YOUGOSLAVIE
À l’échelle européenne, la Yougoslavie fut un État de dimensions moyennes dont la superficie (255 800 km2) et la population (23 949 000 hab. en 1991) représentaient un peu moins de la moitié de celles de la France. De formation récente (1918), elle fit coexister – jusqu’à son éclatement – six nations et diverses minorités, qui utilisent deux alphabets, latin et cyrillique, et pratiquent trois religions principales, orthodoxe, catholique et musulmane. État de la rive nord de la Méditerranée, elle a connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale une croissance économique rapide mais incapable de réduire les fortes disparités régionales héritées du passé. Comme en Italie et en Espagne, à un Nord riche et développé s’oppose un Mezzogiorno pauvre et attardé.
Dirigée depuis 1945 par des gouvernements communistes mais, à partir de la rupture de 1948, selon une ligne politique indépendante de celle de l’U.R.S.S., la Yougoslavie s’était dotée d’institutions autogestionnaires originales et avait noué d’étroites relations avec de nombreux pays du Tiers Monde au sein du mouvement des Non-Alignés, dont elle fut l’un des membres fondateurs. État associé au Comecon, elle participait également aux travaux de l’O.C.D.E.
La Yougoslavie était une république socialiste fédérative composée de six républiques socialistes: Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie. La Serbie comportait deux provinces socialistes autonomes: Kosovo et Vojvodine. Belgrade était à la fois la capitale de la fédération et celle de la république de Serbie.
Le mot « yougoslave » signifie slave méridional. Toutefois l’usage veut que, parmi les Slaves du Sud, on mette à part les Bulgares, dont la forte personnalité politique et culturelle s’est dégagée dès le IXe siècle, et que l’adjectif ne s’applique qu’aux peuples réunis dans la Yougoslavie: Slovènes, Croates, Serbes, Bosniaques, Monténégrins et Macédoniens.
L’histoire de ces peuples est celle d’une longue séparation. La géographie les vouait en effet à l’isolement, du fait d’un relief difficile et très compartimenté, ou elle ne les incitait à rompre cet isolement qu’en suivant des orientations totalement opposées: littoral adriatique ou littoral égéen, Occident ou Orient. Les peuples yougoslaves ont été écartelés dès le Moyen Âge entre deux chrétientés, deux religions, deux civilisations. C’est sur leur territoire qu’allait passer la frontière instable de l’expansion ottomane et de la reconquête chrétienne, source de nouveaux contrastes économiques et culturels.
Pourtant, ces destins contraires n’ont pu empêcher le sentiment d’une solidarité yougoslave, sensible dès la fin du XVIIIe siècle, et qui s’exprima triomphalement lors de la chute simultanée des Empires ottoman et austro-hongrois. Mais la vie commune sera extrêmement malaisée pour des peuples aux personnalités façonnées par les siècles, si vigoureuses et si diverses. D’où les conflits internes qui ont mené au démembrement du royaume en 1941 comme à celui de la République populaire fédérative de Yougoslavie issue de la Seconde Guerre mondiale en 1991.
1. Un pays mosaïque
Une géographie régionale contrastée
Il est d’usage de diviser le territoire de l’ex-Yougoslavie en trois grands ensembles naturels: les montagnes, le littoral adriatique et les îles, la plaine pannonienne et ses marges.
Les montagnes couvrent les trois cinquièmes de l’étendue du territoire. Les plus hauts massifs, parmi lesquels le Triglav, dans les Alpes Juliennes, culmine à 2 863 m, doivent à l’empreinte des glaciations quaternaires leur modelé quelque peu alpin. Mais, la plupart du temps, on a affaire à de moyennes montagnes forestières ou pastorales, aux formes lourdes, coupées de profonds canyons qui rendent la circulation difficile. Du point de vue tectonique, toutes appartiennent au système alpin au sens large.
Le plus vaste ensemble montagneux est celui des chaînes dinariques. Soudées en Slovénie aux Alpes orientales, elles s’étendent jusqu’à la Grèce en un faisceau dont la largeur, en Bosnie, atteint 250 km, séparant les paysages méditerranéens du littoral adriatique des plaines continentales du bassin pannonien. Sur une centaine de kilomètres à partir de la mer, elles offrent souvent des surfaces dénudées, où le modelé karstique s’exprime remarquablement dans des calcaires massifs, avec de grands poljés reliés entre eux par des rivières souterraines. Vers l’intérieur, en terrain généralement imperméable et sous des étés moins secs, on passe aux montagnes largement boisées de la Bosnie humide. À l’est, le sillon Morava-Vardar sépare l’ensemble dinarique des montagnes des confins bulgares, qui appartiennent à l’arc carpato-balkanique et au massif du Rhodope.
La montagne servit souvent de lieu de refuge, de foyer de résistance aux Ottomans, qui ne soumirent jamais complètement le Monténégro. Elle fut la forteresse des partisans pendant la Seconde Guerre mondiale et les autorités la considèrent toujours comme une pièce maîtresse de la résistance à toute invasion. Pourvoyeuse d’hydroélectricité, de minerais et de bois, animée ça et là par le tourisme, elle se dépeuple cependant avec le déclin de l’ancienne vie pastorale et l’abandon des terroirs les plus incommodes. La population n’augmente que dans les bassins intramontagnards touchés par l’industrialisation (Sarajevo, Titovo U face="EU Caron" ゼice) et dans l’aire de peuplement albanais resté prolifique (Kosovo, Polog).
Le littoral adriatique n’est qu’une étroite frange méditerranéenne, longue de 700 km, abruptement dominée par la montagne. Au large, un millier d’îles, dont soixante-cinq habitées en permanence. Peu de plaines, peu de possibilités agricoles. Les activités traditionnelles, élevage ovin, agriculture, pêche, cabotage, sont en recul, mais les meilleurs crus viticoles se maintiennent. Les îles et l’arrière-pays se sont beaucoup dépeuplés au profit du littoral continental, doté d’une rocade routière moderne et de ports actifs: Rijeka et Split (construction navales), Šibenik, Koper, Bar. Le tourisme international d’été bénéficie des attraits exceptionnels d’une côte ensoleillée et riche en sites historiques (Dubrovnik, Split, Zadar, Pula).
Le bassin pannonien , dont la Hongrie occupe le centre, se prolonge dans le nord de la Yougoslavie. Dans cette région déprimée, le Danube reçoit quatre de ses principaux affluents: Drave, Save, Tisa, Morava. Leurs larges vallées alluviales, en partie marécageuses, alternent avec de bas plateaux de loess que dominent de petits massifs isolés, dont la plupart sont des horsts, comme la Fruška Gora.
Ces régions de climat continental, Slavonie (Croatie de l’Est), Ba face="EU Caron" カka et Banat (Vojvodine), possèdent les sols les plus fertiles du pays, les terroirs les plus favorables à la grande culture mécanisée des céréales, du tournesol et de la betterave à sucre. De grands travaux d’endiguement et de drainage en ont largement accru l’étendue depuis 1945. La transition entre la grande plaine et la Yougoslavie des montagnes est ménagée par une zone de collines intermédiaires: sites de podgora (piémont) aux vieux terroirs complexes, arborés, supportant les densités rurales les plus élevées du pays.
Cet ensemble, avec les grandes vallées qui le prolongent, constituait le cœur économique de la Yougoslavie. Celui-ci dessine un « croissant fertile » du piémont des Alpes slovènes (Ljubljana, Maribor) jusqu’à Skopje en passant par la Croatie centrale (Zagreb), la Slavonie (Osijek), la Vojvodine (Novi Sad), la région métropolitaine de Belgrade et la vallée de la Morava (Niš).
Une population composite
La population de la Yougoslavie s’est fortement accrue depuis la formation de l’État, passant de 12 500 000 habitants (1921) à 23 949 000 (1991). Cette croissance, seulement interrompue par l’hécatombe de la Seconde Guerre mondiale (1 700 000 tués), est demeurée rapide jusque vers 1960. La baisse du taux d’accroissement naturel l’a ralentie ensuite. Du fait de l’émigration économique, la population présente dans le pays est inférieure d’environ un million de personnes à la population recensée, celle-ci englobant les migrants dont le séjour à l’étranger est jugé temporaire. Les rythmes régionaux de croissance, naguère très diversifiés, convergent; seule la minorité albanaise conserve un taux de natalité élevé (27 p. 1 000). Cela explique que la population du Kosovo ait plus que doublé depuis 1948.
La population yougoslave est ethniquement bariolée. Officiellement, on y distingue d’une part six nations, narodi , d’autre part des nationalités, narodnosti . Le qualificatif de nation s’applique aux peuples dont la majorité vit en Yougoslavie. Il s’agit des Serbes, Croates, Monténégrins et Musulmans, qui ont tous le serbo-croate comme langue maternelle, des Slovènes et des Macédoniens. À chacun d’eux correspond une république fédérée, définie comme un État souverain par la Constitution. Cependant, la répartition géographique des nations ne coïncide que rarement avec les limites des républiques: c’est vrai, par exception, des Slovènes, mais les Serbes sont nombreux en Croatie, les Monténégrins ne constituent que 67 p. 100 de la population de leur république et la Bosnie-Herzégovine mêle étroitement Musulmans (40 p. 100), Serbes (32 p. 100) et Croates (20 p. 100).
Distinguer entre ces nations ne va pas toujours de soi. Unitariste, le royaume de Yougoslavie, avant guerre, traitait comme un tout unique Croates, Serbes, Monténégrins et Macédoniens; Sofia considère toujours ces derniers comme des Bulgares, point de vue inadmissible à Belgrade. Quant aux Musulmans, le recensement de 1953 les qualifiait de « Yougoslaves indéterminés ». La nation musulmane ne fut inventée qu’ensuite.
Le terme de nationalité (autrefois minorité nationale) désigne des groupes appartenant à des peuples dont la majorité vit hors de Yougoslavie. La spécificité culturelle de ces groupes était reconnue et leur langue enseignée. À leurs deux principales concentrations correspondent les provinces autonomes du Kosovo (Albanais) et de Vojvodine (Hongrois). Leur présence s’explique par des raisons diverses. Le peuplement albanais du Kosovo et de l’ouest de la Macédoine ne fait que prolonger celui de l’Albanie dont les frontières, tracées en 1913 par les puissances européennes soucieuses de ménager les intérêts de la Serbie, n’englobent que 60 p. 100 de la population albanaise des Balkans. La complexité ethnique de la Vojvodine résulte des conditions de son repeuplement, aux XVIIIe-XIXe siècles, après sa reconquête sur les Turcs: toutes les nationalités de l’Autriche-Hongrie (Allemands, Hongrois, Slovaques, Roumains, Ruthènes...) participèrent à une colonisation systématiquement organisée par les autorités.
Les Allemands, un demi-million avant guerre, ont pour la plupart quitté le pays en 1944-1945. L’émigration définitive a fait décliner le nombre des Hongrois, des Turcs de Macédoine, des Italiens d’Istrie et de Dalmatie. Au recensement de 1981, 1 200 000 personnes, refusant de choisir entre les divers groupes nationaux, ont utilisé la possibilité légale de se déclarer Yougoslaves.
Depuis 1945, le développement économique rapide de la Yougoslavie, jusqu’alors essentiellement rurale, s’est traduit par une intense mobilité géographique et socio-professionnelle: de 67 p. 100 en 1948, la part de la population agricole dans la population totale tombe à 20 p. 100 en 1981, celle des villes s’élève de 21 p. 100 à 47 p. 100; de 403 000 en 1947, le nombre des actifs dans l’industrie et les mines passe à 2 445 000 en 1984. C’est toutefois insuffisant pour empêcher la montée du chômage. Celui-ci est à l’origine de la reprise de l’émigration économique, que les différences du niveau des salaires entre la Yougoslavie et l’étranger contribuaient aussi à stimuler.
Intense avant 1914 et non négligeable entre les deux guerres, l’émigration de main-d’œuvre reprit vers 1960 et culmina entre 1965 et 1973, tolérée, puis encadrée par les autorités. Si l’Europe de l’Ouest représentait alors la principale destination (Autriche, France, Suède, Suisse et surtout R.F.A.), l’ancienne émigration transocéanique avait repris aussi, vers l’Amérique du Nord et l’Australie. La crise mondiale a fortement réduit ces départs et accru les retours. Cependant, l’effectif expatrié restait stable, aux environs de 1 100 000 personnes selon des estimations, en tout cas au-dessus des 875 000 indiquées par le recensement de 1981, suspect dans ce domaine de pécher par défaut.
Une économie socialiste d’autogestion
État socialiste, la Yougoslavie avait une économie duale, juxtaposant un secteur collectivisé, dit social, constitué de grandes entreprises, et un secteur privé formé de producteurs individuels et de très petites entreprises. Certaines formes de coopération existaient entre les deux secteurs, ainsi dans l’agriculture.
Issu des nationalisations de 1945, le secteur social (društveni sektor ) comprenait les mines et l’industrie, les banques, les assurances, l’essentiel des transports et de la distribution, mais ne contrôlait que 15 p. 100 des terres cultivées, le reste demeurant entre les mains d’exploitants individuels. Cette situation résultait de l’échec des tentatives de collectivisation de l’immédiat après-guerre. Le secteur privé (individualni sektor ) couvre aussi une partie de l’artisanat, du commerce de détail et des services (restauration, hôtellerie). Il représentait 2 500 000 travailleurs, le quart de la population active, effectif décroissant du fait de la baisse du nombre d’agriculteurs. En 1945, l’organisation de l’économie fut calquée sur celle de l’U.R.S.S. et la Yougoslavie, brûlant les étapes, fut la première des démocraties populaires à mettre en œuvre un plan quinquennal. C’est après la rupture avec le camp socialiste (1948) que l’on commença à expérimenter l’autogestion, qui devint le principe directeur de l’organisation politique et économique yougoslave.
L’autogestion sociale (društveno samoupravljanje ) a été codifiée par la Constitution de 1974 et la loi sur le travail associé de 1976. Le personnel des organisations de travail associé (entreprises) élisait un conseil ouvrier, qui nommait et révoquait le directeur et déterminait la politique de l’entreprise. Affranchie de la tutelle de l’administration, celle-ci établissait des rapports contractuels avec ses partenaires nationaux ou étrangers. Ainsi, les plans de l’État n’avaient plus de caractère impératif; ils n’étaient que de simples documents de prospective. Le système yougoslave comportait donc de multiples centres de décision, d’autant plus que les six républiques, les deux provinces autonomes et les cinq cent vingt-sept communes avaient de larges compétences économiques. Les arbitrages entre leurs intérêts parfois divergents pouvaient s’avérer difficiles. La fédération orientait l’activité économique par des mesures monétaires, fiscales et douanières.
Ce système a permis d’associer réellement de nombreux travailleurs à la gestion des entreprises économiques et des institutions sociales. On nota très vite cependant de fortes disparités salariales, un manque de coordination du développement sectoriel et régional et une maîtrise insuffisante de l’évolution des prix, des salaires et de la dette extérieure. La plupart des critiques ne remettaient pas en cause le principe de l’autogestion, mais soulignaient l’indiscipline des partenaires socio-économiques: esprit de clocher des dirigeants locaux, investissements et endettement excessifs des entreprises entretenant l’inflation.
L’agriculture a occupé en moyenne 28 p. 100 des actifs travaillant en Yougoslavie et réalisé 12 p. 100 du produit social pendant les années 1980-1989. Le secteur social consiste essentiellement en combinats agro-industriels, qui sont en majorité toujours situés en Vojvodine et en Slavonie. Le plus vaste couvre 85 000 ha. Ils associent de grands blocs de culture (céréales, tournesol, betterave) et des unités d’élevage à des industries agro-alimentaires (abattoirs, conserveries, huileries); certains étendent leurs activités à la vente au détail, aux restaurants d’entreprise, voire au tourisme. Le secteur privé est au contraire le domaine du minifundium (plafond légal: 10 ha cultivables): plus de deux millions d’exploitations, détenant 85 p. 100 des terres cultivées, ne fournissent que la moitié de la production commercialisée, du fait d’une forte autoconsommation et de rendements inférieurs à ceux du secteur social. Beaucoup ne sont travaillées qu’à temps partiel. Les problèmes sont profondément différents au nord, où la modernisation est assez avancée et où le dépeuplement agraire incite à remettre en cause le plafond de 10 ha, et au sud où subsistent des cas de sous-emploi et de pauvreté.
L’industrie et les mines occupent 39 p. 100 des effectifs du secteur social, réalisent 40 p. 100 du produit social et assurent 94 p. 100 des exportations. Les ressources naturelles nationales sont utilisées en priorité. La production pétrolière (13 millions de tonnes pour 1989, en Croatie essentiellement) couvre presque les besoins. Du gaz naturel est extrait en Vojvodine. Dans les années 1970, le renchérissement des hydrocarbures a stimulé l’équipement hydroélectrique (aménagement du Danube aux Portes de Fer, en collaboration avec la Roumanie) et l’extraction du charbon (74 millions de tonnes, lignite principalement). La première centrale nucléaire, à Krško (Slovénie), a été mise en service en 1981. La production d’électricité, 86 milliards de kilowattheures en 1989, a plus que doublé en dix ans.
Le minerai de fer de Bosnie et de Macédoine alimente une sidérurgie modeste (4 millions de tonnes d’acier), aux établissements dispersés; le principal se trouve à Zenica (Bosnie). À l’échelle mondiale, la Yougoslavie est un producteur notable de cuivre (Bor et Majdanpek, Serbie), de plomb et de zinc (Trep face="EU Caron" カa, au Kosovo) et de bauxite (en Dalmatie), qui alimente les combinats d’aluminium de Titograd et de Šibenik. Avec 34 p. 100 de son territoire sous forêt, elle est le seul pays autosuffisant en bois du pourtour méditerranéen. Dans l’industrie de transformation prédominent les branches à technologie classique: automobile, constructions navales, tracteurs et machines agricoles, équipement ferroviaire et minier, turbines, textiles, meubles; l’essentiel de l’armement est produit sur place. Mais la dépendance externe est très forte dans tous les domaines de pointe. Les investissements étrangers, autorisés par une loi de 1967, ont donné lieu à d’assez nombreux contrats, dont le premier unissait Fiat à l’entreprise automobile Crvena Zastava de Kragujevac (Serbie). S’ils ont permis certains apports de techniques, ils n’ont joué qu’un rôle très faible dans le financement de l’économie.
Le développement des voies de communication , après 1945, a d’abord porté sur les chemins de fer. L’infrastructure routière, auparavant très médiocre, n’a progressé rapidement qu’après 1960, les routes revêtues passant de 9 000 km (1962) à 75 000 km (1990), tandis que le parc automobile s’élevait de 146 000 à 3 millions de véhicules. La route transporte en 1985 deux fois plus de marchandises et neuf fois plus de voyageurs que le rail, mais sur une distance moyenne trois fois plus courte. L’achèvement des transversales Titograd-Skopje, Titograd-Belgrade, Dubrovnik-Belgrade a permis de bien relier l’intérieur au littoral et contribue au désenclavement de la montagne. En même temps, l’extension du réseau ferroviaire se poursuit, avec l’achèvement (1976) de la ligne Belgrade-Bar, qui donne à la Serbie un débouché maritime proche et permet d’alléger le trafic du principal port yougoslave, Rijeka. Inaugurée en 1986, la ligne Titograd-Shkodër rattache le réseau albanais à celui du reste de l’Europe.
De la croissance à la crise
De 1945 à 1979, la Yougoslavie a connu une forte croissance économique, plus rapide dans le secteur social que dans le secteur privé, de sorte que ce dernier ne réalisait plus que 14 p. 100 du produit social, contre 38 p. 100 en 1947 et 20 p. 100 en 1965. La progression de l’emploi dans le secteur social ne s’est interrompue que de 1965 à 1969, suite à l’application d’une réforme visant à rendre les entreprises plus compétitives. Déjà sensible à cette époque malgré une importante émigration de main-d’œuvre, la progression du chômage s’est accélérée après 1973. Les demandeurs d’emploi inscrits étaient 1,5 million en 1989 (16 p. 100 de la population active, mais 1,5 p. 100 en Slovénie, et 25 p. 100 au Kosovo), contre 267 000 en 1965. Pourtant, dans le même temps, l’emploi dans le secteur social est passé de 3,7 à 6,4 millions, c’est-à-dire de 42 p. 100 à 63 p. 100 de la population active, alors que le nombre de paysans individuels tombait de quatre à deux millions.
En moyenne annuelle, le produit social a augmenté de 5,9 p. 100 entre 1947 et 1979 (de 4,9 p. 100 par habitant, compte tenu de la croissance démographique) et la production industrielle de 8,7 p. 100, ce qui a fait de la Yougoslavie un pays moyennement développé. Cette croissance, comparable à celle de l’Espagne ou de la Grèce, a été réalisée dans des conditions différentes: hormis l’assistance soviétique initiale et des aides de l’O.N.U. à la reconstruction, l’autofinancement est de règle jusqu’en 1965; l’emprunt bancaire à l’extérieur ne s’est développé qu’ensuite, et le rôle des investissements étrangers directs est demeuré mineur. Favorable à la croissance jusqu’en 1973, le contexte international lui oppose ensuite des obstacles: « chocs pétroliers », concurrence accrue sur les marchés extérieurs, notamment de la part des nouveaux pays industriels.
La croissance dure pourtant jusqu’en 1979, en dépit d’un lourd déficit du commerce extérieur en partie compensé, il est vrai, au niveau de la balance des paiements courants, par les envois de fonds des travailleurs émigrés, les apports de devises des touristes étrangers et les revenus de la marine marchande. Mais une dette extérieure de quelque 20 milliards de dollars s’est accumulée. À partir de 1979, la hausse conjointe du pétrole, du dollar, des taux d’intérêt et des remboursements compromet la poursuite de la croissance et en révèle les faiblesses: une débauche d’investissements peu rentables; une industrialisation substitutive d’importations, misant sur l’expansion de la demande interne mais trop peu soucieuse d’être compétitive; des républiques souvent plus rivales que complémentaires et dont chacune, négligeant les économies d’échelle, entend se doter d’un appareil de production complet.
Les autorités conduisent depuis 1980 une énergique politique de « stabilisation », avec des mesures à long terme destinées à corriger les déséquilibres structurels avant l’an 2000 et des mesures à court terme visant à lutter contre l’excès d’investissement, le déficit extérieur et – sans succès – contre l’inflation. Les importations ont été fortement réduites, mais les exportations ont diminué du fait de la récession mondiale. Toutefois, le déficit de la balance des paiements courants a diminué de moitié et la Yougoslavie parvient à amortir sa dette. Mais les dépenses publiques ont dû être fortement réduites et le niveau de vie a baissé. De 1980 à 1983, on note une quasi-stagnation, tandis que 1984 et 1985 enregistrent une légère reprise. Toutefois, la croissance de l’emploi est demeurée assez vive, de sorte que la productivité du travail est en baisse depuis 1980. Déficitaire dans ses échanges avec les pays capitalistes développés, la Yougoslavie accrut ses relations avec les pays de l’Est (l’U.R.S.S. fut son premier fournisseur de 1980 à 1986, avant la R.F.A.) et, dans une moindre mesure, avec ceux du Tiers Monde.
Les disparités économiques régionales
Les républiques de Bosnie-Herzégovine, Macédoine, Monténégro et la province de Kosovo, officiellement considérées comme sous-développées, recevaient à ce titre une aide fédérale. Très importantes, les disparités régionales constituent avant tout un héritage historique. Le Midi, demeuré longtemps ottoman, a accumulé un retard économique et culturel considérable. Montagneux, il est de ce fait plus difficile à équiper. La lutte contre les disparités n’a réellement commencé qu’après 1945. Elle était d’autant plus urgente que la population du Sud, jusqu’ici plus prolifique, a augmenté plus vite que celle du reste du pays, passant de 30,5 p. 100 de la population totale (1948) à 36,6 p. 100 (1981). C’est même la région la plus attardée, le Kosovo, qui a la population la plus dense et croissant le plus rapidement.
La Constitution exigeait, au nom du principe de l’égalité des peuples de Yougoslavie, que l’on cherche à réduire les disparités régionales. D’ailleurs, le Midi a des atouts économiques: potentiel hydroélectrique, minerais métalliques, forêts, main-d’œuvre, attraits touristiques. La politique visant à stimuler son développement était coordonnée par le Fonds fédéral pour le financement du développement accéléré des républiques mal développées et de la province de Kosovo. Ce fonds centralisait les contributions de toutes les républiques et provinces autonomes (environ 2 p. 100 de leur produit social) et les répartissait entre les quatre bénéficiaires, qui en disposaient à leur gré et ne remboursaient, à long terme, que des sommes largement dévaluées par une inflation bien supérieure aux taux d’intérêt. C’était un appoint notable pour les trois républiques pauvres, et pour le Kosovo la principale source de financement. Depuis 1950, le Midi, qui ne fournit que 22 p. 100 du produit social, a absorbé entre le quart et le tiers des investissements yougoslaves, selon les périodes. Malgré des résultats décevants, l’effort était donc bien réel.
Seuls le Monténégro et la Macédoine accrurent leur part du produit social yougoslave. Mais, compte tenu de leur croissance démographique supérieure à la moyenne, toutes les régions sous-développées ont perdu du terrain en termes de produit social par habitant. C’est particulièrement net pour le Kosovo, où la valeur de ce dernier est six fois plus faible qu’en Slovénie. Les troubles depuis 1981 et les revendications de sa population albanaise, qui souhaite que la province soit érigée en république fédérée, s’expliquent largement par cette situation socio-économique.
Le demi-échec de la politique de rattrapage a des causes diverses: investissements alourdis en milieu sous-équipé, coûts de transport, productivité du travail plus faible. D’autre part, au moins en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, les responsables ont privilégié le développement des mines et de l’industrie de base, très voraces en capital, faiblement créatrices d’emploi et peu rentables du fait du niveau des prix des produits de base, fixés par les autorités fédérales. Or l’emploi est le problème crucial de ces régions. Mais l’industrie de transformation restait pour l’essentiel cantonnée dans le nord développé, dont les entreprises investissaient trop peu dans le sud. Les critiques portant sur ce manque de cohérence, ou de solidarité, étaient devenues rituelles.
2. Histoire de la Yougoslavie
L’idée yougoslave avant 1918
À la veille de la Première Guerre mondiale, sur un peu plus de 10 millions de Yougoslaves, les deux tiers environ étaient sujets de l’Empire austro-hongrois. Parmi ceux-ci, les uns relevaient de l’administration autrichienne: Slovènes de Carniole, de Styrie, de Carinthie, d’Istrie, soumis de longue date aux Habsbourg et à une forte pression germanisatrice, Croates d’Istrie et de Dalmatie, sujets de Venise jusqu’en 1797, catholiques comme les précédents et bénéficiant comme eux d’une situation économique relativement privilégiée. Les autres étaient administrés par Budapest: Croates catholiques de la province de Croatie-Slavonie, possédant depuis 1868 leur Ban et leur Diète à Zagreb, mais soumis néanmoins à une très forte magyarisation, et Serbes orthodoxes de l’ancienne Vojvodine, immigrés de Serbie méridionale au temps de la conquête ottomane. Un troisième groupe était formé par les Serbes (et la minorité croate) de Bosnie-Herzégovine, annexés en 1908, partagés entre trois confessions, catholique, orthodoxe et musulmane, et administrés en commun par Vienne et Budapest.
Les Yougoslaves indépendants (mais moins avancés sur le plan économique), tous orthodoxes, se partageaient entre le royaume du Monténégro, resté sous l’autorité de princes-évêques, à l’abri du joug turc, et le royaume de Serbie, héritier du grand empire médiéval d’Étienne Dušan, qui avait conquis son autonomie au début du XIXe siècle. À la suite des guerres balkaniques, la Macédoine slave, qui, au XIVe siècle, avait fait partie de l’Empire de Dušan, est jointe à la Serbie, mais fortement marquée d’influences bulgares, pour avoir appartenu depuis 1870 à l’exarchat bulgare.
En dépit de cette dispersion, un panslavisme yougoslave, aux racines déjà anciennes, subsiste à l’état latent dans le peuple et dans la conscience des lettrés.
Une première étincelle jaillit avec la propagation de la Réforme en Slovénie. La Bible traduite en slovène par Primo face="EU Caron" ゼ Trubar est diffusée dans les provinces serbes et croates de la monarchie habsbourgeoise. Mais la Contre-Réforme stoppe ce premier mouvement national.
La brève existence des Provinces Illyriennes (1809-1813), créées par Napoléon aux dépens de Venise et de l’Autriche (et qui comprenaient la Carniole, la Carinthie, le Frioul, l’Istrie, la Croatie méridionale, la Dalmatie avec Raguse), aura des effets beaucoup plus importants. Indépendamment des progrès apportés par l’administration de Marmont, les imaginations resteront frappées par l’esquisse d’un État national yougoslave, car tel est le sens que le poète slovène Valentin Vodnik donne à l’Illyrie dont il chante la résurrection.
Le goût de l’érudition historique et philologique, lié dans toute l’Europe au réveil romantique de l’idée nationale, donne des bases plus solides au panslavisme yougoslave. Un très grand pas vers l’unification linguistique est accompli grâce à l’œuvre convergente du Slovène Jernej Kopitar (1780-1844), du Croate Ljudevit Gaj (1809-1872) et du Serbe Vuk Karad face="EU Caron" ゼi が (1787-1864). La grammaire slovène du premier montre comment bâtir une langue littéraire sur un parler populaire. Karad face="EU Caron" ゼi が, avec ses travaux lexicographiques, sa réforme de l’orthographe et son anthologie de chants populaires, applique cette méthode au serbe. Mais Gaj fait œuvre vraiment unificatrice en choisissant d’édifier la langue littéraire croate sur le dialecte štokavien, très largement répandu en Serbie. Si le slovène reste à part, Serbes et Croates disposent désormais d’une langue commune, le serbo-croate, même si ceux-ci l’écrivent en caractères latins, les autres en cyrilliques.
Sur le plan politique, l’illyrisme, comme on dit alors, poursuit sa carrière malgré la mauvaise volonté des autorités, grâce à la gazette de Gaj et, plus tard, au rayonnement de l’université de Zagreb, fondée par Mgr Štrosmajer. Des efforts sont faits pour aplanir le fossé séparant les Églises. Malgré tout, cet illyrisme reste très occidental et un peu condescendant à l’égard des Serbes de l’extérieur. Son ambition est d’abord de rassembler les Slaves de la Monarchie et se satisferait d’un statut d’autonomie sous le sceptre des Habsbourg, comme il ressort des déclarations des Croates Frano Šupilo et Ante Trumbi が à Fiume et à Zara (1905).
Toutefois la situation évolue rapidement au début du XXe siècle. D’une part, le mécontentement des Slaves de la Monarchie contre le régime dualiste devient de plus en plus vif et fait oublier aux Croates leurs préventions contre leurs voisins orthodoxes. D’autre part, le prestige de la Serbie grandit depuis la révolution démocratique de 1903 qui a porté sur le trône la famille des Karagjorgjevi が. Non seulement la Serbie tient courageusement tête aux pressions autrichiennes, mais sa force militaire se révèle dans les victoires des guerres balkaniques de 1912-1913. Les Slaves de la Monarchie s’interrogent: trialisme avec les Habsbourg ou regroupement des peuples yougoslaves autour du « Piémont » serbe? En choisissant la solution de force au lendemain de l’attentat de Sarajevo, l’Autriche-Hongrie apporte la réponse.
La formation de la Yougoslavie
Tandis que la Serbie, malgré l’héroïsme de son armée, est écrasée en 1915, les Slaves de la Monarchie gardent une attitude apparemment loyale à l’égard des Habsbourg. Le leader slovène, Mgr Korošec, se prononce, dans la déclaration de mai 1917, en faveur de la création d’un État yougoslave à l’intérieur de l’Empire habsbourgeois. Pourtant, un groupe d’exilés politiques réunis à Londres autour de Trumbi が envisage déjà l’indépendance totale. Mais que pèserait cette indépendance face aux convoitises étrangères? L’Italie ne s’est-elle pas fait promettre par les Alliés (traité de Londres de 1915) l’Istrie et la Dalmatie du Nord? Cela conduit, au-delà de l’indépendance, à rechercher l’union avec le royaume de Serbie, idée qui inspire la déclaration de Corfou du 20 juillet 1917, signée par le ministre serbe Nikola Paši が et le président du Comité yougoslave de Londres, et qui prévoit l’union des Serbes, des Croates et des Slovènes sous la dynastie des Karagjorgjevi が.
L’effondrement militaire de l’Autriche-Hongrie permet l’apparition d’un troisième interlocuteur, le Comité national de Zagreb, formé par Mgr Korošec et le Serbe Pribi face="EU Caron" カevi が, véritable gouvernement provisoire dont l’autorité est reconnue par tous les Slaves de la Monarchie. Les délégués de Zagreb rencontrent à Paris et à Genève ceux du royaume serbe et du Comité de Londres. Sous la pression des Alliés (Wilson est très favorable à la création d’une Yougoslavie, de même que le gouvernement français), ils se rallient à leur tour au projet de Corfou (déclaration du 23 novembre 1918). Au même moment, Serbie et Monténégro fusionnaient après la déposition du roi du Monténégro Nicolas Ier. Le 1er décembre 1918, le régent Alexandre (Pierre Ier, malade, mourra en 1921) reçoit les délégués de Zagreb et proclame la formation du royaume des Serbes, Croates et Slovènes.
Royaume né dans l’enthousiasme, mais dans la hâte et dans une relative confusion. Les Slaves de l’ancienne monarchie pensent adhérer à un royaume constitutionnel et démocratique, faisant une place égale à toutes les langues et à toutes les religions. Mais il y a la fausse note qu’introduit le leader du puissant Parti paysan croate, Stjepan Radi が, pour qui la Yougoslavie sera une république agrarienne ou ne sera pas. D’autre part est-on bien sûr que Paši が ne poursuit pas, sous une forme modifiée et élargie, le rêve de Grande-Serbie qui lui a toujours tenu à cœur?
Les frontières du nouveau royaume sont définies par les traités de Saint-Germain, du Trianon, de Neuilly et de Rapallo, qui rassemblent, autour de la Serbie et du Monténégro de 1914, la Carniole, la Croatie-Slavonie, la Dalmatie, la Bosnie-Herzégovine, la Ba face="EU Caron" カka et le Banat occidental et prévoient quelques petites ratifications aux dépens de la Bulgarie. Le royaume, qui rassemble quelque 12 millions d’habitants, y compris d’importantes minorités allemande, roumaine, hongroise (dans le Banat notamment) ou albanaise (dans la plaine de Kosovo), déçoit cependant les Yougoslaves sur un point: il a fallu abandonner à l’Italie l’Istrie et Zara (Zadar) en attendant que soit sanctionné, en 1924, le coup de force italien sur Fiume (Rijeka). Par ailleurs, le plébiscite en Carinthie méridionale est favorable à l’Autriche malgré la présence d’une forte minorité slovène.
Le royaume serbe, croate, slovène (1918-1929)
Les équivoques pesant sur la naissance du royaume n’ont pas tardé à éclater au grand jour. La réforme agraire décidée par le gouvernement Proti が en février 1919 a été bien accueillie en Serbie et en Croatie. Mais, quand il s’est agi d’élaborer la future constitution du royaume, le conflit a surgi entre centralistes et fédéralistes, c’est-à-dire entre les vieux radicaux panserbes de Paši が et les pre face="EU Caron" カani , les gens de « l’autre côté » de l’ancienne frontière, Slovènes, Croates et Serbes de Hongrie. Aucune majorité ne peut se dessiner en mars 1919, puis en novembre 1920, à l’Assemblée constituante. Finalement le boycottage de l’Assemblée par le Parti paysan croate de Stjepan Radi が, plus attaché que jamais à la démocratie agraire et à un vague projet d’« Internationale verte », en accord avec le Parti agrarien bulgare d’Alexandre Stamboliski, fait le jeu de Paši が. Celui-ci réussit à imposer un régime centraliste par la Constitution du 28 juin 1921, dite de la Saint-Guy (Vidovdan).
Les nouvelles institutions sont en principe de type parlementaire. Paši が et le Parti radical, nationaliste et de plus en plus conservateur, gardent le pouvoir, à part une brève interruption, jusqu’à la mort du leader serbe en 1926, face à une opposition démocrate qui rassemble les mécontents. En fait, le régime parlementaire est de pure façade. La vie politique offre un affligeant spectacle d’élections truquées, de marchandages, de corruption sous un masque de fictive unité nationale et sur un fond de violence chronique: attentats terroristes, mise hors la loi du Parti communiste, arrestation en 1924 de Radi が, dont le parti est près de subir le même sort que le Parti communiste.
La confusion du régime atteint son paroxysme lorsque Paši が va trouver dans sa prison un Radi が devenu moins intransigeant pour négocier avec lui une alliance contre l’opposition démocrate! La farce devient tragédie en juin 1928, quand Radi が, retourné à l’opposition, mais cette fois légale, est assassiné en même temps que son neveu en pleine séance de la Skupština (Chambre des députés) par un député monténégrin.
Le royaume semble alors à la veille de l’éclatement. Le fossé entre Belgrade et Zagreb est plus profond que jamais et l’on s’attend à une sécession. Mais personne n’ose prendre la responsabilité de la rupture, et une espèce de consensus s’établit pour laisser le roi restaurer un ordre politique établi sur des bases nouvelles.
Le royaume de Yougoslavie (1929-1941)
Le 6 janvier 1929, le roi dissout la Skupština et déclare abolie la Constitution de Vidovdan. Le nouveau régime se propose en premier lieu le rétablissement de l’ordre public par une dictature sévère. La répression du communisme et du terrorisme redouble, la liberté de presse est suspendue, les assemblées locales dissoutes, l’organisation judiciaire soumise au contrôle royal. La Constitution de 1931 promet de respecter les libertés, mais « dans le cadre des lois » qui restent celles de la dictature. Le régime n’est plus parlementaire. Les ministres ne relèvent que de l’autorité royale. Quant aux partis politiques, ils doivent être autorisés, et la Constitution interdit tous ceux qui se créeraient sur des critères régionalistes ou religieux. Le second objectif de la dictature royale est en effet de rétablir l’unité yougoslave non plus par une association purement verbale des trois peuples, dissimulant mal l’hégémonie de l’un d’entre eux, mais par une véritable intégration, où disparaîtraient tous les particularismes nationaux. Il en résulte la dissolution de tous les sokol croates, slovènes autant que serbes remplacés par un sokol yougoslave, puis, en septembre 1930, le geste spectaculaire de substituer aux drapeaux serbes de l’armée le drapeau yougoslave, et enfin la nouvelle dénomination du royaume: royaume de Yougoslavie, et sa division en neuf « banovines » désignées par référence aux seules données de la géographie physique (banovines de la Save, de la Drave, du Danube, etc.).
La tentative royale tombait à un bien mauvais moment. Elle coïncide en effet avec la grande crise économique de 1931-1933. Tous les résultats heureux de la décennie précédente sur le plan économique, tels que la stabilisation du dinar, le progrès des exportations agricoles et l’excédent de la balance commerciale, sont rapidement compromis. La fin des réparations, la dévaluation de la livre ruinent le système bancaire. Les prix agricoles s’effondrent et c’est en vain que le gouvernement s’efforce d’acheter la récolte au-dessus des cours mondiaux. L’arrêt des achats de la paysannerie endettée bloque de proche en proche l’ensemble de l’économie. Les troubles sociaux se multiplient, une insurrection paysanne éclate en Croatie méridionale.
La dégradation de la situation économique et sociale explique en partie l’échec de la politique royale. Les Serbes eux-mêmes supportent mal le régime autoritaire. Les élections sont boycottées, le nouveau parti gouvernemental « yougoslave national » n’est guère pris au sérieux.
Mais c’est le problème croate qui reste le plus ardu. Pour les Croates, la politique d’intégration, quelle que soit la sincérité du roi, n’est qu’une version aggravée de la politique précédente. Ils restent inébranlables dans leurs revendications fédéralistes. Un manifeste publié à Zagreb à la fin de 1932 exige le rétablissement de la souveraineté populaire et une véritable égalité des trois nations. Le roi s’irrite de cette intransigeance. Il fait arrêter et condamner en 1933 le docteur Ma face="EU Caron" カek, successeur de Radi が à la tête du Parti paysan. Faute grave, car Ma face="EU Caron" カek représentait un élément modéré par rapport au nouvel extrémisme croate qui se développe alors dans les milieux étudiants et bourgeois autour de meneurs tels qu’Ante Paveli が. Celui-ci se réclame ouvertement du fascisme et cherche appui à la fois auprès des terroristes macédoniens et du côté des États totalitaires ennemis de la Yougoslavie, Italie et Hongrie. L’aboutissement funeste de l’incapacité à résoudre le problème croate et de l’activité terroriste des oustachis, disciples de Paveli が, est l’assassinat du roi Alexandre à Marseille le 9 octobre 1934.
Le prince Paul exerce la régence au nom du jeune roi Pierre II. Le mode de gouvernement intérieur reste inchangé. Mais les problèmes internationaux occupent le devant de la scène, avec la puissance croissante des États totalitaires. Le roi Alexandre était mort au côté du président Barthou, symbole d’une fidélité à la Petite Entente, créée par la France contre l’irrédentisme hongrois. En 1934, le roi venait de compléter ce dispositif en adhérant à l’Entente balkanique, visant à contenir la Bulgarie. Mais la conjoncture européenne change. La sécurité collective devient illusoire. La Yougoslavie du régent Paul et de son ministre Milan Stojadinovi が (au gouvernement de 1935 à 1939) cherche des contre-assurances du côté de l’Axe et de ses alliés: traité d’amitié avec l’Italie en 1937, rapprochement avec la Bulgarie qui peut se joindre à l’Entente balkanique, accord commercial avec l’Allemagne, qui offre la seule issue possible à la crise par les échanges en nature avec une économie complémentaire.
Cette politique de rapprochement avec les puissances totalitaires est toujours liée au problème croate. Le régent comprend la nécessité de faire des concessions au nationalisme croate pour éviter l’intervention étrangère de plus en plus menaçante. Il libère Ma face="EU Caron" カek qui, en échange d’une solution fédéraliste, se déclare prêt à accepter l’allégeance à la dynastie et à laisser la direction de la politique étrangère et de la défense nationale au pouvoir fédéral. Mais l’accord est retardé par de fâcheuses péripéties (la véhémente opposition serbe à un projet de concordat destiné à satisfaire l’opinion croate). Le dépècement de la Tchécoslovaquie en 1939 montre qu’il n’y a plus un instant à perdre si l’on veut éviter la dislocation du royaume. L’agrément du 26 août 1939 crée une banovine autonome de Croatie, dont le territoire, assez généreusement découpé, comprend la Croatie-Slavonie, la Dalmatie et la bordure occidentale de la Bosnie-Herzégovine. Un Ban, nommé par la couronne, siégera à Zagreb, avec un Sabor (assemblée) compétent pour toutes les matières législatives non réservées à l’État fédéral.
Cet accord intervient quelques jours avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Le pacte germano-soviétique, la défaite de la Pologne et de la France laissent l’Europe du Sud-Est sans défense devant la puissance nazie. Au début de 1941, comme ses voisins bulgare et roumain, la Yougoslavie est mise en demeure par Hitler d’adhérer au pacte tripartite. Le régent hésite; il voudrait être sûr que l’Allemagne respecte l’intégrité territoriale de la Yougoslavie. Il finit par céder, le 25 mars. L’annexion de Salonique, après l’écrasement de la résistance grecque, en sera la récompense...
Mais survient un coup de théâtre. Le patriotisme serbe refuse la capitulation. Le 27 mars, le général Simovi が fait arrêter les ministres et exiler le régent. Pierre II est proclamé roi et le pacte est dénoncé. L’U.R.S.S. apporte à la révolution serbe son soutien moral.
Moral seulement et de courte durée. Car l’Allemagne réplique de manière foudroyante par l’invasion du 6 avril 1941. Belgrade durement bombardé, le royaume envahi de façon imprévue par la frontière bulgare, l’Italie, la Hongrie, la Bulgarie arrivant à la curée, toute résistance est impossible et cesse effectivement le 17 avril.
Les vainqueurs procèdent immédiatement au démembrement du royaume. L’Allemagne annexe la Slovénie du Nord. L’Italie s’empare du reste de la Slovénie avec Ljubljana, des îles et de la côte dalmates et s’assure le contrôle d’un État du Monténégro fantoche. La Bulgarie occupe la Macédoine et l’Albanie reçoit la plaine de Kosovo. La Hongrie enfin récupère la Ba face="EU Caron" カka et l’administration du Banat est laissée à ses ressortissants allemands. Conservent leur « indépendance » un État serbe et un État croate. Les débris de la Serbie sont placés sous l’autorité du général Nedi が, en fait sous contrôle allemand. Quant à la Croatie (agrandie de la Bosnie), l’Italie compte l’ériger en royaume pour le duc de Spolète, mais en réalité elle est livrée à la dictature terroriste d’Ante Paveli が.
L’occupation et la résistance
La résistance à l’occupation ennemie commence dès le printemps 1941 en Vieille-Serbie et s’affirme avec une force redoublée après l’invasion de l’U.R.S.S. Mais, dès les premiers jours aussi, elle se divise en deux mouvements rivaux. L’un, dirigé par le général Draja Mihajlovi が qui a refusé de capituler en avril et poursuit la guérilla avec ses tchetniks (terme emprunté au folklore héroïque de la Serbie), est de tendance monarchiste et nationaliste serbe. Le second mouvement est celui de Josip Broz, dit Tito, l’un des animateurs de l’Internationale communiste à l’époque de la guerre d’Espagne. Comme Tito, conseillé par Moscou, ne donne pas à son mouvement une orientation ouvertement communiste, mais entend lui conserver le caractère d’une large coalition antifasciste, on peut envisager un accord tactique entre les deux résistances. Cependant, la rencontre des deux chefs en septembre 1941 ne donne aucun résultat. L’offensive allemande contre les partisans consacre la rupture. Tandis que les troupes de Tito, chassées d’U face="EU Caron" ゼice, s’enfuient vers les montagnes de Bosnie, Mihajlovi が sauve ses tchetniks de l’extermination en négociant avec le gouvernement collaborateur de Nedi が. Il adoptera désormais une attitude attentiste, plus enclin à combattre les partisans titistes que les divisions allemandes.
Les années 1942 et 1943 sont marquées par des combats acharnés en Bosnie, où les atrocités de Paveli が contre la population serbe et orthodoxe amènent à Tito de nouveaux partisans. Victorieux en Bosnie centrale au début de 1942, Tito crée à Biha が l’armée nationale de libération et le Comité yougoslave antifasciste de libération nationale. Mais une contre-attaque allemande refoule les partisans vers le Monténégro. La capitulation italienne de septembre 1943 renverse la situation. Le Comité national de libération qui s’installe à Jajce a l’allure d’un gouvernement provisoire et déjà s’ébauche un projet d’organisation fédérative de la Yougoslavie libérée.
Cependant, Tito l’emporte également sur son rival auprès des Alliés, et bénéficie depuis 1944 de leur aide exclusive. Le roi Pierre II, réfugié à Londres, le reconnaît comme chef de la résistance et envisage la possibilité d’un gouvernement de coalition avec le Comité de Jajce. C’est également avec Tito que traite l’U.R.S.S. lorsque l’Armée rouge pénètre en Yougoslavie et libère Belgrade en novembre 1944 avec le concours des partisans. Les accords de Yalta préparent le compromis de mars 1945 qui fait de Tito le Premier ministre d’un gouvernement royal. Compromis bientôt dépassé. En mai, les partisans entrent à Zagreb et à Trieste. Les comités titistes détiennent partout, de fait, le pouvoir local. Les ministres de Londres donnent leur démission. Les élections du 11 novembre 1945 accordent à la liste unique du Front populaire 90 p. 100 des suffrages. Le 29 novembre, la monarchie est abolie et la République populaire fédérative de Yougoslavie proclamée.
Celle-ci retrouve ses frontières de 1920 et reçoit en outre l’Istrie, Rijeka (ex-Fiume) et Zadar. Il s’y ajoutera en 1954 l’essentiel du territoire libre de Trieste (moins la ville elle-même) créé en 1947.
3. La république populaire fédérative de Yougoslavie
Sous la pression des Alliés qui voulaient un gouvernement d’union nationale avec une continuité juridique entre l’ancien État et la nouvelle Yougoslavie, un accord avait été conclu entre le secrétaire du Parti communiste yougoslave (K.P.J.), Josip Broz dit « Tito », et le président du gouvernement exilé, Ivan Šubaši が: l’accord Tito-Šubaši が du 16 juin 1944. Cependant, l’application de cette entente allait être par la suite compromise. Formant la nouvelle Assemblée nationale, le Conseil antifasciste de libération nationale yougoslave (A.V.N.O.J.) ne fut pas complété par des membres du dernier parlement yougoslave d’avant guerre. Des leaders de certains partis politiques non compromis durant le conflit furent intégrés au Front populaire, sans pour autant disposer de pouvoir effectif. Le Front populaire devint assez rapidement la succursale administrative du Parti communiste, Ivan Šubaši が et Milan Grol (chef du Parti démocrate) démissionnèrent. L’opposition boycotta les élections législatives du 11 novembre 1945, complètement organisées et contrôlées par le K.P.J. La seule liste, celle du Front populaire, obtint 90,48 p. 100 pour et 9,52 p. 100 contre. Le 29 novembre 1945, la monarchie était officiellement abolie et la dynastie royale des Karadjordjevi が dépossédée de ses biens. L’Assemblée constituante proclamait à l’unanimité la république populaire fédérative de Yougoslavie (F.N.R.J.), avec Belgrade pour capitale. Calquée sur la Constitution soviétique de 1936, la nouvelle Constitution fut promulguée le 31 janvier 1946, Tito déclaré maréchal et chef de l’État. La Constitution proclamait l’égalité en droit de tous les peuples sans distinction de nationalité, race ou religion (art. 21) et instituait un État fédéral composé de six républiques (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Serbie et Macédoine), de la province autonome de Vojvodine et de la région autonome du Kosovo-Metohija, toutes deux rattachées à la Serbie. Le pouvoir réel des républiques était encore très réduit. Officiellement, le pouvoir appartenait aux peuples, mais en réalité le K.P.J. contrôlait toutes les institutions de la société. Tous les moyens de production ainsi que l’industrie, les moyens de transport, les banques et assurances furent nationalisés; le gouvernement contrôlait le commerce extérieur. Une grande partie des biens immobiliers fut confisquée, en particulier ceux des personnes compromises avec l’ennemi pendant la Seconde Guerre mondiale. Le Ier plan quinquennal (1947-1951) mettait l’accent sur l’industrie lourde et l’électrification. La gestion était centralisée.
Le nouveau régime mena une lutte sans merci contre les opposants au régime, et en particulier contre le mouvement de résistance royaliste (tchetniks). Le commandant en chef des tchetniks, Draja Mihajlovi が, fut condamné et exécuté en juillet 1946 pour haute trahison pendant la guerre. Le second procès important fut celui de Mgr Stepinac, archevêque de Zagreb, collaborateur du régime fasciste croate d’Ante Paveli が, condamné en octobre 1946 à seize ans de prison, commués en 1951 en résidence surveillée.
La rupture Tito-Staline
La rupture entre Tito et Staline reflète une situation extrêmement complexe et ambiguë. Belgrade, d’une part, opposait une résistance à l’hégémonie soviétique et, d’autre part, adoptait des mesures draconiennes traduisant le durcissement du monopole politique du Parti communiste et l’absence de changement fondamental de son cadre idéologique. Il semble que la rupture de 1948 ne soit pas le fruit de divergences idéologiques, mais bien le résultat de manœuvres politiques des deux pays au sein du mouvement communiste international. On peut penser que Staline caressait effectivement le projet d’étendre les frontières de l’U.R.S.S. et d’englober tous les pays satellites, y compris la Yougoslavie. Tito était un personnage très ambitieux et ne souhaitait en aucun cas partager le pouvoir. Les événements de 1948 influencèrent pendant plusieurs années tous les domaines de la vie politique intérieure yougoslave, économique (la question paysanne), sociale (chasse aux prosoviétiques, les « kominformistes », leur mise à l’écart et leur rééducation), ou encore la politique extérieure. Cette rupture joua également un rôle dans la réorientation socio-politique du Parti communiste yougoslave et la vision de sa participation à la construction du socialisme. Le K.P.J. fit des efforts pour se démarquer de l’U.R.S.S. afin de trouver sa spécificité externe (la troisième voie et le non-alignement) et interne. De par ses traditions, la Yougoslavie était à la fois un disciple fidèle de l’U.R.S.S. et un pays donnant l’impression d’une indépendance à l’égard du Kremlin plus grande que celle des autres démocraties populaires européennes. À la suite de nombreux incidents avec l’Occident, le pays s’appuyait beaucoup sur l’aide soviétique. Cependant, ce furent précisément les relations économiques avec Moscou qui firent l’objet de pressions importantes, et notamment les projets de « sociétés mixtes » qui désavantageaient fortement les Yougoslaves.
En février 1948, tout devait aller très vite. Pendant la visite de Kardelj, Djilas et Bakari が en voyage à Moscou pour discuter du montant de l’aide militaire, ainsi que des investissements industriels et de la politique étrangère yougoslave, l’ordre fut donné en Roumanie de retirer tous les portraits de Tito. Puis vinrent la rupture des négociations commerciales soviético-yougoslaves, le rappel de tous les officiers et spécialistes soviétiques en Yougoslavie (mars 1948), le refus des Yougoslaves de précipiter la réalisation de fédération yougoslavo-bulgare exigée par les Soviétiques et, enfin, une correspondance entre les deux pays de plus en plus véhémente, spécialement la lettre du 27 mars 1948. Dans celle-ci, Moscou traitait Milovan Djilas, Svetozar Vukmanovi が-Tempo, Boris Kidri が et Aleksandar Rankovi が de « marxistes suspects ». De plus, Staline reprochait l’absence de démocratie au sein du Parti communiste yougoslave ainsi que la dérive capitaliste du pays.
Le 28 juin 1948, le Kominform se réunissait à Bucarest avec les Partis communistes soviétique, bulgare, roumain, hongrois, polonais, français, tchécoslovaque et italien. La Yougoslavie avait décliné l’invitation. C’est lors de cette réunion que l’anathème fut jeté sur la Yougoslavie. Jdanov précisa que la preuve était faite que Tito était un espion impérialiste. On reprochait de nouveau aux dirigeants yougoslaves l’absence de démocratie au sein du K.P.J., la dérive capitaliste qui faisait de lui un parti petit-bourgeois conduisant une politique opportuniste capitaliste, la non-collectivisation des terres (ce qui était considéré comme un élément capitaliste par excellence) et l’abandon de la lutte des classes. On estimait que la Yougoslavie était en train de dégénérer en une « simple république bourgeoise ». Les autres partis communistes présents étaient invités à faire pression sur le K.P.J.
Selon l’historien Vladimir Dedijer, le Kominform aurait été, en réalité, un instrument politique destiné à créer la discorde entre les différents partis communistes, ainsi qu’au sein du K.P.J. Dans les directions des partis communistes ou encore dans les pays communistes eux-mêmes, la chasse aux sorcières ne se fit pas attendre: les titistes ou présumés tels furent qualifiés de traîtres, renégats, agents impérialistes, assassins, fascistes, trotskistes. De nombreux procès truqués servirent à éliminer les « traîtres titistes ». Le pays fut sanctionné par un blocus économique soviétique sévère, les liens établis entre les deux pays depuis la Seconde Guerre mondiale étaient si étroits que les plans économiques et les contrats d’équipement n’avaient été élaborés et conclus qu’avec les soviets. Les relations avec les autres démocraties populaires furent rompues. En Yougoslavie, la répression fut féroce (délation, procès truqués, emprisonnement, camp de « rééducation » de l’île de Goli Otok), et fut non seulement idéologique et politique, mais également sociale et économique. Le principal instrument répressif était la redoutable police pour la sécurité de l’État (U.D.B.), dirigée par Aleksandar Rankovi が. Toutes les formes d’exclusion du Parti, du lieu de travail, de l’administration furent utilisées. Les premiers cas d’exclusion du Parti eurent lieu au début du mois de mai 1948, soit un mois avant l’anathème public de Bucarest. Sreten Vujovi が (ministre des Finances) et Andrija Hebrang (président de la Commission du plan) furent exclus du comité central et du K.P.J. le 9 mai 1948, puis arrêtés quelques jours plus tard. Ils étaient tous deux membres du bureau politique et favorables aux positions soviétiques. La répression fut d’autant plus forte que le bureau politique yougoslave craignait une révolte massive prosoviétique. En Bosnie-Herzégovine, des membres du comité central et de la police pour la sécurité de l’État optèrent pour le Kominform et se retranchèrent dans les forêts. Une partie des diplomates ou officiers en poste à l’étranger (dans des pays socialistes) choisirent d’y rester. En Croatie, Tito accusa le groupe de Dušan Brkic d’être l’instrument du Kominform, de jouer sur les différences nationales, de raviver la question déclarée « résolue » de la question nationale. Au Monténégro, un groupe de communistes dirigé par Ilija Bulatovi が, une grande figure communiste monténégrine, prit le maquis; ses membres furent rapidement arrêtés et furent tous exécutés. Le Monténégro était la république où il y eut le plus de kominformistes, ou du moins le plus d’éléments arrêtés pour ce délit. C’est dans cette région que la confiance en Staline et en l’U.R.S.S. était la plus grande, avec la tradition russophile (tradition historique d’entente entre le Monténégro et la « mère Russie ») et l’idéalisation de la révolution d’octobre 1917.
Le Ve congrès du Parti communiste (juill. 1948) fut l’occasion de rendre public le conflit, mais aussi de montrer son adhésion au stalinisme et sa fidélité au marxisme-léninisme. Aucune critique de l’U.R.S.S. ne fut faite, ni même tolérée. En 1949, on peut considérer que la rupture était consommée, et, jusqu’en 1952, ce fut une période caractérisée par la recherche d’une nouvelle voie (l’autogestion), de solutions spécifiques pour un développement économique. Le Parti était restructuré, fortement touché par le départ de la couche moyenne paysanne, conséquence de la collectivisation des terres. Les nouveaux membres délaissaient les questions théoriques pour s’intéresser davantage aux préoccupations de la vie quotidienne et à l’augmentation du niveau de vie (surtout visible au début des années 1960), montrant que les sacrifices commençaient à être fructueux. L’excommunication de Tito par Staline était considérée en Yougoslavie comme une gloire, une rupture destinée à préserver l’indépendance yougoslave. Pourtant, le pays avait été exclu du groupe des pays socialistes et Tito n’avait pas été l’initiateur de cette rupture.
La question agricole
Conscients des spécificités paysannes de leur pays, les communistes yougoslaves avaient su montrer une certaine fermeté et des réticences face aux collectivisations forcées désastreuses de la politique stalinienne. La paysannerie locale était un appui primordial (plus de 75 p. 100 de la population), et il était indispensable de ménager ses susceptibilités. Les communistes avaient promis qu’il n’y aurait pas de collectivisation forcée des terres, connaissant l’importance de la propriété privée agricole dans la conscience populaire. La réforme agraire de 1945-1946 avait été prudente: nationalisation des grandes fermes (gros propriétaires, clergé, banques...) de plus de 45 hectares (maximum autorisé), dont 20 à 35 hectares de terres labourables, attribution des terres aux participants du mouvement de libération nationale et à ceux qui avaient des moyens d’existence insuffisants. Les exploitants étaient propriétaires de leur terre (« La terre appartient à ceux qui la cultivent », art. 19, Constitution de 1946) et les non-exploitants avaient le droit de posséder de 3 à 5 hectares de terres labourables. Il était interdit de vendre et d’hypothéquer la terre ainsi obtenue. Conséquence directe de cette réforme, en Vojvodine allaient s’installer des familles des zones pauvres (Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine et Serbie du Sud); 39,6 p. 100 des terres du fonds agraire furent constitués par les terres des Allemands expulsés ou partis après la défaite allemande (plus de 450 000), principalement en Slavonie et en Vojvodine. Légalisées en 1946, les coopératives agricoles de travail (S.R.Z.) commencèrent à se former, contrôlées par les pouvoirs publics. L’adhésion restait facultative. La mise en place systématique d’un nouveau mode d’économie socialiste dans les campagnes soulevait des questions délicates débattues à l’Assemblée nationale. Le secrétaire général du Parti populaire paysan, Dragoljub Jovanovi が, dénonça les mesures communistes. Il fut arrêté en 1947 et condamné à neuf ans de réclusion.
Staline reprochait aux dirigeants yougoslaves de ne pas collectiviser les terres, menant ainsi une politique « bourgeoise » et favorisant le développement des ennemis de classe. Pour eux, mis à part la collectivisation à laquelle ils restaient hostiles, les éléments du socialisme se mettaient plus vite en place en Yougoslavie qu’en U.R.S.S. Au Ve congrès du Parti communiste, on réaffirmait qu’il fallait toutefois procéder par étapes, et que l’installation du socialisme au village devait se faire en accord avec la paysannerie. Pourtant, en janvier 1949, à la suite de la rupture avec l’U.R.S.S., le gouvernement accéléra la collectivisation des terres afin de montrer aux pays voisins, et particulièrement à Staline, qu’il n’y avait pas glissement vers le capitalisme. Par la même occasion, l’artisanat et le petit commerce furent nationalisés. Copies du kolkhoz soviétique, les coopératives agricoles de travail se multiplièrent (mise en commun des moyens de production, travail collectif et partage des bénéfices). Du côté paysan, aucun enthousiasme ne se manifestait, et il y eut même une certaine résistance. Le rachat forcé des récoltes par l’État vint aggraver la situation. La production agricole chuta fortement, entraînant une pénurie dans les villes. La précipitation et le recours à la violence firent échouer les mesures gouvernementales. Peu stimulés pour travailler dans ces coopératives, un grand nombre de paysans quittèrent la terre pour rejoindre le secteur industriel. En outre, le Ier plan quinquennal ne consacrait que 7 p. 100 des investissements au secteur agricole, particulièrement défavorisé. La vente obligatoire des produits agricoles fut suspendue le 7 juin 1952. La nouvelle réforme agraire de 1953 supprima la forme coopérative de la propriété tout en limitant la propriété privée (15 ha de terres cultivables dans les régions montagneuses, 10 ha dans les autres) et institua l’adhésion volontaire à la Coopérative générale agricole (O.Z.Z.). Les anciennes coopératives (S.R.Z.) furent rapidement dissoutes. L’exploitation privée du salariat agricole était interdite, l’embauche de salariés limitée à cinq personnes étrangères au cercle familial. Les petits producteurs furent visés par une politique fiscale sévère. Les mesures impopulaires de 1949 entachèrent fortement la crédibilité du Parti communiste dans la paysannerie. Le règlement de la question paysanne se soldait par un échec cuisant qui allait bouleverser la structure économique nationale pour les décennies à venir. Aucune critique véritable de ces réformes ne fut entreprise chez les dirigeants communistes. Dans le programme de la Ligue des communistes yougoslaves (S.K.J.) adopté au VIIe congrès (avr. 1958) et resté en vigueur jusqu’à la dissolution de l’organisation communiste (1989-1990), on réaffirma le danger lié à la propriété privée et ses tendances capitalistes. Il était préconisé d’encourager les formes d’associations de paysans par des stimulants économiques et sociaux. Les communistes restèrent toujours méfiants vis-à-vis de la paysannerie.
La nouvelle voie yougoslave: l’autogestion
Afin de légitimer la rupture consommée, il fallait officiellement rompre avec le monopole idéologique et parer à la situation inconfortable du pays entouré d’« impérialistes ». En réalité, la pratique était bien différente du discours tenu et, si l’on établissait effectivement un nouveau système, il s’agissait davantage d’un régime politique autoritaire, calqué sur l’organisation stalinienne, doté de mesures répressives appliquées par un organe institutionnel policier (U.D.B.). Par ailleurs, afin de conforter la politique mise en place, les dirigeants yougoslaves sollicitèrent des capitaux étrangers, sans en informer la population et en laissant celle-ci croire aux bienfaits de leurs seules mesures. Par ses résistances à Staline, le Parti communiste yougoslave – et Tito incapable d’imaginer l’éventualité d’un partage du pouvoir – remit en cause le premier l’unité internationale du mouvement communiste. De nouvelles mesures furent effectivement adoptées, même si l’application fut sommaire, dénaturant même le projet initial: dès le milieu de l’année 1949, Tito, Edvard Kardelj, Milovan Djilas et Boris Kidri が discutèrent de l’autogestion, insistant également sur la nécessité d’un développement socialiste adapté aux conditions particulières du pays. À la fin de 1949, à titre expérimental, les conseils ouvriers s’installaient dans certaines entreprises. Toujours officiellement, il était réaffirmé que chacun avait le droit d’avoir sa propre opinion, mais sans pour autant être autorisé à mener des actions en contradiction avec la ligne du K.P.J., ce qui rendait effectivement toute critique du Parti impossible. En juillet 1950, la Loi fondamentale sur la gestion des entreprises par les collectifs ouvriers généralisa l’autogestion dans les entreprises, les organisations de travailleurs et les collectivités locales. Les entreprises décidaient elles-mêmes des investissements, de l’orientation de la production et des salaires. Elles constituaient leur propre fonds salarial, même si l’État continuait d’en fixer le volume. Cependant, le bon fonctionnement de l’autogestion était freinée par une planification toujours existante et souvent irrationnelle. Jusqu’en 1964, on parle d’un modèle de planification « décentralisé ». En 1953, un amendement de la Constitution entérina le système autogestionnaire. En 1955, une loi étendit l’autogestion aux communes. La première grande grève ouvrière éclata en 1957 chez les mineurs slovènes. Le conseil ouvrier se réunit en congrès la même année. Le leader du mouvement syndical, Svetozar Vukmanovi が-Tempo, défendait une réforme marchande libérale.
Le développement régional était très inégal, et les disparités régionales étaient l’héritage de siècles d’occupation différente, de politiques économiques liées à la nature même de la puissance étrangère d’occupation. La solidarité entre les peuples était la condition indispensable à la construction du pays. Les républiques pauvres étaient le Monténégro, la Macédoine, la Bosnie-Herzégovine et la région pauvre le Kosovo. Dès le Ve congrès, les communistes envisagèrent une politique de développement équilibré et de réduction des écarts régionaux par l’intermédiaire de canaux fédéraux. L’argumentation principale était que le développement de chaque région était l’affaire de tous et qu’il fallait créer des infrastructures afin d’éviter migration et désertification. Par ailleurs, il fallait exploiter les nombreuses ressources locales dont disposaient ces zones sous-développées. Le Fonds général d’investissement était chargé de coordonner la politique de développement régional. Jusqu’en 1953, les allocations se faisaient par l’intermédiaire du budget vers des secteurs précis et sans obligation de remboursement. Ensuite, les allocations prirent la forme du crédit financé.
Sous l’étiquette révolutionnaire, le pouvoir politique se renforça rapidement. Outre Tito, les trois hommes du bureau politique les plus influents, fidèles compagnons de route de Tito, étaient Milovan Djilas (responsable de la propagande et de la presse), Edvard Kardelj (ministre des Affaires étrangères, théoricien du système politique et social) et Aleksandar Rankovi が (ministre de l’Intérieur). En 1950, M. Djilas critiquait l’U.R.S.S., déclarant qu’elle avait abandonné l’idéologie socialiste pour entrer dans une « idéologie réactionnaire » teintée d’attitudes colonisatrices d’exploitation. Au VIe congrès du K.P.J. (nov. 1952), le ton était à la critique, une critique sévère du stalinisme, de la division du monde et de la guerre froide. L’interprétation que faisait Staline du marxisme-léninisme était qualifiée de contre-révolutionnaire, une caricature du socialisme scientifique, un système bureaucratique de capitalisme d’État exploitant les masses laborieuses d’une manière bien pire encore que les gouvernements des pays capitalistes. Le système soviétique était qualifié de « caste bureaucratique ». À ce même congrès, le Parti communiste devint la Ligue des communistes yougoslaves. En changeant de nom, les dirigeants estimaient modifier le rôle social du Parti. Défini comme l’éducateur des consciences populaires, il était censé représenter l’avant-garde par rapport aux autres secteurs de la vie sociale, et la direction la partie de la classe ouvrière la plus consciente. Dans ce rôle de guide, les organes supérieurs étaient tenus d’aider les organes inférieurs et les organisations de base. Cependant, le monolithisme perdurait, et le monopartisme, avec un programme unitaire, restait la condition indispensable au développement de la démocratie socialiste yougoslave. Le centralisme démocratique devait intégrer l’autogestion, et, en donnant plus de pouvoir aux villes, aux communes et aux républiques, l’État était appelé à disparaître. L’autorité du secrétaire général s’affirmait, le culte de la personnalité de Tito se développait. Même s’il restait confus, Milovan Djilas pensait qu’il fallait découvrir les ennemis de classe grâce au débat d’idées. Peu avare de contradictions, il avait pourtant préconisé au Ve congrès de « liquider » les ennemis politiques. Il dénonçait aussi les privilèges matériels dont jouissaient les dirigeants. Ces critiques allaient l’amener à se démettre de ses fonctions en janvier 1954: c’était la première fois qu’un proche de Tito était écarté. Par la suite, il publia des ouvrages dénonçant la montée de la bureaucratie, qui lui valurent d’être emprisonné à plusieurs reprises.
Les dirigeants communistes affichaient la volonté de contrer les tendances de l’appareil d’État à se transformer en organe tout-puissant. Des spécialistes dirigés par Edvard Kardelj, allaient travailler à partir de 1951 aux trois D: démocratisation, décentralisation et désétatisation. La Loi constitutionnelle de 1953 créa une seconde chambre à côté de celle du Conseil fédéral, le Conseil des producteurs qui regroupait des représentants des syndicats ouvriers et autres organisations à vocation économique (transports, commerce, etc.) ainsi que des paysans et artisans. Le VIIe congrès mit l’accent sur le rôle porteur de la Ligue dans la construction démocratique du socialisme, mais la lutte contre la bureaucratie était minimisée. Le stalinisme était considéré comme l’une des voies possibles du socialisme, tout comme l’expérience autogestionnaire yougoslave. Le 7 avril 1963, le pays changea de nom pour s’appeler la république socialiste fédérative de Yougoslavie (S.F.R.J.).
La spécificité de la politique extérieure yougoslave: le non-alignement
Sur le plan extérieur, le terrain privilégié de la solidarité et de l’unité ainsi que de la fraternité prolétariennes était le non-alignement. Avec l’échec de la réalisation d’une Confédération balkanique (qui, outre la Yougoslavie, aurait regroupé la Grèce, la Bulgarie, l’Albanie, la Roumanie, la Hongrie, et même la Tchécoslovaquie et la Pologne), la rupture de 1948 entre Tito et Staline, et le climat de guerre froide, il était difficile pour la Yougoslavie d’assumer seule son rôle de zone neutre, de médiateur entre les deux blocs, Est et Ouest. Le partage de Yalta (ou plus précisément les négociations de Moscou de décembre 1944) conférait à la Yougoslavie une certaine neutralité (« fifty-fifty », avait précisé Churchill). Cette même neutralité lui avait permis de bénéficier à la fois des capitaux soviétiques jusqu’en 1948, puis à nouveau à partir de 1956 (en mai 1955, Khrouchtchev réhabilite Tito), et des capitaux des États-Unis et des pays occidentaux à partir de 1949. Sa position géographique inconfortable rendait indispensable la recherche d’une union avec d’autres pays. Par ailleurs, pour une Yougoslavie neutre, il devenait nécessaire de trouver un symbole novateur d’unification et de solidarité, un symbole révolutionnaire. Il fallait un regroupement des pays désireux d’appartenir à un nouvel espace, non pas en opposition virulente aux blocs Est-Ouest, mais comme symbole d’une nouvelle répartition des forces géopolitiques et d’une remise en cause de la bipolarité du monde, comme une nouvelle zone de paix. Ce fut le Mouvement des non-alignés. La Yougoslavie réaffirmait ainsi l’indépendance de sa politique. La première conférence afro-asiatique de Bandoung (Indonésie), du 18 au 24 avril 1955, unissait des peuples décolonisés ou en voie de l’être, tous redoutant les conséquences de la guerre froide. Le concept de « neutralisme positif » à l’égard des deux blocs allait naître. Un an plus tard, les 18 et 19 juillet 1956, les entretiens de Brioni (Yougoslavie) réunissaient les trois leaders et fondateurs du Mouvement des non-alignés, Gamal Abdel Nasser (Égypte), Jawaharlal Nehru (Inde) et Tito. Ils prônaient la neutralité et la coexistence pacifique et voulaient représenter une zone de paix, estimant que l’existence de deux blocs conduisait nécessairement à la guerre. En septembre 1961, la première Conférence des pays non alignés eut lieu à Belgrade, et elle abandonna les résolutions purement anti-occidentales. Un neutralisme plus strict et plus actif y était adopté, conséquence des événements internationaux qui s’étaient produits (reprise des expériences nucléaires soviétiques, crise de Berlin et rupture des relations diplomatiques entre Cuba et les États-Unis). Lors de son discours à la deuxième Conférence (Le Caire, oct. 1964), Tito qualifia le non-alignement de « plate-forme réaliste, progressiste pour le développement de la communauté internationale ». Seul pays membre de l’Europe continentale (rejoint plus tard par Malte et Chypre), la Yougoslavie utilisait le non-alignement comme une protection contre l’hégémonie soviétique. Cependant, les pays non alignés, tous issus de la décolonisation (sauf Cuba et la Yougoslavie), avaient plus en commun l’expérience de l’oppression étrangère colonialiste que la formation d’une politique unitaire. Les conférences se succédèrent régulièrement.
Les disparités entre les pays créaient une situation de fausse solidarité, faisant apparaître des contradictions entre la théorie du mouvement et la réalité. Des divergences apparurent entre autres entre Castro et Tito, révélant une rivalité entre les deux hommes, chacun cherchant à obtenir la direction du mouvement. Les importants capitaux américains investis dans le pays amenèrent la Yougoslavie à une dénonciation assez discrète de l’agression américaine au Vietnam. Tito obtint de certains pays arabes non alignés ou proches du mouvement des financements importants qui furent en partie gérés, la décentralisation aidant, par la bureaucratie musulmane, surtout en Bosnie-Herzégovine. Ces financements permettaient entre autres d’y développer l’islam (construction de mosquées, d’écoles coraniques, obtention de bourses d’études, etc.). De son côté, la Yougoslavie accorda des crédits à certains pays pauvres à partir de 1957. Tito souhaitait donner d’elle une image de pays progressiste et tirer ainsi le bénéfice du prestige international. Le mouvement s’essouffla peu à peu, perdant sa crédibilité aux yeux des grandes puissances.
Le renforcement de la décentralisation
La Constitution de 1963 étendait les prérogatives des républiques et provinces autonomes. La réforme économique de 1965, fondée sur le principe du laisser-faire, était une réponse aux troubles économiques (grèves) des années précédentes qui inquiétaient la direction communiste. Cette réforme allait profondément modifier les structures économiques de la Yougoslavie et contribuer à accroître les inégalités sociales. Les entreprises avaient l’entière responsabilité de leur gestion. Leur fiscalité fut allégée, le système bancaire transformé, le commerce extérieur et les prix réformés, l’objectif productiviste et la compétitivité entre les entreprises renforcés. La liberté de circulation et d’émigration ainsi que l’ouverture aux capitaux étrangers (à partir de 1967) étaient également liées à ces transformations. La politique régionale prit une forme définitive avec le plan économique de 1961-1965 et la création du Fonds fédéral pour le financement du développement accéléré des républiques insuffisamment développées et la région du Kosovo. Le Fonds général d’investissement fut supprimé. Chaque république ou région-province devait verser 1,97 p. 100 de son produit social au Fonds fédéral. Républiques et provinces décidaient de la répartition de cette somme entre les différents secteurs économiques. L’attribution aux quatre zones prioritaires déjà citées était fixée par la loi. Ponctuelles et de courte durée, des grèves éclatèrent (surtout dans les républiques riches). Afin d’éviter d’éventuels troubles sociaux incontrôlables, les responsables veillaient à ce que les revendications fussent assez rapidement satisfaites.
La conception du socialisme yougoslave fut revue aux VIIIe, IXe et surtout au Xe congrès (déc. 1964, mars 1969 et mai 1974). Ces congrès confirmèrent la priorité de l’indépendance nationale des républiques et des provinces sur le plan économique et social. Au VIIIe congrès, puis au IXe, l’accent fut mis sur la « souveraineté nationale » et sur l’« indépendance économique nationale ». Le ton du IXe congrès fut aussi à la critique de la conception unitariste et bureaucratique d’Aleksandar Rankovi が (ministre de l’Intérieur limogé en 1966) et de ses compagnons. Le Xe congrès (le XIe congrès en 1978 en sera une copie) fut la consécration du socialisme yougoslave fondé sur la souveraineté des républiques et provinces autonomes. Tito était nommé président à vie, ce qui fermait définitivement la voie à des choix démocratiques. Le système était en train de devenir confédéral. Sur le plan politique, les courants critiques avaient été éliminés. En 1971-1972, le nombre de cadres de la Ligue des communistes exclus fut le plus élevé depuis la période 1948-1952. Prônant un élargissement économique et surtout politique (démocratisation de la société), les exclus furent qualifiés de « libéraux » en Serbie et en Vojvodine (Marko Nikezi が, Latinka Perovi が, Mirko face="EU Caron" アanadanovi が et Mirko Tepavac), de « nationalistes » en Croatie (Miko Tripalo, Savka Dab face="EU Caron" カevi が-Ku face="EU Caron" カar et Sre face="EU Caron" カko Bijeli が) et de « technocrates et libéraux » en Slovénie (Stane Kav face="EU Caron" カi が) et en Macédoine (Slavko Milosavlevski). Tous ces membres de la présidence de la Ligue furent limogés en 1971 et 1972, et le Xe congrès réaffirma le bien-fondé de l’exclusion de ces « forces de plus en plus agressives antisocialistes et antiautogestionnaires ». Les philosophes de la revue marxiste Praxis , condamnés dès le VIIIe congrès en tant que « force antisocialiste de la culture », furent exclus de l’université au milieu des années 1970.
Les niveaux d’organisation politique, économique et administrative
L’élargissement de l’autogestion à tous les niveaux d’organisation économique, politique et administrative rendait le fonctionnement du système extrêmement complexe. La Constitution de 1974 et la Loi sur le travail associé (1976) essayèrent d’apporter des solutions aux différents problèmes propres au système, et notamment à l’accroissement du pouvoir des technocrates et des bureaucrates, ainsi qu’à la défection des travailleurs en ce qui concerne leur participation à l’autogestion. Les plans étaient élaborés au niveau des huit entités (républiques et provinces), mais étaient rarement réalisés, car soumis aux lois du marché. La théorie était loin de la pratique. Le système autogestionnaire reposait sur le concept de la « propriété sociale » (društvena svojina ), la propriété de tout un chacun, de la société tout entière et non pas de l’État. Le travail associé (U.R.) était le travail collectivement réalisé par les travailleurs. Ils exerçaient leur droit d’autogestion dans les organisations de base de travail associé (O.O.U.R.) qui avaient leur propre comptabilité. Ces unités étaient regroupées au sein d’une organisation de travail associé (O.U.R.), qui équivalait à une entreprise lorsqu’il s’agissait d’activités économiques. Ces O.U.R. pouvaient se grouper en organisation composée de travail associé (S.O.U.R.). Chaque entreprise avait un conseil des travailleurs (organe fondamental de l’autogestion) élu pour deux ans par les travailleurs de l’O.O.U.R. Ce conseil déterminait la politique économique de l’entreprise, répartissait le revenu réalisé, élisait le directeur et les cadres (et les révoquait au besoin) et fixait la réglementation interne.
L’autogestion s’étendait à la sphère politique. La Yougoslavie était un État fédéral, où le Parti dirigeait toute la vie politique (ce qui était en totale contradiction avec l’autogestion), mais où le contrôle de la société civile n’était pas absolu. La décentralisation économique, mais aussi politique, introduisait des intermédiaires entre les citoyens et le comité central. La Ligue des communistes conservait sa fonction de guide. Il s’agissait de paliers, de niveaux distribuant ou conservant des miettes de pouvoir, dirigés par des bureaucrates locaux usant et abusant du clientélisme. Ces bureaucrates locaux avaient les mains libres à condition de ne pas remettre en cause la nature du système, le statut de Tito, le partage du pouvoir et des privilèges. Le système politique yougoslave défini par la Constitution de 1974 était un système fédéral, que certains appelèrent même « confédéral ». Le découpage territorial yougoslave comportait trois niveaux d’organisation définis comme des communautés socio-politiques et dotés d’organes représentatifs: la Fédération, six républiques socialistes et deux provinces autonomes, et environ cinq cents communes. Le pouvoir des républiques et provinces autonomes étaient encore accru par cette Constitution. Elles géraient entre autres la totalité des revenus produits sur leur sol. Les prérogatives des provinces étaient presque alignées sur celles des républiques.
Le système électoral appelé « système des délégations » concernait tous les niveaux des communautés socio-politiques: organisations de base autogérées, communes, républiques et provinces, Fédération. Les Yougoslaves participaient à la gestion des affaires publiques en tant que membres de leur organisation autogérée de base et non en tant que citoyens. Les organisations socio-politiques regroupaient la Ligue des communistes, l’Union des syndicats et d’autres organisations qui faisaient partie de l’Alliance socialiste du peuple travailleur. La présidence collective était composée de huit membres, représentant chacune des républiques et provinces autonomes; ils étaient élus pour une durée de cinq ans par les assemblées des républiques et provinces autonomes. Cet organisme définissait la politique du pays, promulguait les textes législatifs fédéraux et proposait les membres du Conseil exécutif fédéral à l’élection du Parlement. Le président de la République (fédérale) et le vice-président étaient élus pour une durée d’un an selon un principe de rotation (collégialité tournante); il étaient choisis parmi les membres de la présidence collective. En raison du « rôle historique de Tito dans la guerre de libération populaire et la révolution yougoslave » (art. 333), Josip Broz Tito fut élu président à vie. Ce dispositif ne prit donc effet qu’à sa mort en 1980. Le président de la République assurait le commandement en chef des forces armées. Le dernier président fut le Croate Stipe Mesi が. Le Conseil exécutif fédéral, élu par les deux Assemblées sur propositions de la présidence collective pour une durée de quatre ans, était responsable devant le Parlement fédéral. Le dernier chef du gouvernement fut Ante Markovi が. Le pouvoir législatif comprenait deux Assemblées égales en droit. Le nombre de délégués était le même pour toutes les républiques; les provinces autonomes, quant à elles, disposaient d’un nombre inférieur de représentants: la Chambre fédérale (220 membres élus pour quatre ans par les Assemblées communales) et la Chambre des républiques et provinces (88 membres élus pour quatre ans par les Assemblées des républiques) qui avait les pouvoirs économiques les plus étendus. Chaque république ou province autonome avait sa propre Constitution, son propre Parlement et sa justice. Les décisions fédérales les plus importantes exigeaient l’unanimité des républiques et provinces autonomes. En dehors du cadre politique, il existait des assemblées de communautés d’intérêt autogestionnaires (S.I.Z.) qui assuraient le fonctionnement des services publics (culture, santé, sécurité sociale, transports, éducation, etc.). Ces communautés étaient composées des représentants des services publics. La Fédération restait compétente en matière de politique étrangère et de défense. Elle avait un rôle de coordination de la politique économique et monétaire entre les républiques et provinces, mais non de décision.
La question nationale
Le principal problème posé aux communistes yougoslaves était la question nationale. Ils estimaient que celle-ci appartenait aux déviations « petites-bourgeoises », au capitalisme. L’émergence d’un pouvoir dirigé par un prolétariat uni devait résoudre ces problèmes nationaux, interprétés comme des problèmes de classe. Cependant, le Parti communiste n’avait aucune véritable politique de la question nationale, usant plus de pragmatisme et d’opportunisme que de réflexion théorique approfondie. La Yougoslavie comportait une vingtaine de nationalités, une multiplicité de langues et de confessions religieuses. Les trois langues officielles étaient le slovène, le serbo-croate (ou croato-serbe) parlé par les trois quarts de la population et le macédonien. Les religions majoritaires étaient le catholicisme, l’orthodoxie et l’islam. L’article premier de la Constitution de 1946 définissait une égalité des peuples. Tous les hommes étaient égaux en droits quelle que fût leur nationalité. La Yougoslavie était la réunion de six peuples (narod ) – croate, slovène, serbe, macédonien, monténégrin et, depuis la fin des années 1960, musulman –, reconnus d’un point de vue politico-administratif, et d’un certain nombre de nationalités (narodnost ). Les nationalités étaient composées de tous ceux qui, hormis quelques groupes comme les Ruthènes, les Valaques ou encore les Tsiganes, avaient un État de référence: l’Albanie pour les Albanais, la Hongrie pour les Hongrois, etc., et cela quelle que fût leur représentation numérique.
Les frontières des républiques étaient des frontières administratives établies par l’équipe titiste et ne délimitaient pas des aires de peuplement. Des pressions nationales (notamment slovènes et croates) ont favorisé la création de ces frontières qui sont, dans la plupart des cas, des frontières historiques. Par exemple pour la Croatie, à l’exception de la partie située en Bosnie-Herzégovine, la république croate a repris les frontières accordées par le découpage territorial de 1939 (accords Cvetkovi が-Ma face="EU Caron" カek). Hormis la Slovénie, toutes les républiques étaient nationalement hétérogènes. Tito estimait que, avec les nouvelles frontières des républiques, les peuples allaient être réunis et non plus divisés. C’était tout au moins ce qu’il avançait. Peut-être qu’en réalité la division des peuples permettait de mieux les contrôler. Tito faisait allusion à la peur d’une hégémonie serbe (et non pas de l’« hégémonie de la bourgeoisie grand-serbe »). Le mot d’ordre bratstvo-jedinstvo (fraternité-unité), ainsi que les autres slogans (autogestion, égalité, etc.) avaient pour fonction de lier les peuples, les nationalités, au sein d’une politique commune, d’un pays commun, de les faire appartenir à une même entité politique.
Dans la décennie de 1950, les communistes espéraient voir le dépassement du problème national et l’émergence d’un citoyen yougoslave. Cette question n’était même plus évoquée, puisque le facteur national avait été absorbé dans le développement social du socialisme. Pourtant, à la fin de cette décennie, la Ligue des communistes estimait que le socialisme autogestionnaire avait pour base le développement et l’extension de la liberté nationale. Le régime titiste n’avait pas mis en place un gouvernement de participation démocratique. Le souci premier de l’élite politique était de légitimer le pouvoir dirigeant. À cause de son absence de liberté, le système n’a pas su intégrer véritablement la notion de citoyenneté, et les différences nationales ont été encouragées. Les groupes s’organisaient en fonction de leur appartenance nationale, défendant leurs droits au moyen de l’affirmation nationale. Au détriment des droits individuels, seuls les droits nationaux étaient pris en compte. Les Constitutions successives garantissaient les droits culturels aux différents peuples établis sur ces territoires, par exemple l’enseignement dans la langue maternelle, les journaux, les radios et télévisions, les clubs culturels divers. La Yougoslavie n’était pas une « prison des peuples ». La Constitution de 1974 accorda aux provinces du Kosovo et de Vojvodine davantage de droits nationaux. Les bureaucrates nationalistes de chaque république s’affrontèrent, essayant d’obtenir le maximum de privilèges. À partir des années 1960, et surtout avec la réforme économique de 1965, l’accent fut mis sur la rentabilité des investissements et la compétitivité des entreprises. Il n’y eut plus aucune coordination entre les choix économiques. Le fossé entre républiques riches et républiques pauvres se creusa, sans concertation économique véritable entre elles, et la solidarité s’amenuisait, chacun voulant renforcer ses positions privilégiées. La nationalité se transforma ainsi en un univers bénéfique, duquel émanait une certaine force, un certain pouvoir. Elle devenait bureaucratisée, une arme politique brandie telle une menace, une malédiction défiant l’ordre social et le gouvernement Il y avait politisation de la nationalité. À la fin des années 1960, les conflits nationalistes se multiplièrent. Des groupes séparatistes s’organisèrent, et le mouvement nationaliste croate (fortement antiserbe) du printemps de 1971 (Maspokret) formula des revendications séparatistes. Ce mouvement n’était pas unitaire et, au départ, il était inspiré par la direction de la Ligue des communistes croates (Tripalo, Dab face="EU Caron" カevi が-Ku face="EU Caron" カar et Bijeli が) qui voulait un changement socialiste et démocratique en Yougoslavie. Mais, il fut récupéré par des éléments fortement nationalistes et séparatistes. Dans les années 1970, politiciens et chercheurs se penchèrent de nouveau sur ce problème national, mais les vraies questions concernant le fonctionnement réel du système politique (liberté de pensée, d’action, pluripartisme, liberté de la presse, démocratie réelle, émancipation de l’homme, etc.) étaient censurées.
L’analyse de l’État titiste révèle un système autoritaire complexe à parti unique (la Ligue des communistes yougoslaves). Tandis qu’il restait un État fédéral et non national – l’État yougoslave ne représentait pas une nation particulière –, des tendances nationalistes allaient se développer et s’intensifier dans tout le pays. À part les courants de gauche (les réformistes libéraux ou les membres de Praxis), les oppositions avaient été, en grande majorité, nationalistes. On peut penser que Tito et ses adjoints savaient que la Yougoslavie était loin d’avoir résolu le problème posé par la question nationale. Les difficultés liées à la possibilité de gouverner la Fédération, aux pressions nationalistes qui émergeaient de toutes parts et minaient la Yougoslavie nécessitaient de sa part une politique pragmatique qui allait s’exercer en deux temps: répression d’abord, puis concession de nouveaux droits aux groupes nationaux mécontents, qui voulaient affirmer une identité nationale suprême, autonome et inaliénable, et cela aux dépens d’un projet unitaire collectif. Un réseau de cooptations, de relations fondées sur le clientélisme était tissé entre personnes de même nationalité liées par des intérêts divers.
L’après-Tito
Accentuées dans les années 1960-1970, les différentes réformes décentralisatrices renforcèrent les identités nationales et les inégalités de développement. L’éclatement de la Yougoslavie était pratiquement en germe dans la dernière Constitution. Tito (et ses collaborateurs) avait été à la fois le promoteur et le fossoyeur de l’idée yougoslave. La guerre froide avait largement aidé au maintien de la Fédération, car les grandes puissances avaient des intérêts à ce qu’elle n’éclate pas. Après la chute du Mur de Berlin (1989) et la fin de la guerre froide, la Yougoslavie perdit son importance géostratégique et fut soumise au processus de décomposition. Sur le plan interne, le nationalisme postcommuniste l’avait emporté sur une identité diamétralement opposée, la nationalité yougoslave et sa conception du citoyen. Depuis le recensement de 1961, les citoyens qui ne souhaitaient pas, pour diverses raisons, se ranger dans une catégorie nationale, pouvaient se déclarer Yougoslaves . En 1981, 5,44 p. 100 de la population totale (soit 1 219 045 personnes) avaient opté pour cette nationalité. La politique titiste avait préparé le terrain aux solutions régionales, locales et par conséquent nationalistes. L’existence d’une technocratie et d’une bureaucratie importantes reflétait la crise du système lui-même. Non seulement l’équipe dirigeante n’avait pas su faire fonctionner une politique nationale satisfaisante pour tous avec le jeu de la supranationalité, mais encore elle avait opté pour une politique systématique de décentralisation économique qui allait accentuer les inégalités entre républiques riches et républiques pauvres. La solidarité entre les républiques s’est effritée peu à peu, chacune voulant renforcer ses positions privilégiées. À la mort de Tito en 1980, les conflits sociaux se multiplièrent, et les difficultés économiques ne cessèrent d’augmenter: plus de 20 milliards de dollars de dette extérieure, scandales financiers (par exemple en 1987, l’entreprise bosniaque Agrokomerc), inflation galopante, gaspillage des fonds sociaux et des moyens de production, développement des richesses personnelles illicites, etc. Par ailleurs, des conceptions politiques divergentes, voire antagonistes s’affichèrent dans les différents congrès de la Ligue qui suivirent la mort de Tito (mai 1980). Ce personnage charismatique de quatre-vingt-huit ans n’avait aucun successeur. Ses compagnons de route d’avant guerre étaient presque tous morts (Kardelj, Bakari が) ou tombés en disgrâce (Djilas, Rankovi が). Commença alors la recherche de boucs émissaires, chacune des républiques ou des provinces autonomes s’en prenant aux autres jugées responsables, ou encore à telle ou telle nationalité étrangère à son propre groupe national. Les reproches nationalistes se multiplièrent. À Belgrade, la politique titiste était « antiserbe »; à Ljubljana, il devenait insupportable de payer pour le développement économique des autres; à Zagreb, on estimait que Tito avait mis en place une politique « anticroate » par excellence. Les arguments avancés n’étaient pas nécessairement inexacts, mais généralement partiels. Selon les Serbes, la discrimination antiserbe par excellence fut d’étendre les droits des provinces autonomes de Vojvodine et du Kosovo en 1974, et d’instituer une représentation égalitaire des républiques et des provinces autonomes dans les organes fédéraux avec un droit de veto. Pour les Croates, le centre fédéral situé à Belgrade était une capitale proserbe, ce qui symbolisait la politique proserbe de Tito. Ces frustrations territoriales et politiques, associées aux frustrations économiques, favorisèrent la montée des nationalismes.
Les disparités économiques furent aussi la source de frustrations nationales décisives. Les Serbes reprochaient à la Constitution de 1974 le fait qu’il ne contrôlaient plus le territoire de la Serbie, mais qu’ils contribuaient néanmoins à son développement économique. Les Slovènes lui reprochaient leur lourde contribution au Fonds de financement. Quant aux Croates, ils estimaient que leur république avait un système bancaire désavantageux, ne leur permettant pas de contrôler les devises qu’ils apportaient à la Fédération. La répartition des ressources disponibles du Fonds de financement était, en 1987, de 24,37 p. 100 pour la Croatie, 18,51 p. 100 pour la Slovénie et 17,71 p. 100 pour la Serbie restreinte (sans les deux provinces autonomes), mais avec des écarts de revenu per capita de plus en plus importants au bénéfice de la Slovénie et de la Croatie. En Slovénie, le produit social par habitant était 7,29 fois plus élevé qu’au Kosovo, 2,04 fois plus qu’en Serbie restreinte, 3,15 fois plus qu’en Macédoine, 2,95 fois plus qu’en Bosnie-Herzégovine et 2,6 de plus qu’au Monténégro; en Croatie, 4,5 fois plus élevé qu’au Kosovo et 1,26 fois plus élevé qu’en Serbie. Le transfert de ressources était très important, avec, pour 1987, plus de 44 p. 100 du capital investis dans le seul Kosovo.
Au début des années 1990, l’éclatement de la Yougoslavie paraissait inéluctable, même si aucun des citoyens n’avait été consulté. La situation était extrêmement tendue, prête à exploser. Grèves et manifestations se multiplièrent. Les relations sociales quotidiennes entre les groupes nationaux se durcirent, aggravées par des sentiments de haine sans cesse grandissants. Quant aux dirigeants politiques, les solutions de rechange ne faisaient pas l’unanimité. Slovènes et Croates s’entendaient sur l’idée d’une Confédération de républiques souveraines, restant cependant très flous quant aux questions nationales. Une majorité serbe défendait la Fédération, utilisant un discours populiste. Le Serbe Slobodan Miloševi が, défenseur du centralisme, avait pris le contrôle, depuis 1987, de la section serbe de la Ligue des communistes yougoslaves et revendiquait la souveraineté serbe sur les provinces autonomes. Avec la reprise en main des deux provinces en 1989, la Serbie disposait de deux voix supplémentaires, donc trois au total sur huit, voire quatre avec celle de son allié le Monténégro. De la sorte, la Serbie pesait autant que toutes les autres républiques réunies, position jugée inique par celles-ci qui craignaient de voir réapparaître le spectre d’une nouvelle hégémonie serbe. Craignant un centralisme serbe, le Parlement slovène adopta en septembre 1989 six amendements prépondérants à sa Constitution, dont le droit à l’autodétermination de la Slovénie jusqu’à la sécession et l’interdiction à la présidence fédérale d’y décréter l’état d’urgence. Sur le plan économique, le programme libéral d’Ante Markovi が, soucieux de juguler l’inflation (2 600 p. 100 en 1989) et d’instaurer une économie de marché, ne faisait pas l’unanimité au sein de la Fédération yougoslave. Ce qui est sûr, c’est que Slovènes et Croates ne voulaient plus payer pour les zones pauvres (Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine et Kosovo) à travers le système du fonds d’aide au développement. Ils souhaitaient disposer et profiter librement de leurs ressources nationales.
Au XIVe congrès de la Ligue des communistes (janv. 1990), le départ de la délégation slovène confirma la disparition de la Ligue. Il fallut alors élire de nouveaux dirigeants. Le congrès clôturé en mai s’était prononcé en faveur du multipartisme. Chaque république organisa ses propres élections. Une myriade de formations politiques firent leur apparition (251 en 1991). La grande majorité des revendications des partis en présence sur l’échiquier politique reposait sur une base nationale, avec des programmes politiques confus et abstraits. Après la Slovénie et la Croatie (avr. 1990), des élections eurent lieu (déc. 1990) en Serbie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine et Monténégro. En mai 1991, les Serbes s’opposèrent à l’élection du Croate Stipe Mesi が à la présidence de la direction collégiale fédérale, en remplacement du Serbe Borisav Jovi が qui occupait cette fonction depuis mai 1990 et qui venait de démissionner. En juin 1991, la Slovénie, la Croatie et la Macédoine annonçaient leur retrait de la Fédération yougoslave, suivies en 1992 par la Bosnie-Herzégovine. Une guerre civile se déclencha dans les régions de peuplement mixte en Croatie et en Bosnie-Herzégovine.
4. La république fédérale de Yougoslavie
Créée le 27 avril 1992 et issue de l’éclatement de la république socialiste fédérative de Yougoslavie, la république fédérale de Yougoslavie (Savezna Republika Jugoslavija, S.R.J.), encore appelée « troisième Yougoslavie », est composée des républiques de Serbie et du Monténégro, la seule des ex-républiques yougoslaves qui a accepté de s’unir à la Serbie, ainsi que du Kosovo et de la Vojvodine. En juin 1995, elle n’était toujours pas reconnue par la communauté internationale. Sa Constitution a été adoptée par le Parlement yougoslave le 27 avril 1992. Limitrophe de l’Albanie, de la Macédoine, de la Bulgarie, de la Roumanie, de la Hongrie, de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine, elle a une superficie de 102 173 kilomètres carrés. Outre la capitale Belgrade, les principales villes de plus de 100 000 habitants sont Novi Sad, Niš, Kragujevac, Podgorica et Subotica. Le recensement de 1991 indiquait une population de 10 406 742 habitants. Mais ce chiffre doit être modifié pour tenir compte des conséquences des conflits qui se déroulent en Croatie et en Bosnie-Herzégovine (afflux de réfugiés, départ vers l’étranger d’hommes fuyant la mobilisation militaire, etc.). Selon le même recensement, la composition nationale est la suivante: 62,3 p. 100 de Serbes, 16,6 p. 100 d’Albanais, 5 p. 100 de Monténégrins, 3,3 p. 100 de Yougoslaves, 3,3 p. 100 de Hongrois, 3,1 p. 100 de Musulmans, 1,1 p. 100 de Croates et 5,3 p. 100 de divers autres. La monnaie officielle est le nouveau dinar, la langue officielle le serbe. Le littoral adriatique s’étend sur 293,5 km. L’un des principaux fleuves, le Danube, constitue une source d’énergie importante.
Le système politique de la république fédérale de Yougoslavie comporte un pouvoir au niveau fédéral qui représente la Serbie et le Monténégro, et un pouvoir au niveau de chaque république. La troisième Yougoslavie est considérée par certains comme l’héritière de la république socialiste fédérative de Yougoslavie, même si elle ne parvient pas à reproduire la même décentralisation, ni même à assurer la représentativité politique des différents peuples et nationalités. L’Assemblée fédérale exerce le pouvoir législatif, fixe le budget ainsi que la politique étrangère. Elle contrôle également la justice et les banques. Le président de la république fédérale de Yougoslavie est élu pour quatre ans par l’Assemblée fédérale. Il est responsable des armées et doit veiller à la bonne application de la Constitution, ainsi qu’à la constitutionnalité des lois. L’Assemblée fédérale est composée de deux chambres: la Chambre des citoyens du Parlement bicaméral de Yougoslavie et la Chambre des républiques (Serbie et Monténégro). Ses membres sont élus pour quatre ans. Outre le président de la république fédérale de Yougoslavie, l’Assemblée fédérale désigne le président de chacune des deux républiques (Serbie et Monténégro).
La Chambre des citoyens est composée de cent trente-huit membres élus (premières élections en décembre 1992), cent huit pour la Serbie et trente pour le Monténégro. Les élections de décembre 1992 ont donné les résultats suivants: quarante-sept membres du S.P.S. (Parti socialiste de Serbie), trente-quatre du S.R.S. (Parti radical serbe) dont quatre pour le Monténégro, dix-sept du Parti démocrate socialiste du Monténégro (D.P.S.C.G.), vingt du Parti du renouveau serbe (S.P.O.) qui depuis lors a modifié son nom en D.E.P.O.S. et changé ses parlementaires, cinq du Parti démocratique (D.S.), cinq du Parti socialiste du Monténégro (S.P.C.G.), quatre du Parti populaire (N.S.), deux pour la Communauté démocratique des Hongrois de Vojvodine (D.Z.V.M.), deux pour la Coalition du Parti démocratique et du Parti démocratique réformiste de Vojvodine (R.D.S.V.) pour l’unité électorale de Zrenjanin (Vojvodine), deux pour la même coalition à laquelle s’est joint le Parti civil (G.S.) pour l’unité électorale de Novi Sad. Avec son allié Šešelj, leader du S.R.S., le Parti socialiste de Serbie de Slobodan Miloševi が dispose de la majorité.
La Chambre des républiques est composée de quarante sièges, vingt pour la Serbie et vingt pour le Monténégro. Chaque république élit ses représentants à l’Assemblée fédérale. La Constitution n’a pas précisé le nombre exact des ministres. Au départ, il y en avait vingt-trois; en avril 1995, ils étaient treize plus six sans portefeuille. Au sein de chaque république, une Assemblée est composée de parlementaires élus. Le pouvoir du président du Monténégro est moindre que celui de la Serbie. La répartition globale des voix dans cette nouvelle Yougoslavie désavantage fortement le Monténégro. Par ailleurs, le fonctionnement du système fédéral rencontre des difficultés, car les lois propres à chaque république ne sont pas toujours en conformité avec celles de la Constitution de la république fédérale de Yougoslavie. Par exemple, les taxes d’importation sont totalement différentes dans les deux républiques. Instable, la composition politique est souvent modifiée, les députés procédant à des transferts entre les différents partis. Cependant, ces variations ne transforment pas les rapports de forces réels, et le président de la république de Serbie, Slobodan Miloševi が, possède un pouvoir quasi illimité. C’est lui en réalité qui détermine la politique tant sur le plan interne que sur le plan externe: il n’y a ni pluralité politique, ni débat politique, ni confrontation fructueuse d’idées. La multiplicité des situations ainsi que les nombreuses tensions régionales compliquent le fonctionnement des institutions. Par ailleurs, une grande partie des personnes professionnellement qualifiées de la jeune génération née dans les années 1960 ou au début des années 1970 ont fui à l’étranger depuis le début du renouveau nationaliste.
Le 31 mai 1992, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté par treize voix et deux abstentions (Chine et Zimbabwe) la résolution 757, imposant un embargo total (pétrolier, aérien, commercial, culturel et sportif) sur toutes les importations et exportations à l’encontre de la république fédérale de Yougoslavie, et cela afin de sanctionner sa responsabilité dans la guerre (Croatie et Bosnie-Herzégovine). Contrairement au but escompté, l’embargo n’a fait que renforcer le système autoritaire en place. De plus, la criminalité augmente régulièrement et s’est infiltrée dans tous les secteurs de la vie économique. L’hyperinflation a frappé de plein fouet la classe moyenne, agrandissant le fossé qui sépare une majorité de gens pauvres ou de condition modeste de la classe des dirigeants et des mafieux qui savent tirer parti de la guerre, de l’embargo et du trafic lié à l’économie parallèle. De 1992 à 1993, des économistes yougoslaves estiment que l’inflation a été de 300 憐 1029 p. 100 Le programme de stabilisation du dinar de janvier 1994, élaboré à l’initiative de Dragoslav Avramovic, semble avoir jugulé l’inflation pour l’année 1995, sans pour autant relancer l’économie nationale. La décomposition de la Yougoslavie titiste et la guerre civile ont fait chuter le revenu économique per capita de la république fédérale de Yougoslavie, provoquant une baisse drastique du produit social. Elle appartient désormais au groupe des pays les moins développés. L’économie de guerre paralyse les potentiels nationaux et les initiatives locales et suscite la méfiance des investisseurs étrangers.
Même si elle s’en défend, la république fédérale de Yougoslavie a participé activement aux foyers de guerre en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. La nouvelle armée yougoslave (V.J.) a remplacé l’armée fédérale yougoslave (J.N.A.), mais avec un commandement qui n’est plus multinational. Elle a réquisitionné la majorité du matériel militaire lourd de l’ancienne armée, sans procéder au partage auquel les républiques sécessionnistes (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine et Macédoine) pouvaient prétendre. L’armée yougoslave s’est donc retrouvée dotée d’un armement puissant et important. À la fin d’avril 1992, elle a fait l’objet d’une restructuration et, en mai de la même année, de nombreux généraux et amiraux ont été limogés. Il semble que le régime de Miloševi が ait essayé de mettre en place une nouvelle armée « plus serbe » et moins nostalgique de l’ancienne Fédération. Les milices formées par certains partis politiques (par exemple les tchetniks du Parti radical serbe de Vojislav Šešelj, ou encore les Aigles blancs de Dragoslav Bokan), qui participent aux actions terroristes, ont joué un rôle important dans la transformation de l’armée.
5. Littérature yougoslave
L’aire yougoslave s’est scindée en six ensembles correspondant à des destins historiques et politiques différents, après avoir vécu, de 1918 à nos jours, une union plus ou moins conflictuelle, dont la marque littéraire est lisible d’un bout à l’autre du territoire. Quoi que l’on puisse en penser, soixante-dix années de vie commune, entre des frontières communes et sous un pouvoir unique, laissent un héritage, au sein même de contradictions qu’il serait vain de nier. La période allant de mai 1941 à mai 1945 n’infirme pas ce constat, loin de là: alors, c’est le combat qui a créé la symbiose. En 1995 encore, la guerre qui fait rage est à elle seule une référence commune, vécue dans le malheur.
Cependant, la langue étant l’indice principal de l’appartenance littéraire, chacune des nouvelles républiques est plus ou moins fortement impliquée dans cette problématique. La Macédoine, où l’on parle majoritairement le macédonien, et la Slovénie, où l’on pratique le slovène, n’entretiennent pas les mêmes relations avec l’ensemble. Par ailleurs, la Bosnie, la Croatie, le Monténégro et la Serbie utilisent des parlers assez proches mais non identiques, qui appartiennent à la sphère serbo-croate de type chtokavien. Les disparités, aisément surmontables dans un contexte d’union, sont d’ordre graphique (caractères cyrilliques pour le serbe et le monténégrin, latins pour le croate et le bosniaque), phonétique, lexical et syntaxique. Malgré tout, traditionnellement, les écrivains monténégrins se réclament de la Serbie.
À cela il faut ajouter que – si l’on excepte ce qui s’est passé au XXe siècle – aucune des républiques n’a vécu continûment la même histoire, et qu’à l’intérieur de chacune d’elles les régions n’ont pas toujours connu le même destin. Istanbul, Vienne, Budapest, Venise ont laissé, tour à tour ou parallèlement, leur marque, après celle imposée par Byzance et Rome, auxquelles ont succédé les royaumes, les principautés, les empires indépendants. Chaque écrivain se trouve ainsi doté d’une histoire et d’une tradition propre qui, en venant s’ajouter à l’attraction très forte exercée par la patrie minime, vont faire de lui un être original. À l’inverse, à l’intérieur de chacune des sphères, et parfois d’une sphère à l’autre, il existe suffisamment de convergences pour que ces myriades d’individualités aient conscience d’appartenir à un même monde; paradoxalement, la multiplicité des styles et des écritures est peut-être l’une de ces lignes de force, elle est à tout le moins le gage d’une grande richesse.
Littérature croate, d’un côté, littérature serbe, de l’autre; que faire, alors, de la littérature bosniaque? La Bosnie-Herzégovine se trouve au point crucial; là se dessine la ligne de contact consommant la rupture ou créant la rencontre. Ainsi Ivo Andri が, Prix Nobel de littérature, Meša Selimovi が, auteur du remarquable Derviche et la mort , ont pu opter pour la nationalité serbe, alors que le premier était croate et le second musulman. Et comment situer les très nombreux auteurs tels que M. Dizdar, Isak Samokovlija, Mihdat Begi が, et tous ceux qui ont choisi d’être ce qu’ils sont, c’est-à-dire bosniaques?
L’effondrement de la Yougoslavie a détruit le bassin économique et humain. La ruine, dans les mêmes frontières, du bassin culturel, contraint à des références réduites des êtres faits pour les grands espaces.
La littérature croate
La littérature croate est une littérature slave dont la naissance remonte à l’époque où tous les Slaves – y compris la branche dite du Sud à laquelle se rattachent les Croates –, devenus chrétiens, furent dotés de ce qui constitue le fondement de toute culture, notamment littéraire: une écriture et une langue codifiée.
Venus des plaines de Pologne et de Biélorussie entre le VIe et le VIIe siècle, les tribus croates avaient percé jusqu’aux vieilles cités latines de l’Adriatique et cherché tout aussitôt à s’approprier la civilisation des premiers occupants, en adoptant une religion monothéiste et en créant les possibilités d’une communication linguistique sur un territoire dont les frontières, vue l’inexistence des États, restaient d’une extrême mobilité. Ils bénéficièrent du génie linguistique des frères Cyrille et Méthode, inventeurs de la première écriture slave, le glagolitique, et codificateurs d’une langue littéraire idéale, le vieux slave, ou slavon, dans laquelle fut traduite l’Écriture sainte. Tout naturellement, cette langue avait été construite sur la base des parlers slaves de Salonique, pays d’origine de Cyrille et Méthode. À mesure qu’elle rayonnait loin de son point de départ, cette langue s’enrichissait des apports de chacune des tribus qui l’utilisaient. Ainsi en fut-il des Croates. On vit apparaître un type à part de glagolitique croate, et un type de langue fortement influencé par les parlers locaux. Le glagolitique était utilisé non seulement dans la liturgie mais pour le service public, témoin la fameuse pierre de Baška (Baš face="EU Caron" カanska plo face="EU Caron" カa ), premier document civil écrit en vieux slave, de rédaction croate et datant du XIe siècle.
Le développement de la littérature croate fut très vite entravé par un événement historique d’une importance considérable: la fin, en 1102, de l’État croate indépendant et l’entrée de la Croatie dans l’« Union personnelle » avec les Hongrois, qui devait durer jusqu’à la chute de l’Autriche-Hongrie en 1918.
La perte de l’indépendance eut d’abord pour effet de renforcer les dialectes tout en favorisant la confusion des écritures et l’influence des impérialismes culturels étrangers. Cependant, au fil des ans se dessinèrent les frontières de régions présentant un certain degré d’unité linguistique: Dalmatie du Nord, Istrie, Lika (écriture glagolitique tchakavienne); Dalmatie (écriture latine tchakavienne); Croatie du Nord (kaïkavien, avec influence du hongrois). Les textes circulent librement entre ces trois territoires. Le public raffole des textes sacrés apocryphes (traductions de la Vie d’Adam , de l’Évangile de Nicodème , des Actes des apôtres ), de la vie des saints – notamment de saint Jérôme, présumé croate et inventeur du glagolitique –, ou de celle de la Vierge. Parmi les œuvres profanes, il faut signaler comme particulièrement populaires un Roman de Troie (Rumanac trojski , traduit de l’italien vers 1300) et une Alexandride (Aleksandrida ) qui constitue le plus beau texte de la littérature médiévale des Slaves du Sud.
Aux avant-postes
Mais l’art littéraire fait vraiment son apparition avec l’œuvre de Marko Maruli が (1450-1524). Latiniste réputé (notamment pour une épopée, Davidias , dont la publication ne date que d’une époque récente), auteur d’ouvrages de morale abondamment publiés à l’étranger, Maruli が est le premier écrivain croate d’audience internationale. De son œuvre en langue croate, on retient essentiellement Judith (Judita ), épopée écrite en 1501 et qui fera l’objet de trois éditions successives. Inspirée directement d’un épisode de l’histoire croate, la défaite des armées turques sous les murs de Split, ville natale de l’auteur, Judith se présente comme une œuvre de caractère national et constitue le prototype de l’épopée populaire écrite selon des critères artistiques, avec références évidentes à la Bible. Les guerres contre les Turcs allaient considérablement entraver le développement historique de tous les peuples des Balkans, mais, parmi eux, il en est peu auxquels elles aient coûté aussi cher qu’aux Croates: l’épanouissement équilibré du féodalisme, le développement des villes, l’élaboration d’une langue standard, tout fut rendu impossible jusqu’au XIXe siècle.
Les Croates, engagés dans une lutte qui dépassait de loin leurs forces, furent contraints de s’exiler en masse, ce qui ne manqua pas de laisser des traces profondes dans la littérature, comme le montre l’étude de la thématique et de la sociologie littéraire de l’époque. C’est ainsi que s’imposent l’héroïsme comme idéal social suprême, le dogmatisme catholique comme vision idéologique fondamentale, et l’épique comme mode d’existence (forma vitae ), et par conséquent comme genre littéraire. Le condere urbem de Virgile (fonder la Ville) devint chez les poètes condere patriam . La Ville, pour les Croates, c’était Dubrovnik, territoire indépendant, oasis de culture occidentale et chrétienne au cœur du désert ottoman. Autre exception: la Dalmatie vénitienne, surtout avec Zadar, Šibenik et Split. L’influence réciproque de ces deux milieux culturels fut extrêmement bénéfique pour le développement de l’ancienne littérature croate. En fait, le réseau d’échanges incessants entre Split, Hvar, Zadar et Dubrovnik constitue le ferment de la création littéraire jusqu’au siècle des Lumières.
L’une des particularités de cette création est qu’elle reste profondément enracinée dans la littérature orale. Dès le début du XVe siècle, le contenu sémantique de l’oral, dans sa richesse et son intégrité, est assimilé par l’écrit, où il se combine, dans le domaine de la poésie lyrique, avec le pétrarquisme, illustré surtout par D face="EU Caron" ゼore Dr face="EU Caron" ゼi が (1461-1501) et par Šiško Men face="EU Caron" カeti が (1457-1527); dans le domaine épique, avec l’inspiration virgilienne, donnant au cours des siècles des épopées qui figurent parmi les plus grandes œuvres de la littérature croate: Judith , déjà mentionnée (1501), l’Osman (1638), de Gunduli が, et La Mort de l’Aga Smail face="EU Caron" アengi が (Smrt Smail-age face="EU Caron" アengi が , 1845), de Ma face="EU Caron" ゼurani が.
D’autres formes littéraires font leur première apparition: le roman, avec Les Montagnes (Planine ), du Zadarien Petar Zorani が (1508-vers 1569), inspiré par l’Arcadie de Sannazaro; le théâtre, avec L’Esclave (Robinja ) du Hvarien Hanibal Luci が (1485-1553); la mascarade, avec Jejupka (L’Égyptienne ), d’un autre écrivain de Hvar, Mikša Pelegrinovi が (vers 1500-1562); enfin une sorte de récit de voyage en vers dialogués, Pêche et discours sur la pêche (Ribanje i ribarsko prigovaranje , 1568) dans lequel l’auteur (Petar Hektorovi が, de Hvar lui aussi, 1487-1572) introduit fort habilement des chants populaires d’une étrange beauté.
Dans le même temps se fait sentir le besoin de traduire en vers épiques la vie immédiate: Brne Karnaruti が, de Zadar (1520-1572 env.), écrit La Prise de Siget (Vazetje Sigeta grada , 1584), épopée quasi contemporaine, et Juraj Barakovi が (1548-1628), dernier grand poète de la Dalmatie vénitienne, une autre épopée, La Fée slave (Vila slovinka ).
Mais l’ancienne littérature croate fleurit surtout dans cette cité de Dubrovnik dont toute la vie politique, sociale et artistique est marquée par la présence, à ses portes, des deux grands empires ottoman et vénitien, et en outre par les liens étroits qui l’unissent à l’Église catholique romaine. Déjà Mavro Vetranovi が (1482-1576) cherche une réponse aux problèmes de son temps dans le sentiment religieux, ainsi qu’en témoignent L’Hermite (Remeta ), sorte de long soliloque, et Le Pèlerin (Piligrin ), épopée inachevée dont la chorégraphie s’inspire de la Comédie de Dante. C’est l’âge d’or de la Renaissance, surtout pour la pastorale et la comédie. Nikola Nalješkovi が (vers 1500-1587), d’abord pétrarquiste, écrit par la suite des pièces de théâtre qui ouvriront la voie au plus grand poète comique de l’histoire de Dubrovnik et de la Croatie: Marin Dr face="EU Caron" ゼi が (1508-1567).
Dr face="EU Caron" ゼi が excelle dans la pastorale – Vénus et Adonis (Venera i Adon ), entre autres, compte parmi les créations du genre les plus intéressantes en Europe occidentale –, puis dans la comédie: L’Oncle Maroje (Dundo Maroje ), L’Avare (Skup ). C’est aussi l’époque des derniers pétrarquistes, tels que Dinko Ranjina (1536-1607), avec ses Poèmes divers (Pjesni razlike , 1563), et Dominko Zlatari が (1558-1613), auteur de poèmes d’amour et traducteur du Tasse, de Sophocle et d’Ovide.
La position géopolitique de la Croatie fit que la Réforme y resta sans effets. Il faut cependant signaler l’œuvre de Matija Vl face="EU Caron" オci が (Flacius Illyricus, 1520-1575), qui vivait en Allemagne, fondateur de l’herméneutique moderne; et, bien entendu, l’action de la Contre-Réforme, à une époque où la domination turque connaissait ses premières faiblesses, ce qui permit aux jésuites de faire de la Croatie une plate-forme de départ pour la reconquête des territoires orientaux. Dans cette ambitieuse perspective, Dubrovnik, enclave libre en terre ottomane, constituait un atout particulièrement précieux. Là, les valeurs morales et spirituelles envahirent de nouveau la littérature, tandis que l’Église commençait à s’intéresser aux problèmes de la codification de la langue. Bartol Kaši が, de dialecte tchakavien, fait imprimer à Rome la première grammaire croate, Institutiones linguae illyricae (1604), en se fondant, deux siècles avant Ljudevit Gaj, sur le dialecte chtokavien.
C’est à l’époque où le recul des frontières de l’Empire ottoman favorise la recherche historique et linguistique qu’apparaît le plus grand poète de Dubrovnik, Ivan Gunduli が (1589-1638), traducteur des psaumes de David, auteur notamment d’un poème baroque « en trois lamentations », Les Larmes de l’enfant prodigue (Suze sina razmetnoga ), de Dubravka , hymne de reconnaissance à la libre cité de Dubrovnik, enfin de la plus grande épopée croate, Osman . Loin du rationalisme critique d’un Marin Dr face="EU Caron" ゼi が, le très catholique Gunduli が s’en tient au statu quo: amour de sa cité, haine de l’Infidèle, solidarité avec le monde slave, proche ou lointain, et, surtout, cette pietas christiana qui est aussi un sentiment de compassion pour tout ce qui souffre, peuples ou individus.
Ivan Buni が Vu face="EU Caron" カi が (1592-1658), sans doute le meilleur poète lyrique de Dubrovnik, auteur de Plaisirs (Plandovanja ), paye son tribut à l’épopée religieuse avec sa Madeleine repentie (Mandaljena pokornica ); D face="EU Caron" ゼono Palmoti が (1606-1657), traducteur de la Christiade de Girolamo Vida, se distingue par l’abondance de son œuvre, notamment dans le domaine du mélodrame. Avec Stijepo –Dur 陋evi が (1579-1632) et Vladislav Men face="EU Caron" カeti が (1617-1666), cultivant tous deux le genre épique, c’est l’âge d’or de Dubrovnik qui touche à sa fin. À l’époque même où la vieille cité était rasée par un tremblement de terre (1667), l’Empire ottoman étendait ses frontières et repoussait jusqu’au nord de la Croatie, à Zagreb, le centre politique et culturel du monde croate.
Il s’ensuit que le dialecte kaïkavien, parlé dans cette région, fait une entrée massive dans la langue littéraire. Néanmoins, c’est le dialecte chtokavien du Sud-Est, parlé à Dubrovnik et dans les territoires sous domination turque, qui est ressenti comme devant conquérir une position centrale. Dans ce contexte de combats violents contre les Turcs s’inscrivent les figures de deux fameux écrivains, conjurés décapités pour complot contre l’empereur d’Autriche: Petar Zrinski (1620-1671), traducteur du hongrois en croate d’une grande épopée héroïque dont son frère Nicolas était l’auteur, La Sirène de la mer Adriatique (Adrijanskoga mora sirena ); et Fran Krsto Frankopan (1643-1671), qui écrivait des poèmes aussi bien en latin qu’en italien ou qu’en croate et qui traduisit George Dandin . Deux écrivains, Juraj Kri face="EU Caron" ゼani が (1618-1683) et Pavao Ritter Vitezovi が (1652-1713), tentent de résoudre le problème complexe de la restructuration du peuple croate. Le premier cherche une solution dans le panslavisme; le second songe à une sorte de pancroatisme au service de Vienne: ils échouent tous les deux. Cependant, les efforts de Vitezovi が dans le domaine linguistique serviront de modèle à Ljudevit Gaj, qui substituera au pancroatisme l’illyrisme « sud-slave ». Signalons, à la même époque, une œuvre qui reste encore aujourd’hui la plus populaire de la littérature croate: Plaisant Discours du peuple slave (Razgovor ugodni naroda slovinskoga ), vaste recueil de vers héroïques réalisant la synthèse de l’écrit et de l’oral, du frère Andrija Kaci が Mioši が (1704-1760).
L’illyrisme unificateur
La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe parachèvent le morcellement du peuple croate. Après la chute de Venise, la brève occupation des provinces illyriennes par les armées napoléoniennes est lourde de conséquences: fin du féodalisme, éveil de la conscience bourgeoise, affirmation de la langue croate moderne. On peut parler de réelles convergences entre l’illyrisme de Gaj, le croatisme de Vitezovi が, le sud-slavisme de Ka face="EU Caron" カi が, et la variante moderne de l’illyrisme napoléonien.
La littérature de l’illyrisme, férue d’ancienne tradition croate, s’attache d’abord à résoudre le problème de la codification définitive de la langue et, cherchant un parler standard, sélectionne le dialecte chtokavien, qui offre l’avantage d’intégrer la tradition, d’être le plus abondamment représenté dans la littérature orale et, enfin, d’avoir été choisi, à la même époque, par Vuk Karad face="EU Caron" ゼi が pour codifier la langue littéraire serbe: c’était un grand pas dans la voie du rapprochement et de l’influence réciproque des littératures croate et serbe (et, aujourd’hui, monténégrine et de Bosnie-Herzégovine).
L’illyrisme devait donner à la littérature croate quatre grands poètes: Stanko Vraz (1810-1851), Petar Preradovi が (1818-1872), Dimitrija Demeter (1811-1872) et, surtout, Ivan Ma face="EU Caron" ゼurani が (1814-1890), l’auteur de La Mort de l’Aga Smail face="EU Caron" アengi が , magnifique poème épique où les influences de Maruli が et de Gunduli が, de Ka face="EU Caron" カi が et de la poésie populaire, de Virgile et de Byron, se combinent harmonieusement pour chanter le « dialogue » du christianisme et de l’islam sur le territoire balkanique, et éveiller la conscience des Slaves du Sud.
Ces efforts sont tués dans l’œuf par l’absolutisme de Bach (1850-1860), peu favorable à la création littéraire. Jusqu’en 1918, la Croatie restera coupée en deux par la création de l’Autriche-Hongrie: Croatie du Nord-Ouest et Slavonie sont hongroises, Dalmatie et Istrie autrichiennes. Cet état de choses n’est pas sans laisser de traces dans le développement de la littérature moderne, qui manque d’unité, en dépit de l’unification de la langue. Ce que l’on appelle le renouveau national et littéraire se produit en 1835 à Zagreb et en Slavonie, en 1860 en Dalmatie et vers 1880 en Istrie. Si la Dalmatie se rapproche du centre dès la fin du XIXe siècle, l’Istrie devra attendre la proclamation de l’Assemblée des partisans la rattachant à la Croatie, en 1943.
Au-delà du nationalisme
À l’époque où, dans les autres littératures européennes, se développait le réalisme critique, la situation historique des Croates interdisait une création libérée des mythes sociaux et nationaux. Il fallait une littérature apte à mobiliser toutes les classes sociales et pratiquant par conséquent l’idéalisation du réel. Ainsi fit le grand romancier August Šenoa (1838-1881), qui admirait Balzac mais qui, s’inspirant de Walter Scott et de Victor Hugo, écrivait des romans historiques: L’Or de l’orfèvre (Zlatarovo Zlato , 1871), La Révolte des paysans (Selja face="EU Caron" カka buna , 1877), La Malédiction (Kletva , inachevé) sans pouvoir même se permettre une critique sociale à la mesure de celle des Misérables . Néanmoins, Šenoa reste le fondateur du roman croate moderne; ses recherches formelles ont permis notamment l’épanouissement des aspirations réalistes d’un Eugen Kumi face="EU Caron" カi が (1850-1904), qui vécut à Paris au temps de L’Assommoir et qui s’efforça d’introduire les théories du naturalisme dans une capitale culturelle riche, déjà, d’une université, d’une académie des sciences, d’un musée, d’un parlement, de toute une vie politique et polémique. Avec son roman le plus connu, Olga i Lina (1881), qui rappelle Nana de Zola, il faut citer quelques autres œuvres dans lesquelles s’affirme la lente percée du réalisme: Le Bureau d’enregistrement (U registraturi , 1888), le troisième grand roman d’Ante Kova face="EU Caron" カi が (1854-1889); les romans de Ksaver Šandor –Dalski (1854-1935), mais surtout un recueil de nouvelles, Les Vieux Toits (Pod starim krovovima , 1886); les nouvelles et les romans de Josip Kozarac (1858-1906), de Vjenceslav Novak (1859-1905), de Janko Leskovar (1861-1944). Toutes ces œuvres, et bien d’autres, jettent les fondements de la littérature moderne, en s’efforçant de substituer la liberté de la pensée à l’engagement national. Il faut souligner le rôle joué dans cette révolution par le poète Silvije Strahimir Kranj face="EU Caron" カevi が (1865-1908), qui allie une sensibilité impressionniste au culte de Heine et de Byron. Après lui, Antun Gustav Matoš (1873-1914), critique, poète, prosateur, imposa comme critère dans la littérature croate de son temps l’esprit français et la virtuosité de l’expression. À la même époque, Ivo Vojnovi が, écrivain de Dubrovnik (1857-1929), publie La Trilogie de Dubrovnik (Dubrova face="EU Caron" カka trilogija , 1900), œuvre qui amorce la réforme du genre dramatique. Quant à Vladimir Nazor (1876-1949), il se distingue à la fois comme poète, prosateur et essayiste.
La poésie lyrique, libérée de l’utilitarisme nationaliste, s’élève jusqu’à l’universel et connaît un essor particulièrement brillant. Citons entre autres Tin Ujevi が (1891-1955), poète d’une grande érudition et d’une sensibilité surréaliste: La Lamentation du serf (Lelek sebra , 1920); Le Collier (Kolajna , 1926; etc.); l’expérience expressionniste d’Antun Branko Šimi が (1898-1925); la génération de l’entre-deux-guerres, avec Gustav Krklec (1899-1977), fin poète paysagiste; Dobriša Cesari が (1902-1980), qui revient aux « bonnes vieilles formes » d’autrefois; Dragutin Tadijanovi が (né en 1905), et ses rapsodies en vers libres.
Une pluralité de styles
L’œuvre monumentale de Miroslav Krle face="EU Caron" ゼa (1893-1981) reste le point de référence incontournable pour la littérature croate du XXe siècle. Homme de gauche resté à Zagreb, il se refuse à publier sous l’Occupation. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la littérature croate de la Résistance se distingue. En témoigne le fameux poème d’Ivan Goran Kova face="EU Caron" カi が (1913-1943), La Fosse commune (Jama , 1943). Le réalisme socialiste, lui, trouvera peu d’écho auprès des écrivains. Survient la rupture avec le Kominform, en 1948. Dès le début des années 1950, la pluralité des écoles et des tendances donne lieu aux ouvrages d’auteurs en plein essor créateur, tels Petar Šegedin (né en 1909), Vladan Desnica (1905-1967), Vjekoslav Kaleb (né en 1905), Mirko Bo face="EU Caron" ゼi が (né en 1919), Ivan Raos (1921-1987) et Ranko Marinkovi が (né en 1913), auteur de Cyclope (Kiklop , 1965). Incontournables sont les poètes comme Jure Kaštelan (1919-1990), Vesna Parun (née en 1922), Dragutin Tadijanovi が (né en 1905), aussi bien que Marijan Matkovi が (1915-1985), auteur dramatique. Deux revues littéraires, Cercles (Krugovi , publiée entre 1952 et 1958) et Raison (Razlog , publiée entre 1961 et 1968), diversifient encore la vie littéraire. Poètes et traducteurs, Ivan Slamnig (né en 1930) et Antun Šoljan (1932-1993) mettent en scène dans leurs romans les antihéros du milieu urbain, tandis que Slobodan Novak (né en 1924) place ses protagonistes dans des lieux écartés. Parmi les poètes se distinguent Slavko Mihali が (né en 1928), Milivoj Slavi face="EU Caron" カek (né en 1929), Vladimir Gotovac (né en 1930). Favorisant les préoccupations philosophiques, la critique littéraire et la poésie, les années 1960 voient apparaître les œuvres de Zvonimir Mrkonji が (né en 1938), de Daniel Dragojevi が (né en 1934). Parmi les romanciers des années 1970 et 1980 se détachent Ivan Aralica (né en 1930), Nedjeljko Fabrio (né en 1937), Irena Vrkljan (née en 1930), Dubravka Ugreši が (née en 1949), tandis qu’Ivo Brešan (né en 1936) et Slobodan Šnajder (né en 1948) apparaissent comme d’importants auteurs dramatiques. Les innovations poétiques amorcées par Josip Sever (1938-1989) et poursuivies dans les années 1970 vont de pair avec le surgissement de la prose fantastique. La théorie et la critique littéraire profitent des travaux de Stanko Lasi が (né en 1927), Viktor face="EU Caron" ォmega face="EU Caron" カ (né en 1929), Milivoj Solar (né en 1936), Velimir Viskovi が (né en 1951), Vladimir Biti (né en 1952). Predrag Matvejevi が (né en 1932) est, entre autres, l’auteur de Bréviaire méditerranéen (Mediteranski Breviar , 1987), qui connaît un succès international. Les années 1980 voient une nouvelle génération d’auteurs se rassembler autour de la revue Quorum . Au début de la décennie suivante, la guerre et le démantèlement de la Yougoslavie altèrent les conceptions d’identité nationale et de langue.
La littérature macédonienne
La littérature religieuse de type byzantin, en vieux slave et, plus tard, en slave d’église sous diverses rédactions, commence à se développer en Macédoine vers la fin du IXe siècle, lorsque saint Clément et son compagnon saint Naum fondent à Ohrid l’un des premiers centres culturels et littéraires de l’histoire des Slaves, connu en slavistique sous le nom d’École littéraire d’Ohrid. Dès ses débuts, cette littérature connaît une ascension fulgurante, notamment grâce aux textes de saint Clément lui-même (prônes, panégyriques), qui deviennent très populaires chez les Slaves du Sud et de l’Est.
Sous le joug
Vient ensuite une période de stagnation, aggravée par la présence ottomane: en Macédoine, la littérature religieuse survivra, sans se renouveler, jusqu’au début du XIXe siècle. C’est à cette époque seulement que se manifestent les premiers signes de modernisation. On assiste, entre autres, à une évolution de la langue littéraire, qui s’organise sur la base du parler populaire de Macédoine. Au XIXe siècle, la conjoncture historique est peu favorable au développement de la littérature, qui reste modeste. On peut cependant citer les noms de Konstantin Miladinov (1830-1862), de Rajko face="EU Caron" ォinzifov (1839-1877) et de Grigor Prli face="EU Caron" カev (1830-1893), qui ont laissé des traces dans le domaine de la poésie, et dont les écrits portent la marque d’une sorte de romantisme national. On retiendra surtout de cette époque qu’elle fut celle où se constitua par écrit tout un fonds de littérature populaire. Mais la question de la langue littéraire et de son unification reste ouverte jusqu’à ce que Krste Petkov Misirkov (1864-1924) la pose en termes précis, insistant sur la nécessité de fonder le macédonien littéraire sur les parlers du centre. C’est effectivement dans ce sens que se concevra la codification, mais le processus se poursuivra jusqu’en 1945, c’est-à-dire jusqu’après la création de la république de Macédoine dans le cadre de la fédération yougoslave, moment historique d’une importance capitale pour le développement de la littérature macédonienne contemporaine.
Auparavant, entre les deux guerres, on note un certain renouveau de l’activité littéraire parmi les Macédoniens de Yougoslavie et de Bulgarie, encore que ni la nationalité ni la langue macédoniennes n’aient eu à ce moment-là d’existence officielle. En Yougoslavie, on peut voir sur la scène des pièces de Vasil Iljoski (né en 1901), d’Anton Panov (1906-1968) et de Risto Krle (1900-1975), inspirées de la vie populaire et marquées par le régionalisme. La figure dominante de l’époque est certainement celle de Ko face="EU Caron" カo Racin (1908-1943), dont les poèmes, réunis en un recueil intitulé Les Aubes blanches (Beli mugri ), jouèrent un rôle considérable dans la création et le développement de la littérature macédonienne contemporaine.
Dans les années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, il y avait à Sofia, en Bulgarie, une société dite Cercle littéraire macédonien: c’est dans ce cadre qu’exercèrent leur activité des écrivains comme Nikola Vapcarov (1909-1942), qui écrivait en bulgare, Kole Nedelkovski (1912-1941), Venko Markovski... La tradition folklorique exerçait alors une influence considérable sur la littérature macédonienne, limitée presque exclusivement à deux genres, la poésie et le théâtre. Par ailleurs, la description du monde du travail et des conditions de vie de la nation macédonienne privée de ses droits témoigne de l’engagement social des auteurs.
Les textes en macédonien, pendant la Seconde Guerre mondiale, ne pouvaient être publiés que dans le cadre de la résistance antifasciste, clandestinement, ou par les soins des unités de partisans. Plusieurs écrivains disparurent dans la lutte de libération: citons entre autres les noms de Ko face="EU Caron" カo Racin, Kole Nedelkovski, Mite Bogoevski (1919-1942), Aco Karamanov (1927-1944).
Polyphonie
Une fois créée la république populaire fédérative de Yougoslavie, en 1945, paraissent la première grammaire, puis la première revue littéraire Le Jour nouveau . L’université Cyrille et Méthode est fondée un an plus tard. Puis viennent le recueil de nouvelles La Fusillade , de Jovan Boškovski (1920-1968) et, en 1952, le roman Le Village derrière les sept frênes de Slavko Janevski (né en 1920). La littérature macédonienne n’échappe pas à la période du réalisme socialiste, mais, dès les années 1950, une nouvelle tendance bouleverse les conditions de la création littéraire. La confrontation entre lyrisme et rhétorique est remplacée par celle qui oppose réalisme et modernisme. L’ouverture aux courants littéraires mondiaux met fin au pragmatisme dogmatique sans jamais aller jusqu’à une imitation éclectique. C’est alors que paraît l’une des meilleures œuvres de la poésie macédonienne d’après guerre: La Brodeuse de Bla face="EU Caron" ゼe Koneski (1921-1993), érudit et philologue qui fut aussi le codificateur de la langue. Aco Šopov (1923-1982) est l’un des chantres de l’intimisme de cette première génération; Slavko Janevski, confronté au passé et à l’histoire, exprime sa protestation ouverte contre tout ce qui enchaîne et limite l’homme; avec Mateja Matevski (né en 1929), une sensibilité nouvelle, empreinte d’une coloration surréaliste, et une nouvelle structure de langage s’imposent; Gane Todorovski (né en 1929) apporte beaucoup à la transposition de l’héritage populaire dans une sensibilité moderne; Anté Popovski (né en 1930) évoque le passé tragique de son peuple et fait éclater les cadres lexicaux et syntaxiques de la langue. Les années 1960 voient naître tout une pléiade de jeunes poètes de grand talent: Radovan Pavlovski (né en 1937) et Bogomil Djuzel (né en 1939) publient le premier manifeste poétique, L’Épique mis aux voix . Petre Andreevski (né en 1934), Vlada Uroševi が (né en 1934), Jovan Koteski (né en 1935), Mihail Red face="EU Caron" ゼov (né en 1936), Eftim Kletnikov (né en 1948), Katica あulafkova (née en 1951), Miloš Lindro (né en 1952), Ljiljana Dirjan (née en 1953), Vera face="EU Caron" アejkovska (née en 1954), chacun à sa façon, enrichissent la poésie macédonienne. Ces écrivains n’ont jamais rompu avec leurs racines, tout en restant largement ouverts aux divers courants de la poésie mondiale.
Le roman a connu une évolution très rapide. Après les pionniers, Slavko Janevski, Vlado Maleski (1919-1984) et Stale Popov (1900-1953), les années 1960 voient fleurir une nouvelle génération « urbaine » et nourrie de l’avant-garde européenne. Dimitar Solev (né en 1930), Blagoja Ivanov (né en 1931), Vlada Uroševi が (né en 1934), Petre Andreevski (né en 1934). Puis Taško Georgievski (né en 1935) et Bo face="EU Caron" ゼin Pavlovski (né en 1940) qui abordent particulièrement la diaspora souffrante, face="EU Caron" ォivko face="EU Caron" アingo (1936-1988) qui laisse un témoignage inoubliable sur la répression et la bureaucratie de la société communiste, enfin Luan Starova (né en 1941) qui relate le destin tragique de l’homme balkanique, toujours à la recherche du temps perdu.
Parmi les dramaturges, il faut citer Kole face="EU Caron" アašule (né en 1921), Tome Arsovski (né en 1928), Branko Pendovski (né en 1927), Jordan Plevneš (né en 1952) et surtout Goran Stefanovski (né en 1951), un talent de renommée internationale.
Quelques noms importants dans le domaine de la critique: Dimitar Mitrev (1919-1976), Milan Djurcinov (né en 1928), Aleksandar Spasov (né en 1925), Duško Nanevski (né en 1929), Gjordji Stardelov (né en 1930), Atanas Vangelov (né en 1946), Miodrag Drugovac (né en 1928).
La littérature serbe
On distingue deux époques dans la littérature serbe: des origines au XVIIIe siècle, l’ancienne littérature est placée sous l’influence de Byzance, tandis qu’à partir de cette date la littérature moderne se développe dans le cadre de la large civilisation européenne. La littérature écrite est précédée, puis accompagnée par une abondante production orale, recueillie au XIXe siècle, qui garde des traces de paganisme et exercera une influence considérable sur la création littéraire des XIXe et XXe siècles.
La tradition religieuse et historique
L’ancienne littérature, née de l’héritage culturel de Cyrille et Méthode, est fondée sur la variante cyrillique serbe du slave d’Église; elle gagnera son indépendance au XIIIe siècle, avec saint Sava Nemanji が (1174-1235), premier archevêque serbe, et son frère Stefan Prvoven face="EU Caron" カani, puis s’élèvera rapidement jusqu’au zénith grâce à deux moines du monastère serbe Hilandar du mont Athos, Domentijan et Theodosi. Deux siècles encore la vie littéraire continue de s’enrichir: on peut citer l’archevêque Danilo et ses successeurs (XIVe s.), Grigorije Camblak et Konstantin Filozof (XVe s.). Par la suite, les siècles d’occupation ottomane n’entraveront en rien le développement d’écrivains parmi lesquels le plus important est le patriarche Païsije (XVIIe s.). D’inspiration essentiellement religieuse tant par la forme que par le fond, mêlant l’abondance des symboles à l’éclat du panégyrique, cette littérature n’en reste pas moins historique et politique: son objet, l’histoire de la Serbie, dont les héros sont les hauts dignitaires de l’État et de l’Église, trouve son expression dans des genres aussi différents que la biographie, l’hymne liturgique, le panégyrique, le récit historique, la chronique, le récit de voyage, la chronologie. Seuls quelques textes, en général assez brefs, témoignent d’une inspiration plus personnelle, comme c’est le cas pour les écrits poétiques de la nonne Jefimija qui, dans son poème l’Éloge (1399), brodé sur le linceul de ce prince Lazare qui avait été tué à Kossovo en 1389, chante la douleur de son peuple vaincu par les Turcs; ou ceux du despote Stefan Lazarevi が, auteur du beau poème lyrique Slovo ljubve (Dit de l’amour); ou encore les vers des moines Siluan et Dimitri Kantakusin.
Trésors de la poésie populaire
La Serbie, sous les Turcs, voit fleurir une abondante littérature orale, où la vie du peuple tout entière trouve son expression: tableaux de la nature et de l’univers, scènes de la vie quotidienne, rapports sociaux et histoire nationale, c’est une vaste expérience collective qui est transmise par les contes, les nouvelles, les anecdotes, les proverbes, ou encore dans des œuvres poétiques aux accents rituels, mythologiques, lyriques ou épiques. La poésie lyrique tire le meilleur parti des possibilités de la langue et sait manier toutes les formes métriques. Quant à l’épopée, on y distingue un genre dit bugars face="EU Caron" スica , en vers de treize à seize pieds, disparu au XVIIIe siècle, et des chansons en décasyllabes, encore vivaces de nos jours. Tous ces poèmes, qui évoquent l’histoire du peuple serbe depuis le Moyen Âge jusqu’aux premières insurrections du XIXe siècle, sont organisés en cycles distincts (cycle de Kossovo, cycle de Marko Kraljevi が, cycle des Haïdouques...), où chaque pièce de vers garde cependant son autonomie. Les meilleures, considérées comme des classiques de la poésie populaire, savent fondre valeurs nationales et valeurs universelles et élever le folklore au niveau de l’art.
Le baroque et les Lumières
Après la migration au nord du Sava et du Danube en Hongrie d’une partie du peuple serbe (1690), la littérature se métamorphose, tout d’abord sur des bases traditionnelles (comme chez Venclovi が, fameux orateur orthodoxe et traducteur de plusieurs ouvrages de morale et de théologie), et plus tard, à partir de 1730, en s’inspirant des modèles du baroque russe, avec russification du serbe (Orfelin, auteur d’une vie du tsar Pierre le Grand; Rajic, auteur d’une histoire des Serbes, Croates et Bulgares). C’est à la fin du XVIIIe siècle que la littérature serbe s’arrache de sa tradition pour se tourner vers l’Europe des Lumières, avec le grand esprit et le fervent voyageur que fut Dositej Obradovi が (1739-1811). Dans son autobiographie, suite d’essais rédigés en une langue neuve, débarrassée des russismes, il jette les bases des premières formes romanesques et dramatiques.
Réformes linguistiques et littéraires à l’époque romantique
Libérée du pouvoir ottoman au début du XIXe siècle, la Serbie connaît un essor littéraire qui se traduit essentiellement par les réformes de Vuk Karadz face="EU Caron" ク が (1787-1864), recueilleur et éditeur de chants, de contes et de proverbes populaires, codificateur de la nouvelle langue littéraire, auteur de la première grammaire, du premier dictionnaire, dont les travaux, dans les domaines philologique, ethnographique et historiographique, fondent la littérature serbe moderne et inspireront toute la prose contemporaine. C’est aussi à cette époque, où l’on voit le classicisme côtoyer le romantisme et la mythologie gréco-latine se mêler au folklore serbe, qu’apparaissent les grandes œuvres épiques de Sima Milutinovi が (1791-1847), comme aussi les œuvres poétiques et dramatiques de Jovan Sterija Popovi が (1806-1856), considéré comme le père de la comédie serbe, et surtout de Petar II Petrovi が Njegoš (1813-1851), dont la philosophie de l’histoire trouve son expression la plus élaborée dans un chef-d’œuvre de la littérature serbe, Gorski Vijenac (La Couronne des montagnes ), drame épique chantant un épisode de la lutte des Monténégrins contre les Turcs. Njegoš est aussi l’auteur d’un grand poème mystique, Luc face="EU Caron" オ Mikrokozma (La Lumière du microcosme ).
Le romantisme est en Serbie la grande époque de la poésie, dominée par la personnalité de Branko Radic face="EU Caron" ガvi が (1824-1853), qui traita les grands thèmes romantiques dans la langue et sur le rythme des mélodies populaires. On peut considérer comme ses successeurs Jovan Jovanovi が Zmaj (1833-1906), poète extraordinairement fécond, chantant la vie familiale; Djura Jaks face="EU Caron" ク が (1832-1878), qui excelle à chanter les sentiments comme à décrire les paysages; Laza Kosti が (1841-1910), soucieux d’expériences linguistiques, et précurseur de la poésie moderne.
Essor de la prose et de la poésie à la fin du XIXe siècle
En prose, on retiendra les récits folkloriques de Stefan Mitrov Ljubiša, mais surtout l’œuvre de Jakov Ignjatovi が (1822-1889), appelé le « Balzac serbe » pour ses romans à thèmes sociaux.
Le réalisme s’impose à la fin du XIXe siècle, dans la nouvelle d’abord, puis dans le roman et la comédie. Milovan Glis face="EU Caron" ク が (1847-1908) créateur de la nouvelle réaliste, est suivi par bien d’autres: Laza Lazarevi が (1851-1891), psychologue autant qu’artiste; Janko Veselinovi が (1862-1905), peintre d’une vie rurale idyllique; Simo Matavulj (1852-1908), homme d’une vaste culture tout pénétré d’esprit européen; l’humoriste Stevan Sremac (1855-1906); le satirique Radoje Domanovi が (1873-1908); Petar Ko face="EU Caron" カク が (1877-1916), qui raconte son pays natal sur un ton de lyrisme passionné; l’auteur dramatique comique Branislav Nus face="EU Caron" ク が (1864-1938); les romanciers Svetolik Rankovi が (1863-1899), instigateur du roman psychologique, et Borislav Stankovi が (1876-1927), nouvelliste et romancier des passions tragiques, un des plus puissants, auteur de Nec face="EU Caron" クsta krv (Le Sang impur , 1910).
La poésie connaît un développement légèrement différent, mariant, chez Vojislav Ili が (1860-1894), l’élégie et la narration et cultivant la sobriété classique. Ili が marque, avec Aleksa S face="EU Caron" オnti が (1868-1924), les débuts d’une ère nouvelle en poésie. Au début du XXe siècle, Jovan Duc face="EU Caron" ク が (1874-1943) et Milan Raki が (1876-1938) découvrent le Parnasse et le symbolisme français et introduisent dans la poésie serbe l’esthétisme, le culte de la forme et l’idéal cosmopolite. Plus tard, c’est toute l’absurdité d’un monde en décomposition qu’exprimeront Sima Pandurovi が (1883-1960) et Vladislav Petkovi が-Diš (1880-1917), à la veille de la Première Guerre mondiale.
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, des auteurs comme Ljubomir Nedi が, Bogdan Popovi が, Jovan Skerli が se présentent comme fondateurs de la critique littéraire serbe au sens moderne.
La littérature du XXe siècle: synthèses et foisonnement
C’est l’époque de toutes les contradictions et d’une production littéraire qui oscille entre le modernisme et le traditionalisme, les exigences de l’art et celles de la pratique sociale. Expressionniste et surréaliste pendant les années vingt, sociale à partir de 1930, puis partisane pendant la lutte de libération (1941-1945), la littérature serbe s’efforce après la guerre d’intégrer les valeurs traditionnelles aux structures modernes. Des écrivains d’avant-garde comme Miloš Crnjanski (1893-1977) et Rastko Petrovi が (1898-1949) s’attachent à exprimer en prose et en vers tous les instincts, toutes les passions. Plus traditionnel que cette littérature de l’élan vital, le réalisme méditatif d’Ivo Andri が (1892-1975), dans ses récits et ses romans sur le passé de la Bosnie, opère la synthèse de la légende et de la psychologie moderne. Tous les genres sont abondamment représentés. En poésie, plusieurs courants coexistent: le lyrisme traditionnel (Desanka Maksimovi が), le surréalisme (Milan Dedinac, Dus face="EU Caron" オn Mati が, Aleksandar Vu face="EU Caron" カo, Oskar Davi face="EU Caron" カo), le modernisme mystique et folklorique (Momc face="EU Caron" クlo Nastasijevi が), et les tendances contemporaines où l’avant-garde redécouvre les anciens mythes (Vasko Popa, Miodrag Pavlovi が, Stevan Raic face="EU Caron" ケovi が, Branko Miljkovi が, Ljubomir Simovi が, Matija Be がkovi が, etc.). La prose s’épanouit d’abord dans la nouvelle (Veljko Petrovi が, Isidora Sekuli が, Branko あopi が, Antonije Isakovi が), puis, à partir de 1950, dans des romans dont la plupart traitent du monde contemporain, avec des auteurs aussi différents qu’Oskar Davi face="EU Caron" カo (thème de l’occupation et de la clandestinité); Branko あopi が (la lutte de libération, ses séquelles en temps de paix); Dobrica あosi が (grandeur et misère des mythes nationaux); Mihailo Lali が (le déchaînement des puissances du mal dans les situations de conflit historique); Meša Selimovi が (dont les œuvres sont pénétrées d’histoire et de pensée islamiques); et d’autres aussi comme Boško Petrovi が, Aleksandar Tišma, Miodrag Bulatovi が, Bora Cosi が, Dragoslav Mihailovi が, Mirko Kova face="EU Caron" カ, Borislav Peki が, face="EU Caron" ォivojin Pavlovi が, Vidosav Stevanovi が, Branimir Š face="EU Caron" カepanovi が, Filip David, Dušan Kova face="EU Caron" カevic, Banko V. Radi face="EU Caron" カevi が, ou Danilo Kiš (1935-1989), peintre féroce et truculent de la diaspora juive et de tous les goulags (la trilogie Cirque de famille , 1965-1972, Un tombeau pour Boris Davidovitch , 1976, L’Encyclopédie des morts , 1983).
Le développement de la littérature alimente une abondante production dans le domaine de la critique et de l’essai, où toutes les tendances contemporaines sont représentées: œuvres plus remarquables d’Isidora Sekuli が, Stanislav Vinaver, Milan Bogdanovi が, Marko Risti が et, après la guerre, toute une lignée d’essayistes particulièrement ouverts aux influences occidentales: Zoran Miši が, Borislav Mihajlovi が, Radomir Konstantinovi が, Miodrag Pavlovi が, Jovan Hristi が, Zoran Glušicevi が, Milovan Danojli が.
La littérature slovène
C’est en l’an 970 que l’on trouve citée pour la première fois comme lingua sclavinisca la langue slovène. Les premiers textes écrits font leur apparition autour de l’an mille: il s’agit de prières revêtant des formes semi-poétiques qui portent le nom de Bri face="EU Caron" ゼinski spomeniki (Textes de Freisinger), et qui constituent l’expression la plus achevée de la culture littéraire slovène au Moyen Âge. Les autres textes de la même époque sont également pour la plupart d’inspiration religieuse. C’est dans les grandes villes européennes que les humanistes slovènes ont élaboré leur œuvre, et les premiers livres publiés le furent par des protestants, comme Primo face="EU Caron" ゼ Trubar, auteur d’un catéchisme (Katekizem ) et d’un abécédaire (Abecedarij , 1550), et rédacteur, en outre, du Missel slovène (Slovenska cerkovna ordninga , 1564) et de recueils de cantiques; Sebastian Krelj, auteur du premier manuel, une bible pour enfants (Otro face="EU Caron" カja biblija , 1566); Jurij Dalmatin, traducteur du texte intégral de la bible (Biblija , 1584); Adam Bohori face="EU Caron" カ, auteur de la première grammaire (Arcticae horulae , 1584). Sous les thèmes généralement religieux de la littérature protestante percent déjà certaines velléités littéraires: individualisation du langage poétique, références aux structures de la poésie populaire, éléments de discours narratif. Les écrivains protestants ont aussi à leur actif la codification de la langue et de l’orthographe slovènes.
La Contre-Réforme n’entrave en rien le développement de la littérature slovène. L’époque baroque voit surgir des œuvres importantes comme la Passion (Pasijon , 1677) de la ville de Škofja Loka, et la Comédie de la Passion du Christ (Komedija od Kristusovega trpljenja ) de face="EU Caron" ォelezna Kapla, en Carinthie, ou encore, le Sacrum promptuarium (1691), de Janez Svetokriški, recueil de sermons d’inspiration libre, souvent humoristique dans le choix des thèmes et la construction des intrigues. Ce sont également les débuts de la littérature scientifique, qui se présente sous forme d’ouvrages pluridisciplinaires dont le plus fameux est L’Honneur du duché de Carniole (1689), de Valvasor: cet ouvrage présente la particularité de porter en guise de dédicace une poésie de Jo face="EU Caron" ゼef Zizen face="EU Caron" カelij, première dédicace poétique signée et rédigée en langue slovène.
L’époque des Lumières est marquée par la publication, entre 1779 et 1781, à l’initiative de Marko Pohlin, d’un almanach poétique, Pisanice , où sont développés, dans un style classique, les thèmes de la renaissance nationale et de l’autonomie de la création poétique.
A. T. Linhart, historien et auteur dramatique, utilise des éléments empruntés à l’esthétique du Mariage de Figaro et aux idées de Beaumarchais pour composer sa fameuse comédie, Veseli dan ali Mati face="EU Caron" カek se face="EU Caron" ゼeni (Un jour de joie, ou Mati face="EU Caron" カek se marie , 1790). C’est en 1806 qu’est publié le premier recueil de poésies slovènes, Pesmi za pokušino (Poésies à déguster ). Mais l’une des publications les plus notoires du préromantisme reste à coup sûr Grammatik der slavischen Sprache in Krain, Kärnten und Steyermark (Grammaire des parlers slaves de Carniole, de Carinthie et de Styrie , 1808).
Prešeren: le lyrisme fondateur
C’est avec le romantisme que la littérature slovène s’européanise. Né en 1800, le poète France Prešeren fait paraître en 1847 un ouvrage, Poezije (Poésies), qui est considéré encore aujourd’hui comme le plus beau fleuron de la littérature slovène. « Chantre de l’amour », Prešeren a mis en vers l’absolu de la passion dans le multiple domaine des idées et des émotions, de la nation, de l’humanité tout entière. Remarquable profondeur de vue dans l’art de traiter les problèmes, qu’ils soient individuels ou existentiels, nationaux ou politiques; liberté d’un art s’élevant au-dessus des dogmes, au-dessus des religions et des politiques; présence de multiples formes poétiques, celles de la Renaissance, le sonnet, le tiercet, la stance, le huitain, la gazela , et aussi toutes les formes de la poésie individuelle, de l’élégie, de la romance et de la ballade à l’épopée et à la satire: telles sont les caractéristiques de cette œuvre, synthèse originale, unique en son genre, de la culture poétique européenne dans son ensemble. Il faut dire que Prešeren eut pour maître Matija face="EU Caron" アop, grand spécialiste de la littérature européenne. Pour face="EU Caron" アop et Prešeren, la poésie, quand elle est autonome, est douée d’un pouvoir orphique qui favorise l’union entre les hommes et assure la présence des nations dans l’histoire.
Reprenant les idées de Prešeren, les réalistes, avec notamment la prose narrative et l’art dramatique, enrichissent la littérature slovène de quelques nouveaux genres. Le scepticisme existentiel et les grands thèmes de l’amour et de la nation chers à la poésie lyrique affectent souvent des formes simplifiées, proches des structures de la poésie populaire: témoin des œuvres comme Pesmi (Poèmes , 1865), de Simon Jenko, ou Poezije (Poésies , 1882), de Simon Gregor face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ; Balade in romance (Ballades et romances, 1884), d’Anton Aškerc, offre en outre une thématique d’inspiration sociale. L’ère de la prose narrative est ouverte par Fran Levstik, avec d’une part une nouvelle, Martin Krpan (1858), qui met en scène un fameux héros populaire, et d’autre part un programme littéraire, sorte de manifeste en faveur du roman réaliste. Mais c’est Josip Jur face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ qui devait écrire le premier roman slovène, Deseti brat (Le Dixième Frère, 1864). Cet auteur fécond, doué d’un grand pouvoir de persuasion, s’est aussi attaché à approfondir, avec Levstik, l’idéologie populaire démocratique.
L’autonomie de l’art face à toute idéologie trouve un farouche défenseur en la personne de Josip Stritar, dont les articles sont publiés de 1870 à 1875 par la revue Dunajski zvon (La Cloche de Vienne). Néanmoins, ces préoccupations esthétiques n’ont pas eu pour effet d’éloigner de leur peuple les écrivains slovènes: Jarez Trdina publie dans les années 1880 Contes et histoires de montagnards (Bajke in povesti o Gorjancih ), où les thèmes narratifs du folklore sont élevés au rang d’œuvre littéraire. Ce dualisme dans l’inspiration est aussi celui de Janko Kersnik, en particulier dans l’un de ses romans, Jara Gospoda (Les Parvenus , 1895). Quant au romancier Ivan Tav face="EU Caron" カar, il conjugue en 1918, dans Visoška Kronika (La Chronique de Vissoko ), les grands thèmes de l’amour et les grands problèmes politiques et sociaux. C’est vers la même époque qu’ont été lancées deux grandes revues littéraires: de 1881 à 1941, Ljubljanski zvon (La Cloche de Ljubljana) et, de 1888 à 1945, Dom in svet (Notre pays et le monde).
Le naturalisme ne joue qu’un rôle épisodique dans l’histoire de la littérature slovène, qui restera fortement marquée en revanche par les influences impressionnistes et symbolistes, de Dragotin Kette, qui réalise l’union tragique de l’humour et de l’amour, et modernise le sonnet (Poezije , 1900), à Josip Murn, chantre de l’existence solitaire et déchirée, et enfin à Ivan Cankar et à face="EU Caron" ォupan face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ, les deux figures dominantes de la littérature slovène du XXe siècle.
Individualisme et communauté spirituelle
On doit à Cankar l’élaboration de l’écriture moderne dans le discours romanesque et dramatique: une phrase, musicale et bien rythmée, que l’on pourrait qualifier d’impressionniste, riche en métaphores et aussi en symboles, un art du dialogue à la fois réaliste et symboliste. C’est une prose toute pénétrée d’une thématique existentielle typique de la collectivité nationale et sociale. Il faut surtout retenir, de Cankar, la nouvelle intitulée Hlapec Jernej in njegova pravica (Le valet Jernej et son droit, 1907), un cycle de courts récits sur des thèmes libertaires et humanistes, Podobe iz sanj (Images du rêve, 1917) et un roman d’analyse dont l’inspiration est proche de celle de Proust, Nina (1906). En outre, la liste est longue des pièces de Cankar dont on peut dire qu’elles fondent l’art dramatique slovène: thématique sociale dans Kralj na Betajnovi (Le Roi de Betajnov, 1902); thématique antinomique de l’art et de la morale bourgeoise dans une farce, Pohujšanje v dolini šentflorjanski (Scandale dans la vallée de saint Florian, 1908); thème de la servitude dans Hlapci (Les Valets, 1909); symbolique du désir dans Lepa Vida (La Belle Vida, 1911). Social-démocrate, Cankar a élaboré dès 1913 les thèses du fédéralisme politique yougoslave.
L’amour, l’existence de l’individu dans la société et dans l’univers, la patrie, l’art: tels sont les grands thèmes développés par face="EU Caron" ォupan face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ dans une poésie qui chante, de manière obsessionnelle, la liberté de l’homme et sa force vitale. Son goût du rythme musical, son sens aigu des modulations sonores et sémantiques du mot ont permis à face="EU Caron" ォupan face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ de hausser le vers rythmique jusqu’aux plus hauts sommets de l’art, notamment dans deux recueils fameux: Samogovori (Monologues , 1908) et V zarje Vidove (Les Aubes de la Saint-Jean , 1920). Excellent traducteur de Shakespeare, face="EU Caron" ォupan face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ est aussi l’auteur d’une pièce dramatique d’inspiration symboliste, Veronika Deseniška (1924), et de nombreux essais sur la littérature, la langue, l’art du comédien. En 1941, avec un poème intitulé Veš, poet, svoj dolg? (Poète, connais-tu ton devoir? ), il prend place parmi ces écrivains européens qui devaient opposer au fascisme grandissant la force de leur esprit.
Fidèle à la poétique traditionnelle, Alojz Gradnik, pour sa part, mêle les thèmes érotiques au fantastique de l’au-delà, tandis que Sre face="EU Caron" カko Kosovel combine impressionnisme, symbolisme et expressionnisme pour tenter d’exprimer les inquiétudes de son époque, clamant sa douleur d’humaniste européen et opposant une poésie constructive à l’impérialisme bourgeois. La prose d’Ivan Pregelj et l’œuvre dramatique de Slavko Grum sont aussi inspirées de l’expressionnisme. Dans les années 1930, le réalisme impose au roman et au théâtre des thèmes sociaux et historiques, qui permettent aux auteurs de traiter de la crise morale des milieux ruraux et urbains, ainsi que des aberrations de la politique nationale ou étatique. Avec Lovro Kuhar, Pre face="EU Caron" ゼihov Voranc, Miško Kranjec, Bratko Kreft, Ciril Kosma face="EU Caron" カ, Anton Ingoli face="EU Caron" カ et Ivan Potr face="EU Caron" カ, on note l’apparition de nouveaux genres, tels que le roman collectif, le drame historique de classe, un théâtre de la confrontation entre l’individu et l’idéologie socialiste.
Les conflits sociaux et la crise de l’intellectuel bourgeois investissent également la poésie, comme en témoignent principalement l’œuvre poétique de Mile Klop face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ et celle de Bo face="EU Caron" ゼo Vodušek. Il faut citer aussi le nom de Josip Vidmar, critique littéraire et spécialiste de Molière, qui s’emploie à défendre les droits de l’art face à toutes les morales, à toutes les idéologies.
Les années de la Guerre de libération nationale (1941-1945) verront fleurir la poésie révolutionnaire et partisane de poètes comme Karl Destovnik-Kajuh, Vladimir Pavši face="EU Caron" カ, Matej Bor.
La modernité
Après la guerre, Edvard Kocbek, élève de Mounier, chante l’individu et sa liberté spirituelle. D’autres poètes importants apparaissent comme Jo face="EU Caron" ゼe Udovi face="EU Caron" カ, Kajetan Kovi face="EU Caron" カ, Lojze Krakar, Janez Menart, Ivo Minatti, C. Zlobec, Tone Pav face="EU Caron" カek, Gregor Strniša, Ervin Fritz.
La littérature slovène demeure menacée par le réalisme socialiste, mais, grâce au grand tournant vers la modernité que marque V. Taufer, la poésie accompagne les grands courants européens. Les poètes comme T. Šalamun, Dane Zajc, M. Jesih, B. A. Novak, E. Flisar, les romanciers Lojze Kova face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ, V. Zupan, I. Svetina, Pavle Zidar, I. Torkar, Vladimir Kav face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ, Peter Bo face="EU Caron" ゼi face="EU Caron" カ, M. Ro face="EU Caron" ゼanc, R. Šeligo, D. Jan face="EU Caron" カar, A. Capuder, les dramaturges J. Javoršek, D. Jovanovi face="EU Caron" カ, Andrej Hieng, Dominik Smole, Primo face="EU Caron" ゼ Kozak, et d’autres, se retrouvent dans le courant de la modernité et de la post-modernité.
Dans les années 1970 apparaît l’idée d’un espace culturel slovène commun, s’élargissant jusqu’aux auteurs appartenant aux minorités slovènes en Italie, comme B. Pahor, Alojr Rebula, V. Bartol, M. Nadlišek, I. Hergold, M. Košuta, M. Kravos, A. Pregarc et, en Autriche, avec Florijan Lipuš, J. Messner, E. Prun face="EU Caron" カ, J. Ferk, F. Hafner, M. Haderlap, V. Polanšek, V. Ošlak et G. Januš.
La jeune génération des années 1980 se libère complètement de l’idéologie et de l’histoire en élargissant les thèmes à traiter. Les auteurs en vue sont B. Mozeti face="EU Caron" カ, A. Debeljak, J. Potokar, M. Vidmar, A. Ihan.
Avec la création d’un État autonome des Slovènes, la littérature intègre aussi les auteurs appartenant à l’enclave slovène de l’Argentine, avec Sim face="EU Caron" カi face="EU Caron" カ, et d’autres pays. Les thèmes qui préoccupent les écrivains et les poètes sont la question d’identité, l’existence, les idées esthétiques d’inspiration psychanalytique, mais aussi phénoménologique, ainsi que la situation de l’homme dans le nouveau contexte de l’Europe.
Yougoslavie
(République fédérale de) état du S.-E. de l'Europe qui regroupe auj. la Serbie et le Monténégro; limité à l'O. par la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et la mer Adriatique, à l'E. par la Roumanie et la Bulgarie, au S. par l'Albanie et la Macédoine; 102 200 km²; 10 514 000 hab.; cap. Belgrade. Langue off.: serbe (anc. serbo-croate). Monnaie: dinar yougoslave. Relig.: orthodoxes (minorités catholiques et musulmanes). Observation - La Yougoslavie regroupait jusqu'en 1992 six républiques socialistes: la Serbie, la Croatie, la Slovénie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine et le Monténégro. Géogr. phys. et hum. - Le littoral adriatique, au climat méditerranéen, est dominé par les chaînes Dinariques, humides et forestières. Au sud, le massif central yougoslave a un climat rude. Au nord, de vastes plaines continentales (Vojvodine), limoneuses et fertiles, sont drainées par la Save, la Drave et le Danube; plus riches, ces régions peuplées et urbanisées ont attiré l'exode rural venu des montagnes et du S. La population est auj. majoritairement serbe (62,3 %), mais elle compte des minorités. Albanais (16 % dont 90 % sont établis au Kosovo), Hongrois (3,3 %, résidant principalement en Vojvodine). écon. - L'économie de l'anc. Yougoslavie (V. ci-dessus Observation) présentait des traits originaux par rapport aux autres pays socialistes: importance croissante du secteur privé (85 % des terres cultivées), autogestion généralisée dans l'industrie (abandonnée en 1989), planification souple, décentralisation. L'agriculture occupait moins du quart des actifs. Les plaines du N. ont été exploitées de façon moderne (irrigation): blé, maïs, élevage intensif. L'industrie eut un développement rapide, mais les minerais (cuivre, fer, plomb, bauxite, zinc, mercure) compensaient mal la faiblesse énergétique (hydroélectricité, lignite, un peu de pétrole et de gaz). Tous les secteurs (de la sidérurgie à l'électronique) et toutes les régions étaient couverts; princ. centres: Belgrade et Zagreb (auj. cap. de la Croatie). Une crise écon. a débuté à la fin des années 70, malgré les transferts des émigrés (50% en Allemagne) et le tourisme: endettement, hyperinflation (stoppée en 1990), chômage. De 1992 à 1995, l'économie de la nouvelle rép. féd. de Yougoslavie a été durement touchée par la guerre menée contre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine; en outre, cette guerre a entraîné un embargo commercial de l'ONU, qui a ruiné plus encore l'économie yougoslave. En 1996, près de 80 % de la population se trouvait au-dessous du seuil de pauvreté. Hist. - Proclamé le 1er déc. 1918, le royaume des Serbes, Croates et Slovènes fut confirmé par les traités ultérieurs (1919-1920). Roi en 1921, Alexandre Ier adopta une Constitution centralisatrice, qui aviva les oppositions entre Serbes et Croates. Dès 1929, il suspendit la Constitution et gouverna de façon autoritaire le pays, qui se nomma en 1931 Yougoslavie. Après l'assassinat du roi à Marseille par des terroristes croates (1934), Pierre II, ayant onze ans, la régence fut exercée par le prince Paul, qui signa un pacte avec l'Allemagne (25 mars 1941) et le gouv. fut renversé (27 mars). Pierre II prit le pouvoir et l'Allemagne envahit le pays (avril). Deux puissants mouvements de résistance s'organisèrent: l'un, royaliste, autour du Serbe Mihajlovic; l'autre, communiste, autour du Croate Tito, que dès 1943, les Alliés soutinrent. En 1944-1945, le pays, qui avait perdu 170 000 hommes, fut libéré en grande partie par ses propres forces (cas unique en Europe, avec celui de la Grèce), et les élections de 1945 assurèrent une position dominante au parti communiste. En 1946, l'Assemblée constituante établit une république fédérative (dont Tito devint le président) et élabora une Constitution socialiste. Bien que placée dans l'orbite soviétique, la Yougoslavie rompit avec l'U.R.S.S. de Staline (1948) et proposa un "modèle yougoslave" (autogestion, non-alignement, internationalisme) qui composait intelligemment avec le bloc occidental. Après la mort de Staline (1953), les relations avec l'U.R.S.S. se rétablirent progressivement, mais le "modèle autogestionnaire" tint mal ses promesses. Dep. la mort de Tito (1980), un gouvernement collégial a assuré la direction de l'état. Plusieurs révisions constitutionnelles (1963, 1971, 1974, 1981, 1988) tentèrent de répartir les pouvoirs entre les instances féd. et les rép. et prov. Les prem. élections libres (1990) ont montré le conflit entre les Slaves occid. de Slovénie et de Croatie, plus riches, et les Slaves orthodoxes, plus pauvres, de Serbie (où le Kosovo pose un problème supplémentaire), ainsi qu'entre chrétiens et musulmans (en Bosnie-Herzégovine, notam.). En juil. 1991, la proclamation d'indépendance de la Slovénie et de la Croatie a créé une guerre civile. En janv. 1992, la C.é.E. a reconnu les nouv. états, puis (avril) l'indép. de la Bosnie-Herzégovine, où 15 000 casques bleus de l'ONU sont intervenus. Une nouvelle République fédérale de Yougoslavie (cap. Belgrade) fut proclamée le 27 avril 1992 par les Parlements de Serbie et du Monténégro, mais la communauté internationale lui retire son siège à l'ONU et impose en mai un embargo contre la Serbie et le Monténégro en raison de leur rôle dans les conflits de Bosnie et de Croatie. Le conflit yougoslave a provoqué l'exode de plus de 2 millions de personnes (en tout, de 1991 à 1994: 4 millions). à partir d' août 1992, une conférence internationale (à Londres puis à Genève) réunit les représentants des diverses communautés. Le Premier ministre de la nouv. Yougoslavie, Milan Panic, fut renversé en déc. 1992 par les députés nationalistes. L'homme fort est le président serbe Slobodan Milosevic. Après que les Serbes de Bosnie eurent rejeté le plan de paix international (août 1994), la Serbie et le Monténégro imposent un blocus à leurs anciens alliés. En 1995, S. Milosevic signe les accords de Dayton (È.-U., Ohio) qui instaurent une paix fragile dans la région. (V. Bosnie-Herzégovine et Serbie.) En 1997, Milosevic est élu président de la Rép. féd. de Yougoslavie par l'Assemblée fédérale.
Encyclopédie Universelle. 2012.