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TRIBU
TRIBU

Les anthropologues désignent habituellement par le terme «tribu» deux réalités, deux domaines de faits différents mais liés. D’une part, presque tous s’en servent pour distinguer un type de société parmi d’autres, un mode d’organisation sociale spécifique qu’ils comparent à d’autres («bandes», «États», etc.). Ce point cependant ne fait pas l’unanimité parmi eux par suite de l’imprécision des critères sélectionnés pour définir et isoler ces divers types de société. Mais le désaccord est encore plus profond à propos du second usage du terme «tribu», lorsqu’il désigne un stade de l’évolution de la société humaine. Le lien entre ces deux usages est d’ailleurs très clair puisque, dans la perspective des évolutionnistes, chaque stade d’évolution est caractérisé par un type spécifique d’organisation sociale. La majorité des anthropologues se refusent toutefois à conclure de l’existence d’un mode d’organisation sociale à l’existence d’un stade nécessaire de l’évolution de l’humanité et contestent même la possibilité théorique d’une analyse scientifique de l’évolution des sociétés humaines (E. R. Leach), ou dénient tout intérêt à se préoccuper de leur histoire. C’est le cas, à l’exception notable d’Evans-Pritchard ou de Raymond Firth, de la plupart des anthropologues qui se réclament du fonctionnalisme ou d’un certain structuralisme. En outre, même parmi ceux qui défendent le projet de construire une théorie scientifique de l’évolution sociale, certains, comme Herbert Lewis, ne considèrent pas le mode d’organisation tribale de la société comme un stade nécessaire et général de cette évolution, et d’autres, comme Morton Fried, vont plus loin encore, et y voient à la fois l’effet secondaire de l’apparition de sociétés étatiques et un véritable cul-de-sac de l’évolution de l’humanité.

En définitive, bien que le terme «tribu» envahisse littéralement les écrits et les discours des anthropologues et ne semble pas situé dans les zones des combats théoriques les plus âpres de l’anthropologie, depuis une décennie le doute, l’inquiétude, la critique et parfois le refus déclaré ont peu à peu fait leur apparition à son propos, jusqu’à la crise ouverte actuelle. Neiva, à la suite de Leach, crie à la «scandaleuse imprécision du concept», Julian Steward, évolutionniste lui-même, incite à la plus grande prudence devant ce qu’il appelle un concept «fourre-tout» et d’autres, comme Swartz, Turner, Toden, choisissent de l’ignorer systématiquement bien qu’ils explorent un domaine, l’anthropologie politique, au sein duquel le concept de tribu jouait traditionnellement le rôle de maître mot. À ces critiques d’ordre théorique s’ajoutent un malaise et de violentes attaques contre l’usage idéologique de ce concept sous la forme dérivée et cousine de celui de « tribalisme ». L’existence d’organisations tribales en Afrique, en Amérique, en Océanie, en Asie semble en effet responsable des difficultés que rencontrent de jeunes États-nations dans leur développement économique et politique, et dans la conquête de leur indépendance. L’existence de vestiges plus ou moins vivaces d’organisations tribales précoloniales fournirait les raisons d’événements aussi dramatiques que la guerre du Biafra, la révolte des Mau-Mau, la dissidence des Touaregs ou des tribus «animistes» du sud du Soudan, la décadence des Indiens d’Amérique du Sud.

L’enjeu ici, comme l’a montré Jomo Kenyatta (Au pied du mont Kenya ), n’est pas seulement d’interpréter le monde, mais d’agir sur ses contradictions, de le transformer à partir d’une analyse exacte. Or, nombreux sont les anthropologues et les hommes politiques qui récusent comme théoriquement faux et politiquement nuisible l’usage des concepts de tribu et de tribalisme pour définir ces contradictions modernes de certains pays «sous-développés». Au contraire, ces contradictions qu’on impute au tribalisme seraient moins la tare de structures précoloniales que l’on croyait détruites et qui affleureraient de nouveau avec violence que le legs de la période coloniale et des rapports nouveaux instaurés par la domination néo-coloniale. Eliott Skinner, anthropologue et ambassadeur en 1967 des États-Unis auprès de la république de Haute-Volta, écrivait: «Il est malheureux que le terme «tribalisme» avec toutes ses connotations de primitivisme et de traditionalisme soit le nom qu’on ait donné à l’identité qu’utilisent en Afrique contemporaine les groupes qui sont en compétition pour le pouvoir et le prestige. Quelques-uns des noms utilisés aujourd’hui comme symboles de l’identité de certains de ces groupes se réfèrent à diverses entités socioculturelles du passé. Cependant beaucoup de ces prétendus groupes «tribaux» furent des créations de la période coloniale et même ceux de ces groupes qui pouvaient prétendre à une continuité avec le passé ont perdu tant de leurs caractéristiques traditionnelles qu’on peut les considérer en fait comme des entités nouvelles.»

Le concept de tribu est donc «en crise», et il y a double urgence, théorique et pratique, à remonter aux racines du mal qui l’atteint et à le redéfinir pour en faire la critique et en estimer la portée réelle. Pour ce faire, la meilleure méthode semble encore de retracer brièvement son histoire, de Lewis H. Morgan, le fondateur de l’anthropologie, à nos jours – et particulièrement à Marshall Sahlins, l’auteur qui a fait récemment l’effort le plus soutenu et le plus brillant pour redéfinir rigoureusement ce concept et réinterpréter les matériaux ethnographiques nouveaux accumulés depuis un siècle. Peut-être, au terme de ce parcours, découvrira-t-on que le mal n’atteint pas qu’un concept et que la crise est celle des fondements et des méthodes empiriques de l’anthropologie et des sciences sociales.

1. Histoire du concept

Bref rappel des origines indo-européennes du terme

Le français «tribu» renvoie au latin tribus , à l’ombrien trifú ou à leur équivalent grec phulè ( 﨏羽凞兀), termes qui appartiennent au vocabulaire le plus ancien des institutions indo-européennes. Il faut se reporter à leur propos aux superbes analyses étymologiques et sémantiques qu’Émile Benvéniste a données de ce vocabulaire. À l’origine donc, ces concepts sont des concepts empiriques et ils ont nécessairement reçu un contenu divers au cours de l’histoire de ces populations, mais, dans leur couche la plus ancienne, ils décrivent une forme spécifique d’organisation sociale et politique qui existait dans toutes ces sociétés. Une tribu indo-européenne était la forme d’organisation sociale et politique la plus vaste qui existait avant l’apparition de la cité-État. Elle regroupait des unités sociales élémentaires, de plus petite taille, la phratria ( 﨏福見精福晴a) et le génos ( 塚﨎uov) chez les Grecs, la curia et la gens chez les Latins. L’essentiel ici est de constater que tous ces termes (sauf curia ) appartiennent à la fois au vocabulaire de la parenté et au vocabulaire de la politique, ce qui suppose un rapport interne, réel ou imaginé, entre parenté et organisation politique. En fait, comme le souligne Benvéniste, «les principales langues indo-européennes s’accordent à poser l’appartenance à une même «naissance» comme le fondement d’un groupe social». En ce sens, ce que présentait spontanément dans la pensée et dans le langage des Indo-Européens le concept de tribu était une donnée de leur expérience, un simple fait d’observation.

Mais ce qui s’est plus ou moins occulté au cours des siècles, après la disparition des institutions de l’Antiquité indo-européenne, c’est ce rapport interne entre parenté et politique et donc la compréhension de la nature exacte des groupes sociaux désignés par les termes clan, phratrie, tribu. Comme le remarque Morgan, quand, au milieu du XIXe siècle, l’anthropologie est devenue une discipline scientifique, ces termes étaient depuis longtemps employés indifféremment les uns pour les autres par les missionnaires, administrateurs, géographes et voyageurs éclairés, et telle était la situation de départ quand Morgan lui-même entreprit l’analyse scientifique des formes d’organisation sociale des Iroquois, suivie de celle de nombreuses autres populations indiennes d’Amérique du Nord et du Sud.

Le point de départ: les travaux de Morgan

Pour comprendre les thèses de Morgan concernant les formes d’organisation sociales «tribales», il faut rappeler brièvement ce que fut sa grande découverte (cf. MORGAN; voir son ouvrage Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family , 1871). Morgan démontra d’abord que les rapports sociaux qui dominaient l’organisation de la plupart des sociétés primitives étaient des rapports de parenté. Il montra ensuite que ces rapports de parenté avaient une logique interne qu’il fallait chercher dans l’étude minutieuse des règles de mariage et des terminologies de parenté, règles et termes qui, le plus souvent, apparaissaient dénués de toute logique aux yeux des Européens, désarçonnés devant les systèmes de parenté «classificatoires» qui se retrouvent en Afrique, Asie, Océanie, Amérique. Il supposa en outre que ces systèmes de parenté avaient une histoire et s’étaient succédé dans un ordre nécessaire depuis que l’homme était sorti de l’animalité et de la promiscuité sexuelle des hordes primitives, et que peu à peu s’étaient développées la prohibition de l’inceste et l’interdiction du mariage entre des catégories de plus en plus vastes de parents consanguins. La «famille humaine» avait évolué depuis la forme primitive du «mariage par groupe», aujourd’hui complètement disparue, jusqu’à la monogamie des familles nucléaires européennes. Morgan supposa enfin que les systèmes de parenté matrilinéaires avaient précédé dans l’évolution les systèmes patrilinéaires.

À partir de ce résumé sommaire, on peut comprendre la définition de l’organisation tribale donnée par Morgan. Une tribu est une «société complètement organisée », donc une forme d’organisation sociale capable de se reproduire. «Elle illustre la condition de l’Humanité dans l’ état de barbarie », c’est-à-dire de l’humanité qui est sortie de la sauvagerie primitive mais n’a pas encore atteint le stade de la civilisation, de la société «politique», de l’État. Cependant, si une tribu est «une société complètement organisée», on ne peut comprendre son fonctionnement sans comprendre d’abord la «structure et les fonctions» de groupes élémentaires qui la composent, les clans. Un clan est «un groupe de parents consanguins descendants d’un même ancêtre commun et distingués par un nom de gens et liés entre eux par des relations de sang». Après avoir découvert «l’identité de structures et de fonctions» du clan des Indiens d’Amérique et du génos ou de la gens des anciens Grecs et Latins, Morgan utilisa le terme gens de préférence au terme de clan et parla de «société gentilice» plutôt que de «société tribale». Une tribu est un assemblage de clans. «Chaque tribu est individualisée par un nom, par un dialecte séparé, par un gouvernement suprême et par la possession d’un territoire qu’elle occupe et défend comme le sien propre.» Par «gouvernement suprême» Morgan entend un conseil de sachems et de chefs élus par les gentes et, dans certains cas, un «chef suprême» de la tribu. Il faut mentionner encore deux autres «fonctions et attributs» de l’organisation tribale: «la possession d’une foi religieuse et d’un culte communs» et, comme le souligne avec force la polémique contre les thèses de McLennan (Primitive Marriage ), la tribu est un groupe endogame alors que le clan est exogame. Clans et tribus se sont multipliés et différenciés constamment par suite des migrations dues à la croissance des populations et à la limitation des moyens de subsistance. «Avec le temps, les émigrants devenaient différents par leurs intérêts, étrangers par leurs sentiments et, en tout dernier lieu, divergents par leur langue. Séparation et indépendance s’ensuivaient, bien que les territoires fussent contigus. Une nouvelle tribu était ainsi créée [... par] un procès [qui] doit être regardé comme un résultat naturel et irréductible, à la fois de l’organisation gentilice et des nécessités liées à l’état social où se trouvaient des populations.»

La différenciation des modes de vie et des stocks linguistiques est donc due à cette «tendance constante à la désintégration [...] suivie d’une segmentation complète» qui caractérise l’organisation tribale. Cette multiplication des tribus s’est accompagnée d’un état de guerre permanent entre elles puisque chaque tribu se considérait comme en guerre avec toutes celles avec lesquelles elle n’avait pas signé formellement un traité de paix, d’ailleurs provisoire. Segmentation et guerres incessantes furent «un puissant obstacle au progrès des tribus sauvages et barbares».

Ce furent cependant certaines de ces sociétés tribales qui firent accéder l’humanité à la civilisation, mais au prix de la dissolution et de la disparition de leur organisation clanique et tribale. Pour Morgan, la civilisation apparaît avec l’État, et l’État repose sur le contrôle d’un territoire et des personnes qui vivent sur ce territoire; celles-ci ne sont plus organisées en groupes de parenté mais avant tout en groupes territoriaux, en cités par exemple. Les réformes de Solon et de Clisthène dans la Grèce antique manifestaient à ses yeux l’impossibilité radicale de «fonder une société politique ou un État sur des gentes » et la nécessité de transformer ces anciens groupes de parenté en groupes territoriaux.

Les raisons de cette évolution vers l’État et de cette décomposition de la société tribale, Morgan les voyait dans l’apparition et le développement de la propriété privée des troupeaux d’abord, du sol et des esclaves ensuite, donc d’une accumulation inégale de la richesse privée qui a consolidé la famille monogamique. Ainsi, la raison dernière de l’apparition de ce stade particulier, comme de tous les autres stades de l’évolution de l’humanité, Morgan la cherchait d’abord dans «la succession des arts de la subsistance [...] probablement la base la plus satisfaisante de ces divisions». C’est la thèse matérialiste que Marx et Engels retiendront de son œuvre. Mais Morgan supposait en même temps que cette succession des arts de la subsistance accompagnait le développement parallèle d’idées contenues en germe dans l’esprit avant même toute expérience, l’idée de gouvernement, l’idée de famille et l’idée de propriété. Ce que Morgan a tenté, à partir de cette base composite de principes matérialistes et idéalistes, c’est de mettre en parallèle de façon hypothétique et largement spéculative des séries d’inventions technologiques et des successions d’institutions sociales. Il n’a jamais pu montrer véritablement les rapports internes et nécessaires entre ces structures sociales, reconstruire le mécanisme de la causalité réciproque de ces structures et particulièrement de la causalité de l’économie.

«La recherche n’a pas été menée suffisamment loin dans cette direction pour produire l’information nécessaire.» Où en est-on aujourd’hui? Qu’est-ce qui s’est maintenu, s’est effondré ou s’est développé de ces analyses de Morgan?

Un siècle plus tard: fonctionnalistes et néo-évolutionnistes

Si l’on consulte par exemple l’article «Tribu» écrit par John J. Honigmann pour le Dictionary of the Social Sciences publié en 1964 sous les auspices de l’U.N.E.S.C.O., on constate que la définition de Morgan s’est maintenue dans sa partie descriptive d’un type de société, mais qu’elle est amputée complètement de toute référence à un stade d’évolution auquel correspondrait ce type de société: «En général les anthropologues sont d’accord sur les critères au moyen desquels une tribu (en tant que système d’organisation sociale) peut être décrite: un territoire commun, une tradition de descendance commune, un langage commun, une culture commune et un nom commun – tous ces critères formant la base de l’union de groupes plus petits tels que des villages, des bandes, des districts, des lignages.»

Cette amputation s’explique en partie par l’effondrement, au début de ce siècle, des théories évolutionnistes et par les principes mêmes du courant fonctionnaliste qui s’est imposé par la suite en anthropologie. Pour les fonctionnalistes, à l’exception cependant d’Evans-Pritchard et de quelques autres brillants chercheurs, un système social est un tout dont les parties sont nécessairement liées, mais sur cette nécessité même l’histoire du système ne peut, selon eux, rien nous apprendre, car l’histoire est de l’ordre de l’événementiel et non du nécessaire. Il existe bien des lois de fonctionnement des sociétés mais non de leur évolution ou de leur transformation nécessaire.

Cependant, même amputé, débarrassé de son contenu évolutionniste, le concept de tribu présente d’autres fissures. Certaines sont d’importance mineure. On a démontré qu’unité linguistique, unité culturelle et unité «tribale» ne coïncidaient pas dans de nombreux cas (cf. les articles de M. Fried, G. Dole et les travaux des linguistes Doll Hymes, John Gumperz, Paul Friedrich, C. Voegelin, ou de statisticiens comme H. E. Driver, Naroll; les recherches durent en partie leur impulsion aux travaux de Franz Boas, le critique de Morgan). On a montré encore que les noms de «tribus» étaient souvent des termes appliqués à un groupe par des groupes étrangers ou voulaient simplement dire «les gens» (Leach, Fried), que la descendance commune des membres d’une tribu à partir d’un ancêtre fondateur était une fiction (B. Malinowski, Leach). On a montré enfin que l’existence d’un sentiment de groupe et d’une idéologie de commune appartenance ne permettait pas, dans la plupart des cas, de conclure que cette communauté ethnique était une tribu, alors que pour Linton c’était là le «test» de l’unité tribale (cf. M. Moerman, à propos des Lué de Thaïlande, avec la réponse de Naroll, et l’article de Bessac sur les Mongours et les Yögur). Plus profondément, on a signalé que n’était pas démontrée l’antériorité chronologique des groupes de descendance matrilinéaires par rapport aux groupes patrilinéaires, que la structure des bandes de chasseurs-collecteurs était une réalité très complexe, qu’il existait de véritables aristocraties et chefferies héréditaires parmi les tribus primitives alors que Morgan en contestait la possibilité théorique, que les sociétés des Incas et des Aztèques n’étaient ni des «démocraties militaires» ni de simples chefferies, mais de véritables sociétés étatiques où la classe dominante se confondait avec l’État et où l’organisation tribale n’avait pas disparu, etc.

La difficulté majeure: la nature des rapports politiques au sein des sociétés tribales

C’est peut-être là, autour du problème de la nature des rapports politiques qui caractérisent le mode d’organisation tribale que se concentrent les difficultés principales du concept de tribu. Honigmann le souligne d’ailleurs avec la plus grande clarté: «Alors qu’il y a un accord général sur les caractéristiques déjà établies de ce qu’est une tribu (cf. définition ci-dessus), des difficultés surgissent dès que l’on discute des caractéristiques politiques de la tribu.» Il cite alors une classification fort répandue chez les anthropologues qui distinguent trois types de tribu par référence à la forme de leur organisation politique: les tribus acéphales non segmentaires, les tribus acéphales segmentaires, les tribus centralisées. Il définit alors comme des «tribus» aussi bien les bandes de chasseurs-pêcheurs eskimo, les agriculteurs ibo d’Afrique (tribu simple non segmentaire), les pasteurs nuer du Soudan ou les horticulteurs-pêcheurs matrilinéaires des îles Dobu d’Océanie (tribus acéphales segmentaires) que les anciennes chefferies polynésiennes d’Hawaii et de Tonga, les khanats mongols, les royaumes mossi (tribus centralisées).

On voit pointer la difficulté majeure du concept de tribu, difficulté qu’exprime avec éloquence la réserve de Honigmann lorsqu’il s’abstient d’ajouter les critères politiques aux autres critères «déjà établis» qui définissent ce concept: n’importe quelle société primitive, ou du moins toutes celles au sein desquelles n’existent pas de formes nettement caractérisées de rapports de classes ou de pouvoir étatique, peut être caractérisée comme une société tribale. Et même cette restriction n’est pas tout à fait exacte puisque de nombreux royaumes africains ou asiatiques sont de véritables sociétés étatiques. On peut donc s’interroger légitimement sur l’intérêt d’un tel concept rassembleur, concept nocturne au sens où Hegel parle, dans La Philosophie du droit , de «la nuit où tous les chats sont gris».

L’approche néo-évolutionniste

Or c’est ce concept, hérité de Morgan, amputé par les fonctionnalistes d’une partie de son contenu et soumis à un harcèlement critique incessant, que Marshall Sahlins, E. R. Service et d’autres néo-évolutionnistes ont tenté de redéfinir rigoureusement et de réemployer dans tous ses usages initiaux, c’est-à-dire pour caractériser à la fois un type de société dans le cadre d’une anthropologie comparée et un stade d’évolution sociale dans le cadre d’une théorie de l’histoire.

Sahlins en 1961, Service en 1962 ont présenté un schéma de l’évolution sociale de l’humanité en quatre stades: le stade des bandes, le stade des tribus, celui des chefferies, enfin celui des sociétés étatiques avec lesquelles la civilisation a fait son entrée dans l’histoire. «Une bande est seulement une association résidentielle de familles nucléaires» (Sahlins, 1961; Service, 1962). Une tribu est «de l’ordre d’une large collection de bandes mais n’est pas seulement une collection de bandes» (Sahlins, 1962). Une chefferie «se distingue du niveau tribal particulièrement par la présence de centres qui coordonnent les activités économiques, sociales et religieuses» et «redistribuent une grande part de la production des communautés locales». L’État apparaît ensuite qui renforce cette centralisation et constitue une structure politique définitivement supérieure et extérieure aux groupes sociaux locaux, transformant les inégalités sociales de rangs en privilèges de classes.

C’est là, en gros, le schéma de Morgan, mais réaménagé pour tenir compte des données nouvelles de l’ethnologie. Nous relèverons seulement deux de ces réaménagements. D’une part le concept de «bande» a pris la place du concept de la «horde primitive» pour décrire le «type dominant de société du paléolithique» (Sahlins). D’autre part, l’existence des «chefferies», sociétés qui n’avaient pas dans l’œuvre de Morgan de statut théorique très assuré, est désormais reconnue.

Quelles sont les hypothèses qui sous-tendent la construction d’un tel schéma? L’évolution des sociétés aurait procédé, en principe, comme celle des organismes vivants, de l’indifférencié au différencié, du simple au complexe et chacun des stades distingués correspondrait donc à un niveau de plus en plus complexe de différenciation et d’intégration structurales (Sahlins, 1961). Les fondements de cette évolution, Sahlins les cherche dans les transformations de l’économie, dans la «révolution néolithique » qui aurait permis, non pas véritablement la naissance, mais la généralisation et la domination de sociétés tribales sur les sociétés de chasseurs-collecteurs de l’âge paléolithique. À partir de ces hypothèses, la méthode de Sahlins et Service a consisté à construire une représentation «vraisemblable» de ce processus en sélectionnant des «traits» du fonctionnement de quelques sociétés réelles qui semblent correspondre à chacun de ces niveaux et à loger ces matériaux dans les différentes cases du schéma qui les attendait. Il est à noter que le fait même de placer ces quelques sociétés réelles dans telle ou telle case métamorphosait automatiquement ces sociétés en représentations «typiques» de l’organisation de la société humaine à tel ou tel stade de son développement et qu’ainsi disparaissait automatiquement l’évolution réelle , singulière de ces sociétés, leur histoire, l’histoire. Et en même temps, puisque ces sociétés servent à illustrer un stade qu’elles n’ont pas elles-mêmes historiquement franchi, elles acquièrent donc un futur imaginaire au moment même où leur passé réel disparaît.

En 1968, dans son ouvrage Tribesmen , Marshall Sahlins modifie de façon importante ce schéma qu’il réduit à la succession de trois stades, bande, tribu, État (au lieu de quatre), sans donner aucune justification théorique de ce changement et sans qu’aucune modification doctrinale concernant les principes et les fondements de l’évolution sociale n’ait précédé ou accompagné ce changement. Les raisons qui faisaient exclure, en 1961, les «chefferies» du stade tribal (à savoir la présence de «fonctions héréditaires», d’une «structure politique permanente» entre les mains de certaines fractions de la société) ne semblent plus les exclure en 1968. Les sociétés tribales et les sociétés à chefferie sont désormais posées comme «deux développements» d’un même type de société «segmentaire», comme deux permutations d’un même modèle général qui mènent l’une à une extrême décentralisation de ces rapports sociaux segmentaires, l’autre à leur intégration à des niveaux d’organisation sociale plus élevés que les segments locaux. La première permutation engendre les «tribus segmentaires proprement dites», la seconde les «chefferies» au sein desquelles «la culture tribale anticipe l’État et ses complexités». Entre ces deux types opposés s’étale une multitude de combinaisons intermédiaires, de sorte que Sahlins regroupe sous le concept de «société tribale» la quasi-totalité des sociétés primitives connues. Il voit dans cette diversité extrême le produit des variations structurales multiples imposées par l’adaptation de l’économie «néolithique» à des niches écologiques extrêmement diverses au cours d’un mouvement d’expansion mondiale commencé vers 9000 avant J.-C. au Proche-Orient et vers 5000 avant J.-C. dans le Nouveau Monde avec les premières formes de la domestication des plantes et des animaux, et suivi de la disparition progressive des chasseurs-collecteurs paléolithiques, peu à peu refoulés dans des zones écologiques marginales inadaptables aux techniques de l’agriculture et de l’élevage néolithiques. Sous les concepts d’économie néolithique et de société tribale se retrouvent côte à côte les sociétés d’agriculteurs, sur brûlis d’Amazonie, d’Océanie, d’Afrique équatoriale; les pasteurs nomades de la ceinture sèche d’Asie et d’Afrique; les chasseurs-pêcheurs de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord qui avaient déjà, grâce à la prodigalité de leur environnement en ressources alimentaires, atteint le stade tribal avant même l’apparition de l’agriculture néolithique: les chasseurs montés d’Amérique qui avaient rapidement transformé leurs sociétés lorsqu’ils avaient redomestiqué le cheval introduit par les Blancs; des sociétés pratiquant une agriculture intensive et souvent irriguée comme les Pueblos, les Polynésiens d’Hawaii...

Cet inventaire de sociétés et de systèmes économiques innombrables est tellement hétéroclite que, pour le justifier, il faudrait démontrer rigoureusement que l’on est bien là devant autant de mutations d’un même type fondamental de rapports économiques «néolithiques». Sahlins complète cette première hypothèse par une autre en supposant que cette diversité écologique et économique explique la diversité des rapports sociaux que l’on rencontre dans les sociétés «tribales», et particulièrement la diversité des rapports de parenté, qu’ils soient de types lignager, cognatique, etc.

Il serait absurde de lui faire reproche de n’avoir pas percé «les mystères les plus profonds de l’anthropologie culturelle» (ibid. ) ni offert une théorie achevée de l’évolution sociale de l’humanité. Le point de résistance est d’ordre épistémologique et porte sur le fait que Sahlins, comme bien avant lui Morgan, a recours à une méthode qui ne permet pas de vérifier ses propres hypothèses et qui consiste avant tout à comparer de multiples sociétés primitives sans État et sans classes, en cherchant à isoler leurs traits communs, tout en laissant provisoirement de côté leurs différences. C’est là une démarche empirique qui va à l’opposé du résultat cherché, car, pour démontrer que les différents systèmes économiques et les différents types de rapports sociaux qu’il a inventoriés sont des transformations nécessaires et réglées de structures sociales qui sont à reconstruire par la pensée parce qu’elles ne sont pas directement observables comme telles, Sahlins devrait mettre en œuvre une méthode qui rende compte à la fois et par l’action des mêmes principes, des ressemblances et des différences entre ces systèmes économiques et sociaux, donc une méthode qui n’annule pas les différences ou qui ne les retrouve pas, au-delà des ressemblances, comme un résidu embarrassant. Or c’est à un tel mouvement pendulaire entre ressemblances et différences que nous assistons chez Sahlins.

Segmentarité et multifonctionnalité des rapports sociaux

Le premier trait commun à toutes les sociétés «tribales» isolé par Sahlins est le fait que les unités sociales élémentaires qui les composent sont «des groupes multi-familiaux qui exploitent collectivement une aire de ressources communes et forment une unité résidentielle toute l’année ou sa majeure partie». Il nomme ces unités élémentaires «segments primaires», d’où le sens de l’expression «sociétés segmentaires» employée indifféremment à la place de «sociétés tribales». Sahlins procède en faisant volontairement «abstraction» des caractères internes de ces segments sociaux, c’est-à-dire de la nature exacte des rapports de parenté qui organisent ces groupes multifamiliaux et font que ces segments sont soit des segments de lignage patrilinéaire (Tiv) ou matrilinéaire (Iroquois), soit des segments cognatiques (les Iban de Bornéo, les Lapons), etc. Ce qui est isolé par cette démarche est donc un trait appartenant plus à la «forme générale» d’un grand nombre de sociétés primitives qu’à leur contenu spécifique.

Le second élément commun qu’il met en relief est le caractère multifonctionnel des rapports de parenté qui organisent ces segments primaires. Par là il vise le fait que ces rapports de parenté, abstraction faite de leur caractère patrilinéaire, matrilinéaire, bilinéaire ou non linéaire, fonctionnent en même temps comme rapports économiques, rapports politiques, rapports idéologiques, etc., bref, ont la propriété d’être, selon l’expression célèbre d’Evans-Pritchard, «fonctionnellement généralisés». La reconnaissance du caractère multifonctionnel des rapports de parenté a une grande portée critique sur le plan théorique puisqu’elle interdit de ne voir dans la parenté qu’un élément de la superstructure sociale distinct et séparé de l’infrastructure économique, du mode de production. Sahlins en conclut que les divers systèmes économiques des sociétés «tribales» sont autant de variétés d’un même mode de production fondamental, le «mode familial de production». Cette expression n’est pas synonyme de mode de production familiale puisque la production au sein des sociétés tribales implique souvent la coopération de plusieurs familles ou celle, au-delà des forces productives familiales, de groupes sociaux non familiaux (classes d’âge, etc.). Elle signifie seulement que la production et la consommation sont en dernière analyse réglées, stimulées et limitées par les besoins et les moyens de groupes familiaux.

Jusqu’ici, donc, l’expression «sociétés tribales» désigne toutes les sociétés primitives qui ont en commun ces deux traits visibles de leur fonctionnement: existence d’unités sociales élémentaires, de segments primaires qui ont la forme de groupes locaux multifamiliaux, et multifonctionnalité des rapports de parenté qui organisent ces groupes familiaux. Mais dès que l’on dépasse ce dénominateur commun, ce sont les différences entre les sociétés tribales qui ressortent en premier lieu et qu’il faut inventorier et expliquer. Or si les unes mènent simplement à distinguer des sous-classes à l’intérieur de la classe des sociétés tribales, d’autres sont telles qu’elles mettent en question l’unité même de cette classe, et c’est là que surgissent et se concentrent toutes les difficultés théoriques propres à une démarche comparative empirique. Il suffit, pour en faire la preuve, d’analyser les embarras et les contradictions de Sahlins lorsqu’il tente d’inclure dans la définition des sociétés tribales un troisième élément: la propriété d’«équivalence structurale» des segments primaires qui les composent. Or nous touchons là à l’un des problèmes fondamentaux de l’anthropologie.

L’équivalence structurale des segments est-elle un trait commun à toutes les sociétés tribales?

Par «équivalence structurale» de segments primaires, on désigne le fait qu’ils soient fonctionnellement équivalents, c’est-à-dire économiquement, politiquement, culturellement et idéologiquement identiques et égaux. Chaque segment, chaque communauté locale est ce que sont les autres, fait pour soi-même ce que font les autres. L’illustration la plus parfaite de ce principe d’équivalence structurale des segments est pour Sahlins la société des Tiv du Nigeria. Toutes les communautés locales tiv sont des segments de lignages qui prétendent descendre d’un ancêtre commun et occupent des territoires contigus (fig. 1). Les niveaux d’organisation sociale supérieurs à ces communautés locales ne se mettent à exister que temporairement, lorsqu’un conflit les oppose. Si la communauté b attaque la communauté c , alors le lignage I tout entier affirme sa solidarité et se mobilise pour affronter le lignage II. Si le segment lignager d attaque la communauté locale voisine e , tous les descendants de l’ancêtre A se mobilisent contre le lignage maximal B. Les niveaux de parenté et d’organisation sociale supérieurs au niveau local segmentaire n’existent donc, ne deviennent complémentaires que «par opposition», selon la formule d’Evans-Pritchard à propos des Nuer.

Si l’on compare ce schéma avec le modèle réduit de chefferie polynésienne, «intégrée» sous la forme d’un vaste «clan conique» (Kirchhoff), et que commente remarquablement Sahlins (fig. 2), on constate immédiatement qu’a disparu dans le second cas le principe d’équivalence structurale des segments primaires qui existe chez les Tiv et les Nuer et qui devrait caractériser, selon Sahlins, toutes les sociétés tribales. Tous les segments et tous les individus qui composent la chefferie sont désormais rangés dans un ordre de hiérarchie descendante à partir du chef a , l’aîné des descendants du fils aîné du fondateur du clan. (Chez les Kachin de Birmanie, l’autorité revient, par contre, au dernier fils des descendants du dernier fils de l’ancêtre fondateur; cf. Leach.) On est en présence d’une société segmentaire certes, mais hiérarchisée en rangs et en statuts sociaux inégaux dont le poids s’aggrave à mesure que l’on atteint, en suivant les lignes généalogiques, les cadets des branches cadettes de la descendance du fondateur. Sahlins souligne qu’une telle chefferie n’est pas une société de classes: «C’est une structure de degrés d’intérêt plutôt que de conflits d’intérêts, de priorités familiales graduées dans le contrôle de la richesse et de la force, dans les droits d’exiger des services des autres, dans l’accès au pouvoir divin, dans les aspects matériels des styles de vie – de telle sorte que, si tous les individus sont parents les uns des autres et membres de la société, certains cependant en sont plus membres que d’autres.» Désormais et pour les mêmes raisons qui font que les segments primaires de la société ne sont plus fonctionnellement équivalents, les niveaux d’organisation lignagère supérieurs aux segments locaux, qui n’ont qu’une existence épisodique et une importance sociale très limitée dans la reproduction des sociétés acéphales, existent sous la forme d’institutions permanentes, dotées de fonctions différentes et complémentaires pour la reproduction de la société tout entière et contrôlant donc de façon diverse mais efficace le fonctionnement interne et la reproduction des communautés locales. Celles-ci n’ont plus la large autonomie politique, économique et idéologique qui leur appartient au sein des «tribus acéphales». Et c’est cette hiérarchie de fonctions qui fait du chef suprême et du groupe de parenté dont il est issu le centre et le sommet de la société tout entière puisqu’il personnifie et contrôle l’ensemble des rapports de dépendance réciproques de tous les groupes et de tous les individus qui composent la société.

Ainsi, même s’il existe une ressemblance formelle entre l’organisation lignagère de certaines tribus acéphales et l’organisation lignagère de certaines chefferies (alors que, de l’avis même de Marshall Sahlins, le clan polynésien est plutôt un groupe de descendance cognatique, donc non linéaire en fait, bien que «d’idéologie» patrilinéaire), l’essentiel est que ces lignages fonctionnent de façon complètement différente. Certes les rapports de parenté sont segmentaires et multifonctionnels dans les deux cas, mais ces ressemblances de «forme» semblent d’une importance limitée en regard des conséquences qu’entraînent les différences de leurs fonctions et de leur structure internes sur tous les aspects, économique, politique et idéologique, du fonctionnement et de la reproduction de ces sociétés.

Ce résumé démontre clairement que, même si la forme générale des rapports sociaux est ici encore celle de rapports de parenté multifonctionnels, on est en fait, avec les sociétés segmentaires acéphales et les grandes chefferies polynésiennes, devant deux modes de production différents et dont la différence n’est pas celle de deux variétés d’une même espèce: le prétendu «mode familial de production» de Sahlins. Car ce qui caractérise et détermine avant tout les rapports de production dans le cas des grandes chefferies polynésiennes, ce sont les rapports existant entre une aristocratie qui ne travaille pas et la masse des gens du commun qui vivent en communautés locales; cette aristocratie jouit du monopole du pouvoir politique, idéologique et religieux et dispose du travail, des produits et des ressources matérielles des producteurs directs. Certes, c’est un fait important, et qui doit être expliqué, que les aristocrates et les gens du commun soient, ou se considèrent comme des parents lointains et se traitent comme tels, et il est également important, mais de moindre portée, que la forme de leurs rapports de parenté soit patrilinéaire; mais ce qui est décisif est le fait que le mode de production et les structures politiques et idéologiques qui lui sont liées soient d’une tout autre espèce que ce que l’on rencontre parmi les sociétés lignagères comme les Nuer ou les Tiv. L’apparition de véritables classes sociales suppose précisément la disparition non pas des rapports de parenté mais de leur capacité d’être la forme générale des rapports sociaux. Or il faut des conditions tout à fait spécifiques pour que les rapports politiques et idéologiques ainsi que les rapports de production entre une aristocratie et des gens du commun se développent hors du système de parenté. Sahlins n’a certes pas ignoré ce problème fondamental de l’apparition des classes, mais il l’a seulement évoqué.

2. Tentative de bilan

Crise d’un concept ou crise des fondements empiriques de l’anthropologie?

Ainsi, au terme de l’effort le plus soutenu qu’on ait déployé depuis longtemps en anthropologie pour redéfinir et utiliser efficacement le concept de «tribu», on aboutit à un résultat très largement négatif. La classe des sociétés tribales se retrouve fendue en deux, et, de chaque côté d’une ligne de partage dont la nature et l’origine restent obscures, se regroupent d’une part les sociétés segmentaires acéphales et de l’autre les sociétés à chefferies. Les différences structurales entre ces sociétés l’emportent sur les ressemblances, en nombre et en importance, et en ce sens la tentative de Sahlins en 1968 de rassembler sous une seule catégorie ces deux groupes de sociétés qu’il distinguait et opposait en 1961 est un échec. Cet échec confirme d’ailleurs les résultats des comparaisons statistiques de Cohen et Schlegel qui, utilisant les procédures mathématiques d’analyse régressive de la covariance de variables multiples établies par Fischer, concluaient en 1967 qu’il n’y avait pas de «support solide à l’idée de l’existence d’un stade social unifié entre les bandes de chasseurs-collecteurs et les sociétés étatiques». Il est probable qu’une analyse structurale minutieuse des systèmes économiques de toutes les sociétés tribales ferait découvrir l’existence d’un plus grand nombre de modes de production au sein de ces deux catégories de sociétés et bouleverserait en retour cette classification trop sommaire.

Fendue dans son milieu, la classe des sociétés «tribales» est par ailleurs à peine distincte, sur ses bords, des deux autres catégories de sociétés auxquelles on l’oppose, les «bandes» de chasseurs-collecteurs d’une part, les sociétés «étatiques» de l’autre; Herbert Lewis et Morton Fried ont montré avec raison que les critères retenus par Sahlins et Service pour définir les sociétés tribales acéphales segmentaires ne les différencient pas véritablement des sociétés dites de «bande» auxquelles ces derniers les opposent. Par ailleurs, loin d’être radicalement et universellement incompatible avec l’existence des sociétés tribales, un État-empire consolide bien souvent les chefferies et les tribus qu’il domine; parfois même, il les crée de toutes pièces. Mais il ne faut pas pour autant, comme le font Fried ou E. Colson, conclure de ces processus, vérifiés hier encore par la pratique des puissances coloniales européennes, que tribus et chefferies furent toujours et exclusivement des formations sociales secondaires, des sous-produits des procès de formation des sociétés étatiques.

En définitive, il semble que le concept de société tribale désigne un petit groupe de traits visibles du fonctionnement de nombreuses sociétés «primitives», à savoir le caractère «segmentaire» des unités socio-économiques élémentaires qui les constituent, le caractère réel ou apparent de «groupes de parenté» de ces unités socio-économiques et le caractère «multifonctionnel» de ces rapports de parenté. Le vague de ces critères est tel qu’on peut appliquer ce concept à un nombre immense de sociétés primitives qui se juxtaposent en vastes «congères» aux limites imprécises. Par ailleurs, ce qui frappe dans l’histoire de ce concept, c’est qu’il a peu varié dans son fond depuis Morgan (1877) alors que les multiples découvertes sur le terrain, faites depuis, en aggravaient et en accusaient de plus en plus l’imprécision et les difficultés. De son contenu a disparu, par une sorte d’effondrement interne, ce qui était directement rattaché aux conceptions spéculatives de Morgan, par exemple l’idée d’un ordre nécessaire de succession des systèmes matrilinéaires de parenté puis des systèmes patrilinéaires, conceptions désormais périmées aux yeux de tous, même de ceux qui se réclament de Morgan.

Le mal n’affecte donc pas le concept de tribu isolément, mais plonge ses racines dans une problématique qui produira nécessairement les mêmes effets théoriques tant qu’elle organisera le travail scientifique. Dans le cas de Service et de Sahlins, cette méthode est celle de l’empirisme néo-évolutionniste contemporain, qui additionne les limites de l’empirisme aux faiblesses du néo-évolutionnisme. Tout empirisme a tendance à réduire l’analyse des sociétés à la mise en évidence des traits visibles de leur fonctionnement, puis à regrouper ces sociétés sous divers concepts, selon la présence ou l’absence de certains de ces traits choisis comme points de comparaison; il est donc menacé sans cesse de tomber dans le dilemme sans issue de l’exception et de la règle.

Le néo-évolutionnisme utilise les résultats abstraits, produits par les opérations empiriques de classement et de dénomination des sociétés, pour construire un schéma hypothétique d’évolution de la société humaine. Ce schéma n’est pas construit à partir des résultats d’une analyse de l’évolution réelle des sociétés qui servent à l’illustrer; il est bâti logiquement à partir de conclusions tirées de l’étude de l’évolution de la nature, et particulièrement de l’évolution des êtres vivants. L’empirisme néo-évolutionniste ne prend jamais tout à fait au sérieux les phénomènes de réversibilité, encore moins les phénomènes de dévolution qui existent dans l’évolution des sociétés; il envisage cette évolution presque exclusivement comme un mouvement général et à sens unique, une marche en avant par stades généraux (à l’exception cependant de Julian Steward et de quelques autres qui voient dans l’évolution un phénomène multilinéaire). Or il n’y a pas d’évolution sans dévolution, pas d’évolution en un sens sans possibilité d’évolution en un ou plusieurs autres sens; il n’existe pas d’évolution «en général», ni de véritable «évolution générale» de l’humanité. L’humanité n’est pas un sujet, les sociétés ne le sont pas non plus et leurs histoires, l’histoire, n’est pas celle du développement d’un germe ou d’un organisme. Pour reprendre une phrase de Marx, «l’histoire universelle n’a pas toujours existé; l’histoire considérée comme histoire universelle est un résultat» (Contribution à la critique de l’économie politique ). Devant ces faits qui exigent de saisir à la fois les continuités et les ruptures, les ressemblances formelles et les différences fonctionnelles et structurales, il faut une méthode qui évite de réduire les réalités sociales et historiques observées à des abstractions de plus en plus minces, mais qui représente dans la pensée leurs structures internes et découvre leurs lois de reproduction et de non-reproduction, de changement. Pour cela il faut pousser la recherche jusqu’à déterminer la causalité spécifique de chaque structure ou niveau structurel. Cependant, pour mener à bien cette tâche, il faut d’abord reconnaître l’autonomie relative de chaque niveau, explorer l’articulation de la forme et du contenu de ces structures. Il faut donc aller au-delà de l’analyse structurale des formes des rapports sociaux vers une théorie structurale des fonctions et des modes d’articulation des structures sociales. La question ultime reste de déterminer la hiérarchie de ces fonctions à l’intérieur de ces sociétés, la causalité différentielle de chaque structure sur les autres structures et sur la reproduction de leurs fonctions et de leurs connexions.

Or, s’il existe une causalité différentielle des structures, le problème décisif d’une théorie comparée des sociétés, de leurs structures comme de leur histoire, est de déterminer la cause de ces arrangements structuraux et de leurs transformations, cause qui, sans être unique ni exclusive, est déterminante en dernière analyse et donc prioritaire dans la réalité. De Marx à Morgan, de Morgan à Firth, de Firth à Sahlins, malgré les différences entre ces auteurs, cette causalité différentielle prioritaire a été cherchée du côté de la base matérielle des sociétés (révolution néolithique, révolution industrielle...), du côté de leur organisation économique. C’est en pratiquant de telles analyses que l’on pourra déterminer rigoureusement la portée scientifique du concept de tribu, de «société tribale», à condition bien entendu de renoncer à conduire ces démarches sur des sociétés isolées de leur contexte et de s’attacher à les appliquer à des ensembles limités de sociétés voisines; il faudra ainsi travailler, selon l’expression de Herbert S. Lewis, sur des phylogénies spécifiques et limitées. Peu à peu se reconstruiront sur des bases plus sûres, non seulement une théorie de l’évolution des sociétés, mais une théorie de la parenté, de la religion, de la politique dans leurs connexions structurales spécifiques avec la logique de divers modes de production.

Changer le terrain et les termes du problème

Faut-il donc s’étonner encore qu’en entreprenant d’expliciter le concept de tribu et d’en parcourir brièvement l’histoire on fasse surgir du fonds des discours et des travaux quotidiens des anthropologues des arrière-mondes théoriques contradictoires, des habitudes de pensée silencieusement reproduites et sédimentées et qui, pour beaucoup d’entre elles, sont devenues des chemins qui ne mènent plus nulle part? Pour déchiffrer cette histoire et mener jusqu’au bout l’évaluation critique du concept de tribu, il faut faire plus qu’analyser toujours davantage les réalités qu’il désigne, il faut savoir en quelque sorte lire dans la matière même du concept des clivages qui correspondent, non pas à des propriétés distinctes des réalités qu’il vise, mais à des «effets de pensée» distincts, c’est-à-dire aux manières distinctes selon lesquelles la pensée se met en œuvre, travaille sur le matériau de ses représentations. Quel est, en l’occurrence, le matériau du concept de tribu? C’est la représentation plus ou moins élaborée dans la pensée et le langage d’une «forme générale» sous laquelle apparaissent les rapports sociaux d’un certain nombre – très grand au demeurant – de sociétés contemporaines ou antiques. Cette «forme générale» est celle de rapports de parenté, et sa «généralité» même suggère que les rapports de parenté jouent ou jouaient, dans ces sociétés, un rôle dominant.

Les difficultés du concept empirique de tribu tiennent, semble-t-il, à ce que cette «forme générale» sous laquelle apparaissent les rapports sociaux typiques de certaines sociétés ne se borne pas à montrer l’apparence de ces rapports sociaux mais suggère en même temps quelque chose concernant leur nature et leurs connexions internes; à travers elle, ces rapports sociaux n’apparaissent que comme des aspects de la parenté; elle empêche donc de voir autrement ce qu’elle montre et de voir autre chose que ce qu’elle montre. Le problème concerne donc avant tout la pensée abstraite et naît de son acceptation ou de son refus de suivre les directions désignées par les apparences des choses.

Pour cette raison, les «difficultés» du concept de «tribu», de «société tribale» ne sont pas isolées, uniques. On les retrouverait sous d’autres formes dès qu’on expliciterait les concepts voisins, sinon cousins, de «bande», de «société étatique», c’est-à-dire des concepts qui désignent d’autres «formes» sous lesquelles apparaissent les rapports sociaux d’autres sociétés et avec lesquels certains bâtissent des schémas généraux de l’évolution sociale de l’humanité. On ne peut donc espérer «améliorer» isolément le concept de tribu, le guérir de ses maux, avant de passer aux concepts suivants. Il faut, et c’est là une véritable révolution théorique, que la pensée «abandonne le terrain» des apparences et change complètement les termes des problèmes sans s’épuiser à les résoudre tels qu’ils se présentent. C’est dire qu’il lui faut voir des problèmes là où elle croit trouver des solutions. Or les termes nouveaux dans lesquels il faudrait formuler la question sont: Qu’est-ce qui détermine le fait que dans certaines sociétés les rapports de parenté jouent un rôle dominant et donnent à tous les rapports sociaux, à la société sa forme générale? Qu’est-ce qui détermine le fait que dans d’autres sociétés (les théocraties inca ou aztèque par exemple) les rapports politico-idéologiques jouent un rôle dominant et imprègnent tous les rapports sociaux, donnent à la société sa forme générale? Etc. C’est dans cette direction que Sahlins et d’autres auteurs se sont engagés en cherchant du côté des «formes de l’économie néolithique», du «mode familial de production» ou du «mode de production lignager» qui les caractériseraient la réponse à la question de la nature exacte de la «société tribale» et de ses formes d’apparition. Ce n’est pas là qu’est leur tort à nos yeux. Il est ailleurs, dans le fait de n’avoir pas réellement analysé ces modes de production, d’avoir continué à les décrire dans les formes mêmes où ils apparaissaient, se condamnant ainsi à ne pouvoir ni montrer ni analyser la causalité structurale spécifique, c’est-à-dire l’«action de détermination ultime» de ces divers modes de production sur les autres niveaux d’organisation de ces sociétés et sur leurs modes d’apparition ou leurs formes générales.

Ce qui précède porte à conclure qu’on ne peut se débarrasser des difficultés qu’entraîne le contenu du concept de tribu soit en décrétant par oukase la mort de ce concept et en l’ensevelissant dans le silence, soit en stigmatisant d’empirisme infâme ceux qui continuent à l’employer. Tant que des concepts nouveaux n’auront pas été produits pour résoudre les problèmes, non pas qu’il pose, mais qui se posent à propos des réalités qu’il désigne, ce concept se reproduira sous des formes plus ou moins raffinées et continuera à rendre le même genre de bons et de mauvais services. Il ne perdra sa place qu’après avoir perdu son objet: il subsistera dès lors comme la trace d’une manière de penser qui sera toujours offerte à la pensée spontanée, mais dont la pensée scientifique aura appris à se méfier puis à se passer.

tribu [ triby ] n. f.
• 1355; lat. tribus
1Didact. Division topographique du peuple romain (quatre tribus urbaines ou quartiers; trente et une tribus rustiques). Les tribus étaient divisées en curies. (trad. lat. du gr. phulê) Subdivision ethnique des peuples grecs, formée d'hommes prétendant descendre d'un ancêtre commun, et divisée en phratries.
(lat. ecclés. tribus) Antiq. jud. Descendance de chacun des douze fils de Jacob. Les douze tribus d'Israël, la tribu de Juda ( juif) , de Lévi (consacrée au service de Dieu ⇒ lévite ).
2(1798) Cour. Groupe social et politique fondé sur une parenté ethnique réelle ou supposée, chez les peuples à organisation primitive. groupe, société; tribal. Divisions ethniques d'une tribu, d'un groupe de tribus. clan, ethnie, phratrie. Tribus nomades.
Littér. et péj. Groupe social. « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » (Mallarmé).
3Fig.; péj. ou iron. Groupe nombreux; grande et nombreuse famille. smala. Il est arrivé avec toute sa tribu.
4(1816) Biol. Subdivision de la sous-famille correspondant à un groupe supérieur au genre. Tribus d'animaux, de bactéries.
⊗ HOM. Tribut.

tribu nom féminin (latin tribus) Agglomération de familles vivant dans la même région, ou se déplaçant ensemble, ayant un système politique commun, des croyances religieuses et une langue communes, et tirant primitivement leur origine d'une même souche. Division de la population, chez certains peuples, notamment dans l'Antiquité. (À Rome, comme à Athènes, les tribus ont constitué un cadre politique et militaire. Les douze tribus d'Israël, issues, selon la tradition, des douze fils de Jacob, ont formé une fédération dont la composition a varié.) Familier. Groupe assez nombreux et, en particulier, famille dont les membres se tiennent de près, suivent des règles communes : Il s'est installé chez nous avec toute sa tribu. Niveau de la classification inférieur à la famille, supérieur au genre, inférieur ou égal à la sous-famille selon les groupes. ● tribu (citations) nom féminin (latin tribus) Stéphane Mallarmé Paris 1842-Valvins, Seine-et-Marne, 1898 Donner un sens plus pur aux mots de la tribu […]. Poésies, Hommages et tombeaux, le Tombeau d'Edgar Poe tribu (difficultés) nom féminin (latin tribus) Orthographe 1. Ne pas confondre une tribu (= un groupe ethnique), sans t, et un tribut (= ce qui doit être fourni, payé ; hommage), avec un t. 2. Tribu est l'un des quatre noms féminins (bru, glu, tribu, vertu) avec finale en u. ● tribu (homonymes) nom féminin (latin tribus) tribut nom masculintribu (synonymes) nom féminin (latin tribus) Agglomération de familles vivant dans la même région, ou se...
Synonymes :
- clan
- ethnie
- peuplade

tribu
n. f.
d1./d ANTIQ Division primitive de la population dans la cité grecque et la cité romaine.
d2./d Dans la Bible, chacun des douze groupes, issus des fils de Jacob, qui constituent le peuple d'Israël.
d3./d Groupe présentant (généralement) une unité politique, linguistique et culturelle, dont les membres vivent le plus souvent sur un même territoire. Tribus indiennes d'Amérique.
d4./d (Afr. subsah.) Vieilli Sous-groupe d'une ethnie caractérisé par l'usage d'un même dialecte.
d5./d SC NAT Subdivision d'une famille d'animaux ou de végétaux.

⇒TRIBU, subst. fém.
A. — ANTIQUITÉ
1. ANTIQ. GRÉCO-ROMAINE. Division élémentaire de la cité, probablement fondée à l'origine sur la parenté de certaines familles, devenue division territoriale. Les quatre tribus d'Athenes, sous-divisées en trois fratries, suivant la division faite par Cécrops (DUPUIS, Orig. cultes, 1796, p. 37). Ce même roi établit une division nouvelle dans la cité. Sans détruire les trois anciennes tribus, où les familles patriciennes et les clients étaient répartis d'après la naissance, il forma vingt et une tribus nouvelles où la population tout entière était distribuée d'après le domicile (FUSTEL DE COUL., Cité antique, 1864, p. 370).
2. ANTIQ. JUDAÏQUE Division du peuple juif suivant la postérité de chacun des fils de Jacob (les patriarches). Les douze tribus d'Israël. Le grand-prêtre des Hébreux, Aron, revêtait pour officier le « rational » ou « pectoral », sorte d'étole à laquelle étaient agrafées les douze pierres dont chacune portait gravé le nom d'une tribu de Jacob (METTA, Pierres préc., 1960, p. 7).
B. — 1. ANTHROPOL. Groupe social, généralement composé de familles se rattachant à une souche commune, qui présente une certaine homogénéité (physique, linguistique, culturelle...)
— [À propos des sociétés primitives vivant actuell.] Durant une nuit d'hiver brille une solitude où des tribus canadiennes célèbrent la fête de leurs génies (CHATEAUBR., Natchez, 1826, p. 125). Il semble que les tribus indiennes [de l'Amérique du Nord] les aient utilisés [les vertébrés fossiles] comme « remèdes » (Hist. gén. sc., t. 3, vol. 1, 1961, p. 513).
— [À propos de sociétés anc., auj. disparues] Il manquait à Clovis d'être aussi puissant dans son pays d'origine que dans ses domaines nouveaux. Les tribus franques, restées païennes, avaient des chefs qui n'étaient pas disposés à obéir au parvenu converti (BAINVILLE, Hist. Fr., t. 1, 1924, p. 24). Si un ouvrier des tribus magdaléniennes, pour découper ses pointes d'os, avait disposé d'une scie mécanique, ses camarades en auraient usé comme lui (M. BLOCH, Apol. pour hist., 1944, p. 54).
— Dans les sociétés primitives, groupe social sur un territoire se réclamant de la même souche, composé d'unités autonomes plus petites généralement fondées sur la parenté, qui bénéficie d'une autorité politique. Synon. clan1, ethnie, peuplade. Tribus africaines, australiennes, arabes, bédouines, errantes, germaniques, indiennes, primitives, sauvages; autres, nombreuses, certaines tribus; membres de la tribu. La tribu est formée par un agrégat de hordes ou de clans; la nation (la nation juive par exemple) et la cité par un agrégat de tribus (DURKHEIM, Divis. trav., 1893, p. 242):
Les anthropologues désignent habituellement par le terme de « tribu » deux réalités, deux domaines de faits différents mais liés. D'une part, presque tous s'en servent pour distinguer un type de société parmi d'autres, un mode d'organisation sociale spécifique (...). Ce point, cependant, ne fait pas l'unanimité parmi eux par suite de l'imprécision, du flou des critères sélectionnés pour définir et isoler ces divers types de société. Mais le désaccord est encore plus profond à propos du second usage du terme tribu, lorsqu'il sert à désigner un stade de l'évolution de la société humaine.
M. GODELIER, Horizon, trajets marxistes en anthropol., 1973, pp. 93-94.
2. Groupe familial nombreux. Synon. fam. smala. Ce qui a achevé de donner à ce coin perdu un caractère étrange, c'est l'élection de domicile que, par un usage traditionnel, y font les bohémiens de passage. Dès qu'une de ces maisons roulantes, qui contiennent une tribu entière, arrive à Plassans, elle va se remiser au fond de l'air Saint-Mittre (ZOLA, Fortune Rougon, 1871, p. 8). Jean-Jacques (...) faible et plus attaché qu'il ne le dit à sa Thérèse, bon gré mal gré, entrait dans les soucis de la tribu Le Vasseur comme d'une belle-famille. Toute la tribu appelait Thérèse « ma tante ». Il fallut bien que lui-même devînt « l'oncle » (GUÉHENNO, Jean-Jacques, 1948, p. 236).
3. Groupe de personnes partageant les mêmes intérêts, les mêmes opinions. Synon. clan1, coterie. Toute la tribu innombrable des comédiennes trop plâtrées et des comédiens à menton bleu s'occupaient de mon œuvre! (A. DAUDET, Trente ans Paris, 1888, p. 183).
4. Groupe d'animaux qui vivent en société. Un jeune singe qui a la plus profonde affection pour le vieux mâle de la tribu voit celui-ci glisser sur une pelure de banane (MAUROIS, Sil. Bramble, 1918, p. 56). Je pense... je pense cependant: « Ils tirent trop haut! » et renverse la tête pour voir basculer vers l'arrière, comme à regret, une tribu d'aigles (SAINT-EXUP., Pilote guerre, 1942, p. 344).
5. P. anal. ou au fig. Groupe.
a) [À propos de pers.] Une sorte de tribu farouche, de sept ou huit drôles mal vêtus, remplissait l'intérieur de la salle basse (NERVAL, Voy. Orient, t. 1, 1851, p. 114). Cette tribu des femmes où vous refusiez de passer, vous y êtes (GIRAUDOUX, Lucrèce, 1944, III, 4, p. 172).
b) [À propos d'inanimés concr. ou abstr.] Il est irrécusable que la vie s'interrompt, que le fleuve des joies secrètes suspend sa course pour livrer passage à des tribus d'amertumes et de désolations inconnues (M. DE GUÉRIN, Journal, 1834, p. 223). Calme, ni frais ni lourd, le vent agitait la dense tribu des feuilles (MARAN, Batouala, 1921, p. 51).
C. — SC. NAT. Subdivision d'une famille d'animaux ou de végétaux correspondant à un groupe supérieur au genre. Des échantillons de la tribu des chicoracées, dont la graine même pouvait fournir par la pression une huile excellente (VERNE, Île myst., 1874, p. 288).
Prononc. et Orth.:[]. Homon. tribut. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) 1355 « division topographique du peuple romain » [(BERSUIRE, Tite-Live, f° 21, verso ds LITTRÉ: Lignies, c'est tribus en latin)]; 1538 tribu (EST.); b) 1680 « chacune des subdivisions des quatre nations dans l'université » (RICH.); 2. ca 1450 les douze tribuz d'Israel (ARNOUL GREBAN, Mystere de la Passion, éd. O. Jodogne, 29613); ca 1478 tribu de Juda (JEAN MOLINET, Les Faictz et Dictz, éd. N. Dupire, t. 1, p. 115); 1691 tribu sainte (RACINE, Athalie, III, 7); 1798 tribu sacrée (Ac.); 3. 1671, 3 sept. « grande et nombreuse famille » (Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, éd. R. Duchêne, t. 1, p. 338); 4. 1734 « groupe social et politique fondé sur une parenté ethnique » (J.-B. DUBOS, Hist. Crit. Monarchie Franc., p. 149); 5. 1784 sc. nat. tribus du règne végétal (BERN. DE ST-P., Ét. nature, t. 2, p. 476). Empr. au lat. tribus « division politique du peuple romain », terme utilisé par la Vulgate pour désigner les lignages patriarcaux (d'où le sens 2; en a. et m. fr. le terme tribus du lat. biblique fut trad. par lignee ou lignage, v. TRENEL, p. 216). Fréq. abs. littér.:1 331. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 2 616, b) 2 691; XXe s.: a) 1 074, b) 1 340. Bbg. QUEM. DDL t. 40.

tribu [tʀiby] n. f.
ÉTYM. 1355; du lat. tribus, d'orig. inconnue : l'hypothèse des trois (tri-) tribus originelles est gratuite.
1 Didact. Division topographique du peuple romain (quatre tribus urbaines ou quartiers; trente et une tribus rustiques). || Les tribus étaient divisées en curies (1. Curie, cit.). || Comices par tribus (→ Plébiscite, cit. 1).(Correspondant au grec phulê). Subdivision ethnique des peuples grecs, formée d'hommes prétendant descendre d'un ancêtre commun, et divisée en phratries (→ Héros, cit. 6). || Président d'une tribu. Phylarque.REM. De nombreux auteurs ont vu dans la tribu romaine un groupe ethnique (et non topographique). → Cité, cit. 2, Fustel de Coulanges; famille, cit. 5.
(1450). Antiq. judaïque. Chaque groupe ethnique qui s'estimait issu d'un des douze fils de Jacob (les patriarches). || Les douze tribus d'Israël; la tribu de Benjamin, de Juda ( Juif), de Lévi (→ Lévite, cit. 2). || La tribu sacrée, sainte, celle de Lévi, vouée au culte.
2 (1798). Cour. Groupe social et politique fondé sur une parenté ethnique réelle ou supposée, chez les peuples à organisation primitive. Ethnie, société; tribal. || Divisions ethniques d'une tribu, d'un groupe de tribus. Clan, phratrie (cit.). || Tribus d'Asie, d'Afrique. || Tribus nomades (→ Nomadisme, cit. 1). || Douar d'une tribu arabe. || Tribu « sauvage », « primitive » (→ Hospitalité, cit. 3). Peuplade. || Organisation politique formée de plusieurs tribus. || Chef de tribu.Les membres d'une telle tribu, alors même qu'ils ne sont plus groupés. || Travailleurs, dockers noirs de telle ou telle tribu.
1 (…) il n'est pas douteux que sa famille ne fût une des plus considérées de la première tribu, qui était celle des Coracites (…) chaque tribu avait son étoile ou sa planète.
Voltaire, Essai sur les mœurs, VI.
2 Vieillards, bardes, guerriers, enfants, femmes en larmes,
L'innombrable tribu partit, ceignant ses flancs
Avec tentes et chars et les troupeaux beuglants (…)
Leconte de Lisle, Poèmes barbares, « Massacre de Mona ».
3 Au cours de ces dernières années, l'attention a été appelée sur les institutions de certaines tribus du Brésil central et oriental que leur bas niveau de culture matérielle avait fait classer comme très primitives. Ces tribus se caractérisent par une structure sociale d'une grande complication comportant divers systèmes de moitiés se recoupant les uns les autres (…), des clans, des classes d'âge (…)
Claude Lévi-Strauss, l'Anthropologie structurale, VII.
Franç. d'Afrique. Ethnie ou sous-ensemble d'une ethnie.
Littér. (péj.). Le groupe social. || « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » (Mallarmé). → aussi Parti, cit. 34, Maurras.
3 Fig., iron. Groupe nombreux; grande et nombreuse famille. || Cette tribu de Grignan (→ Giron, cit. 5, Mme de Sévigné). Clan. || Quelle tribu ! Smala. || Il est arrivé avec toute sa tribu.
(1770). Vieilli. Groupe d'animaux, de plantes.
4 Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait de tirer; et les deux chiens s'élancèrent.
Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi, nous ajustions vivement dès qu'apparaissait au-dessus des roseaux l'ombre d'une tribu volante.
Maupassant, Amour, Pl., t. II, p. 849.
(Fin XVIIe). Groupe d'intérêt. Coterie, parti. || La tribu mercenaire (cit. 3) des écrivains à tout faire.
Hist. (Alsacien Zunft). Corporation, en Alsace. || La tribu des bateliers, des marchands.
4 (1836). Didact. Subdivision de la sous-famille correspondant à un groupe supérieur au genre. || Tribus d'animaux, de bactéries.
COMP. Sous-tribu.
HOM. Tribut.

Encyclopédie Universelle. 2012.