AUTOBIOGRAPHIE
L’idée même que quelqu’un, racontant sa vie, fasse quelque chose d’important, quelque chose même qui puisse être fait, s’impose comme une évidence qui semble interdire le moindre questionnement. Une sorte de violence, comme venue du sujet lui-même, du sujet enfin devenu lui-même, est là pour nous en imposer. L’égard dû à la personne humaine, ou à l’être réputé unique de la génétique, ou à l’individu que préservent les droits de l’homme, dispose autour de l’autobiographe un halo protecteur. On est bientôt pris au piège de son énonciation: la preuve que l’autobiographe dit vrai, c’est qu’il le dit. «Je crois, assure Philippe Lejeune, qu’on peut s’engager à dire la vérité» (Moi aussi ). Mais Valéry: «En littérature, le vrai n’est pas concevable», ou encore: «Qui se confesse ment et fuit le véritable vrai, lequel est informe, et, en général, indistinct» (Tel quel ). Déporter l’autobiographie hors du corpus littéraire, dans la positivité du document, ne suffirait pas encore, on le verra, à la mettre à l’abri de toute suspicion. À supposer que l’expérience et le vécu se donnent en transparence dans le langage, le langage n’existerait pas, qui est expérience à lui seul.
1. Une rhétorique du moi
«Celui qui ne donne de la réalité que ce qui peut en être vécu ne reproduit pas la réalité» (Bertolt Brecht, Sur le cinéma ). Si l’autobiographie en position classique ne doute pas de ce moi , qu’elle prend pour origine alors qu’il n’est peut-être que son produit, c’est parce que cette forme perverse du «discours vrai» (Foucault) est d’abord un personnalisme. Naturel, sincérité, intimité, singularité, situation, vocation, telles sont les valeurs qui la suscitent et l’organisent, tant comme expérience que comme énoncé: «recherche jusqu’à la mort d’une unité pressentie, désirée, et jamais réalisée» (Emmanuel Mounier, Le Personnalisme , 1955). À l’orée de toute autobiographie selon la tradition, il y aura l’assurance d’un je m’exprime qui tire sa force persuasive de l’identité inchangée de ce qui est au départ, ce sujet, et de ce qu’il en advient, ce moi écrit. Le déjà-vécu pèse de tout son poids sur cette graphie à laquelle il semble interdire toute autre fonction que d’enregistrement. L’autobiographe ne fait alors que porter à son extrême conséquence ce «principe de l’auteur» dont Foucault disait qu’il limite le hasard du discours «par le jeu d’une identité qui a la forme de l’individualité et du moi » (L’Ordre du discours ). Se mettre en position d’autobiographe serait accepter d’avance le principe d’une coïncidence entre celui qui tient la plume et celui qui, vivant, ne la tenait pas. Coïncidence qui signale tout autant un clivage: vivre/écrire, à moins que l’on ne transfère tout entier le vivre dans le moment de l’écriture (autographie ). Dans son principe, dans sa naïveté, l’autobiographie ordinaire récuserait donc toute différence entre les trois termes, peut-être inconciliables, qu’elle réunit pourtant: auto , c’est moi de toute manière; bio , c’est ma vie quoi qu’il advienne; graphie , c’est toujours moi, c’est ma main. N’est-ce pas pourtant ce conglomérat chimérique d’instances elles-mêmes problématiques inscrit dans le terme même d’autobiographie qui fait problème? Cette pseudo-égalité n’offusque-t-elle pas quelque chose qui échappe toujours au total: un masque, un manque, un surplus, une différence? Tout simplement: une écriture?
Autobiographie et vérité
Si l’on veut un fondateur, ce sera Rousseau, non parce qu’il a raconté tout (il en est loin), mais parce qu’il dit qu’il le fait. Les premières lignes des Confessions assignent au lecteur médusé la place de celui à qui l’on annonce du référent (ma vie) pour mieux le prendre dans la rhétorique de cette annonce même. Témoin et voyeur, le lecteur subit l’effet d’intimidation d’un je dis la vérité qui dissimule (mal) un je dis que je dis la vérité . Me voici lecteur confronté à la présence d’un sujet se livrant tout entier dans ce je qui se donne comme garantie de la vérité qu’il dit, vérité qui n’a elle-même d’autre garantie que sa graphie. L’autobiographie ne se fonde pas ici sur un pacte qui lui serait antérieur: elle entend être, comme énonciation, ce pacte lui-même. Contraint à s’en remettre de tout à l’écriture, le moi est en même temps voué à une lancinante dénégation de cette écriture médiate sans laquelle il ne pourrait pourtant se donner à lire comme immédiat. Double paradoxe d’une entreprise qui, cherchant la présence dans la narration, trouve dans la narration son obstacle, et d’un discours qui, ne s’autorisant que de lui-même, ne sera efficace que d’être reconnu par l’autre.
Il est clair que le terreau sur lequel pousse la croyance qu’avec l’écriture autobiographique on va tenir enfin l’écriture du sujet se nourrit de la pétition de principe beuvienne: «La littérature, la production littéraire, n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation» (Nouveaux Lundis , 22 juill. 1862). La remontée réflexive de l’autobiographe sur lui-même, son effort pour se saisir dans la trame de son histoire naturelle en amassant «des observations de détail» redoublent l’escalade ou la spéléologie biographiques. Le modèle de l’autobiographie classique est à chercher dans le système biographique du personnage romanesque, de Balzac à Zola, et plus encore chez Taine (milieu, hérédité). Son mythe préféré est celui de la lutte entre l’individu et son milieu originel. Le personnage autobiographique joue l’héroïsme de la liberté contre le drame de la nécessité. Voilà ce qui lui impose une double contrainte: raconter sa vie du point de vue de sa liberté, comme s’il ignorait la suite, raconter sans savoir ce qu’il sait déjà.
L’intime
Peut-être convient-il de s’interroger brièvement sur l’émergence de cette pratique d’une écriture qui fonde sa vérité sur l’exhibition d’un sujet dont elle se donne pour l’épiphanie. Il semble que la valorisation de l’authentique et de l’intime se soit constituée à l’âge classique européen sur la séparation progressive du domaine public et du domaine privé. Ce n’est pourtant pas dans la vogue des Mémoires à partir du XVIe siècle que l’on peut repérer la victoire du sujet privé. Les Mémoires sont presque toujours le fait de ceux (Retz, La Rochefoucauld, Saint-Simon) qui ont pris une part active à l’histoire publique. Le mémorialiste n’a pas à justifier la vérité de sa parole. Il fonctionne dans les codes et dans les interstices d’un discours historique qu’il fabrique et rectifie. Pourtant, s’il écrit, c’est parce qu’il s’est installé dans cet écart imaginaire qu’il a d’abord subi dans les faits. Si cet écart n’est pas encore le sujet de l’écriture, il est ce qui le rend possible. Il désigne un espace secret où l’acteur se dissimule pour mieux révéler ce que les autres acteurs du drame ont dissimulé.
À cette valorisation du secret et de l’intime, on peut trouver une origine plus sûre dans cet avatar de la spiritualité chrétienne qu’est le discours puritain. Georges Gusdorf («De l’autobiographie initiatique au genre littéraire», in Revue d’histoire littéraire de la France , nov.-déc. 1975) a parfaitement décrit la structuration complice de l’âme du chrétien et de la conscience personnelle. L’affirmation du «primat de l’intériorité personnelle dans l’existence humaine» ne se conçoit pas hors de ce regard divin qui fonde le sujet, le sonde dans son intimité, ni hors de cette Parole qui appelle le dialogue direct avec elle. Ainsi, au travers de la masse d’autobiographies que les réactions quiétistes, piétistes et méthodistes suscitent dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, se développe «un christianisme de la première personne» et se constituent les modèles d’une rhétorique du moi qui rassemblent dans une même pratique introspection et spiritualité, investigation et confession.
Enfin, par opposition au refoulement de l’intimité dans la cité utopique, les nouvelles formes d’écriture romanesque qui se mettent en place dès la fin du XVIIe siècle témoignent de la mise en scène d’un sujet romanesque fondateur de l’effet de vérité du texte. Romans picaresques, «histoires secrettes», et plus encore romans par lettres signalent le besoin de créer l’illusion d’une communication immédiate où l’effet de vérité tient à la reconnaissance intime d’un sujet écrivant par un sujet lisant, protocole de lecture par effraction qui trouvera sa perfection, au XVIIIe siècle, dans le roman «pornographique». (Voir sur ce point: J.-M. Goulemot, «Les Pratiques littéraires, ou la Publicité du privé», in Histoire de la vie privée , t. III, 1986, et René Demoris, Le Roman à la première personne , 1975.)
Autobiographie et mystique
De toutes les autobiographies, la plus courte, la plus révélatrice aussi, tient dans la réponse que Dieu fait à Moïse qui l’interpelle sur l’Horeb: je suis qui je suis , Je suis ce que je suis . L’autobiographie divine se résume non sans humour dans l’affirmation péremptoire d’une identité du sujet de l’énonciation et du sujet de l’énoncé qui en dit plus long que tout récit interposé. Autre miracle: c’est le même qui suis et qui est , intériorité et extériorité, autobiographie et biographie confondues. L’écart par lequel le qui suis-je? humain fera toujours obstacle à la réponse, est ici absent.
La chute dans l’autobiographie humaine s’accompagne, à l’inverse, de la reconnaissance que le plus proche, ce «moi», est aussi le plus lointain, que le plus personnel est aussi le plus incommunicable. Appartenant à ce Dieu sans nom, ou à ce Dieu qui est son nom, l’ego mystique doit pourtant s’inscrire dans une narration, sortir de l’extase pour s’engager dans les voies de la paraphrase. En même temps, toutes ces autobiographies sont des écritures suscitées, dictées: «On m’a commandé d’écrire en toute liberté mon mode d’oraison» (Thérèse d’Ávila). Ignace de Loyola diffère tant qu’il peut le moment de se dire sur le mode du il et de l’exemplarité, comme s’il était un autre. Obligé de passer par les normes discursives de l’institution, l’autobiographe mystique se soumettra pourtant à une perpétuelle réécriture de son colloque singulier avec Dieu au travers des narrations déjà faites: gestes du Christ, vies des saints.
Pareillement, la fascination d’Augustin pour le ego sum qui sum de l’Exode lui interdit de confier la connaissance de soi à nul autre qu’à Dieu «dont l’œil voit à nu l’abîme de l’humaine conscience» (Confessions , X). La mémoire n’est qu’une «immense poche», un «renforcement à perte de vue». Insondable est le lieu de ce repli profond où l’on peut seulement dire: «C’est ici le moi que je suis.» Voilà pourquoi il faut elle aussi la surmonter et la franchir, abolir les strates de la biographie humaine. Étrangeté de cette écriture qui cherche le lieu de ce qui n’en a pas et qui s’arrête dans l’individuel alors même qu’elle s’en détourne. Mais c’est pourtant l’écriture qui, réflexive, met à jour la différence: ni la mémoire ni l’écriture ne sont «identiques à soi». Retracer en détails les événements de sa vie, c’est espérer cette rature de soi dans le Verbe, «afin que, saisi par lui, par lui aussi je me saisisse, et que, me ramassant hors des jours anciens, je tende, en l’oubli du passé, à l’unité – non pas étiré, mais détiré» (ibid. , XI).
Nul mieux que Georges Bataille, en particulier dans L’Expérience intérieure (1943), n’aura décrit les paradoxes d’une expérience de l’indicible dont la logique conduirait au silence: «Mes yeux se sont ouverts, c’est vrai, mais il aurait fallu ne pas le dire, demeurer figé comme une bête.» De même que «le mot silence est encore un bruit», le mot vie ne dit rien de l’expérience intérieure. De celle-ci, quand elle fait retour sur le leurre biographique, on peut dire qu’«elle anéantit le sens de ce moi [...]. Le moi n’importe en rien. Pour un lecteur, je suis l’être quelconque: nom, identité, historique n’y changent rien».
Mystique ou laïque, l’autobiographie doit toujours passer par le récit d’une conversion qui la légitime. Ce qui est frappant dans les récits de désabusement politique où le sujet exhibe les marques de son arrachement à l’erreur. D’une manière plus générale, l’autobiographie exalte le succès d’une réforme ou d’une palinodie. Le Discours de la méthode et les Méditations empruntent à la fable ou au récit les moyens de théâtraliser la conversion de la vingt-troisième année, pour aboutir à ce haïkaï autobiographique du je suis où le sujet se désentrave au moment même où il s’énonce. Modèle désormais canonique qui informe toutes les écritures de la révélation (la Lettre à Paul Demeny de Rimbaud, Alchimie du Verbe , la nuit de Gênes de Valéry). L’autobiographie palinodiste peut être courte (Lettre à lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal) ou faire l’objet d’un récit détaillé comme Le Fleuve Alphée de Roger Caillois (1978). On rangera dans la catégorie des palinodies absolues la plupart des écrits et entretiens de Sartre à partir des Mots (1964), dans celle des palinodies mitigées Langage, tangage (1985) où Leiris exprime des réserves sur ses croyances antérieures. À l’inverse, le Ecce homo de Nietzsche est une antipalinodie absolue où le narrateur se constitue comme rupture et révélation historique incontournables.
C’est aussi dans la mouvance de la parole mystique qu’il faudrait situer ces écrits où le désir d’avouer, confronté à l’opacité du langage, se heurte à une sorte d’interdit qui diffère le moment de la transparence. Vingt ans après avoir entrepris de «parler de ce qui toujours est passé sous silence» (L’Aveu , 1946), Arthur Adamov doit encore avouer toute la distance qui le sépare de cet aveu même. Le narrateur de Maurice Sachs (Le Sabbat , 1946) a beau accumuler les témoignages de sa culpabilité, il constate que l’écriture n’abolit pas le mal qui l’inspire: fixée sous le regard du lecteur, elle n’a fait que changer l’éthique de la transformation de soi en esthétique d’autofascination. L’objet de l’aveu ne serait-il pas par définition l’inavouable? Dans cette parodie de confession qu’est Le Bavard (1946) de Louis René des Forêts, l’aveu n’existe bientôt plus que dans la profération pure d’un désir d’aveu sans objet.
2. Le «pacte autobiographique»
Difficulté d’une définition
Peut-on définir l’autobiographie? Aucun critère purement linguistique ne semble pertinent. Rien ne distingue a priori autobiographie et roman à la première personne. Le je n’a de référence actuelle qu’à l’intérieur du discours: il renvoie à l’énonciateur, que celui-ci soit fictif ou réel (attesté par l’état civil). Le je n’est d’ailleurs nullement la marque exclusive de l’autobiographie: le tu (Autobiographie de Federico Sánchez , Jorge Semprun, 1978) aussi bien que le il (certains passages de Nous de Claude Roy, 1972; Frêle Bruit de Michel Leiris, 1976; Roland Barthes par Roland Barthes , 1975) sont des figures d’énonciation que l’autobiographe utilise pour insister, par des effets de distanciation, sur la fiction du sujet, ou pour mettre en situation le discours de l’autre dans celui du sujet (Rousseau juge de Jean-Jacques , commencé en 1772).
Recourir à une définition du type «récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité» (P. Lejeune, Le Pacte autobiographique ), serait désigner moins une entreprise qu’un genre, avec le risque de se couper des genres voisins: mémoires, biographie, journal intime, autoportrait, essai. À moins de se livrer à une perpétuelle rectification: les écrits autobiographiques de Simone de Beauvoir ne sont pas exclusivement le récit d’une vie individuelle, les Mémoires d’outre-tombe ne sont pas toujours rétrospectifs, les écrits autobiographiques de Leiris ou d’Adamov ne sont pas des récits, le montage de son journal que procure Claude Mauriac dans Le Temps immobile (1974 sqq.) n’est pas un récit mais il est rétrospectif, Une vie ordinaire de Georges Perros (1967) est une autobiographie en vers, Les Mots de Sartre ne sont pas le récit d’une existence, etc.
Il conviendrait donc de s’en tenir à la garantie formelle de l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage, attestée par la signature, le nom ou le pseudonyme. On appellera «pacte autobiographique» l’affirmation dans le texte, voire dans ses marges (sous-titre, préface, interviews) de cette identité, quelle que soit l’opinion que le lecteur puisse avoir sur la vérité ou la réalité des énoncés: «Le lecteur pourra chicaner sur la ressemblance, mais jamais sur l’identité» (P. Lejeune, Le Pacte autobiographique ). Par l’intervention du nom propre, l’autobiographie affirmerait sa nature essentiellement référentielle et contractuelle, et imposerait un mode de lecture distinct de celui qu’impose le «pacte romanesque», ou «fantasmatique».
Cette définition de caractère juridique présente l’avantage de permettre la constitution d’un corpus restreint. Reste qu’elle ne peut aller jusqu’à interdire au lecteur de substituer un pacte à un autre, de casser le contrat. Précédée d’un je dis que , l’énonciation vacille. Quelle sera alors son origine, son point d’ancrage? Loin de se fonder sur l’identité auteur/narrateur/personnage, l’autobiographie ne prend-elle pas plutôt pour origine l’impossibilité même de cette identité, le fading de ces instances? Peut-on enfin confondre la signature et le signataire? La signature est-elle une garantie du texte si elle n’est elle-même qu’un effet du texte?
Corpus
Selon qu’on ouvre ou qu’on ferme la définition, du «pacte autobiographique» au «champ autobiographique», le corpus sera plus ou moins restreint. Pour le corpus restreint, on renverra aux ouvrages de Philippe Lejeune et de Georges May. Dans le champ autobiographique, il conviendrait d’inscrire, en y reconnaissant des postures d’énonciations différentes, les correspondances officielles ou privées, les cartes postales de vacances, l’album familial de photographies, les objets rassemblés par le collectionneur, le curriculum vitae, le testament, les interviews médiatiques, les préfaces, la conversation mondaine ou amoureuse, et jusqu’au monologue intérieur où le sujet se raconte quotidiennement sa propre histoire. La lettre de Mallarmé à Verlaine du 16 novembre 1885 est une courte autobiographie d’écrivain, même «dénuée d’anecdotes» et jusque dans sa dénégation de l’autobiographisme. La Disparition de Georges Perec (1969) est une autobiographie élidée (le je y étant impossible). Je me souviens , du même auteur (1978), est une autobiographie de groupe ou de génération. Encyclopédie nouvelle d’Alberto Savinio (1977 pour la traduction française) est une autobiographie alphabétique. Le Jeune Parque est, selon la formule de Valéry, «une autobiographie dans la forme», c’est-à-dire «la peinture d’une suite de substitutions psychologiques», l’autographie de la self-variance. Le haïkaï est une autobiographie sans le «moi». Les Fenêtres d’Apollinaire est une autobiographie cubiste. L’épitaphe est peut-être l’autobiographie par excellence: elle réunit la perspective référentielle et l’abolition du sujet. Elle peut être réduite à deux dates ou à un récit de quelques mots: j’ai vécu cinquante-huit ans. Dans les épitaphes que pratiquent les poètes, sur le mode du tombeau biographique, le narrateur se situe dans un post-mortem imaginaire où le passé se projette dans le présent éternel du ci-gît (voir par exemple les épitaphes de Tristan Corbière dans Les Amours jaunes ).
Le corpus pourrait également s’ouvrir sur les autobiographies qui n’ont jamais été écrites, de loin les plus considérables et les plus problématiques. Sans oublier les autobiographies oulipiennes (qui transformeraient des modèles existants) et les autobiographies négatives: «On pourrait s’imaginer un portrait négatif – un portrait qui sera censé représenter ce à quoi ne ressemble pas M. X» (Wittgenstein, Fiches ). Enfin, les autobiographies totalement imaginaires, sur le mode de la biographie fictive du roman (Henry James, Vladimir Nabokov).
Présupposés et stratégies de l’autobiographie
La vulgarisation et la valorisation médiatique du discours autobiographique permettent de souligner son rôle social de reproduction. «Parler d’histoire de vie, c’est présupposer au moins, et ce n’est pas rien, que la vie est une histoire» (P. Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales , juin 1986). Quelle autobiographie serait en mesure de présenter ou représenter cet ensemble d’événements, qui ne tient compte généralement que de ceux qui sont jugés les plus significatifs ou les plus transmissibles?
Les milliers de pages du journal d’Amiel sont encore peu exhaustives au regard de la totalité des événements d’une vie. L’autobiographie, obnubilée par la trace, exhibe encore plus complètement ses manques et ses lacunes (ce qui lui manque, c’est la lacune) que ses stéréotypes. Par ailleurs, déterminée par la structure narrative du roman «réaliste», elle est vouée à l’illustration du déterminisme qui la rend possible.
On connaît la circonspection de Stendhal au moment où il s’engage dans la Vie de Henry Brulard : «Qu’ai-je été, que suis-je, en vérité je serais bien embarrassé de le dire.» C’est précisément la prégnance des «je» et des «moi» qui fait obstacle à la sincérité, mais aussi à l’écriture même. Autre paradoxe: l’immédiateté du je est comme différée, sa vérité ne s’accomplira que dans l’avenir; c’est seulement «quand cela sera fini, dans deux ou trois ans, que je saurais peut-être qui je fus». Prévenir les charmes mensongers de l’autobiographisme impose donc une stratégie: mimer sa propre disparition, pour se placer d’avance sous le regard de l’autre pour lequel, en 1880, en 1900, on ne sera qu’un inconnu. Pour être véridique, l’autobiographie ne peut être que posthume («authentique obituaire», dit Leiris): c’est sa position d’énonciation obligée. Pour la même raison, l’autobiographie stendhalienne trouvera son accomplissement idéal dans la pseudonymie. C’est dans l’écart qui s’interpose entre le nom qui assigne et le nom imaginaire que s’affirme la séparation de moi et de l’autre, la distance où ce que je ne connais pas a chance d’advenir. Pur signifiant de l’innommable et de l’indicible, le pseudonyme fait le vide, réserve la place de l’imaginaire, signalant ainsi toute la différence entre celui qui écrit sous son nom et celui qui, écrivant hors de son nom, n’en soussigne que la fiction.
Chez Chateaubriand aussi la fiction de la tombe («J’ai toujours supposé que j’écrivais assis dans mon cercueil», Préface testamentaire , 1833) assure dans l’imaginaire le seul point d’ancrage pour une écriture sans cesse tracassée par l’histoire. Work in progress , les Mémoires d’outre-tombe sont doublés intérieurement du journal d’une œuvre dont l’issue demeurera incertaine. Peut-être le véritable drame de toute autobiographie, dont les Mémoires d’outre-tombe seraient la représentation désastreuse, tient-il à ce malheur d’une écriture qui affronte désespérément l’intervalle entre des temporalités concurrentes. Le narrateur des Mémoires se trouve dans une situation comparable à celle de Tristram Shandy constatant que, le temps de l’écriture ne cessant de l’éloigner du but qu’il s’est assigné, il ne peut que mesurer l’écart qui ne fait que grandir entre l’énoncé et l’énonciation.
3. La place du sujet autobiographique
L’autoportrait comme projet
Il semble qu’on puisse distinguer au sein de l’entreprise autobiographique un projet autoportraitiste, dont le trait essentiel serait le choix d’une syntaxe thématique et analogique au lieu du récit chronologique. C’est plutôt dans la fragmentation, l’addition, la relation métaphorique ou métonymique («tracer des pistes joignant entre elles deux éléments», note Leiris) que l’autoportraitiste cherche à représenter cet irreprésentable, ce mobile, ce passage qu’il est, qu’il n’est pas. Même s’il commence par penser l’identité comme conformité à soi, l’autoportraitiste constate qu’il ne pourra jamais que consigner son hétérogénéité, dénombrer ses variances. Montaigne dans ses Essais comme Valéry dans ses Cahiers font de cette discontinuité des états le moteur d’une entreprise qui ne trouvera d’autre unité que dans le «rolle» qu’on en tient. C’est le moment de l’énonciation qui chaque fois emporte la figure alors même qu’il la déporte. Le texte est le seul espace stable pour figurer tout à la fois l’altérité et l’utopie d’une présence ininterrompue. «Le livre est le lieu unitaire où peut s’effectuer le rassemblement du divers» (J. Starobinski, Montaigne en mouvement ).
L’autoportraitiste n’envisagera donc l’authenticité que comme stratégie ou comme mythe, lui qui ne se consacre qu’à l’expertise de ses alibis et du corpus textuels et culturels qui le constitue. Michel Beaujour (Miroirs d’encre ) a montré d’une manière décisive comment l’autoportrait se réfère au modèle médiéval du speculum encyclopédique, se nourrit de lieux communs et de citations. Pavé dans la mare de la transparence autobiographique, l’autoportrait en désigne ainsi les strates et l’opacité.
Autobiographie et roman
Si l’on en croit Marthe Robert (Roman des origine et origines du roman , 1972), le faiseur de roman, tout attaché qu’il est à composer l’intrigue de son «roman familial», ne serait qu’un autobiographe plus fabulateur que les autres. Bâtard ou enfant trouvé, le romancier «classique» serait le bricoleur astucieux d’une interminable autofiction. En ce sens, il révèle la complicité – que l’autobiographe voudrait tant dissimuler, voire détruire (c’est l’horizon de transparence qui anime Sartre dans Les Mots ) – de «la vie» et du «roman». Mais ce clivage, s’il existe, ne passe ni par des marques formelles ni par des repérages tels que l’identité ou non du nom de l’auteur et du nom du personnage. Car le je problématique du «roman personnel» (Werther , René , Les Dernières Lettres de Jacopo Ortis de Foscolo) se perd dans l’altérité qu’il dénonce, les censures et les dénégations où il s’avoue, une temporalité et un dialoguisme qui lui ôtent toute assignation. Comme le note excellemment Georges Benrekassa, «René , Werther mettent à l’épreuve, alors qu’ils semblent le porter au pinacle, le sujet en majesté. En fait, ils paraissent révéler plus profondément, ou du moins tout à fait autrement que l’écriture autobiographique, le “sujet en travail” dans l’écriture, est le fondement même des mythes de la première personne» («Le Dit du moi», in Les Sujets de l’écriture , 1981). Quant à la relation complexe des auteurs de ces «romans personnels» avec le héros du roman (c’est moi, ce n’est pas moi), elle est le signe d’un lien d’indétermination qui ne saurait être réglé par une pure décision du sujet. Dans Poésie et vérité , Goethe a souligné combien les rapports du je «biographique» et du je «fictif» ne sauraient être éclairés par l’appel à un critère de «vérité»: «Chacun voulait savoir ce que le roman contenait de vérité. J’en fus très irrité et je répondis presque toujours brutalement; car, pour satisfaire à cette question, il m’aurait fallu mettre en morceaux une œuvre composée de tant d’éléments et dont l’unité poétique m’avait coûté tant de méditations; il m’aurait fallu détruire la forme, de sorte que les parties auraient été sinon anéanties, du moins décomposées...» On ne saurait mettre plus clairement en question la croyance en une naïve expression d’un sujet réduit à son identité et relevant à ce titre d’une juridiction de la «ressemblance» ou de l’«authenticité»: la forme est une composition d’hétérogènes qui, hors du surplomb imaginaire où le narrateur de l’autobiographie se place, a pris en charge tout ce qui précisément rend l’individualité et l’identité problématiques: fantasmes, sexualité, censures, mais aussi «patterns» culturels et fractures historiques (la Révolution, par exemple). Parlant de ses propres «romans personnels», Philippe Sollers évoque «la possibilité de construire un computer qui va traiter des zones de mémoire très étendues de la culture et de l’histoire du langage humain», et pourra répondre «par séries de réponses selon les situations du sujet dans l’histoire, ou, plus exactement, de l’histoire dans le sujet» (Théorie des exceptions , 1985).
Autobiographie et sociologie
Dans les années soixante-dix, sous l’influence des sciences humaines, le corpus de l’autobiographie subit en France un véritable éclatement. À l’idéologie du sujet succède celle du récit de vie où les déterminations sociales, géographiques, historiques et politiques semblent l’emporter sur la problématique de la personne. La reprise en compte de textes canoniques tels que les Mémoires d’Agricol Perdiguier (1853), de Martin Nadaud (1895), de Norbert Truquin (1888), les travaux de Jacques Ozouf permettent d’envisager la constitution d’un corpus aussi diversifié dans ses origines (autobiographies d’instituteurs, d’artisans, de commerçants, d’industriels) que dans ses formes: livres de raison, livres de comptes, mémoires de vie privée, correspondances, notices biographiques, curriculum vitae, etc. Dans le même temps, parallèlement à ces autobiographies «spontanées», se multiplient les récits de vie suscités et guidés par des enquêteurs, qui s’inscrivent techniquement dans la tradition des monographies de Frédéric Le Play et des travaux de l’École de Chicago («oral history» britannique, recherches de Daniel Bertaux et du Groupe d’études de l’approche biographique en sociologie). L’intervention critique et interprétative de l’enquêteur tend à se réduire jusqu’à s’effacer derrière le «témoignage» (O. Lewis, Les Enfants de Sanchez , et plusieurs titres de la collection Terre humaine).
Par-delà la fascination pour le «terrain», les «faits de première main», l’oralité, le «vécu», l’ensemble de ces pratiques témoigne de la (bonne) volonté d’avoir accès direct à la réalité sociale par la médiation «immédiate» de la vie individuelle. L’idéologie de la transparence du sujet dans l’énoncé aussi bien que dans l’énonciation vient conforter celle de la transparence du sujet dans le social et du social dans le sujet. Mais les paradoxes qui s’y exhibent sont plus intéressants que les croyances qui les suscitent. Ce qui se donne pour du «vécu», c’est toujours la production d’un scénario, d’une fiction discursive socialement codée. On pourra donc parler d’un effet heureusement pervers de la réinscription du discours autobiographique dans le champ social. On sera amené à s’interroger sur la posture autobiographique du sujet, sur les légitimités qui l’autorisent, les légitimations qu’il cherche, les codes narratifs qu’il reproduit pour y inscrire paradoxalement son originalité. L’introduction du narrateur-enquêteur, voire du nègre, dans le pacte autobiographique, permet de prendre en considération le caractère nécessairement hétérographique de toute autobiographie ainsi soumise à la loi de l’autre (tout autobiographe étant à cet égard le nègre de lui-même).
Autobiographie et psychanalyse
Au moment où l’autobiographe énoncerait le constat de son imaginaire réussite – je parle et je dis cela de moi –, la psychanalyse pourrait lui souffler: ce n’est pas toi qui parles, ou bien: tu parles d’autre chose que tu n’énonces pas, ou encore: tu énonces une chose dont pourtant tu ne parles pas. À l’égard de l’autobiographie, la psychanalyse est essentiellement suspicieuse. Dans Un souvenir d’enfance dans «Fiction et Vérité» de Goethe , Freud signale d’emblée, citant Goethe, une des difficultés de l’autobiographie: «Quand on cherche à se rappeler ce qui nous est arrivé dans la toute première enfance, on est souvent amené à confondre ce que d’autres nous ont raconté avec ce que nous possédons réellement de par notre propre expérience.» La psychanalyse viendra donc couper le discours de l’autobiographe, comme pour démonter l’objet que le sujet a construit pour satisfaire ses «intentions imaginaires» (Lacan). Il faut passer par la place vide où ne s’énonce pas le sujet pour repérer comment le «je», absent de la mémoire comme du rêve, se donne forme imaginaire dans des épiphanies qui manquent tout autant d’origine que d’issue.
Brancher l’autobiographie sur le récit de cure pourrait présenter le double et paradoxal avantage de montrer une autobiographie en acte tout en montrant ce qui la rendrait superflue. Mais le moi qui a désormais les mots pour le dire (selon le titre du récit de Marie Cardinal, 1975) tient absolument à les dire: il veut jouir par le récit de sa sortie du désert, et faire allégeance au sauveur. D’où l’importance accordée à l’analyste qui devient le personnage principal du récit (Erika Kaufman, Transfert , 1975; Ferdinando Camon, La Maladie humaine , 1981). Reste que la plupart de ces récits d’analyse reprennent le parcours obligé des biographèmes analytiques, comparables aux biographèmes mystiques ou politiques, et ne réussissent qu’à traduire dans le discours le signifiant avec quoi le sujet ne coïncide plus ou dont il n’éprouve plus la labilité. Au mieux, le mimétisme de l’écriture confie «le langage d’une aventure à l’aventure du langage» pour faire écho joyeusement dans le jeu des mots et des sons à l’euphorie du décodage de ce qui fut naguère le grand secret (Serge Doubrovsky, Fils , 1977). Ou bien, récupérant l’autre au deuxième degré, non plus sur le mode de l’aliénation mais sur celui de la distanciation, trouve dans la parodie (Raymond Queneau, Chêne et chien , 1937) les moyens de changer le récit d’une vie en récit d’une vie psychanalysée.
L’utilisation des concepts et des processus heuristiques de la psychanalyse dans le récit de (sa) vie signale du moins que toute autobiographie n’est peut-être à son tour qu’un récit-écran élaboré pour être substitué à un autre. La fonction protectrice de l’écriture ne serait jamais aussi efficace que dans le cadre dramatisé d’une mise à nu, sa fonction dilatoire jamais aussi présente que lorsque tout semble avoir été dit. Par ailleurs, l’écart noté par Jean-Bertrand Pontalis «entre le rêve mis en images et le rêve mis en mots» (Entre le rêve et la douleur ) ne désigne-t-il pas, de manière plus large, l’incompétence du langage à signifier autre chose que les empêchements de la parole? Dans les stéréotypes et les objectivations de discours s’officialisent davantage les clivages du sujet que ne s’annonce le retour d’un «langage premier»: au moins conviendrat-il de ne pas s’en tenir «à l’idée que le moi du sujet est identique à la présence qui vous parle» (Lacan). En définissant la psychanalyse comme «cette assomption par le sujet de son histoire, en tant qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre», Lacan rappelle avec force le caractère interlocutoire de l’énonciation où le sujet s’expose à «une dépossession toujours plus grande de cet être de lui-même», jusqu’à «reconnaître que cet être n’a jamais été que son œuvre dans l’imaginaire et que cette œuvre déçoit en lui toute certitude. Car, dans ce travail qu’il fait de la reconstruire pour un autre , il retrouve l’aliénation fondamentale qui la lui a fait construire comme une autre , et qui l’a toujours destinée à lui être dérobé par un autre » («Fonction et champ de la parole et du langage», in Écrits ).
Procès du sujet, procès de l’autobiographie
Il semble pourtant possible à certains, par-delà l’intervalle, de rechercher l’image d’une autre coïncidence. Si tout signifiant peut être considéré comme «mis à la place» de je , l’écriture sera nécessairement saturée d’autobiographisme. Les perturbations que subit le sujet livrent ses disjecta membra au grand océan du symbolique. L’autobiographie, transgressant les limites de la narration, s’investit dans des dispositifs phonématiques, mélodiques, sémantiques, syntaxiques, qui font éclater l’instance du «sujet unaire» et sa maîtrise symbolique dans sa confrontation à tout «ce qui le hante» (voir Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique , 1974). Mais, à la différence de l’autobiographie surréaliste, pour laquelle il ne fait aucun doute que l’on peut se reporter «d’un bond à la naissance de signifiant», la pratique signifiante implique une scénographie qui entend investir à chaque instant la totalité historique du champ culturel (voir Philippe Sollers, Drame , Nombres , Lois , H et Paradis ; Maurice Roche, Compact , 1966; Marcelin Pleynet, Stanze , 1973; Denis Roche, Louve basse , 1976). C’est dans cette «traversée du signifiant», où chaque lettre compte, que le sujet affronte, par-delà sa dissémination, sa mort. L’usage du pseudonyme, comme transgression lui aussi de l’écriture paternelle, conduit sur la voie de cette «thanatographie» (Sollers) qui fait subir au sujet l’épreuve christique de sa disparition et de son épiphanie.
La question du nom propre, du qui signe? , est évidemment au cœur de celle du sujet. Fernando Pessoa signe d’hétéronymes des hétéro-énonciations dont l’ensemble constitue une auto-hétéro-biographie. Borges s’attache à pervertir systématiquement la relation du nom de Borges au référent qui se désigne comme fiction (voir en particulier L’Aleph , L’Autre , Borges et moi ). C’est aussi l’innommable qu’il est qui met l’autobiographe en position intenable. À cet égard, toute l’œuvre de Jean Tardieu (celle aussi de Henri Michaux) peut être lue comme une renonciation ironique à l’autobiographie pour cause de non-première personne du singulier. À l’inverse, le projet de vivre-écrire , inspiré par Artaud, emporte l’œuvre de Roger Laporte (Une vie , 1986) dans une interrogation obstinée de cette «opacité infranchissable» qu’interpose la graphie à celui qui se met pourtant au plus près de «lui-même», pour «seulement écrire, et pourtant de telle sorte que l’ouvrage apporte ou donne lieu à quelque chose d’aussi irrécusable que la vie». Mais qui parle ici? L’homme, l’écrivain, le narrateur, le scripteur? Ne serait-ce pas finalement l’écart entre eux, ce «non-lieu» qu’occupe «ce terrible logogriphe de l’homme intérieur» (Amiel)?
Le même jeu de brouillage des instances énonciatives pratiqué par Aragon dans La Mise à mort (1965) a permis à Roland Barthes de déconstruire dans la forme les codes de l’autobiographie. L’alternance des points de vue, la fragmentation, l’utilisation carnavalesque des langages, la bathmologie désignent «la vacance de la personne » (Roland Barthes par Roland Barthes ). Mais ce qui est déconstruit ici est peut-être moins la personne que la représentation du sujet dans le roman traditionnel. Cette utopie du moi ne sera-t-elle pas encore une figure qui assigne? Pourra-t-on accéder à la pure vacance de la situation énonciative? Et comment décider de la possibilité même d’un espace sans imposture?
La mise en cause de l’authenticité biographique trouve dans Le Miroir qui revient (1984) d’Alain Robbe-Grillet une efficacité plus sûre: la suspicion même y est suspecte. Les effets de réel (dates, souvenirs d’enfance, événements historiques ou privés) font basculer tout autant les lacunes et la déconstruction dans l’immédiateté d’une écriture récapitulative qui laisse entendre que le «moi» est pastiche et à ce titre indécidable. Si l’autobiographie est euphoriquement mise à mal, c’est par référence à la nausée du biographe Roquentin, et plus encore à Sterne ou au Diderot de Jacques le Fataliste : «Ce que tout cela signifie, personne n’en sait rien, pas plus moi que vous, et d’abord qu’est-ce que ça peut vous faire, puisque, de toute façon, je peux inventer n’importe quoi?» Le référent n’est plus seulement ce qui manque au sujet, mais ce dont le défaut constitue la littérature – c’est-à-dire l’autobiographie.
«Le grand combat de sa vie avec son infini va-et-vient, aucun être humain ne peut l’embrasser d’un seul coup d’œil pour en connaître l’issue et le juger.» Cette remarque de Kafka, le diariste absolu du Journal , marque bien la limite de l’autobiographie pour celui que l’inachèvement de son «moi» entraîne à perte de vue dans le provisoire. Tous les diaristes ont éprouvé la difficulté de ce «moi» ni linéaire, ni historique, ni totalisable, ni communicable, qui sera toujours comme frappé du principe d’incertitude d’Heisenberg: comment mesurer à la fois sa vitesse et sa position? La question de l’autobiographie débouche nécessairement sur celle de l’inénarrable de cet ego («variable de présence constante», dit Valéry) qui ne mesure que l’intervalle qui l’écarte de soi, la mobilité qui le distrait, l’infinitésimal où s’émiette l’identité. «J’aligne des phrases, note Leiris, j’accumule des mots et des figures de langage, mais, dans chacune de ces pages, ce qui se prend, c’est toujours l’ombre et non la proie» (Biffures , 1948). Le narrateur d’Italo Calvino (Si par une nuit d’hiver , 1981) va plus loin encore dans l’aporie: «Comme j’écrirais bien, si je n’étais pas là! Si entre la feuille blanche et le bouillonnement des mots ou des histoires [...] ne s’interposait l’incommode diaphragme qu’est ma personne!» Moi serait-il autre chose que le nom d’un personnage que l’auteur aurait décidé d’appeler Moi , moins pour le dévoiler que, à l’inverse, «pour le soustraire à la vue, pour n’avoir ni à le nommer ni à le décrire»? Et l’autobiographie autre chose qu’«un corps illimité de propositions sans estampille ni garantie, qui disent quelque chose de Je» (Claude Morali, Qui est moi aujourd’hui? ).
autobiographie [ otobjɔgrafi ] n. f.
• 1836; de auto- et biographie
♦ Biographie de l'auteur faite par lui-même. Écrire son autobiographie. ⇒ biographie, confession, 2. mémoires, vie. — Genre littéraire qui y correspond. « L'autobiographie qui paraît au premier abord le plus sincère de tous les genres, en est peut-être le plus faux » (Thibaudet).
● autobiographie nom féminin Vie de quelqu'un écrite par lui-même.
autobiographie
n. f. Biographie d'une personne écrite par elle-même. Syn. mémoires.
⇒AUTOBIOGRAPHIE, subst. fém.
Relation écrite de sa propre vie dans ce qu'elle a de plus personnel. Synon.-anton. mémoires (qui mettent l'accent sur les événements extérieurs) :
• 1. Nous ne racontons que notre songe de la vie humaine, et, en un certain sens, tout ouvrage d'imagination est une autobiographie, sinon strictement matérielle, du moins intimement exacte et profondément significative des arrière-fonds de notre nature.
P. BOURGET, Essais de psychol. contemp., 1883, p. 98.
• 2. Je ne consignerai ici que ma propre histoire, et il me déplairait cependant que ce livre parût n'être qu'une autobiographie. C'est peu de chose de n'être que soi, et j'ai horreur de l'anecdote. J'ai longtemps résisté au désir, au besoin que j'avais d'écrire ce journal. Je craignais jusqu'au semblant d'orgueil qu'il y a dans des « confessions ». Mais une assez longue pratique des livres des autres m'a convaincu que nous n'avions guère qu'une chose à dire, et c'est nous-mêmes.
GUÉHENNO, Journal d'un homme de 40 ans, 1934, p. 12.
• 3. ... le mythe, quand il [G. de Nerval] en use lui-même, est la forme qui lui permet de se raconter — de raconter son âme — sans impudeur de visible confession. Sa décence lui a fait dénoncer plusieurs fois comme une maladie du siècle « le goût des autobiographies, des mémoires, et des confessions ou confidences ». Il faudra l'intervention du médecin pour qu'Aurélia soit un aveu direct. Le je du Voyage en Orient, sauf en de rares minutes, raconte la vie extérieure. Les héros mythiques racontent l'autre.
M.-J. DURRY, Gérard de Nerval et le mythe, 1956, p. 76.
Rem. On rencontre dans la docum. le néol. autobiographié, ée adj. (BLOY, Journal, 1894, p. 126; suff. -é). [En parlant d'un personnage, d'un héros de roman] Dont l'auteur a relaté la vie, qui est en réalité la sienne propre.
PRONONC. :[] ou [-]. Cf. auto-1. BARBEAU-RODHE 1930 et Harrap's 1963 donnent uniquement [o] fermé à l'initiale (à comparer avec auto). PASSY 1914 et BARBEAU-RODHE font la diérèse à la 3e syll. -- (cf. LITTRÉ et comparer avec DG qui note yod).
ÉTYMOL. ET HIST. — 1838 (Ac. Compl. 1842 : Autobiographie. Vie d'un individu écrite par lui-même).
Composé de biographie et de l'élément préf. auto-1 sur le modèle de l'angl. autobiography (F. BALDENSPERGER, Notes Lexicogr. ds Fr. mod., t. 6, p. 253; MACK t. 1, p. 236; FEW t. 18, 11) attesté dep. 1809 (Southey in Q. Rev. I, 283 ds NED) cf. CH. BARTHELEMY, Les Confessions de Fréron, recueillies et annotées, Paris, 1876, p. 14 ds Fr. mod., loc. cit. : recomposer les Confessions, ou comme disent les Angl., l'autobiographie de Fréron.
STAT. — Fréq. abs. littér. : Autobiographie. 88. Autobiographié. 1.
BBG. — BACH.-DEZ. 1882. — BALDENSPERGER (F.). Notes lexicol. Fr. mod. 1938, t. 6, p. 253. — BOUILLET 1859. — DARM. 1877, p. 238. — Éd. 1913.
autobiographie [otobjɔgʀafi] n. f.
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♦ Biographie d'un auteur faite par lui-même. ⇒ Biographie, confession(s), mémoire(s), vie. — Œuvre littéraire qui y correspond. || Écrire son autobiographie.
1 L'autobiographie, qui paraît au premier abord le plus sincère de tous les genres, en est peut-être le plus faux.
A. Thibaudet, Flaubert, p. 82.
2 Pour moi chaque voyage important amorce une mue en profondeur. Alain Bosquet a senti cela quand il a écrit que chez moi l'autobiologie prenait le pas sur l'autobiographie.
M. Tournier, le Vent Paraclet, p. 269.
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DÉR. Autobiographique.
Encyclopédie Universelle. 2012.