1924-1929. Malgré ses défauts, le caudillo Calles, autocrate sanglant, a sauvé le pays de la désintégration. C’est l’époque où l’on parle de reconstruction nationale et où les anciens révolutionnaires, à l’image d’Obregón, engraissent. Les apôtres émaciés de la révolution se transforment en fêtards «avec un penchant pour le champagne, les automobiles et les maîtresses, bien habillés, corpulents et tyranniques», écrit H. Parkes.

Les trois premières années du gouvernement d’Obregón furent des années de reconstruction et de paix, mais le général manchot était un caudillo et non Cincinnatus. Son mandat arrivant à son terme, comme la Constitution ne lui permettait pas de se faire réélire, il imposa son homme lige, Calles. L’assassinat de Villa donna le signal des crimes politiques qui conduisirent Calles à la présidence. Nul autre président n’a fusillé plus de généraux. Il a éliminé progressivement et violemment tous les caudillos (on l’accuse même d’avoir trempé dans l’assassinat d’Obregón en 1928). Le choix de Calles par Obregón avait provoqué un terrible soulèvement de la moitié de l’armée. Écrasée grâce à l’appui des États-Unis, cette rébellion prouve le principe, depuis lors resté inviolé, selon lequel, une fois qu’une décision a été prise au sein de l’élite dirigeante, elle est absolument acceptée par toute la «famille révolutionnaire». Tous ceux qui, comme les rebelles de 1924 – et ils ont été nombreux jusqu’à ce jour –, ont refusé de s’incliner devant la rigueur de ce principe ont été battus. C’est sous la présidence de Calles que la gauche révolutionnaire connut son apogée. Morones, chef de la Confédération de la région ouvrière mexicaine (C.R.O.M.), prétendait contrôler deux millions d’affiliés. Le chiffre, bien que faux, prouve la force politique des syndicalistes. L’époque était au nationalisme économique, et Calles faillit rompre avec les États-Unis à propos de la question pétrolière. Finalement, comme Obregón avant lui, Calles ne put résister à la pression américaine et dut abandonner son projet d’appliquer la loi. La mise au pas de tous les rebelles s’accompagnait de la reconstruction économique, stimulée par la création d’une banque centrale en 1925. Tous ces efforts faillirent être anéantis par le conflit avec l’Église, provoqué bien inutilement par l’autocratie de Calles qui attaqua un clergé fort de sa résistance à soixante ans de gouvernements anticléricaux et à la persécution de Carranza, fort aussi de sa popularité et de l’incontestable foi du peuple rural. La persécution de l’Église, déchaînée sous un prétexte sans importance, conduisit à la suspension des cultes décidée par les évêques et approuvée, avec réticence, par Rome. Cela provoqua le soulèvement des cristeros , ainsi nommés par dérision, à cause de leur cri de guerre: «Vive le Christ-Roi et la Vierge de Guadalupe!»; cinquante mille paysans en armes, appuyés par le peuple des campagnes, tinrent tête à l’armée fédérale pendant trois ans, de 1926 à 1929, lui infligeant de sérieuses défaites. Le gouvernement, incapable de venir à bout du mouvement qui faisait tache d’huile, fit sa paix avec les évêques pressés par Rome de transiger. L’ambassadeur américain Morrow joua un rôle essentiel dans la conclusion de la paix en juin 1929. La reprise de la persécution après 1930 provoqua de nouveaux soulèvements qui furent à la guerre cristera ce que la chouannerie fut à la Vendée. Les guérillas catholiques ne cessèrent de gagner du terrain jusqu’à ce que Cárdenas, en 1938, ramène définitivement la paix en mettant fin à la persécution. Les derniers cristeros se soumirent en 1940. Cette guerre religieuse, désastreuse pour le pays, s’accompagna de divisions au sein de la «famille révolutionnaire». Obregón viola un des principes de la révolution, la non-réélection, en se faisant élire comme successeur de Calles (c’était une manière de dyarchie comparable à celle du Bas-Empire romain). Le mécontentement qui s’ensuivit conduisit à diverses insurrections, toutes écrasées dans le sang. Obregón, réélu, fut assassiné par un jeune catholique mystique, José de León Toral, vraisemblablement manipulé par des gens du groupe de Morones, le bras droit de Calles. Les obregonistes, frustrés de leur victoire, se soulevèrent en mars 1929, dans ce qui fut le dernier coup d’État militaire au Mexique. Après les avoir écrasés, Calles trouva la solution en établissant le régime autoritaire du parti unique, qui supprimait l’autodestruction périodique de la «famille révolutionnaire». En 1929, en fondant le Parti national révolutionnaire, il pérennisait la dictature de la faction triomphante, qui depuis n’a jamais perdu le pouvoir. Association des callistes, reflet du pouvoir de Calles, le parti (devenu Parti de la révolution mexicaine en 1938 et Parti révolutionnaire institutionnel en 1946) réduit les chocs entre les factions et fournit un machine électorale, un instrument de contrôle politique qui établit, de fait, le monopole. Jusqu’en 1935, les présidents ne sont que les hommes de paille de Calles, «el Máximo».

Lázaro Cárdenas

Il faut croire que le général Cárdenas avait bien caché son jeu, puisque, candidat de Calles, son élection allait signifier l’exil de ce dernier (non pas la fin du callisme, qui, modernisé, continue encore de nos jours). Un an après son élection, Cárdenas se débarrassait de son patron. Connaissant la vie politique et le peuple, il était capable de mettre ses idées en veilleuse, lorsque, comme l’anticléricalisme, chez lui au moins aussi fort que chez Calles, elles étaient trop dangereuses. On a fait de lui, avec le recul de l’histoire, un révolutionnaire presque marxiste, un précurseur de Fidel Castro. Avec Castro il a en commun la passion du pouvoir personnel, la volonté de tout savoir, tout faire, tout voir. Il a passé plus de la moitié de sa présidence à visiter le pays, à se rendre compte par lui-même. Despote éclairé, il se choisit en 1940 un successeur à droite parce que la conjoncture internationale commande de rassurer les États-Unis, parce que la nation est fatiguée de l’agitation et de l’impéritie. Nationaliste comme Calles, il parvient à nationaliser les pétroles, parce qu’il est sûr de l’amitié de Roosevelt, dont finalement il est très proche. Il faudrait parler de New Deal mexicain plutôt que de Front populaire, mais les formes sont trompeuses et la présence d’une éducation dite socialiste, une rhétorique marxiste, des drapeaux rouges et noirs, tout cela a faussé la vision des historiens. Cárdenas a des préoccupations sociales dans la lignée des vice-rois espagnols; on ne peut pas dire qu’il soit un homme de gauche, au sens moderne du mot. Populaire il l’est (le mythe cardeniste est resté présent pendant vingt ans après son départ) et il soigne sa popularité en développant la tendance naturelle du recours direct au président. Sous Cárdenas, beaucoup de choses ont changé. Le pétrole est devenu mexicain, la terre a été répartie entre les paysans. L’ampleur de l’œuvre de Cárdenas est telle que tous ses successeurs se sont réclamés de lui, proclamant des objectifs similaires. Chacun a essayé de se faire passer pour un révolutionnaire agrariste, tous ont fixé comme objectif premier la croissance économique et la justice sociale, tous ont voulu prouver leur indépendance vis-à-vis du capital étranger. Le style politique des présidents remonte à lui ainsi que la trilogie qui domine le développement du pays: pétrole, routes, chemin de fer. Les intellectuels enfin ne se sont jamais remis de son passage au pouvoir et en gardent la nostalgie.

La révolution avait ravagé tout le territoire et le combat sanglant avait provoqué la ruine économique; les grands propriétaires ruraux ont disparu, mais pas les commerçants, les banquiers ou les industriels, qui ont simplement eu un manque à gagner de quelques années, ni les propriétaires de biens urbains, en général. À cette catégorie s’adjoignent les nouveaux riches, profiteurs de la révolution, généraux, politiciens et fonctionnaires qui forment une classe puissante, agressive, unie par la solidarité et les intérêts, se mêlant au gouvernement dont elle est issue. C’est ainsi que, dans les années trente, le Mexique eut son premier président millionnaire. À cela il faut ajouter la corruption des idéologies et des hommes: le langage révolutionnaire perd sens et force, il ne subsiste que parce qu’il constitue une aide pour les gouvernants. Certes, l’idéologie n’a jamais beaucoup compté dans la révolution mexicaine, les catholiques mis à part, mais les mots d’ordre sont devenus des slogans, des clichés. Les ennemis de jadis, l’Église, le capital, l’armée, n’en sont plus, et les États-Unis sont les garants de la continuité révolutionnaire. L’immoralité va de pair avec la confusion des idées, un cycle historique s’achève dans le boom économique de la guerre mondiale. Celui qui commence n’est influencé par le passé que parce que «les traditions des générations passées pèsent comme une montagne sur les cerveaux des vivants». Cette permanence des mots, accompagnée d’une mise à jour, c’est Thermidor, un Thermidor qui aurait été voulu par Robespierre: en 1940, Cárdenas se donne pour successeur Avila Camacho. La transition avait commencé dès 1938, le ton avait baissé, on consolidait les gains acquis sans plus aller de l’avant, la productivité et l’industrialisation prenaient le pas sur la réforme agraire, la lutte sociale était remplacée par l’unité nationale.

4. Le monopole politique du P.R.I.

Le Mexique donne, depuis 1929, l’image d’une continuité politique sans faille, malgré la clause de la Constitution de 1917 qui limite l’exercice du pouvoir présidentiel à la durée d’un seul mandat: tous les présidents élus depuis lors l’ont été, en effet, sous le patronage d’un seul et même parti, successivement baptisé Partido nacional revolucionario, Partido de la Revolución mexicana et Partido revolucionario institucional, et cette formation n’a jamais cessé de contrôler étroitement la Chambre des députés, le Sénat et les institutions fédérales et municipales.

En règle générale, la vie politique ne s’anime donc qu’à l’approche de l’élection présidentielle, et encore l’incertitude ne porte-t-elle que sur le choix en petit comité du futur candidat du parti dominant, le tapado (l’occulte), dont le nom ne sera dévoilé qu’à la veille de la campagne électorale. Le seul débat qui compte est celui que se livrent en secret les deux tendances plus ou moins constituées de la «famille révolutionnaire», celle qui s’est attirée la confiance des milieux d’affaires avec les présidents Miguel Alemán (1945-1952) et Gustavo Díaz Ordaz (1964-1970) et celle qui a plutôt cherché l’appui des couches moyennes avec les présidents Adolfo López Mateos (1958-1964) et Luis Echeverría Álvarez (1970-1976).

Aussi bien constate-t-on que la participation électorale s’est rétrécie d’un scrutin à l’autre, même après l’extension du droit de vote aux femmes en 1958, et ce phénomène a suffisamment inquiété les milieux dirigeants pour qu’ils aient cru devoir assouplir le mécanisme du scrutin majoritaire à un seul tour qui excluait pratiquement toute opposition parlementaire. Un premier pas a été accompli dans ce sens lorsqu’en 1962 le président López Mateos a fait accorder à tous les partis dûment enregistrés un minimum de cinq députés à la seule condition de réunir 2,5 p.100 des suffrages exprimés au niveau national. Cet expédient n’ayant pas eu l’effet escompté aux élections de 1964, l’administration Díaz Ordaz a préféré tenter, mais sans grande conviction, de démocratiser le fonctionnement du parti officiel pour lui permettre de retrouver sa crédibilité, et elle s’est finalement contentée d’abaisser l’âge de la majorité électorale à dix-huit ans. Alerté à son tour par les événements de 1968 et par le score médiocre des élections de 1970, le président Echeverría se dépêcha de promettre une «ouverture démocratique», mais il n’alla pas plus loin que cette déclaration d’intention. Enfin, après le nouveau coup de semonce que représenta la crise de l’été 1976, l’administration López Portillo (1976-1982) prit en 1977 l’initiative d’avancer dans la voie ouverte par López Mateos puisque la nouvelle loi fédérale sur les organisations politiques et les procédures électorales (L.O.P.P.E.) a permis de donner une existence légale à un certain nombre de formations de gauche et a renouvelé l’intérêt du jeu électoral en ajoutant aux trois cents députés élus à la majorité relative cent députés élus à la proportionnelle.

Dans la pratique, pourtant, le pouvoir ne paraît guère avoir évolué vers plus de tolérance à l’égard de ses adversaires. On remarque, par exemple, que l’administration López Mateos n’as pas reculé devant l’assassinat pour se débarrasser du leader paysan Rubén Jaramillo et qu’elle s’est entêtée à maintenir le grand peintre Siqueiros en prison pendant cinq ans pour «délit de dissolution sociale», tandis que l’administration de Díaz Ordaz porte la responsabilité de la fusillade d’une demi-heure qui a fait une centaine de morts et plusieurs centaines de blessés dans les rangs des manifestants rassemblés le 2 octobre 1968 sur la place des Trois-Cultures. Rien n’indique non plus que le pouvoir ait rompu avec un passé douteux puisque les syndicats liés au P.R.I. gardent leur réputation de charrismo (gangstérisme) et que les accusations de concussion (mordida ) continuent à pleuvoir sur les plus hautes personnalités de l’État ou du secteur nationalisé.

L’opinion publique pardonne beaucoup au pouvoir, il est vrai, pour la résistance qu’il n’a cessé d’opposer au leadership américain en refusant notamment de rompre ses relations diplomatiques avec Cuba, en condamnant l’intervention des marines à Saint-Domingue en 1965, en manifestant sa sympathie au président Allende en 1972 et en préconisant, avec ses partenaires du groupe de Contadora, un règlement pacifique des problèmes de l’Amérique centrale. Mais la diplomatie mexicaine ne risque-t-elle pas de perdre de sa liberté de manœuvre dans une conjoncture économique aussi difficile que celle que le pays traverse depuis 1982?

5. Du «miracle» économique à la crise

Le Mexique a connu depuis 1940 une croissance économique remarquable: 5,8 p. 100 en moyenne entre 1940 et 1954; 5,9 p. 100 entre 1955 et 1961; 7,6 p. 100 entre 1962 et 1970; 5,4 p. 100 entre 1971 et 1977; 7,7 p. 100 entre 1978 et 1981. Mais, en cumulant les risques d’une industrialisation par substitution des importations, d’un développement agricole mal équilibré et d’un appel massif aux capitaux étrangers, ce «miracle» a débouché sur une crise qui n’a pu être surmontée malgré le boom pétrolier de la fin des années soixante-dix.

Le dynamisme industriel

L’essor industriel a été favorisé à la fois par l’élargissement du marché intérieur à partir des années trente et par la conjoncture internationale particulièrement propice de la période 1940-1973. De plus, l’État n’a cessé de le soutenir sous diverses formes: mesures de protection douanière, subventions indirectes par le biais du faible coût de l’énergie fournie par l’entreprise nationale du pétrole et du gel des prix agricoles susceptibles de se répercuter sur le niveau des salaires, investissements dans l’infrastructure et l’industrie de base jusqu’à concurrence de 43 p. 100 de l’ensemble des investissements entre 1940 et 1954, 31 p. 100 entre 1955 et 1961, 40 p. 100 entre 1962 et 1970, 44 p. 100 entre 1971 et 1978. Enfin, il a pu compter sur un afflux considérable de capitaux étrangers qui se sont taillé une place prépondérante dans les secteurs les plus dynamiques: 67 p. 100 dans les produits chimiques, 79 p. 100 dans l’appareillage électrique, 80 p. 100 dans l’automobile, 89 p. 100 dans le caoutchouc, 90 p. 100 dans l’électronique.

Cette politique a donné des résultats spectaculaires: le produit industriel par habitant a été multiplié par 100 malgré une croissance démographique de plus de 100 p. 100; la part de l’industrie est passée de 24,9 p. 100 en 1940 à 29,2 p. 100 en 1960 et à 34 p. 100 en 1970; le volume de la production industrielle s’est multiplié par 30 entre 1940 et 1960 et a encore presque triplé entre 1960 et 1972; la capacité de production d’énergie électrique s’est élevée à 13 millions de kilowatts en 1976 contre 629 000 en 1937; le réseau routier s’est allongé de 9 929 kilomètres en 1940 à 29 060 kilomètres en 1977; la production d’acier est passée de 1 500 000 tonnes en 1960 à 3 900 000 tonnes en 1970 et 7 millions de tonnes en 1977, celle des automobiles et des camions de 50 000 unités en 1960 à 188 000 en 1970 et 597 000 en 1981, et celle des engrais chimiques de 372 000 tonnes en 1960 à 1 514 000 tonnes en 1982.

Les progrès du secteur pétrolier ont été beaucoup plus rapides encore depuis 1972: en dix ans, l’entreprise nationale Pemex a multiplié par 13 les réserves connues d’hydrocarbures, sextuplé l’extraction du brut et la valeur de ses ventes, doublé sa production de raffinés et quadruplé celle de sa branche pétrochimique. Avec une production de brut de 2,3 millions de barils par jour, dont la majorité en provenance de la zone offshore du golfe de Campeche, et une commercialisation de 4 060,8 millions de pieds cubes par jour (environ 15 millions de mètres cubes), essentiellement fournis par le gisement de Huimanquillo dans le Sud-Est, elle a contribué en 1981 pour 9 p. 100 au P.I.B. et pour 54,5 p. 100 au financement des dépenses publiques, malgré la détérioration du marché extérieur.

Le bilan de l’industrialisation est pourtant moins positif sous d’autres aspects, notamment en ce qui concerne la création d’emplois dont le nombre ne s’est pas élevé à plus de 2 230 000 entre 1940 et 1970. Certes, les retombées du boom pétrolier ont permis d’en dégager quelque 4 millions entre 1978 et 1981, mais les activités qui occupent la majorité de la main-d’œuvre restent excessivement concentrées dans le District fédéral et les deux États du Nuevo León et du Jalisco (57 p. 100 en 1970), et, si on examine le cas des maquiladoras , ces entreprises d’assemblage qui ont fleuri le long de la frontière du Nord depuis 1965, on constate que sur les 120 000 nouveaux postes de travail qu’elles ont offert en 1980, 20 000 à peine étaient destinés à du personnel masculin et n’ont guère contribué à tarir le flot de paysans sous-employés qui passent clandestinement aux États-Unis pour y compléter leurs ressources.

Les blocages de l’agriculture

Sur la lancée de la réforme agraire des années trente, la production agricole a progressé à une moyenne annuelle de 5,8 p. 100 entre 1940 et 1950 et de 4,3 p. 100 entre 1950 et 1960, mais, en sacrifiant la modernisation des petites exploitations au développement de l’agriculture commerciale, la «contre-réforme agraire» qui s’est opérée au cours de cette période a fait tomber ce taux de croissance à 2,9 p. 100 entre 1960 et 1976 et 2,6 p. 100 en 1977-1979.

Le virage a été très sensible dans la distribution des terres: 5 518 970 hectares et 112 447 bénéficiaires sous Avila Camacho (1940-1946), 3 844 745 hectares et 85 026 bénéficiaires sous Alemán, 3 198 781 hectares et 55 929 bénéficiaires sous Ruiz Cortines (1952-1958) contre 17 889 792 hectares et 774 009 bénéficiares sous Cárdenas. Soucieux de garantir la grande entreprise agricole contre les risques d’une expropriation, le président Alemán n’attendit d’ailleurs pas la fin du premier mois de son mandat pour faire élever le seuil d’application de l’article 17 de la Constitution jusqu’à 150 hectares pour les plantations de coton et 300 hectares pour celles d’arbres fruitiers.

C’est également à l’avantage de la bourgeoisie agraire du nord du pays qu’ont été réalisés la plupart des grands travaux qui ont permis d’accroître les surfaces irrigables de 550 000 hectares sous Avila Camacho, de 600 000 hectares sous Alemán et de 750 000 hectares sous Ruiz Cortines. Les trois quarts des terres ainsi bonifiées se situaient, en effet, dans les États de Basse-Californie, Sonora, Sinaloa et Tamaulipas, et le recensement agricole de 1960 confirme d’ailleurs que cette politique qui avait absorbé, à partir de 1942, les quatre cinquièmes du budget du pays n’avait profité qu’à un dixième des paysans dont 5 000 propriétaires de plus de 200 hectares qui détenaient à eux seuls 9,5 millions d’hectares, soit 42 p. 100 des terres arables. Qui plus est, l’eau fournie à ces privilégiés leur était facturée à un prix si modique que sa vente ne couvrait qu’à 45 p. 100 les frais engagés par l’État.

Les petits paysans des hautes terres, qui représentent les deux tiers de la population rurale, ont été également les plus défavorisés, en tant que producteurs d’aliments de base pour le marché intérieur, par le retard croissant des prix agricoles sur les prix industriels, et, lorsque la poussée démographique a encore rendu plus précaires leurs conditions d’existence, bon nombre d’entre eux ont dû émigrer vers les bidonvilles qui cernent la capitale, à la recherche très problématique d’un emploi. S’ajoutant aux tensions créées par cet exode massif, la multiplication des conflits agraires a obligé à reprendre la distribution des terres sous López Mateos (16 004 169 ha), Díaz Ordaz (24 842 856 ha) et Echeverría (5 155 356 ha), mais le ralentissement des travaux d’irrigation à la même époque a beaucoup réduit la portée de ces mesures, et, faute de crédits et d’assistance technique, les exploitations traditionnelles n’ont guère profité de la «révolution verte» des années soixante qui a privilégié le développement de l’arboriculture et des cultures liées à l’élevage du bétail au détriment des cultures vivrières comme le maïs et les haricots (59 p. 100 des terres cultivées en 1970 contre 78 p. 100 en 1960).

Ces blocages n’ayant pu être levés par une simple reprise des investissements dans les années soixante-dix, les succès enregistrés par les cultures commerciales n’ont plus suffi à compenser les mauvaises performances des productions destinées à la consommation locale, et, pour la première fois dans l’histoire du pays, la balance agricole s’est soldée en 1980 par un déficit, surtout à cause des importations massives de grains auxquelles il a fallu recourir pour compléter les récoltes de maïs et de haricots qui avaient respectivement reculé de 18 et 30 p. 100 au cours de l’année précédente. Beaucoup plus grave encore par sa répercussion sur le revenu des paysans les plus démunis que par son poids dans la balance des paiements (3,5 milliards de dollars), cette baisse de production a marqué la faillite du système alimentaire mexicain (S.A.M.) dont le président López Portillo prétendait faire le pendant de son ambitieux programme énergétique, et il est douteux que la cure d’austérité imposée par Miguel De la Madrid (qui a accédé à la présidence en 1982) pour satisfaire aux conditions posées par le F.M.I. puisse mieux soulager les maux dont souffrent près des trois quarts de la population rurale: sous-emploi chronique, carences alimentaires, analphabétisme et manque de soins médicaux.

Dépendance et crise financière

Pour résoudre ses nombreux problèmes sociaux, le Mexique, misant à fond sur ses énormes réserves d’hydrocarbures, s’est lancé à partir de 1978 dans une croissance accélérée qu’il n’a pu financer qu’en aggravant massivement son endettement extérieur. Le retournement du marché pétrolier et la hausse des niveaux internationaux du taux d’intérêt ont précipité l’échec de cette stratégie, et le pays s’est retrouvé en 1982 au bord de la banqueroute.

Après la crise économique, financière et politique qui avait assombri la dernière année du sextennat de Luis Echeverría et les réajustements dont la dévaluation du peso avait fait apparaître la nécessité, la reprise s’est effectuée au second semestre de 1978 grâce à un vigoureux programme d’investissements publics dans le secteur pétrolier et elle s’est prolongée jusqu’à la fin de 1981 à un rythme de 60 p. 100 supérieur à la moyenne mondiale. Mais, si elle a effectivement permis de réduire le chômage, de moderniser considérablement l’appareil industriel et d’améliorer les services de santé et d’éducation, cette puissante expansion s’est vite accompagnée de phénomènes de surchauffe: les importations de biens de consommation et d’équipement se sont accrues à un taux moyen annuel de 43,5 p. 100, creusant le déficit de la balance commerciale (5,5 milliards de dollars en 1977, 25 milliards de dollars en 1981); le taux d’inflation qui était descendu à 16,2 p. 100 en 1978 est remonté à plus de 28 p. 100 en 1981, et la surévaluation du peso entraînant une baisse des exportations traditionnelles, du solde des transactions frontalières et de l’excédent de la balance touristique, le déficit de la balance des paiements s’est multiplié par 2,7 entre 1978 et 1980.

Le pire est que la correction de ces déséquilibres n’a pu se faire qu’au prix d’une dépendance grandissante à l’égard d’un marché aussi instable que celui du pétrole et d’un endettement extérieur d’autant plus dangereux qu’il comportait une large part de crédits à court et à moyen terme: les produits pétroliers en sont arrivés à représenter jusqu’à 73 p. 100 des exportations en 1981 contre seulement 21 p. 100 en 1977, et le montant de la dette publique à l’extérieur s’est alourdi pendant le même temps de 24 p. 100 par an, atteignant à la fin de décembre 1981 la somme de 53 milliards de dollars, à quoi s’ajoutaient quelque 20 milliards de dollars de dettes privées, 5 milliards de dollars de dette commerciale à court terme ou de dette intérieure des multinationales implantées au Mexique et 7 ou 8 milliards de dollars d’hypothèques pour des biens acquis aux États-Unis par des résidents de nationalité mexicaine; la charge des intérêts était donc telle qu’elle dépassait la valeur des exportations énergétiques et que les emprunts ne servaient plus qu’à rembourser les dettes.

Ce fragile équilibre n’a pu résister aux contrecoups de la crise qui a frappé en 1981 les États-Unis avec lesquels s’effectuaient les deux tiers du commerce extérieur et d’où provenaient 70 p. 100 des investissements et le tiers des prêts bancaires. Le plafonnement des recettes pétrolières au-dessous du niveau escompté, le renchérissement des crédits extérieurs et l’évasion de plus de 20 milliards de capitaux ont déclenché, dès le début de 1982, une crise financière si aiguë que, malgré les mesures prises en février pour laisser descendre le peso de près de 50 p. 100 et la négociation en juin d’un crédit international de 2,5 milliards de dollars, le gouvernement a dû se résigner en août à entériner une nouvelle dépréciation du peso au tiers de sa valeur précédente, à instaurer un contrôle des changes, à geler 12 milliards de dollars de dépôts bancaires libellés en devises, à nationaliser les banques, à suspendre le remboursement de sa dette à court terme et à solliciter une avance de 1 milliard de dollars sur ses livraisons de pétrole à la Strategic Petroleum Reserve, un autre crédit de 1 milliard de dollars auprès de la Commercial Commodity Corporation pour financer ses achats de céréales, un prêt de 3,84 milliards de dollars auprès du F.M.I. et l’ouverture de lignes de crédit pour 1,85 milliard de dollars par les banques centrales des États-Unis, du Canada, du Japon, de la R.F.A., la Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie et de la Suisse.

Tous les objectifs de croissance ont été balayés par cette tourmente: le P.I.B. a reculé de 0,2 p. 100, les investissements de 16,8 p. 100, les importations de 41 p. 100, la production des biens durables de 11,8 p. 100, le bâtiment de 4,2 p. 100, l’agriculture de 2,4 p. 100, le commerce de 1,4 p. 100, l’emploi de 0,8 p. 100. En revanche, le taux d’inflation est monté à 98,8 p. 100, le déficit public a doublé par rapport à 1980, la dette extérieure s’est alourdie de 20 milliards de dollars et l’accord conclu en décembre avec le F.M.I. comporte des clauses extrêmement sévères pour le gouvernement mexicain: il s’est engagé à réduire le déficit public à 8,5 p. 100 du P.I.B. en 1983, alors qu’il en représentait 16,5 p. 100 en 1982, et, sur les 25 milliards de dollars de recettes extérieures prévues en 1983 pour le budget fédéral, il devra en consacrer 14 au seul remboursement des intérêts de sa dette externe.

Aussi bien Miguel De la Madrid a-t-il mis en œuvre une politique d’austérité qui s’est traduite par une nouvelle dévaluation du peso (95 pesos = 1 dollar sur le marché contrôlé, 150 pesos = 1 dollar sur le marché libre), une révision en baisse des projets d’investissements et des coupes claires dans les subventions, la libération des prix et la hausse des impôts et des tarifs publics. Ces mesures ont réussi à ralentir le rythme de l’inflation au premier trimestre de 1983, mais la baisse des cours du brut a fait perdre 1,3 milliard de dollars sur les ventes réalisées durant la même période, et, à la fin de février, un rapport de la Banque du commerce extérieur estimait que le nombre des personnes sans emploi ou sous-employées atteignait 13 millions, soit plus de la moitié de la population économiquement active.

6. Le difficile sexennat de Miguel De la Madrid (1982-1988)

Lors de son accession à la présidence le 1er décembre 1982, le successeur de José López Portillo avait hérité d’une situation particulièrement difficile, eu égard au scepticisme qui s’était développé dans l’opinion publique à la suite des désastreuses fins de mandat de ses deux prédécesseurs et surtout à la gravité des problèmes économiques qu’il devait affronter: effondrement des entrées de devises, accélération brutale du rythme de l’inflation et chute catastrophique des activités productives. Au terme de son sexennat, il laisse le pays dans un état non moins préoccupant puisque ses efforts de réorganisation de l’économie n’ont pas donné les résultats escomptés mais, au contraire, aggravé la désaffection de la population à l’égard d’un système politique dont la stabilité avait jusque-là paru inébranlable.

La crise économique

Le diagnostic formulé dans le plan national de développement proposé pour 1983-1988 soulignait que les problèmes structurels de l’économie mexicaine résidaient dans «les déséquilibres des appareils de production et de distribution, l’insuffisance de l’épargne nationale, le manque de devises et les inégalités dans la distribution des bénéfices du développement». Mais l’énoncé des «problèmes actuels» revêtait une dimension sans doute plus dramatique en faisant ressortir que le taux de chômage avait doublé, que la production était en baisse dans plusieurs secteurs, que de nombreuses entreprises étaient au bord de la faillite, que l’inflation connaissait une hausse vertigineuse, que le produit et le revenu national diminuaient, que le secteur public enregistrait depuis deux ans un déficit supérieure à 15 p. 100 du P.I.B. et que le pays était en virtuelle cessation de paiement avec l’extérieur.

Pour sortir de l’ornière, la nouvelle équipe dirigeante proposa à la fois un «programme immédiat de rajustement économique» visant à réduire l’inflation, soutenir l’emploi et créer de nouvelles possibilités de croissance, et un «changement structurel» qui accordait la priorité aux aspects sociaux de la croissance, à la modernisation de l’appareil de production et de distribution, à la décentralisation des activités productives et des réalisations sociales, à l’élaboration de modes de financement conformes aux exigences du développement national, au renforcement du rôle dirigeant de l’État mais aussi du soutien apporté aux entreprises privées.

De fait, conformément aux accords passés avec le F.M.I. à la fin de 1982, on s’est borné à appliquer une politique de stabilisation, remarquable seulement par sa sévérité, qui a permis de réduire de 20 p. 100 le taux d’inflation de l’année, de doubler l’excédent commercial (13 679 millions de dollars contre 6 792 millions en 1982) et de porter celui des paiements courants au chiffre record de 5 milliards de dollars mais avec la contrepartie d’une baisse de 5,3 p. 100 du P.I.B., d’une réduction d’un tiers des investissements déjà en baisse en 1982, d’une augmentation du chômage de l’ordre de 59 p. 100, d’une diminution du salaire réel évaluée à 28 p. 100 et du triplement du taux de change de la monnaie nationale.

Cette cure d’austérité a encore eu quelques effets positifs en 1984 avec une nouvelle baisse de l’inflation (de 80,8 à 59,2 p. 100), une croissance de 3,7 p. 100 et un solde largement excédentaire pour la balance commerciale comme pour celle des paiements (respectivement 13 milliards et 4 milliards de dollars environ), mais, malgré les nouveaux efforts consentis en 1985 («dégraissages» du secteur public, flottement du taux de change, augmentation de la pression fiscale et hausse du taux d’escompte), les résultats ont été plutôt décevants avec une croissance de 2,7 p. 100 à peine au lieu des 3 ou 4 p. 100 prévus et surtout une reprise de l’inflation (63,7 p. 100) et une forte réduction de l’excédent commercial (8 451 millions de dollars) et du solde des paiements courants (540 millions de dollars). Sans doute faut-il tenir compte dans ce bilan des pertes causées par le tremblement de terre du mois de septembre 1985, mais les signes d’essoufflement qui s’étaient manifestés dès le premier semestre montrent qu’il s’explique bien davantage par le poids de la dette extérieure – dont le service absorbait 70 p. 100 du montant des exportations – et par le mécanisme spéculatif qui a permis l’évasion annuelle de 4 milliards et demi de dollars en moyenne de 1983 à 1985.

Le nouvel effondrement du marché pétrolier en 1986 (8,25 dollars le baril en juillet contre 25,33 dollars en 1985) a représenté pour le Mexique une perte équivalant à la moitié de la valeur de ses exportations, et les autorités du pays n’ont pu faire face à leurs obligations qu’en négociant de nouveaux emprunts pour un total de 14 milliards de dollars auprès de la Banque mondiale, du gouvernement japonais et des banques privées. Il n’est donc pas surprenant que les indicateurs économiques aient été rien moins que satisfaisants: baisses de 3,8 p. 100 du P.I.B. et de 10 p. 100 du salaire réel, hausses de l’inflation à 105 p. 100 et du déficit public à 16 p. 100 du P.I.B.

La première moitié de 1987 parut augurer des jours meilleurs, bien que la reprise ait été plus faible qu’il n’était prévu et que l’inflation se soit encore accrue, mais le choc boursier d’octobre fut particulièrement rude pour la Bourse de Mexico et le bilan annuel très inégal avec un excédent commercial de 9 milliards de dollars et un excédent des paiements courants supérieur à 4 milliards de dollars mais une croissance limitée à 1,9 p. 100, une baisse du salaire réel de 5 p. 100, un déficit public égal à 15,8 p. 100 du P.I.B. et une inflation de 159,2 p. 100. La mise en œuvre d’un «pacte de solidarité économique» a pu s’appuyer en 1988 sur un contexte international plus favorable, mais la hausse des prix a encore atteint 31,5 p. 100 au premier trimestre et finalement le sexennat s’achève sur une baisse du P.I.B. qui dépassera 3 p. 100 et paraît d’autant plus redoutable qu’elle est due, pour une large part, à la crise qui affecte deux activités aussi vitales que le bâtiment (face=F0019 漣 20,6 p. 100) et la production de machines-outils et de biens d’équipement (face=F0019 漣 19,2 p. 100).

Seuls émergent de cet ensemble morose le secteur primaire (+ 4,8 p. 100) et surtout les activités de sous-traitance (maquiladoras ) qui ont prospéré dans les villes frontalières du Nord comme Tijuana, Ciudad Juárez et Nogales où les facilités offertes par les autorités mexicaines (exemptions, infrastructure) et surtout la réduction du coût de la main-d’œuvre par la dévaluation du peso ont attiré les investisseurs américains, japonais, sud-coréens et même taiwanais. C’est ainsi que depuis 1982 ces ateliers de montage produisant des instruments de précision, des composants électroniques et du matériel informatique ont vu doubler, en même temps que leur nombre, celui du personnel – essentiellement féminin – qu’ils occupaient (230 000 au lieu de 110 000) et sont devenus la troisième source de devises pour le pays (2 milliards de dollars par an).

La contestation politique

La crise économique a fortement aiguisé les contradictions sociales et ranimé, du même coup, l’intérêt pour la politique que le règne sans partage du P.R.I. semblait avoir réduit à néant depuis de nombreuses années. Ainsi s’explique sans doute que, pour la première fois depuis près de soixante ans, la procédure de désignation du candidat officiel ait donné lieu, à l’intérieur même du parti dominant, à une contestation assez vive pour justifier l’exclusion de deux personnalités aussi considérables que Porfirio Muñoz Ledo, ancien ambassadeur aux Nations unies, et surtout Cuauhtemoc Cárdenas, fils du plus populaire des présidents mexicains.

On imagine aussi que lorsque, le 4 octobre 1987, le nom du tapado (successeur désigné à la candidature) fut officiellement dévoilé la pilule parut amère à la clientèle traditionnelle du P.R.I., c’est-à-dire les classes moyennes, dont le pouvoir d’achat avait été amputé de 35 à 40 p. 100 par la crise, et les milieux populaires, durement touchés par la suppression des subventions qui avaient longtemps permis de réduire le coût des produits de première nécessité. Il s’agissait, en effet, de Carlos Salinas de Gortari, le principal responsable de la politique économique du gouvernement depuis cinq ans et, ce qui n’arrangeait rien, un homme jugé trop conciliant à l’égard des États-Unis dont il avait déclaré «comprendre le dynamisme économique, politique et stratégique».

La campagne électorale ne fit que confirmer la perte d’influence du P.R.I. dont les meetings ne regroupaient généralement que ses obligés, et la plupart des observateurs prévoyaient en conséquence une forte poussée du Parti d’action nationale (P.A.N.) dont le candidat, Manuel Clouthier, se signalait par sa faconde. Mais, à partir du 7 juin, le ralliement des partis de gauche à la candidature de Cuauhtemoc Cárdenas a créé une dynamique si puissante en sa faveur que l’appareil du P.R.I. n’a pas reculé devant l’assassinat de deux de ses collaborateurs, dans le but probable d’intimider les délégués chargés de contrôler la régularité du scrutin.

Ces deux meurtres s’ajoutant à ceux dont ont été victimes plusieurs dizaines d’enseignants et de journalistes sous le seul sexennat de Miguel De la Madrid n’ont pas suffi, en tout cas, à détourner les électeurs des urnes puisque le taux de participation a atteint le 6 juillet un record (environ 80 p. 100) dans un pays où l’abstentionnisme massif était de règle. Quant aux résultats, dont la validité a été vigoureusement contestée par l’opposition de droite comme par celle de gauche, ils représentent, de toute façon, un revers cuisant pour le P.R.I. dont le candidat n’a obtenu que 50,36 p. 100 des voix alors que celui du P.A.N. en recueillait 17 p. 100 et celui du Front démocratique national (F.D.N.) de Cárdenas 31,5 p. 100.

À la veille du nouveau sexennat, l’incertitude paraît être le sentiment dominant dans l’opinion publique. Bien sûr, le futur président a promis de lancer des programmes plus efficaces contre la pauvreté et proclamé sa volonté de mettre fin à «l’exercice arbitraire et capricieux du pouvoir», mais comme il s’est également déclaré résolu à poursuivre la politique de rigueur de son prédécesseur et qu’il est resté des plus discrets sur le chapitre de la fraude électorale, il est difficile de savoir ce qu’il en sera au juste. En face, Cuauhtemoc Cárdenas a bien proposé de transformer la coalition électorale du F.D.N. en une organisation militante plus structurée mais, au-delà de ses mots d’ordre de justice, de liberté et de démocratie, ses intentions restent floues.

Mexique
(campagne, expédition ou guerre du) campagne entreprise, en 1862, par Napoléon III, en vue de créer au Mexique un empire catholique qui contrebalançât la puissance américaine. Rapidement abandonnée par ses alliés (G.-B., Espagne), l'armée française, dirigée par Bazaine, tenta en vain d'imposer l'archiduc Maximilien d'Autriche comme empereur. Harcelées par les troupes de Juárez que soutenaient les États-Unis, les forces françaises quittèrent le pays en fév. 1867; Maximilien, vaincu à Querétaro, fut fusillé en juin.
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Mexique
(golfe du) mer bordière de l'Atlantique, cernée par la côte S. des États-Unis, le N. du Mexique, le Yucatán et Cuba; 1 544 000 km². Le Gulf Stream y prend naissance.
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Mexique
état fédéral de l'Amérique septent. et centr., sur le Pacifique et l'Atlantique (golfe du Mexique); 1 972 547 km²; 81 249 600 hab. (31 426 000 hab. en 1957; croissance: près de 2,5 % par an); cap. Mexico. Nature de l'état: rép. fédérale de type présidentiel. Langue off.: espagnol. Monnaie: peso mexicain. Population: métis (80 %), Amérindiens (10 %), Blancs (10 %). Relig.: catholicisme. Géogr. phys. et hum. - Au N. du pays, de hauts plateaux (1 000 m) sont encadrés par la sierra Madre occidentale et par la sierra Madre orientale qui convergent vers le S., pour former un ensemble de hautes terres (bassins et plateaux), situé entre 1 700 et 2 600 m et que dominent de puissants volcans: Orizaba (5 704 m), Popocatepetl (5 452 m). Les plaines côtières, étroites sur le Pacifique, sont plus larges sur le golfe du Mexique. Le climat tropical, aride au N.-O., chaud et humide au S., est tempéré par l'altitude dans les hautes terres du S., qui concentrent la pop. et les villes. La croissance démographique, et donc l'exode rural, surpeuplent celles-ci (70 % de citadins; l'aggl. de Mexico excède 20 millions d'hab.) et alimentent l'émigration clandestine vers les È.-U. écon. - Quatrième puissance écon. du tiers monde, le Mexique dispose d'une agric. diversifiée (maïs, blé, haricots, pomme de terre, élevage bovin), qui emploie le quart des actifs; il exporte du café, du coton, des fruits et légumes et des boissons, mais ne réalise pas l'autosuffisance. Les ressources du sous-sol sont importantes: argent (1er rang mondial), cuivre, fer, zinc, plomb, et surtout pétrole (4e rang) et gaz. La gamme industrielle est large, les industries de base étant le plus souvent aux mains de l'état. Près de 2 000 entreprises sous-traitantes (maquiladoras), aux 500 000 salariés, ont été créées dans des zones franches du N. (capitaux surtout amér.). Le Mexique reçoit près de 5 millions de touristes par an. L'endettement massif a suscité un plan d'assainissement et d'austérité et le Mexique a su profiter du plan Brady de réduction de la dette (il en fut le premier bénéficiaire en 1989). Le Mexique, lié à l'économie des È.-U. avec lesquels il réalise 75 % de ses échanges, a intégré l'ALÉNA le 1er janv. 1994. Hist. - Au Ier millénaire apr. J.-C., les Mayas fixés aux confins du Mexique, du Guatemala et du Honduras créent une grande civilisation fondée sur des cités-états. à partir du XIe s., des vagues d'envahisseurs venus du N. provoquent de longs bouleversements. Les derniers venus, les Aztèques (ou Mexicas), soumettent les peuples voisins (surtout au XVe s.) et, sur le site de Mexico, fondent Tenochtitlán, centre d'une vaste confédération. De 1519 à 1525, l'Espagnol H. Cortés les écrase. Le territoire conquis, baptisé Nouvelle-Espagne, va s'étendre jusqu'à la Californie. La pop. indienne, convertie par les franciscains, est considérablement réduite par les massacres et le travail forcé, mais la société coloniale se métisse peu à peu. à partir de 1810, des révoltes paysannes agitent le pays. Rejoignant finalement les insurgés, les créoles, menés par Iturbide, obtiennent l'indépendance (1821). Santa Anna renverse Iturbide qui s'est proclamé empereur et instaure une rép. en 1824. L'armée jouera un rôle prépondérant: pronunciamientos, dictatures militaires. L'annexion du Texas par les È.-U. (1845) provoque une guerre (1846-1848) qui se solde par la perte de la haute Californie, de l'Arizona et du Nouveau-Mexique. Après une violente guerre civile (1858-1861), la victoire des libéraux anticléricaux (Juárez) entraîne l'intervention de la France (V. Mexique [campagne du]). La dictature de Porfirio Díaz (1876-1911) est suivie d'une longue révolution (1911-1920) qui plonge le pays dans le chaos: Pancho Villa au Nord, Zapata au Sud mènent de longs soulèvements paysans. Les prés. Madero (1911-1913), Carranza (1917-1920) et Obregón (1920-1924) sont assassinés. Le président Calles (1924-1928) provoque par sa politique anticatholique le soulèvement des "cristeros"; il fonde le parti qui deviendra le Parti révolutionnaire institutionnel (P.R.I.), encore au pouvoir auj. Lázaro Cárdenas (1934-1940) démocratise la vie politique, accélère la distribution des terres et nationalise le pétrole (1938). Ses successeurs poursuivent la modernisation (scolarisation, hygiène), mais les conflits sociaux se succèdent (répression des manifestations étudiantes à Mexico, en 1968). J. López Portillo (1976-1982) a plaidé pour l'abrogation de la dette des pays du tiers monde, ainsi que son successeur Miguel de la Madrid (1982-1988). L'élection, en 1988, du candidat du P.R.I., Carlos Salinas de Gortari, a été contestée, mais le P.R.I. a remporté les législatives de 1991. élu en 1994, Ernesto Zedillo (P.R.I.) affronte la révolte des Indiens "zapatistes" dans le Chiapas (état montagneux de l'extrême S.-E.). Pour faire face à la catastrophe écon. et fin., il a obtenu une aide très importante des È.-U. en 1995. L'inflation a diminué, la croissance a atteint 5 %, mais la pauvreté s'accroît, de sorte qu'aux législatives de 1997 le P.R.I. a perdu la majorité absolue et que le Parti de la révolution démocratique (de gauche) a progressé.

Encyclopédie Universelle. 2012.