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CAMBODGE
CAMBODGE

Plaine et hautes terres, lacs, fleuves et forêts, la nature impose au Cambodge cette distinction. Et le mythe accuse cette division entre le Cambodge de l’eau et le Cambodge des montagnes.

Le Cambodge (Cambodge vient du sanskrit Kambuja : «nés de Kambu », allusion à une légende mythologique), a-t-on dit, est un don du Mékong, mais seule la plaine vit au rythme de l’eau. Au plus fort de la crue du grand fleuve, au début d’octobre, la plaine des Quatre Bras – nœud des grandes voies fluviales où se situe Phnom Penh – est, telle une mer, agitée de tempêtes, et le fleuve Tonlé Sap renverse son cours, refluant vers les lacs qui couvrent alors quelque 8 p. 100 du territoire. Aussi le Cambodge est-il célèbre par ses pêches, les plus fructueuses du monde.

Les Cambodgiens – terme qui désigne des populations où des éléments nombreux (m 拏n, khmer, stieng...) se sont superposés au fonds indonésien, teinté de quelques apports indo-malais – ont fait partie du plus ancien peuplement de l’Indochine, à l’époque néolithique. Les Proto-Khmers devaient recevoir, des hommes venus de la mer et tout spécialement de l’Inde, avec les techniques les plus diverses, l’écriture, des lois et des religions. D’abord petit royaume ouvert sur la mer, le Cambodge se transforme en un vaste empire terrien qui connaît, sous Jayavarman VII (1181-1218), sa plus grande extension: outre les pays khmers, il comprend les actuels territoires de la basse Birmanie, du Laos, de la Thaïlande, une partie de la péninsule malaise et la quasi-totalité du Vietnam méridional.

Conduit pendant des siècles par des rois conquérants et bâtisseurs, adeptes de Çiva, de Vichnou ou du Bouddha (Mahayana), qui fondèrent la civilisation angkorienne et lui donnèrent un éclat incomparable, le peuple cambodgien se convertit finalement, au XIVe siècle, au bouddhisme Theravada, sa religion d’aujourd’hui. Mais les luttes intestines affaiblirent bientôt le royaume, ce qui permit à d’ambitieux voisins d’en tirer avantage.

Angkor, prise par les Siamois en 1353 puis en 1431, fut abandonnée au milieu du XVe siècle, et sa civilisation, fondée sur une riziculture intensive, s’effondra. Le Cambodge tomba peu après sous la suzeraineté des Siamois d’Ayuthia. Ses rois ne purent y faire échec, à partir du XVIIe siècle, qu’en recourant périodiquement au concours du Vietnam qui, devenu leur voisin après la disparition du Champa, sut profiter habilement de la décadence khmère et des guerres civiles pour s’approprier et coloniser l’ensemble du delta du Mékong. En 1845, Siamois et Vietnamiens, las de tenter, chacun de leur côté, de s’en emparer, s’accordèrent pour placer le Cambodge sous un condominium. La conquête de la Cochinchine par la France permit à celle-ci, en 1863, de substituer son protectorat à celui du Vietnam, puis à celui du Siam et sauva ainsi le Cambodge d’un partage entre ses deux voisins.

Progressivement modernisé, pendant quatre-vingts ans, par l’administration française, le Cambodge a recouvré en 1953-1954 son indépendance politique et économique et, par une «neutralité active», son souverain d’alors, Norodom Sihanouk, a tenté d’en accélérer le développement et de lui épargner d’être entraîné dans la guerre qui désolait le Vietnam voisin. Il a finalement échoué et, depuis 1968, les luttes de factions, et surtout les interventions étrangères, ont plongé le Cambodge dans une série d’épreuves indicibles. Ravagé, ayant perdu près d’un tiers de sa population, le Cambodge est reparti en 1991 sur une nouvelle route. Avec 8 millions d’habitants pour une superficie de 181 000 kilomètres carrés, dont une grande partie de terres riches, il peut jouer, dans l’Indochine nouvelle, un rôle à sa mesure.

1. Données physiques et humaines

Le cadre géographique

Relief

Le relief du Cambodge est simple: vaste zone déprimée qu’encadrent de hautes terres.

Dans la zone déprimée, on peut distinguer, bien qu’il n’y ait aucune discontinuité topographique: la plaine des Lacs , à l’ouest, occupée en son centre par une nappe lacustre de 2 300 km2 (Grand Lac, Petit Lac, Veal Pok), la plaine des Quatre Bras où Mékong supérieur, Mékong inférieur à l’est, Tonlé Sap et Bassac dessinent une sorte de K dont le nœud est à Phnom Penh; les bas plateaux du Nord et du Nord-Est , ce dernier drainé notamment par les trois rivières Srè Pok, Sé San et Sé Kong. Plaines et plateaux, très plats, sont accidentés de hauteurs isolées, soit tabulaires (ce sont alors les témoins de la couverture de grès clairs, aujourd’hui disparue: Phnom Koulen, Phnom Tbeng, Phnom Batheay), soit aiguës (et ce sont alors des inselbergs). Plaines et plateaux correspondent donc à une «pédiplaine» à inselberg – ici préjurassique – du «pseudosocle» de la Sonde, presque exhumée de sa couverture de grès supérieurs jurassiques et crétacés, masquée dans les plaines centrales par un mince manteau d’alluvions (surtout récentes); sur cette pédiplaine se sont répandues des nappes de basaltes quaternaires, notamment à l’est dans la région de Kompong Cham (Chup, Chamcar Leu).

Le cadre de hautes terres comprend les Dang Rek, les monts du Sud Cambodge et le plateau du haut Chhlong. La falaise des Dang Rek (765 m) au nord, de direction presque rigoureusement ouest-est, abrupte, rectiligne encore que festonnée, est le rebord méridional de la couronne gréseuse du nord-est de la Thaïlande; falaise de grès clairs jurassiques, dont la genèse n’est pas encore expliquée («pseudo-cuesta»). Les monts du Sud Cambodge , au sud, comprennent les hautes tables gréseuses des Cardamomes, orientées nord-ouest - sud-est et culminant à 1 700 m, et de l’Eléphant, orientées nord-sud et culminant à 1 000 m, portions de la couverture hachées de failles, et deux massifs plus vigoureux qui les précèdent au nord-est et au nord-ouest; le Phnom Aural granitique (1 813 m) et les monts de Païlin (Phnom Tumpor rhyolitique et Phnom Tadek de grauwackes permiennes); granite et rhyolite sont triasiques et sont des terrains du pseudo-socle. Le plateau du haut Chhlong (1 100 m au Namlyr) forme à l’est une haute table de grès supérieurs, recouverte de basaltes quaternaires; sa genèse reste, elle aussi, mystérieuse. Dans l’ensemble cependant, le relief du Cambodge s’explique par le maintien ou l’ablation des grès siliceux clairs qui fossilisaient le pseudo-socle de la Sonde (Asie).

Climat et hydrographie

Le climat de la zone déprimée, et notamment des plaines centrales où se groupe la population, est relativement sec: Phnom Penh reçoit environ 1 400 mm de pluie et la plupart des stations reçoivent entre 1 200 et 1 600 mm; ceci s’explique parce que ces plaines sont «sous le vent», abritées de la mousson du sud-ouest par les monts du Sud Cambodge dont la façade maritime reçoit, au contraire, des pluies énormes (plus de 5 m à Sihanoukville); le Nord-Est est également bien arrosé. En plaine, les jours de pluie sont relativement peu nombreux; de 100 à 125 par an (Phnom Penh, 121), et l’insolation est forte (2 492 heures annuelles). De mai à juillet, les pluies tombent sous forme d’orages d’après-midi, sont très irrégulières et assez peu abondantes; cette situation est aggravée par une «petite saison sèche» de juillet-août qui peut durer une ou deux semaines. Les grandes pluies n’interviennent qu’en septembre et octobre; elles sont, alors, plutôt trop abondantes. La saison sèche est nettement marquée et l’on compte quatre mois secs consécutifs (de décembre à mars); très exceptionnellement décembre, janvier ou février connaissent quelques pluies fines et durables, avec temps couvert, qui sont dues à une arrivée d’air particulièrement frais; mais, en général, règne d’abord un temps clair et lumineux (saison fraîche) avec un vent du nord-est, desséchant encore qu’agréable, qui est un alizé, puis un temps lourd et chaud (saison chaude) où la sécheresse s’accuse en dépit de la «pluie des mangues» (fin mars). En avril, les lits des rivières sont presque tous à sec; plaines d’herbe (veal ) et rizières en chaume forment une immense paillasse; la forêt claire qui couvre de grandes étendues est sinistre avec ses herbes jaunies, ses arbres maigres aux troncs fissurés, son sol jonché de larges feuilles rouges et luisantes.

En revanche, le cœur des plaines est inondé pendant plusieurs mois, car la crue du Mékong connaît ici une ampleur grandiose. Les eaux du fleuve commencent à monter entre le 1er et le 20 juin et atteignent leur maximum vers le 1er octobre; elles sont en moyenne à plus de 8 m au-dessus du niveau d’étiage à Phnom Penh; le débit passe de 1 700 à 45 000 m3/s; il aurait même atteint 60 000 m3/s à Kratié. Une partie de cette énorme masse d’eau s’étend sur la plaine des Quatre Bras par les prek , brèches qui traversent les bourrelets du fleuve; elle gagne des dépressions, les beng , qui s’étalent largement. Mieux, la rivière Tonlé Sap, exutoire normal des Lacs vers le Mékong, renverse son cours et se déverse dans les Lacs qui couvrent alors 12 000 km2 avec des profondeurs de 10 m: véritable mer que des tempêtes peuvent agiter; seules émergent les cimes des plus hauts arbres de la «forêt lacustre». La crue est lente: il faut aux eaux trente jours pour monter de 8 m; elle est généralement assez régulière. La décrue commence à la mi-octobre; les eaux baissent dans le Mékong; le Tonlé Sap reprend son cours vers le sud, les eaux quittent la forêt lacustre bordière des Lacs. De même les beng se vident par les prek . Une grande fête (d’origine lunaire d’ailleurs), la fête du Retrait des Eaux, célèbre l’événement. La crue du Mékong est responsable des deux richesses les plus originales du Cambodge: la polyculture des berges et la pêche en eau douce; à ce titre, le Cambodge est bien «un don du Mékong».

Le Cambodge avant 1970

La population

La population était homogène bien qu’il y eût des minorités, nationales et étrangères, assez importantes. Minorités nationales : quelques milliers de Proto-Indochinois dits Khmer Leu, quelques milliers de Laotiens, cent mille Cham dits «Khmer Islam» parce que musulmans; les Cham du Cambodge comprenaient à la fois des réfugiés de l’ancien royaume indianisé du Champa et des immigrés malais, de Sumatra notamment, les uns et les autres parlant des langues «malaises» et étant musulmans. Les minorités étrangères étaient formées notamment de 250 000 Vietnamiens et de 300 000 Chinois environ. Mais les minorités ne peuplaient point de région déterminée. Seuls Phnong et Kha (Khmer Leu) étaient localisés dans l’est du pays (nouvelles provinces de Ratanakiri et de Mondolkiri). D’autres Proto-Indochinois, Pear de la haute vallée du Stung Pursat (Cardamomes) et Kuy du Phnom Dek, étaient pratiquement assimilés; les Khmer Islam égrenaient villages et mosquées le long du Mékong entre Phnom Penh et Kratié, le long du Tonlé Sap entre Phnom Penh et Kompong Chhnang, parmi des villages khmers ou vietnamiens. Vietnamiens et Chinois étaient surtout nombreux dans les villes, notamment à Phnom Penh; les Chinois étaient surtout commerçants, beaucoup de Vietnamiens étaient pêcheurs. La population de la zone côtière était très cosmopolite. Partout ailleurs, on trouvait le même paysan cambodgien, habillé de la même façon, parlant la même langue, habitant les mêmes maisons en hameaux ou en villages (phum ), utilisant les mêmes outils. Partout il était propriétaire de ses terres (en moyenne 2 ha), qu’il exploitait en famille avec sa paire de bœufs ou de buffles; les salariés à demeure étaient exceptionnels, les journaliers tchnouol (ou plutôt les journalières pour le repiquage et la moisson) peu nombreux; l’entraide (provas day ) suffisait généralement pour les gros travaux. Certains pouvaient louer ou surtout prendre en métayage à moitié (provas ) quelques terres, mais il s’agissait le plus souvent d’arrangements familiaux dont profitait un vieillard ou une veuve. Il n’y avait de propriétés plus étendues que dans les provinces de Svay Rieng, de Prey Veng aux extrémités est du pays, dans la région de Kompong Cham où commerçants et fonctionnaires avaient développé sur les «terres rouges» basaltiques du Chamcar Leu des cultures spéculatives (soja, coton, hévéas), enfin et surtout dans la province de Battambang, vouée à la riziculture commercialisée, où 750 propriétaires possédaient plus de 20 ha et 4 plus de 300 ha; 1 p. 100 des propriétaires possédaient probablement 10 p. 100 des terres: la «grande propriété» couvrait 20 000 ha; certains «grands propriétaires» s’étaient même faits exploitants directs en utilisant des tracteurs (la province comptait 482 tracteurs en 1966). Mais c’étaient là des exceptions: 85 p. 100 des propriétaires cambodgiens avaient moins de 5 ha et étaient des paysans. Moins de 10 p. 100 des paysans, semble-t-il, n’avaient pas de terre du tout, et, dans beaucoup de communes, tous les chefs de famille étaient propriétaires. La paysannerie cambodgienne présentait l’exemple de la plus remarquable démocratie rurale de l’Asie méridionale. Une paysannerie égalitaire mais aussi profondément bouddhiste, pratiquant le bouddhisme Theravada, dit du «Petit Véhicule» multipliant les monastères (Wat), vrais centres de la vie rurale. Une paysannerie qui avait trouvé dans l’idéal de renoncement de ce bouddhisme un véritable «art de vivre».

La population cambodgienne s’accroissait rapidement de 2,7 p. 100 par an environ, avec un taux de natalité égal ou supérieur à 45 p. 1 000 et un taux de mortalité d’environ 16 à 18 p. 1 000.

La capitale du royaume, Phnom Penh, avait 610 000 habitants. Très belle ville, dans l’admirable site des Quatre Bras. Son activité économique, tant portuaire qu’industrielle (nombreuses petites entreprises artisanales en particulier), ou administrative n’employait qu’une partie de ses habitants.

La riziculture

La riziculture était peu intensive, essentiellement vivrière, encore qu’un assez large surplus ait été normalement disponible (300 000 t). Cette riziculture était bien adaptée aux conditions difficiles de pluviosité: le repiquage était souvent reporté après la petite saison sèche et le paysan produisait surtout du riz «moyen» à durée d’évolution de six mois; dans les bas-fonds était cultivé un riz de saison sèche; aux confins du Vietnam du Sud et autour des Lacs était produit le riz «flottant» dont la tige croît au fur et à mesure de la montée des eaux; mais la maîtrise de l’eau n’était pas vraiment assurée; la rizière n’était presque jamais irriguée et ne bénéficiait que de l’eau des pluies.

Par ailleurs, à l’exception des sols limoneux de Battambang et de quelques zones de sols noirs, les sols sableux des «terres hautes» comme les sols argileux des «terres basses» sont très médiocres et les engrais n’étaient pas employés. Dans ces conditions, la riziculture était peu productive (un peu plus d’une tonne à l’hectare). En outre, les paysans cultivaient de très nombreuses variétés de riz, de tailles très diverses, qui, à l’usinage mécanique, donnaient une importante quantité de brisures.

Le plus souvent, le riz était une monoculture. Toutefois, au sud et à l’ouest de la capitale notamment, les paysans exploitaient le palmier à sucre (Borassus flabelliformis, thnot ) dont les fûts et les panaches sont un élément essentiel du paysage: cette exploitation, rude et dangereuse, pratiquée par les plus pauvres, était signe de surpeuplement.

La polyculture des berges

Le long des berges des Quatre Bras, une polyculture très originale couvrait environ 250 000 ha et faisait vivre dans de bonnes conditions quelque 250 000 familles (maïs, 110 000 ha; haricots, tabac, sésame, arachide, kapok...): résultat d’une très habile adaptation à la crue du Mékong. Ce fleuve, tout comme le Bassac et le Tonlé Sap, transporte des alluvions, encore qu’il soit beaucoup moins chargé que beaucoup d’autres fleuves (au maximum 450 g/m3 d’eau); il a construit sur ses rives, où le courant est moins fort, deux bourrelets qui l’enserrent. Chaque année, la décrue laisse derrière elle, dans le lit majeur, sur la berge et les îles, des limons qui renouvellent les sols; elle dépose aussi, par endroits, des limons sur le «revers du bourrelet» en pente douce vers les beng : les hommes, en effet, depuis la fin du XIXe siècle, ont creusé, à travers le bourrelet, des brèches, les prek , qui permettent aux eaux de pénétrer dans l’arrière-pays; œuvre paysanne depuis la fin du XIXe siècle, œuvre individuelle le plus souvent, mais parfois collective avec partage égalitaire des terres conquises, notamment le long du Bassac, au sud de Phnom Penh; les prek sont creusés à une profondeur telle que seules les eaux des plus fortes crues, les plus chargées en limons, y pénètrent; l’arrière-berge est ainsi, au droit des prek , peu à peu exhaussée (l’alluvionnement peut atteindre 0,30 m par an) et fertilisée; en effet, les eaux du fleuve (de pH 7,7 à 8,3) neutralisent les sols acides qu’elles recouvrent, et le limon est très riche en chaux. Le creusement des prek a également pour résultat de rendre le sommet du bourrelet généralement insubmersible. Sur ce sommet se succèdent en double file les maisons parmi les arbres fruitiers (bananiers), les cultures arborées (kapokiers, aréquiers), les cultures maraîchères, en un paysage riant et aimable qu’interrompt de temps à autre le toit cornu d’une pagode et son couvert de koki (Hopea odorata ). Sur les terres extrêmement fertiles dites lobob-lobay de la berge et du revers, chimiquement neutres et riches, de texture presque parfaite, les chamcar , champs en lanières étroites et parallèles, portaient deux récoltes dans l’année: une récolte à la décrue (novembre) et donc en saison sèche, aux produits très variés (tabac, coton, sésame, arachide, maïs), grâce aux remontées d’eau par capillarité; une récolte entre les premières pluies (mai) et la grande montée des eaux (août), où seuls maïs et haricots, qui évoluent en trois mois, peuvent être produits, ainsi que le riz flottant. Dans les zones non colmatées et plus basses de l’arrière-berge, seul était cultivé le maïs en avant-crue, mais la récolte était aléatoire; aussi beaucoup de champs avaient-ils été abandonnés depuis 1940 et avaient-ils cédé la place à d’excellents pâturages naturels. Plus bas encore, en bordure immédiate des beng , le long du Tonlé Sap et du Mékong supérieur, était produit du riz de saison sèche. Les paysans des berges ajoutaient à ces ressources un élevage spéculatif de bœufs; ils achetaient des animaux âgés aux riziculteurs, les nourrissaient à l’attache près des maisons, sans les faire trop travailler, et les revendaient gras, au bout de deux ans, aux bouchers Cham. Les paysannes tissaient un peu partout le coton pour faire tulles de moustiquaires et couvertures. Mais les paysans des berges ne tiraient pas directement profit, comme les Cham et les Vietnamiens, de la grande pêche dans le fleuve.

La pêche

Si les paysans cambodgiens, grands mangeurs de poisson (36 kg par personne et par an), pratiquaient un peu partout, dans les mares, les ruisseaux, une petite pêche familiale, par «cueillette» ou piégeage, par contre la pêche commerciale en eau douce était l’œuvre des Cham et surtout des Vietnamiens. Les conditions naturelles sont exceptionnelles. La forêt lacustre autour des beng et des Lacs est, pour les poissons, une remarquable zone de frai et surtout d’alimentation. Bien mieux, certaines espèces migratrices, à l’époque de la ponte, suivent les eaux du Mékong en crue et parviennent, depuis Stung Treng, par le Tonlé Sap, jusque dans les Lacs: ainsi trey pruol et trey riel (Cirrhinus auratus et Cirrhinus Julienni ) et même trey pra (Pangasius sutchi ). Les poissons repartent en décrue, quittent la forêt inondée pour les eaux profondes des Lacs ou, en ce qui concerne les migrateurs, quittent les Lacs et les beng pour rejoindre le fleuve: pour ces derniers, la migration est étroitement liée aux trois nuits qui précèdent la pleine lune de décembre, janvier et février. Les poissons étaient capturés d’abord au cours de cette migration de décrue: longues palissades en claies de bambous munies de chambres de capture en lisière de la forêt lacustre, barrages à chambre de capture en travers des prek et des bras du Tonlé Sap dans le Veal Pok, batteries de chaluts fixes (day ) tendus par la vitesse du courant sur le Tonlé Sap au sud de Kompong Chhnang. Plus tard, en fin de saison sèche dans le Mékong et surtout dans les Lacs, des poissons étaient pêchés à la grande senne embarquée, ou encore pris dans de grandes nasses (lop ) où les guidaient des claies perpendiculaires au rivage. Le célèbre procédé du samra avait été interdit, mais la pêche au filet maillant en nylon se développait. Procédés variés, efficaces, sans doute trop efficaces. La production aurait baissé de 25 à 30 p. 100; les espèces de petite taille étaient de plus en plus nombreuses. Quant aux exportations de poisson, salé et séché notamment, elles étaient tombées à 2 500 t, conséquence de la poussée démographique.

La pêche maritime était pratiquée, entre Réam et la frontière thaïlandaise, fréquentée de novembre à mars par des bancs de poissons migrateurs, notamment de plathou (Rastrelliger brachysoma ). Ces poissons, autrefois pêchés par barrages fixes, étaient depuis les années soixante pris à la senne et au filet maillant dérivant embarqués sur des bateaux à moteur. La plupart des pêcheurs étaient d’origine chinoise. La plus grande partie de la production (25 000 t?) était exportée, fraîche, sous glace et plus ou moins clandestinement – le plathou vers Bangkok et le poisson frais vers Singapour – par des commerçants chinois.

Les cultures commerciales

Le poivre, culture commerciale introduite par les Chinois, était encore entre leurs mains; la région de Kompong Trach, entre la frontière vietnamienne et Kampot, avait vu la plupart de ses poivrières abandonnées en raison de l’épuisement des sols et des maladies; la pipériculture s’était transportée, au pied de la chaîne de l’Éléphant, entre Kampot et Sihanoukville; elle produisait 2 500 t d’un poivre de qualité exceptionnelle. Autour de Réam s’était développée en grandes exploitations la culture toute récente du cocotier. Les cultures fruitières avaient pris de l’extension en amont de Battambang (mandariniers, dourions, ramboutans) et autour de Kampot (dourions, ramboutans) qui s’ajoutaient ainsi aux centres anciens (Pursat, Battambang, Siemréap).

Cinq grandes plantations d’hévéas (Chup, Mimot, Snoul, Prekkak, Chamcar Andong) s’étendaient sur les bas plateaux basaltiques dans la région de Kompong Cham: les «terres rouges» sont des sols ferralitiques à structure excellente et assez stable. La plupart des hévéas ont été greffés à partir de clones sélectionnés à haut rendement; des plantes de couverture ont été semées systématiquement entre les jeunes arbres (Mimosa invisa , Guatemala , Tithonia , Flemingia ), les arbres «stimulés» aux hormones sur la saignée. Les rendements étaient les meilleurs du monde et la production comprenait une forte proportion de latex «centrifugé». Quatre des plantations appartenaient à des sociétés françaises. Le gouvernement royal avait entrepris la plantation de 4 000 ha d’hévéas à Labansiek (province de Ratanakiri), cependant que de nombreuses exploitations, généralement de petite taille, avaient été créées, notamment sur le plateau de Chamcar Leu. La production du caoutchouc dépassait 50 000 t.

Des tentatives intéressantes, sous le contrôle de l’Office royal de coopération, étaient en cours pour moderniser et accroître la production agricole: modernisation de la production du sucre de palmier Borassus (production 56 000 t), introduction de la culture de la canne, progrès de la culture du coton (notamment sur les «terres noires» de Battambang), et aussi pour organiser la paysannerie (coopération). Un port maritime en eau profonde, dont le trafic ne cessait de s’accroître depuis la nationalisation du commerce extérieur (nov. 1963), avait été aménagé à Sihanoukville (Kompong Som), doté d’une raffinerie et relié à Phnom Penh par une route moderne et par une voie ferrée. Un assez grand nombre d’entreprises industrielles avaient été créées (filature et tissage du coton à Kompong Cham, pâte à papier, contre-plaqué, cimenterie, fabrique de pneus) et un barrage de 10 000 kW avait été achevé.

Bien que les provinces situées au sud et à l’ouest de la capitale aient été surpeuplées, bien que les progrès économiques aient par trop profité à une bourgeoisie urbaine naissante, aucun problème intérieur grave ne se posait au Cambodge.

Le Kampuchea démocratique

L’action des Khmers rouges

Malheureusement pour lui, le Cambodge est voisin du Vietnam, un Vietnam beaucoup plus peuplé.

Le prince Norodom Sihanouk, ancien roi (de 1941 à 1956), chef de l’État du royaume mais sans être roi (mars 1960), en dépit d’une neutralité affirmée, pratique depuis 1966 une politique favorable à la république démocratique du Vietnam (Nord-Vietnam) et au Front national de libération du Sud-Vietnam qu’il alimente en armes et dont il laisse les troupes s’implanter au Cambodge oriental: lui-même estime leurs effectifs à 40 000 hommes, plus que l’armée nationale (6 octobre 1969). C’est l’argument qu’invoquent ses adversaires. Le prince est destitué, le 18 mars 1970, par l’Assemblée nationale et le Conseil du royaume réunis en congrès. Il fait appel au Nord-Vietnamiens et aux Vietcongs (21 mars). Ceux-ci interviennent, tout en s’efforçant à la discrétion et convergent vers Phnom Penh dont la jeunesse s’engage massivement dans l’armée pour combattre l’envahisseur.

À l’appel du général Lon Nol, chef du gouvernement, Américains et Sud-Vietnamiens interviennent à leur tour pour une durée limitée (30 avril 1970); Nord-Vietnamiens et Vietcongs s’emparent alors d’une grande partie du pays; leur implantation et la victoire qu’ils remportent lors de l’opération Tchen La II (août 1972) permettent la création d’une armée «Khmer rouge». Les Khmers rouges n’avaient joué jusque-là qu’un rôle modeste dans la lutte contre l’armée républicaine (la République a été proclamée le 9 octobre 1970). Les Khmers rouges réussissent le blocus de Phnom Penh puis s’emparent de la ville (17 avril 1975). Les pertes humaines résultant de 5 ans de guerre étaient très cruelles. Dans la nuit du 17 au 18 avril 1975, les nouveaux maîtres du Cambodge vident la capitale, Phnom Penh, de toute sa population (avec les paysans réfugiés la population atteignait peut-être 3 millions d’habitants), puis, dans les jours suivants, toutes les autres villes.

La politique suivie par les Khmers rouges, sous la direction de l’Angkar, le parti communiste du Kampuchea (P.C.K.), est assez aisée à saisir. L’analyse des dirigeants est que le Cambodge, et singulièrement sa paysannerie, sont victimes du capitalisme et notamment d’un régime foncier féodal, victimes des séquelles du colonialisme français, victimes de l’obscurantisme bouddhique. Tout est mauvais dans le système antérieur. Il faut faire «table rase» du passé. Le symbole même des tares du système antérieur est la ville, en particulier la capitale: il faut donc supprimer la ville qui est mauvaise. L’État nouveau est rural: il doit développer la production agricole, en particulier la production du riz, dont la vente permettra de satisfaire tous les besoins.

Cette analyse est fausse. Le régime foncier était, en réalité, aussi égalitaire que faire se peut: il n’y a d’ailleurs pas eu de réforme agraire stricto sensu comme en Chine ou au Nord-Vietnam dans la première phase (partage des terres entre les paysans) mais passage direct au collectivisme le plus radical: pas de propriété privée, pas de biens personnels, pas de monnaie...

La riziculture était extensive, économe des efforts et des sols, suffisante pour une population peu nombreuse, assurant des surplus exportés (300 000 t durant les bonnes années). L’Angkar veut passer à une riziculture intensive et donc irriguée, permettant plusieurs récoltes sur le même sol. Des barrages sont édifiés, construits grâce à la mobilisation forcée des hommes; barrages de taille petite et moyenne, semble-t-il, et de divers types, barrages de dérivation à travers les rivières ou réservoirs du type tomnup (en zone inondée, formé de 3 digues et ouvert à l’amont). À partir des barrages, des canaux (pràlay ) permettent l’irrigation. En même temps sont entrepris la refonte du parcellaire, l’abattage des arbres et des anciennes diguettes, l’introduction de nouvelles variétés de riz.

Effort très coûteux en hommes, alors que le pays en est pauvre; effort peu efficace, faute d’engrais chimiques et malgré l’utilisation d’engrais humains ou d’engrais verts (Eupatorium odoratum ): les sols sont incapables de supporter une riziculture intensive et les rendements restent faibles.

Il fallait aussi extirper le bouddhisme, jugé responsable de la décadence khmère, à partir du XIVe siècle. Les moines – considérés comme économiquement improductifs – ont été dispersés. Les monastères (wat ) ont été incendiés, les statues de Bouddha systématiquement détruites.

Il fallait détruire la ville. En 1979, les villes cambodgiennes étaient toujours vides et Phnom Penh, où l’herbe poussait dans les avenues, n’avait pas 20 000 habitants.

Le coût humain de cette idéologie, mise en pratique en dépit de la résistance des faits, a été effroyable. Des chiffres ont été avancés (1 à 2 millions de morts au moins sur 7 millions). Il est impossible de savoir ce qu’il en est exactement. Mais l’expression «d’auto-génocide» est parfaitement justifiée. Déjà l’évacuation de Phnom Penh, (2 à 3 millions d’individus), partant sur trois routes, en plein mois d’avril, par une chaleur torride, à travers le «paillasson» cambodgien, avait été certainement extrêmement meurtrière: il y avait dans la population quelque 100 000 femmes enceintes, et quelque 100 000 bébés de moins de un an; on voit mal comment ils ont pu survivre. Cela, sans parler des vieillards, des blessés et malades chassés des hôpitaux sur leurs lits roulants. Par la suite, tous les cadres de la nation ont été systématiquement éliminés, eux et leurs familles, de même que la minorité chinoise et la minorité Cham. Quant à l’ensemble du «peuple nouveau» – c’est-à-dire la majorité de la population qui, au 17 avril 1975, n’était pas dans le camp des Khmers rouges –, il a été rééduqué par l’épreuve des grands travaux manuels et des défrichements en forêt, à n’importe quel prix. La population de Battambang a été déportée en partie dans les forêts de Pangrolim (sur la route de Païlin) où elle a été anéantie par le paludisme véhiculé par Anopheles Balabacensis . Les témoignages sont maintenant très nombreux, et abominables, sur cette tuerie. La plupart des morts, en effet, sont morts de faim (dans un pays qui exportait 300 000 t de riz!). La famine, par ailleurs, provoquait l’infécondité des jeunes femmes, avouée par les autorités. Les progrès d’un paludisme, autrefois pratiquement inconnu en régions peuplées, ont également été reconnus. Le peuple cambodgien était biologiquement menacé.

En dépit de tous les témoignages, accablants, les crimes des Khmers rouges furent niés pendant plusieurs années. Jusqu’au jour (1978) où ils furent dénoncés par la république socialiste du Vietnam, l’ancien allié, principal responsable de la défaite de l’armée républicaine. Les Khmers rouges qui prirent le pouvoir à Phnom Penh se révélèrent, en effet, des nationalistes virulents. Ils provoquèrent des incidents graves à la frontière, donnant ainsi au Vietnam l’occasion d’intervenir et de réaliser un rêve séculaire: la mainmise sur le Cambodge. Parmi les Khmers rouges, il y avait, en effet, ceux que Norodom Sihanouk appelait les Khmers vietminh, c’est-à-dire des partisans d’Hanoi, formés à Hanoi: éliminés du pouvoir en 1977 dans des conditions encore mystérieuses, ils gagnèrent le Vietnam, constituant un groupe prêt à la relève de l’Angkar.

L’occupation vietnamienne

En janvier 1979, au mépris des accords de Genève (1954) et de Paris (1975), l’armée vietnamienne entre au Cambodge, installe le 7 janvier à Phnom Penh un gouvernement à sa dévotion dirigé par Heng Samrin, un Khmer rouge, originaire de Prey Veng. Les Khmers rouges se retranchent dans des massifs montagneux, à l’extrémité nord-ouest des Cardamomes, au sud de Poïpet.

En même temps, une fuite massive précipite vers la frontière thaïlandaise et vers les maquis nationalistes, installés à proximité de cette frontière, des centaines de milliers de paysans.

La propagande a présenté l’intervention du Vietnam comme une «libération» et a parlé de la «renaissance du Cambodge», débarrassé des Khmers rouges dont les crimes ont été dénoncés avec une vigueur inconnue jusque-là. De fait, cette intervention a sauvé des individus. La vie a repris à Phnom Penh, qui comptait (1981) 360 000 habitants; le riel, monnaie nationale, a été rétabli; les écoles ont été réouvertes ainsi que l’université... Mais il y a eu, à nouveau, la famine (1979). L’aide internationale a dû intervenir massivement. Des images bouleversantes révélant une effroyable misère physiologique ont été montrées sur tous les écrans de télévision.

On connaît très mal, par ailleurs, cette période de dix ans (1979-1989) d’occupation du pays par 200 000 soldats vietnamiens. Mais il y eut, incontestablement, tentative de «vietnamisation» (traité d’amitié du 17 décembre 1985) qui se traduisit par l’installation de colons vietnamiens (450 000?) en quatre vagues successives, le contrôle très étroit de l’administration khmère par des cadres vietnamiens, l’introduction de la langue vietnamienne dans l’enseignement secondaire, l’éducation, selon un strict marxisme-léninisme d’inspiration vietnamienne, de 500 000 petits orphelins (?) et la mise en place de cours de rééducation exaltant le communisme du «grand frère» vietnamien.

Tout cela eut lieu en dépit, d’une part, de votes répétés de l’Assemblée générale des Nations unies, exigeant, en particulier sur l’insistance des nations de l’A.S.E.A.N. (Thaïlande, Indonésie, Malaysia, Philippines, Singapour et, depuis peu, Brunei) et de la Chine, l’évacuation du pays par les Vietnamiens; en dépit, d’autre part, de la résistance armée. Les Khmers rouges, soutenus par la Chine, disposent, dans d’inaccessibles repaires des Cardamomes, d’une force militaire réelle, affirment avoir répudié le marxisme, mais restent un objet d’horreur pour la population urbaine, au moins; les nationalistes de Son Sann (Front national de libération du peuple khmer) ont la faveur de l’intelligentsia émigrée, et les sihanoukistes bénéficient de l’audience internationale du prince Sihanouk; les camps de réfugiés en Thaïlande étant eux-même contrôlés chacun par l’une des trois forces.

L’intervention de l’O.N.U.

Les événements de 1989 ont modifié une situation bloquée en particulier par l’opposition du Vietnam, soutenu par l’U.R.S.S., et de la Chine. Après de longues et pénibles négociations entre le gouvernement provietnamien de Phnom Penh, dont l’homme fort est désormais le Premier ministre Hun Sen, et les trois mouvements de résistance (cela après le départ, au moins officiel, des troupes vietnamiennes), les accords de Paris du 23 octobre 1991, sous coprésidence indonésienne et française, aboutissaient à un cessez-le-feu. Ils prévoyaient également, sous contrôle de l’O.N.U., l’installation d’un Comité national suprême où sont représentées les quatre parties, présidé par Norodom Sihanouk, symbolisant la légitimité de l’État cambodgien, et surtout le principe de l’intervention de l’O.N.U., prenant en charge (avec 20 000 soldats et civils?) la direction du Cambodge jusqu’à la tenue d’élections libres (prévues en 1993) et le désarmement des parties en présence.

L’O.N.U. trouve un pays où chacune des quatre parties a conservé le contrôle de la zone qu’elle occupait, le gouvernement de Phnom Penh ayant, de beaucoup, la plus grande part: situation plus que difficile, politiquement et militairement. Le pays, couvert de plusieurs millions de mines, est totalement ruiné, et tout est à reconstruire, alors qu’il va devoir accueillir 350 000 réfugiés; c’est un pays exsangue de 7 100 000 habitants officiellement (le même chiffre qu’en 1970) alors que par l’accroissement naturel il aurait dû en avoir, au moins, 10 millions.

La responsabilité des dirigeants khmers est, désormais, écrasante, bien que des inconnues demeurent quant à la puissance et à la sincérité des Khmers rouges, à la présence ou non des Vietnamiens dans l’est du pays et à l’autorité du prince Sihanouk. La responsabilité de l’O.N.U. est écrasante, elle aussi (la présence de 20 000 étrangers bien payés est très dangereuse économiquement parlant). Aucun triomphalisme n’est permis. Mais le Cambodge a retrouvé son nom, et le paysan cambodgien est capable de remettre debout son pays et de retrouver son sourire.

2. Les ethnies

Qu’il s’agisse des Khmers eux-mêmes ou des groupes autochtones dits «de substrat», groupes marginaux plus ou moins isolés dans les forêts ou les provinces frontières, tous appartiennent à la famille ethno-linguistique connue sous le nom de mônkhmer . Il s’agit là de langues originellement dépourvues de tons, non monosyllabiques, et, en ce qui concerne le cambodgien, admettant la dérivation partielle des mots par préfixes et infixes. Au contact de la civilisation indienne, dès les premiers siècles de notre ère, les Khmers ont évolué en s’ouvrant aux courants religieux, culturels, commerciaux, en adoptant un alphabet du sud de l’Inde; ils ont été marqués, dans une moindre mesure, par des apports chinois, et sont entrés enfin dans le système des influences occidentales; les populations primitives semblent en revanche être restées en marge de cette évolution, témoignant toutefois d’une assimilation progressive.

Si les conditions géographiques ne déterminent pas les civilisations humaines, du moins en expliquent-elles certains traits et certaines tendances. La partie centrale du Cambodge vit au rythme de la plaine et de l’eau. Le Grand Lac, Tonlé Sap, d’une superficie liquide de 3 000 km2 en saison des basses eaux, devient une immense nappe de 10 000 km2 lorsque les flots du Mékong et les grosses pluies de mousson viennent le gonfler; il inonde les parties boisées, les transformant en «forêt noyée» et permettant les pêches les plus fructueuses du monde. Le déversoir du Tonlé Sap rencontre le Mékong, venu du nord. L’énorme confluent se divise à nouveau devant Phnom Penh. Les rives, les bourrelets de berges, les terres basses, les plaines alluviales, les contours et l’arrière-pays du Grand Lac ont attiré et retenu l’essentiel de la population active, «78 p. 100 sur 18 p. 100 du territoire» (Gourou, 1953).

Riziculteurs, cultivateurs de jardins potagers et de vergers, pêcheurs, éleveurs, mais aussi bâtisseurs, au cours de l’histoire, de cités et de monuments prestigieux, les Cambodgiens ont tracé leur civilisation sur la terre de berge et sur la terre inondable, tirant parti de l’eau et de la boue, tandis que leurs frères «attardés» restaient fidèles à la culture sur brûlis, à la rizière sèche, à la cueillette et à la chasse. En effet, au-delà des zones de peuplement – dont la densité ne s’élève d’ailleurs au-dessus de 100 hab./km2 que sur un territoire de 3 500 km2 – d’autres types de paysages apparaissent: au lieu de l’innombrable thnot ou palmier à sucre (latanier, Borassus flabelliformis ), presque tout entier utilisé par l’homme, voici la forêt claire ou la forêt dense abritant des villages de plus en plus clairsemés. Au lieu du phnom , butte ou colline isolée sur la plaine, voici les massifs montagneux, les reliefs déserts du Nord, du Nord-Est, du Sud-Ouest. Au-delà des frontières mêmes, des Cambodgiens vivent en Thaïlande, au Sud-Vietnam. Certains groupes forestiers débordent la frontière du Laos ou celle du Vietnam.

L’originalité profonde du peuple khmer est d’avoir gardé, à travers une histoire mouvementée, les traits fondamentaux de sa civilisation de base, ainsi que les éléments religieux et culturels venus de l’Inde, repensés et revécus dans le contexte khmer. Devenu un pays moderne en pleine expansion, le Cambodge n’en est pas moins fortement individualisé.

Les Khmers

Les Khmers se définissent assez peu clairement sous l’angle anthropologique: petits ou grands (1,60 m en moyenne), teint bronzé ou or clair, yeux largement ouverts ou mongoloïdes, cheveux ondulés ou frisés. Cette variété physique témoigne d’un brassage ancien, commencé probablement dès le Néolithique, entre populations australoïdes, mélanésiennes, indonésiennes, mongoloïdes. Le premier royaume historiquement attesté, celui du Fou-nan, installé en basse Cochinchine, semble constituer une phase préliminaire de l’essor khmer, sans que nous puissions exactement définir le type de population qui l’habitait. Lorsque, au VIe siècle de notre ère, la principauté des Kambuja ou Tchen-la envahira le Fou-nan et l’absorbera, il s’agira alors des Khmers proprement dits, centrés à l’origine dans la région de Bassac, au sud du Laos actuel. Ce sont eux qui, mêlés par la suite aux gens du Fou-nan et probablement à d’autres populations, aboutiront au peuple cambodgien, «terme vague qui couvre sans bien les caractériser des populations où l’élément centro-mongol (Thaï-Viet) est superposé au fonds indonésien teinté de quelques apports indo-malais» (Leroi-Gourhan, 1953).

On sait quelle gloire ont acquise les rois khmers de la dynastie d’Angkor, jusqu’au milieu du XVe siècle: bâtisseurs de monuments admirables, qui comptent parmi les plus beaux du monde, urbanistes, ingénieurs, experts en hydraulique agricole, grands organisateurs de l’espace. Le royaume avait son centre dans la région de Siemréap-Angkor; atteignant son apogée au XIIe siècle, il amorça ensuite sa décadence sous les coups répétés des Siamois. La ville d’Angkor Thom fut abandonnée à la brousse, au profit de Phnom Penh, puis de Lôvek, d’Oudong et de nouveau Phnom Penh. Au XVIIIe siècle, l’histoire des Khmers fut constamment marquée par la longue lutte désespérée que se livraient leurs ennemis de l’ouest, les Siamois, et ceux de l’est, les Vietnamiens, qui se partagèrent de vastes fragments du territoire cambodgien; l’influence de cette double présence étrangère ne parvint pas à effacer la civilisation khmère. Définitivement amputé de la Cochinchine, mais ayant récupéré les provinces de l’Ouest, le Cambodge connut une nouvelle phase de son histoire sous le protectorat français, avant d’entrer, avec l’indépendance, dans le concert des nations souveraines.

La société cambodgienne

La société cambodgienne est une société complexe, reflétant une structure de base en partie masquée par l’évolution historique. La longue «indianisation» n’a pas étouffé les tendances originelles, et n’a pas abouti à une société calquée sur le système des castes indiennes. De même, l’influence française, si elle a modifié les schémas administratifs et politiques, n’a rien supprimé des éléments culturels originaires de l’Inde. Enfin, on a trop souvent dit que la civilisation indienne n’avait fait que se superposer, d’une manière superficielle, à l’ordre ancien, et seulement à la Cour et dans la classe aristocratique. En réalité, le brassage a été infiniment plus profond et, partant, plus durable. Et c’est précisément la richesse de la société cambodgienne que d’être le lieu où s’interpénètrent différentes cultures.

Bien que les inscriptions anciennes fassent état de successions tantôt patrilinéaires, tantôt matrilinéaires, c’est cernée d’un halo matriarcal qu’apparaît la société khmère à travers la coutume. La cellule sociale cambodgienne est constituée par la famille au sens restreint, c’est-à-dire le père, la mère et les enfants, habitant sous le même toit. «Les vieux parents logent quelquefois chez leur fille et le gendre habite parfois chez son beau-père» (Delvert, 1961), ce qui donne, pour un village, un nombre de maisons un peu inférieur à celui des ménages. Lorsque des jeunes se marient, ils construisent leur propre maison, à proximité de celle des parents de la jeune femme. Cette «maison matrimoniale» représente, en réalité, une première phase de l’essaimage du nouveau foyer, qui pourra ensuite s’installer à son gré n’importe où. Le père est le chef de famille, mais son autorité sur ses enfants disparaît dès que ceux-ci se marient. Les droits du chef de famille, en tant qu’époux et père, sont limités également par le fait qu’il ne peut vendre ni engager ses biens, prendre une seconde épouse ou adopter un enfant sans le consentement de la première épouse. Le Code civil du Cambodge, où s’entrevoit le maintien partiel d’un droit coutumier, héritier des codes sanskrits et môn, remanié par les rois khmers aux XVIIe et XIXe siècles, puis par l’intervention des Français, ne traite qu’indirectement du régime matrimonial, à propos des devoirs mutuels des époux et de la dissolution du mariage. Le mariage se nouait après de longs préliminaires menés par des entremetteurs. La coutume du «mariage par service», qui met le gendre temporairement au service de son beau-père, est partout attestée. On sait, en outre, que la polygamie légale permet trois mariages: un homme peut avoir une «épouse grande» (prabandh dha face="EU Updot" 拉 , une «épouse du milieu» (prabandh kandâl ) et une «épouse du bout» (prabandh cu face="EU Updot" 臘 ). Cette possibilité est le plus souvent théorique, et la famille cambodgienne tend à la monogamie.

Ni la coutume ni les codes n’ont défini la parenté cambodgienne. Il semble que la famille étendue n’existe pas, et que la parenté ne dépasse pas le quatrième degré en ligne collatérale. Mais, lorsque les ancêtres sont évoqués aux cours de certains rites, on les appelle «jusqu’à la septième génération». Il y a interdiction du mariage, pour un individu, avec ses ascendants et descendants en ligne directe, ses frères et sœurs, ses oncles et tantes, ses neveux et nièces. Le vocabulaire de la parenté, composé de termes généraux, de termes de référence et de termes d’adresse, fait apparaître une dichotomie «aîné-cadet» et une classification par générations. En résumé, la parenté cambodgienne s’exprime par un très petit nombre de termes primaires, d’où sont dérivés des termes secondaires, formés à l’aide d’indicatifs de sexe et de relations. La tendance à l’extension de la parenté se traduit par l’emploi de l’expression pa face="EU Updot" 臘 pa’ûn («frère aîné-frère cadet»), utilisée aussi pour les alliés, les amis et les voisins. Enfin, il existe au Cambodge une fréquente parenté par adoption, par serment d’alliance, et même par affinité religieuse.

La masse de la société khmère est composée d’hommes libres, pouvant choisir à leur gré leur métier et le lieu de leur installation. Le chef de village est élu par les paysans, et son élection doit être soumise à l’approbation du gouverneur de province. La tradition générale de l’organisation politique du Cambodge réside dans une grande souplesse des institutions, l’absence de règle absolue pour désigner, par exemple, l’héritier de la Couronne. La vice-roi, les maisons royales, les dignitaires de la Cour ont joué de tout temps un rôle très important, bien que le roi ait été théoriquement considéré comme maître absolu du royaume propriétaire de la terre, ayant droit de vie et de mort sur ses sujets. En fait, «la propriété du sol est attestée par la notoriété publique: il suffit d’avoir exploité trois ans de suite un terrain (et d’avoir payé l’impôt foncier) pour être le propriétaire, mais trois ans d’abandon entraînent la dépossession virtuelle» (Condominas, 1952).

Activités traditionnelles

La vie traditionnelle du paysan cambodgien se trouve encore rythmée par le mouvement des eaux. Au temps d’Angkor, les rizières étaient savamment irriguées, dessinées selon un tracé quadrangulaire. Aujourd’hui, ce tracé est beaucoup plus lâche et n’obéit qu’aux commodités du terrain. Des diguettes assez larges séparent les parcelles. Nulle part n’est pratiquée une véritable culture intensive du riz, la production étant suffisante pour l’alimentation et l’exportation dans les pays voisins. Partout le sol est riche, les terres abondantes. Le paysan khmer pratique en outre la riziculture sur les berges (chamcar ), et il récolte à profusion des légumes et des fruits.

L’élevage n’obéit pas à des règles très définies: porcs, volailles autour des maisons; bœufs, zébus et buffles utilisés pour le transport et le travail aux champs; en certains endroits, éléphants domestiqués. Mais c’est la pêche qui représente au Cambodge une activité majeure: pêche en eau douce dans le Grand Lac, les cours d’eau, les beng ou zones de dépression inondées, les rivières, les canaux, et même les rizières. À l’aide d’engins de pêche très variés – nasses dormantes, nasses de barrages, filets divers, simples paniers –, les Cambodgiens retirent de leurs eaux une quantité considérable de poissons. Les samra , enclos délimités par des claies de branchages dans les eaux du Tonlé Sap, sont des lieux de pêche comme il n’en existe nulle part au monde. Aux basses eaux d’avril et mai, les paysans se rendent en charrettes à bœufs près des rives pour constituer leurs réserves de poissons fumés, séchés et salés, et pour y faire le prahoc , célèbre pâté de poisson. Les cités lacustres et les villages sur bateaux présentent alors une activité intense, et la grande pêche entraîne des migrations saisonnières des paysans de l’intérieur; la préparation de la saumure imprègne des contrées entières de son parfum particulier.

Riz, poissons, saumures, volailles, fruits, telle est la base de l’alimentation cambodgienne, qui a donné lieu à l’élaboration, dans les villes, d’un art culinaire très raffiné, s’accompagnant d’une recherche esthétique dans la présentation des plats.

Le Cambodge développe depuis plusieurs années sa vie industrielle. Mais les artisanats ancestraux ne sont pas pour autant abandonnés: fabrication des marmites et des pots en terre dans la région de Kompong Chhnang, selon une technique très archaïque qui n’utilise pas le tour; confection des nattes; travail du fer et du cuivre; orfèvrerie de l’argent et de l’or, qui aboutit à des bijoux et parures, à des objets en rapport avec l’usage du tabac et de la chique de bétel, décorés «au repoussé» selon une inconographie devenue classique (lotus, fruits, feuillages en rinceaux, personnages mythologiques); bois et pierre sculptés; et, surtout, tissage, dont certaines techniques de fabrication des sampot , pièces du vêtement traditionnel, sont particulièrement élaborées, notamment celle du hol qui illustre le procédé de la teinture à réserves.

Le paysan khmer fabrique lui-même les objets domestiques et les outils qui lui sont nécessaires, et qui atteignent souvent une grande beauté: paniers, faucilles, charrettes, pirogues, instruments de musique.

Thèmes religieux, expression artistique

Le Cambodge connaissait dans les temps anciens une grande complexité religieuse, le pays ayant accueilli les religions de l’Inde: bouddhisme mah y na, brahmanisme sous ses formes principales, çivaïsme et vishnouisme. Aujourd’hui, c’est le bouddhisme therav da, ou de l’Église du Sud, qui est la religion officielle du pays, maintenue par un clergé (celui des bonzes) fortement hiérarchisé et par un ensemble de rites et de fêtes.

Mais le Cambodgien n’en a pas moins gardé ses croyances ancestrales dans les génies du sol et esprits gardiens, les nâ’k-ta , auxquels il dresse de petits autels dans la campagne. Les rites villageois, même ceux qui se déroulent dans l’enceinte des pagodes, ont gardé maints traits du substrat primitif, intimement mêlés à l’apport indien.

C’est en liaison étroite avec les thèmes religieux que s’est développé au Cambodge un art raffiné du théâtre, de la pantomime, de la danse et de la musique. Le théâtre d’ombres, la littérature elle-même, sont inspirés des anciennes épopées de l’Inde, du célèbre R m yana en particulier. Mais il existe une littérature populaire, contes, chansons et proverbes, où l’inspiration autochtone a prévalu à travers les siècles, par transmission orale et par transmission écrite sur les manuscrits de palmes ou de papier. La culture occidentale moderne, si elle a modifié les formes et le contenu des créations artistiques, n’a nullement effacé le patrimoine khmer original.

Groupes ethniques de la montagne et de la brousse

Les Khmers désignent aujourd’hui les populations «primitives» de leur territoire sous le terme de Khmer Loeu , c’est-à-dire «Khmers d’en haut», ou «Khmers des hauteurs». L’opposition traditionnelle, à la fois géographique et mythico-sociale, entre la plaine et la montagne, le delta et la forêt, les terres inondées et les terres sèches, se retrouve dans cette appellation. Autrefois, c’est le nom de Pnong ou Phnong que l’on rencontrait dans les écrits des voyageurs pour nommer les «sauvages», terme de mépris comparable à celui de Moï pour les populations primitives du Vietnam, ou de Kha pour celles du Laos, du Siam, de la Birmanie orientale.

Le terme de Samrê signifie exactement «ceux de la campagne», «ceux de la rizière», par infixation du mot srê , champ cultivé. Le Samrê est le paysan par opposition au citadin, et ce terme a parfois été compris comme étant la désignation d’un groupe ethnique sans définition précise. Seuls les groupes vraiment caractérisés seront évoqués ici: à savoir les Saoch, les Pear, les Brau (ou Brao) et les Kuy (ou Kuoy).

Les Saoch

Les Saoch habitent surtout au sud-ouest du Cambodge, sur le versant ouest de la chaîne de l’Éléphant, entre Kampot et Réam. Au temps de l’administration française, une réserve groupait une centaine d’entre eux au bord de la baie de Veal Renh, sur le golfe de Siam.

Signalés en 1830 par un voyageur comme étant des «hommes à queue», ils ont été considérés, en 1942, par Taillard, comme partie d’un ensemble plus vaste, celui des Chong, vaste groupe dispersé dont ils seraient les seuls survivants. D’après Baradat, le terme Chong, ou Chong khnang phnom , les «Chong du côté des montagnes», représenterait la manière dont ils se désignent eux-mêmes.

De langue môn-khmère, les Saoch parlent également le cambodgien et s’assimilent progressivement par contacts et par mariages avec des Cambodgiennes.

Peut-être existe-t-il encore dans la forêt des Saoch semi-nomades, vivant essentiellement de chasse et de cueillette, et se rassemblant le soir autour de feux ou sous des abris végétaux. Ceux que l’on connaît habitent des villages groupant des maisons rectangulaires sur pilotis, faites de bambou et de rotin, à toits de paillote, orientées nord-sud. Leurs pièges présentent une certaine variété, et leurs arbalètes de chasse, toujours fabriquées par les hommes, sont du type caractéristique de la péninsule indochinoise. Ils cultivent le riz de montagne sur brûlis et l’échangent contre des produits manufacturés. Les femmes sont expertes au tissage des nattes.

Ce sont les anciens et les chefs de famille qui, groupés en conseil, appliquent la coutume, font célébrer les rites, fixent les sanctions. Les femmes ne doivent pas se marier hors du clan, la résidence est patrilocale. En cas de séparation du couple, la femme retourne dans la maison de son père, et les enfants sont partagés.

La religion des Saoch semble répondre au thème général du substrat de l’Asie du Sud-Est, c’est-à-dire se fixer sur les génies du sol et le culte des ancêtres plus ou moins divinisés. Une pierre-génie est vénérée dans la forêt par des incantations et des offrandes. Les rites de prospérité sont célébrés par un «sorcier» qui officie selon les besoins. Des danses de fertilité et des pantomimes de chasse sont les vestiges de très anciens rituels.

C’est sans doute la pratique des funérailles qui différencie le plus les Saoch des Khmers: alors que ceux-ci incinèrent leurs morts, les Saoch les enterrent en effet dans un trou profond d’un mètre environ, sans cercueil ni tombeau, après les avoir lavés et leur avoir enduit la tête avec de l’huile de coco. Le trou, simplement recouvert de terre, disparaît bientôt sous la végétation.

Les Pear

Très proches des Saoch par la langue, les Pear, que l’on désigne sous le nom de Samrê dans la région de Siemréap, se divisent entre un groupe de l’Ouest, centré dans les monts des Cardamomes, et un groupe de l’Est dans la région de Kompong Thom, entre le Grand Lac et les monts des Dang Rek.

Presque tous assimilés aujourd’hui, ils habitent de gros villages assez lâches, faits de maisons rectangulaires sur pilotis, échelonnées le long des cours d’eau. Lorsqu’ils pratiquent l’écobuage en montagne, ils se bâtissent des maisons arboricoles. Les Pear cultivent le riz de montagne mais aussi le maïs, le millet, le coton près de Kompong Thom, les patates douces, les ignames, les bananes, le tabac et le piment, utilisant pour semer et planter le bâton à fouir. La cueillette en forêt occupe une place importante, ainsi que la chasse et la pêche. Dans les villages, l’élevage des porcs et des poulets est pratiqué autour des maisons. Certaines activités artisanales sont particulières aux Pear, notamment la fabrication des torches de résine, des poteries et des jarres.

Baradat (1941) affirme que les Pear étaient organisés en «clans totémiques», ce qu’il est fort difficile de prouver. Il semble qu’il y ait trace de chefferies héréditaires et patrilinéaires, et que le chef de clan ait en même temps le rôle de chef religieux. En ce qui concerne la cellule familiale, elle est caractérisée par une résidence tantôt matrilocale, tantôt patrilocale, et par l’existence de la polygamie.

Les croyances des Pear admettent trois catégories de divinités ou esprits, bons et mauvais, présidant aux activités humaines. Deux «hommes sacrés», le khvay lin et le khvay ta , sont chargés des rites de propitiation et prétendent tenir leur science des Khmers eux-mêmes.

Les Brau (ou Brao)

Les Brau, au nombre d’environ 12 000, signalés aussi sous les noms de Lave ou Love, habitent aux confins du Cambodge et du Laos du Sud dans la région de Voeun Sai et d’Attopeu. Vers l’est, ils s’étendent jusqu’aux alentours de Dak To, au Vietnam. Vers l’ouest, ils ont tendance à émigrer vers les plaines de la Thaïlande. Des sous-groupes, notamment les Krung, portent des noms particuliers.

Pratiquant la culture du riz en rizière sèche, à environ 400 ou 800 m de hauteur, ils observent une stricte division du travail entre les sexes. La pêche et la cueillette, ainsi que la fabrication des poteries, font aussi partie de leurs activités.

Leur caractère le plus original réside dans l’aspect de leurs villages: au lieu de la relative dispersion habituelle aux agglomérations du Cambodge, les maisons des Brau sont groupées autour de la maison commune, et disposées comme les rayons d’une roue. Des fortifications entourent le village; à la saison des travaux en forêt, il est partiellement vidé de sa population.

Les Kuy (ou Kuoy)

Les zones d’habitat des Kuy, qui groupent environ 100 000 habitants, sont, d’une part, des régions de l’ouest vers la Thaïlande, en relations avec les Pear et les Chaobon (provinces de Surin, Roi Et); d’autre part, au nord-est de Kompong Thom, la région du Phnom Dek. Bien qu’assimilés aux Khmers, les Kuy ont gardé un certain nombre de leurs caractères de très ancienne souche prékhmère et préthaï.

Il ont adopté la technique de la riziculture irriguée, mais connaissent encore l’usage de la houe. La capture des éléphants sauvages, où ils sont passés maîtres, ainsi que le travail de la forge qui appartient à une très vieille tradition sont les deux traits majeurs de leur mode de vie.

Les étrangers

Parmi les étrangers qui se sont installés au Cambodge au cours des siècles, certains n’ont eu que fort peu d’influence culturelle, économique ou démographique: les entreprises espagnoles du XVIe siècle ont été sans lendemain, les Portugais n’ont laissé que quelques rares lignées et des vestiges dans le vocabulaire; l’occupation française, elle, a représenté une phase politique et économique importante de l’histoire du pays. Mais ce sont surtout les Chinois, les Vietnamiens et les Cham qui ont joué un rôle dans l’ethnographie locale.

Les Chinois, qui de tout temps ont entretenu avec le Cambodge des relations commerciales et diplomatiques, ont joué un rôle primordial dans l’économie khmère, depuis les petits marchands de village jusqu’aux fabriques actuelles. Ils forment une population sino-khmère particulièrement active. Les Vietnamiens, qui, eux, n’ont pas contracté de mariages avec les Cambodgiennes, représentent un mode d’installation assez difficile à définir: outre les pêcheries du Grand Lac auxquelles ils sont liés, ils créent, selon les besoins, de multiples marchés sur l’eau, plus ou moins mobiles, qui amènent sur les rives des fleuves et des canaux de très nombreux sampans. Enfin, les Cham du Cambodge, héritiers des anciens réfugiés du royaume de Champa installé jusqu’à la fin du XVe siècle sur les territoires de l’actuel Vietnam du Sud, sont groupés le long des cours d’eau. En particulier au bord du Tonlé Sap et du Mékong, et dans l’île située en face de Phnom Penh, ils vivent surtout de la pêche et de quelques cultures industrielles, telles que le coton, l’indigo et le sésame. Les femmes tissent la soie et fabriquent des nattes. Les hommes sont experts en orfèvrerie et en construction de bateaux. Ce qui les différencie essentiellement des Khmers, c’est d’une part leur langue, rattachée à la famille «malayo-polynésienne» ou indonésienne, et d’autre part leur culture qui, après une tradition ancienne héritée de l’Inde, s’est centrée sur l’Islam et les rassemble aujourd’hui autour de leurs muphti , de leurs prières quotidiennes en direction de La Mecque et de leurs mosquées de villages.

3. Histoire

La préhistoire du Cambodge demeure très mal connue. Le pays semble avoir été occupé à l’origine par des peuplades de type australoïde puis, au cours du Néolithique, par des peuples de type indonésien, sans doute venus du nord. À leur tour, et comme les Australoïdes l’avaient été par eux, ces Indonésiens furent chassés des plaines et repoussés vers les forêts et les montagnes par de nouveaux arrivants appartenant à un groupe ethnolinguistique différent, les M 拏n. Les tribus m 拏n étendirent leur occupation sur un vaste territoire, du delta de l’Irraouadi à celui du Mékong. Au Cambodge actuel, les Australoïdes (Samré, Pear, Kouy), de plus en plus assimilés, ne se rencontrent plus guère que dans les Dangrek, les Cardamomes et la chaîne de l’Éléphant, les Indonésiens (Stieng, ...) dans les régions élevées de l’Est (Mondolkiri, Ratanakiri).

De la préhistoire à Angkor

Le Fou-nan (Ier-VIe s. apr. J.-C.)

La civilisation néolithique (dite de Samrong Sen et de Melou Prey) va se prolonger jusqu’au Ier siècle de notre ère. Les ethnies indonésiennes et m 拏n qui occupaient la plaine du Mékong inférieur semblent avoir subi, dès le Ier siècle, l’influence indienne des marins et des commerçants venus des rives du golfe du Bengale. Ces Indiens (marchands, nobles et brahmanes) apportèrent à une société m 拏n déjà organisée, dans laquelle l’animisme et le matriarcat jouaient un rôle important, une langue avancée dotée d’une écriture (le sanskrit), et les lois de l’Inde, sans compter des techniques. Ils s’assurèrent une influence politique et économique de premier plan dans ce royaume m 拏n comme dans tous les autres pays de la région. Les rois m 拏n adoptèrent la conception hindouiste de la monarchie (celle du dieu-roi, Devaraja ) et s’intitulèrent les «rois de la Montagne». Leur palais était identifié avec la montagne cosmique, le Mérou, par qui le Ciel communique avec la Terre. Se proclamant en rapport constant avec les forces célestes (Çiva, Vichnou...), ils prétendaient être les monarques de l’Univers.

Les Chinois entrèrent en relation au début du IIIe siècle avec cet État m 拏n qu’ils appelèrent Fou-nan. État maritime et commerçant, ce Fou-nan conclut vers 285 une alliance avec son voisin oriental, l’État indonésien du Champa. Les rois m 拏n affermirent leur pouvoir en réduisant à merci les vassaux turbulents. Ils surent surtout mener à bien, pendant des siècles, la construction de canaux de drainage et de collecteurs d’eaux mortes, et transformer ainsi les cloaques du delta du Mékong en terres cultivables. Leur capitale était établie non loin du Mékong, à Vyadhapura (à 200 km de la mer). Le principal port était Oc-èo, sur le golfe du Siam, dans l’actuelle Cochinchine. Les historiens chinois ont écrit que les habitants du Fou-nan étaient «laids et noirs» et qu’ils avaient les cheveux frisés.

Au Fou-nan et au Champa, tout laisse à penser que si les classes dirigeantes avaient adopté les religions et cultures de l’Inde (y compris le bouddhisme), les masses restaient attachées à l’animisme primitif, au culte des ancêtres et des esprits. D’où un continuel effort pour harmoniser ou fusionner les divers concepts religieux en présence. Ce n’est qu’à partir du début du Ve siècle que le pays, sur la base du fonds culturel indien bien assimilé, va développer une civilisation originale, mais les sources de son histoire demeurent, aujourd’hui encore, fort rares. Les archives, s’il y en avait, ont été détruites. Restent les monuments de pierre, et leurs inscriptions. La chronologie est confuse, parfois douteuse.

Les Khmers. Le Tchen-la

Au début du Ve siècle, le Fou-nan fut ébranlé par l’irruption des Kambuja (fils de Kambu) ou Khmers, peuple de même souche ethnolinguistique que les M 拏n, mais qui, parvenu plus tardivement en Indochine, s’était établi au nord du Fou-nan, sur la rive droite du Mékong, l’actuel plateau de Korat. Comme les M 拏n (et peut-être par eux), les Khmers avaient subi l’influence indienne. Après la mort (en 514) d’un roi, le Fou-nan fait face à la révolte d’un «royaume» khmer, appelé Tchen-la par les Chinois, et qui, jusque-là vassal du Fou-nan, va alors s’émanciper. À partir du milieu du VIe siècle, les rois du Tchen-la vont peu à peu conquérir et assujettir le Fou-nan. Le roi Içanavarman († 635) établit sa capitale à Sambor Prei Kuk, au nord de Kompong Thom. Ses successeurs agrandirent encore le domaine, poussant au nord au-delà de Kemmarat, à l’ouest au-delà de Chantaboun et annexant, après avoir réduit les dernières résistances m 拏n, tout le delta du Mékong. Ils ne paraissent pas cependant avoir changé de système. Comme celle du Fou-nan, l’organisation politique et sociale du Tchen-la fut sensiblement à l’image de celle des États de l’Inde. Jayavarman Ier († 681) établit sa capitale à Angkor Borey (région de Takeo). Le Tchen-la entretint de bons rapports avec la Chine et le Champa.

Au début du VIIIe siècle, le Tchen-la éclata en deux États rivaux, le Tchen-la de Terre, au nord (dans l’actuel Laos) et le Tchen-la d’Eau, résurgence de l’ancien Fou-nan. Celui-ci fut le théâtre de longues disputes entre féodaux et se morcela, vers le milieu du VIIIe siècle, en cinq principautés rivales. Affaibli, il eut alors à subir de puissantes incursions malaises. Les pirates javanais, soutenus par les rois Çailendra de Java, ravagèrent en 774 puis en 787 les côtes du Champa, puis remontèrent le Mékong jusqu’à Sambhupura, une des capitales du Tchen-la d’Eau (près de Kratié), brûlèrent la ville et s’emparèrent du roi. Il semble que, pendant plusieurs années, le Tchen-la d’Eau ait été vassalisé par les Çailendra et que ses princes aient été «éduqués» ou tenus en captivité à Java.

Le Cambodge angkorien

La monarchie

Un de ces princes, revenu au Cambodge vers l’an 800 après avoir reçu une éducation à Java, réussit à rallier les principautés khmères et à secouer le joug des Malais. Il se proclama roi en 802 sous le nom de Jayavarman II et installa sa capitale cette fois loin de la mer et du Mékong, dans la région du Phnom Kulen, au nord du Grand Lac. Rejetant la suzeraineté de Java, il restaura le culte du dieu-roi, dont le symbole était le symbole même de Çiva, le linga . Il régna jusqu’en 850. Indravarman (877-889) réalisa l’unité de l’ensemble du Tchen-la d’Eau et commença de grands travaux hydrauliques (réservoirs). Yasovarman (889-900) fonda autour du Phnom Bakheng, la capitale, Yasodharapura, qui (en se déplaçant légèrement) devait devenir la première Angkor. Il y fit construire des temples à Çiva, Vichnou et Bouddha et fit creuser le Baray oriental. Des querelles entre ses successeurs entraînèrent un déplacement momentané de la capitale à Koh Ker, mais Rajendravarman (944-968) revint à Yasodharapura et on lui doit de nouveaux temples (tel Banteay Srei, 967). Après de nouvelles luttes intestines, Suryavarman Ier (1002-1050) triompha de ses concurrents et fonda une nouvelle dynastie. Il étendit le royaume vers l’ouest. Il protégea le bouddhisme, conclut une alliance avec la Chine et le Champa. Mais son successeur dut lutter contre de nombreuses conspirations, trait permanent de l’histoire khmère. Il n’en fit pas moins creuser le grand bassin du Baray occidental et construire le temple du Baphuon. Après sa mort, une brouille intervint avec les Cham, qui firent une incursion au Cambodge (1074).

En 1080, après des années de troubles, une dynastie monte sur le trône, qui va régner durant plusieurs siècles et donner au Cambodge quelques grands rois. Ainsi Suryavarman II (1113-1150) pacifia le pays, dévasté par les guerres civiles, et lui rendit sa prospérité. Il fit construire le temple d’Angkor Vat, dédié à Vichnou, dont le roi était un adepte. Il lutta successivement contre les M 拏n de Lopburi (à l’ouest), les Viet puis les Cham à l’est. Il conclut plusieurs traités avec la Chine. Une guerre de «cent ans», aux vicissitudes diverses, allait opposer les Khmers aux Cham (1130-1227 env.). C’est au cours de ce conflit que la seconde Angkor, la capitale brahmanique (Angkor Vat) fut prise et saccagée par les Cham venus par le Lac (1177), qui dominèrent le pays. Mais une guerre de libération commença et son chef Jayavarman réussit à chasser les Cham et devint roi (1181-1218). Sous son règne, l’empire khmer atteignit sa plus grande expansion territoriale: outre le «noyau» khmer qu’il administrait directement, Jayavarman VII avait réduit à la vassalité le Champa, les principautés m 拏n de la Thaïlande et du Laos actuels, et étendu son influence jusqu’à l’isthme de Kra et le royaume de Pagan en Birmanie.

Comme son père, il avait donné son adhésion au bouddhisme Mahayana , tout en conservant les brahmanes à la cour. Depuis des siècles, l’hindouisme (çivaïte ou vichnouite) coexistait avec le bouddhisme dans le royaume, mais la nouvelle période que constituait son règne avait vu un développement continu du bouddhisme, de plus en plus populaire parmi les humbles. Si Jayavarman VII fit construire des hôpitaux et des routes, s’il améliora encore le réseau hydraulique, son œuvre capitale n’en reste pas moins la construction de la troisième Angkor (Angkor Thom) sur les ruines de la capitale dévastée par les Cham. Le centre en fut cette fois le temple bouddhiste dédié à Avalokiteçvara, le Bayon.

Après sa mort, on assista à une réaction antibouddhiste. Jayavarman VIII (1243-1295), dès son avènement, restaura l’orthodoxie çivaïte, éliminant systématiquement les images du Bouddha qu’avaient multipliées Jayavarman VII et ses fils. Il fit aussi faire de grands travaux hydrauliques. À la fin de son long règne, Jayavarman VIII eut à faire face à des dangers extérieurs nouveaux. Menacé d’invasion par Koubilai khan, l’empereur mongol de Chine, il jugea prudent de lui offrir un tribut (1285). D’autre part, un royaume thaï s’était constitué en 1238, à Sukhothai. D’abord vassal du roi khmer, il manifesta bientôt son intention de conquérir sa totale indépendance et de s’étendre vers le sud. Pour lui résister, les rois khmers, que l’invasion mongole avait affaiblis, appelèrent le peuple à combattre, mais, au terme d’une lutte acharnée, le roi thaï Rama Khamheng finit par obtenir, vers 1295, de Jayavarman VIII la reconnaissance de l’indépendance de Sukhothai. De même, les M 拏n de Lopburi (Bas Menam) s’étaient émancipés quelques années auparavant. Autour d’Angkor et de ses temples, une société avait fleuri. La culture intensive du riz, favorisée par une irrigation à partir de grands réservoirs, permettait d’alimenter une importante population. Le pays paraît toutefois avoir été affecté par l’aggravation des querelles religieuses. Il semble que la population dans sa masse et même une partie de l’élite aient évolué, depuis le çivaïsme, vers la douceur vichnouite et le bouddhisme, et aient supporté avec une impatience croissante les corvées, voire l’esclavage qu’exigeaient la construction et l’entretien des sanctuaires, des canaux ou des réservoirs. Le régime hindouiste, qui faisait la part trop belle à une minorité de prêtres et de guerriers, a peut-être suscité une réaction s’incarnant sous la forme du bouddhisme, plus égalitaire, plus soucieux de la souffrance des hommes. Cette hypothèse explique peut-être que l’introduction dans le royaume, au XIIIe siècle, du bouddhisme Hinayana , venu de l’ouest, n’ait fait que précipiter la crise. En 1336, un roi fervent hindouiste, persécuteur du bouddhisme et sous le règne duquel s’était produite une inondation catastrophique, fut assassiné et son meurtrier, Chay, placé sur le trône.

Révolution et ruine

Une véritable révolution s’ensuivit. Le culte du dieu-roi fut aboli, et si le roi conserva des brahmanes à la cour, ce fut surtout par respect pour des rites millénaires. La nouvelle dynastie rompit en effet avec l’hindouisme et écarta l’aristocratie indianisée. Une nouvelle élite apparut. Le bouddhisme Hinayana devint le culte officiel. Le p li se substitua partout au sanskrit comme langue sacrée. On abandonna la construction des grands bâtiments de pierre ou de briques pour ne plus dresser que des pagodes ou palais en matériaux plus légers.

Les Thaï profitèrent de ces circonstances pour étendre puis consolider le pouvoir dans le bassin inférieur de la Ménam. En 1350, un nouveau royaume thaï, le Siam, s’y constitua, avec comme capitale Ayuthia et, dès 1351, son roi Ramadhipati lança son armée contre le Cambodge, s’empara d’Angkor et de ses trésors, emmena une partie des habitants en esclavage et plaça les provinces khmères situées au nord du Grand Lac sous l’autorité de princes de sa famille. Les Lao s’émancipèrent de leur côté de la souveraineté khmère (Fa Ngum fonde le Lane Xang en 1353). Les Khmers purent certes reprendre Angkor en 1357, chasser les Siamois jusqu’à Korat et rétablir la frontière séculaire avec le Champa, qui les avaient entre-temps attaqués. Mais Ayuthia reprit bientôt la lutte, et la nouvelle guerre, qui dura près d’un demi-siècle, devait aboutir à la prise et au sac d’Angkor, en 1431.

Les provinces avoisinantes, centre le plus peuplé de l’empire angkorien, étaient maintenant si dévastées et dépeuplées, des dommages si profonds avaient été causés au système d’irrigation (entraînant une baisse générale du niveau des eaux et, par suite, sécheresse et infertilité) qu’il fut décidé d’abandonner, comme capitale, Angkor, jugée trop exposée. La révolution religieuse et politique semble toutefois avoir eu des conséquences économiques aussi graves que l’invasion siamoise. Les souverains m 拏n et khmers avaient depuis douze siècles poursuivi une politique hydraulique exemplaire, qui répondait à une certaine conception du monde, fondée sur le concept de fécondité. La disparition de la dynastie angkorienne en 1336, le changement d’univers spirituel et la défaillance du pouvoir central qui en furent la conséquence, les déportations massives de population enfin entraînèrent la ruine du réseau hydraulique. L’irrigation permanente n’étant plus possible, la production, qui était de deux ou trois récoltes annuelles, tomba à une seule. Elle ne pouvait plus suffire à une population nombreuse. La chute démographique vint ainsi s’ajouter aux pertes militaires et aux déportations effectuées par les Siamois. Si les temples subsistèrent, la civilisation angkorienne s’effondra. En 1446, la cour khmère s’établit aux Quatre Bras, sur le Mékong, sur le site de l’actuelle Phnom Penh.

La décadence

C’en était fini, en réalité, de la puissance khmère. Pendant quatre siècles, le Cambodge allait désormais vivre d’une indépendance des plus précaires. Les discordes internes, les dissensions et les querelles sucessorales au sein de la famille royale provoquèrent continuellement des interventions étrangères, très souvent à l’appel des princes, prétendants, usurpateurs ou généraux.

Devenus (au début du XVIe siècle) vassaux du roi d’Ayuthia, les monarques khmers devaient obtenir de celui-ci l’investiture pour régner en paix. Assoiffés de pouvoir, des princes cambodgiens, pour triompher de leurs rivaux dans les successions, ou parfois de simples rebelles, firent même appel au Siam. Souvent ils payèrent ce concours en abandonnant aux Siamois l’administration de districts et même de provinces (comme Korat et Chantaboun). La tutelle siamoise était lourde et humiliante. La cour d’Ayuthia prenait des princes khmers comme otages et ne les laissait revenir au Cambodge qu’après s’être assurée de leur loyauté. Certains rois résistèrent cependant au protectorat d’Ayuthia; ils surent se battre et la fortune leur sourit parfois. Vers 1540, le roi Ang Chan Ier avait transféré la capitale à Lovek, plus au nord, mais les Siamois s’en emparèrent en 1593. Ils détruisirent les palais, les temples et les archives et déportèrent de nouveau une partie de la population khmère. La chute de Lovek porta un coup grave à la résistance cambodgienne.

Dans l’orbite du Siam

Au début du XVIIe siècle cependant, commença à se faire sentir l’influence vietnamienne, qui apparut alors comme un contrepoids possible à la domination siamoise. Après avoir paru s’accommoder de celle-ci, le roi Chey Chetta II (1618-1625) refusa l’hommage à Ayuthia, chassa la garnison siamoise qui occupait Lovek et, pour affirmer sa volonté de rénovation et d’indépendance, établit sa résidence à Oudong. Pour faire reconnaître sa suzeraineté, le roi de Siam fit alors envahir le Cambodge (1623). Chey Chetta, qui avait épousé une fille du roi de Hué (seigneur de Cochinchine), demanda l’aide de celui-ci. Les Siamois furent battus, mais Hué demanda à Chey Chetta l’autorisation de fonder des établissements vietnamiens dans la province de Prey Kor (futur Saigon). Le roi y consentit et les Vietnamiens commencèrent à s’installer dans la région du fleuve Donnai.

La succession de Chey Chetta II donna lieu à de furieuses luttes intestines. Des prétendants obtinrent en 1658 le concours vietnamien et l’un put, en 1660, s’assurer le trône. Par traité, la cour de Hué imposa alors au Cambodge le versement d’un tribut régulier. Souverains, usurpateurs, prétendants n’en continuèrent pas moins à se disputer le trône. Hué profita de la passivité du Siam, alors occupé à faire face aux Anglais, Français et Hollandais, pour soutenir (d’ailleurs en vain) la rébellion du «second roi» (obbareach ), Ang Non, au Cambodge. Le roi Chey Chetta IV domina la scène pendant trente ans (après 1675), abdiquant puis reprenant la couronne quatre fois à des héritiers jugés médiocres. Sous son règne, en 1701, les Vietnamiens annexèrent les provinces de Giadinh, Bien Hoa et Baria.

Au XVIIIe siècle, le Cambodge s’affaiblit encore. Pour résister à la pression du Siam, qui soutenait ses adversaires, le roi Ang Em (1710-1722), gendre de Chey Chetta IV, s’appuya longtemps sur la cour de Hué, qui lui fournit des contingents armés mais qui sut aussi, grâce au concours d’émigrés chinois, étendre son influence le long du littoral du golfe du Siam (régions de Hatien, Rachgia et de l’île de Phu Quoc, 1715). Ang Em, pour obtenir la paix, se reconnut finalement vassal du Siam. Mais sous ses successeurs, les diverses «familles royales» (cousins et petits-cousins) se disputèrent le trône. En 1731, pour venger des massacres de Vietnamiens, le roi de Hué envoya une armée qui pénétra jusqu’à proximité de Oudong et força le Cambodge à abandonner deux nouvelles provinces (Mytho et Vinhlong). Vingt ans plus tard, profitant encore de la situation interne du Cambodge (où le roi vivait au milieu d’intrigues continuelles, de complots et de rébellions), les Vietnamiens purent encore se faire céder les provinces de Sadec, Chaudoc (1757), Travinh puis Soctrang. Le delta du Mékong passait peu à peu sous leur contrôle.

Après avoir assisté à la défaite d’Ayuthia sous les coups des Birmans, le roi Outey II (1758-1775) refusa en 1767 de reconnaître la suzeraineté du nouveau roi de Siam, Taksin. Désireux de réaffirmer sa position, celui-ci voulut imposer un prince khmer qui lui était acquis, Ang Non. Il réussit en 1770 à l’installer à Oudong. Mais Outey II appela alors la cour de Hué à son secours. L’armée vietnamienne mit en fuite les Siamois, mais, pour prix de son concours, le Vietnam imposa cette fois son protectorat (1771): au lieu d’envoyer comme par le passé un tribut symbolique, Outey dut désormais soumettre tous ses actes politiques au visa d’un représentant de Hué placé auprès de lui. Le protégé du Siam, Ang Non, s’était cependant retranché à Kampot, d’où il dirigea une guérilla contre son rival. Le pays était en ruine. Les Siamois avaient encore déporté à l’ouest une partie de la population. Le Vietnam, affaibli et agité depuis 1774 par la révolte des Tayson, ne pouvait rien faire.

Le Cambodge dans l’étau

Devant cette situation, le roi Outey II préféra abdiquer en faveur de son adversaire Ang Non (1775). Avec celui-ci, le Cambodge retomba du protectorat vietnamien sous la tutelle du Siam. Le roi haïssait les Vietnamiens au point qu’il songea un moment, dit-on, à faire massacrer tous ceux qui se trouvaient dans son État. Cependant, Ang Non ayant voulu exploiter les troubles qui désolaient le Vietnam pour récupérer le delta du Mékong, un complot se noua contre lui. Il fut capturé et assassiné (août 1779).

Les trois mandarins chefs du complot mirent alors sur le trône un enfant de six ans, Ang Eng, fils d’Outey II, mais ils se disputèrent. L’un d’eux, Ben, fit assassiner les deux autres, mais il dut se retirer avec le jeune roi à Bangkok, la nouvelle capitale que venait de fonder (en 1782) le nouveau roi de Siam, Chakri. Ang Eng y fut couronné par celui-ci (1794) qu’il reconnut comme suzerain et protecteur avant d’être reconduit à Oudong par une armée siamoise que Ben commandait (1795). Il laissa alors au Siam l’administration des provinces de Battambang, Mongkol Borey, Sisophon et Angkor. Mais il mourut dès août 1796, à l’âge de vingt-trois ans, laissant un fils aîné de quatre ans et une famille royale presque entièrement détruite.

Le roi Chakri (Rama Ier) chargea de la direction des affaires un mandarin khmer, Poc, qui jusqu’à sa mort (1806) fut son instrument docile. Le fils d’Ang Eng ayant alors atteint sa quinzième année, Chakri le fit couronner à Bangkok sous le nom d’Ang Chan II. Le nouveau roi ne tarda pas à entrer en conflit avec ses frères, que, sans le consulter, Chakri avait nommés aux fonctions de chefs de maisons princières. Le Vietnam ayant alors reconstitué sa force et son unité (Gialong était empereur depuis 1802), Ang Chan renoua avec Hué et accepta de se reconnaître vassal de Gialong. Mais le roi de Siam Rama II (1809-1824) ne pouvait admettre que le Cambodge eût deux suzerains: il fit occuper le Cambodge (1812). Ang Chan s’enfuit à Saigon, tandis que ses frères formaient un gouvernement provisoire composé en nombre égal de Siamois et de Khmers. En mai 1813, Ang Chan II, avec une armée khméro-vietnamienne, put reprendre Oudong. Peu après, le Siam acquiesça à sa restauration, moyennant la cession d’un vaste territoire au nord du royaume, les provinces de Melouprey et de Stungtreng.

Les Vietnamiens n’avaient toutefois pas restauré Ang Chan pour qu’il cède son royaume au Siam. Ils placèrent un résident auprès du roi et le gouverneur de Saigon reçut autorité militaire sur tout le Cambodge. Mais en 1831, venant au secours de rebelles khmers, les Siamois envahirent de nouveau le pays, contraignant le roi Ang Chan à se réfugier au Vietnam. Une révolte éclata alors contre l’occupation siamoise et l’empereur du Vietnam Minh Mang envoya une armée qui remit Ang Chan sur son trône. En 1834, à la mort du roi, les Vietnamiens imposèrent, pour lui succéder, sa troisième fille, Ang Mey. Le résident Truong Minh Giang s’engagea alors dans une politique de vietnamisation systématique du royaume, s’efforçant même de modifier les mœurs. Dans chaque province, un fonctionnaire vietnamien fut placé à côté du gouverneur cambodgien. L’armée khmère fut réduite au rang de milice locale. Les Vietnamiens imposèrent leur langue dans l’administration. En 1841, l’annexion fut décidée. Le gouverneur vietnamien fit déporter à Saigon la reine et ses ministres.

En 1845, exaspéré par cette oppression, le peuple khmer se révolta, attaquant et massacrant les Vietnamiens dans tout le pays. Les grands dignitaires, contactés par des émissaires du prince Ang Duong (fils de Ang Chan II), réfugié à Bangkok, sollicitèrent l’intervention siamoise. La cour de Bangkok ne laissa pas échapper l’occasion qui s’offrait à elle de retrouver au Cambodge l’influence qu’elle avait perdue. Le roi de Siam Rama III (1824-1851) chargea son général Bodin de placer Ang Duong sur le trône de Oudong et de bouter les Vietnamiens dehors. Les Khmers accueillirent avec joie cette intervention. L’armée siamoise occupa bientôt Oudong. En décembre 1845 cependant, à la demande d’Ang Duong, des pourparlers de paix s’engagèrent. Ils aboutirent vite. Il fut décidé, du consentement commun des gouvernements de Bangkok et de Hué, qu’Ang Duong serait fait roi, que les princesses et ministres khmers détenus au Vietnam seraient échangés contre des prisonniers de guerre vietnamiens et que le Siam conserverait les provinces cambodgiennes qu’il occupait depuis cinquante ans. De leur côté, les Vietnamiens se voyaient confirmer l’annexion de la basse Cochinchine (Kampuchea Krom).

Ang Duong (1845-1860) était convaincu qu’il n’avait obtenu qu’un sursis et qu’après sa mort le Cambodge serait partagé entre le Vietnam et le Siam, le Mékong étant la frontière commune. Sur les conseils de Mgr Miche, vicaire apostolique au Cambodge, il sollicita alors l’intervention de la France (1853) et Napoléon III, en 1855, chargea un diplomate, M. de Montigny, de passer avec Ang Duong un traité d’alliance et de commerce. Mais les indiscrétions de M. de Montigny, qui alertèrent Bangkok, firent échouer cette ouverture.

Dévasté et ruiné, le Cambodge était encore, à ce moment, dans une situation économique et sociale grave. Avec des moyens de fortune, Ang Duong entreprit de le relever. Il rebâtit Oudong, construisit des routes, parvint à garantir la sécurité et à attirer ainsi des marchands chinois et indiens. Il réorganisa l’administration, encouragea les bonzes à multiplier les écoles de pagode, tenta de lutter contre l’esclavage et l’usure. Une telle politique, heurtant de nombreux intérêts et privilèges, provoqua des mécontentements et Ang Duong dut même, de 1857 à 1859, réprimer divers mouvements d’agitation. Il se méfiait des Siamois (qu’il préférait aux Vietnamiens), mais il veillait à ne donner à aucun des deux une occasion nouvelle d’intervenir. À la mort d’Ang Duong (octobre 1860), son fils Ang Voddey, qui avait été éduqué à Bangkok, lui succéda. Il prit comme nom de règne celui de Norodom.

La période française

Norodom et le protectorat français

L’installation des Français en Cochinchine créa une situation nouvelle. En effet, par le traité qu’elle imposa au Vietnam (5 juin 1862), la France ne se faisait pas seulement céder Saigon et la Cochinchine orientale, elle se substituait aussi à la cour de Hué dans le «droit au tribut» que le roi du Cambodge adressait à l’empereur d’Annam.

Inquiet de voir ainsi la France assumer les droits du Vietnam au Cambodge, le Siam (soutenu par l’Angleterre) jugea opportun de réaffirmer sa suzeraineté. Les Français agirent alors avec décision. Le gouverneur de la Cochinchine, l’amiral de La Grandière, vint en juillet 1863 à Phnom Penh offrir à Norodom la protection de la France, qui lui permettrait d’échapper, cette fois définitivement, à l’emprise siamoise. Norodom signa ainsi le 11 août 1863 un traité qui stipulait que la France accordait sa protection au roi du Cambodge et plaçait un résident auprès de lui pour veiller à l’exécution du traité. De son côté, le roi s’interdisait d’entretenir aucune relation avec des puissances étrangères sans l’accord de la France. Faculté était donnée aux sujets français de s’installer et de commercer librement dans tout le royaume. Devant la lenteur de la ratification française, Norodom s’effraya et passa le 1er décembre 1863 un nouveau traité avec le Siam, où il reconnaissait de nouveau la suzeraineté siamoise. Mais, le traité franco-cambodgien ayant été approuvé par Napoléon III, Norodom fut officiellement sacré à Phnom Penh le 3 juin 1864 en présence des représentants de la France et du Siam. En 1866, pour marquer la fin d’une époque, le roi transféra sa capitale d’Oudong à Phnom Penh, centre commercial alors peuplé de 10 000 habitants environ, en majorité chinois.

La France voulait néanmoins, même au prix d’un partage, amener le Siam à renoncer à sa suzeraineté. Par le traité franco-siamois du 15 juillet 1867, le Siam reconnut le protectorat français sur le Cambodge et renonça à tous ses droits sur ce pays. Mais la France prenait l’engagement de ne jamais annexer le Cambodge à la Cochinchine (dont elle venait d’occuper l’ouest, le Kampuchea Krom). Elle reconnaissait, d’autre part, au Siam la propriété des provinces de Battambang et d’Angkor.

Norodom avait pu, à grand-peine, venir à bout de la rébellion de son frère Si Votha. Pour faire face à celle d’un bonze, Pukombo, qui se prétendait le fils d’Ang Chan II, il dut faire appel aux forces françaises. Pukombo fut finalement pris et exécuté (1867).

Tout comme son voisin le roi de Siam Chulalongkorn, Norodom désirait moderniser son royaume. Par des ordonnances du 15 janvier 1877, il supprima les trois maisons princières et avec elles un grand nombre de dignités mandarinales qui conféraient privilèges et immunités à leur titulaires sans charges ou responsabilités correspondantes. Il poursuivit les réformes administratives entreprises par Ang Duong, puis commença à réorganiser le système fiscal, supprimant notamment la ferme des impôts, qui était d’ordinaire confiée à des Chinois, attribuant enfin un traitement fixe aux fonctionnaires et leur retirant en même temps le droit de se rétribuer directement sur le produit des impôts. Il témoigna enfin de son intention d’abolir l’esclavage, tout en ménageant les transitions nécessaires.

La cour et les fonctionnaires opposèrent une vive résistance à cette «modernisation» qui menaçait leurs privilèges et revenus. L’administration se trouva peu à peu paralysée par leur refus de coopérer, tandis que s’aggravait le marasme économique et la situation financière. Norodom dut temporiser.

Les colons européens de Cochinchine commençaient à cette époque à s’intéresser au Cambodge, facilement accessible par le Mékong et dont Saigon était le débouché naturel. Ils voulaient des garanties d’«efficacité» et de sécurité, mais aussi des concessions agricoles et forestières. Des rapports tendancieux persuadèrent le gouvernement français (alors présidé par Jules Ferry) que c’était le roi lui-même qui était l’âme de la résistance aux réformes.

Le gouverneur de la Cochinchine, Charles Thomson, reçut l’ordre d’imposer au roi un protectorat rigoureux, analogue à celui que la France imposait, au même moment, à l’empereur d’Annam. Par un véritable coup de force, et sous la menace de déportation, Thomson obtint de Norodom la signature d’une convention qui le dépouillait pratiquement de toute autorité (17 juin 1884). Le Cambodge devenait un protectorat où le régime monarchique, toujours absolu, était placé sous l’autorité de la France. Si le roi gardait nominalement le pouvoir, il s’engageait à accepter toutes les réformes auxquelles la France jugerait utile de procéder. Le résident français à Phnom Penh aurait désormais sous ses ordres des résidents nommés par Paris et placés dans tous les chefs-lieux de province. C’était sous leur contrôle que les autorités locales continueraient à administrer le pays. L’ordre public et les services techniques et financiers seraient entièrement du ressort des fonctionnaires français. L’esclavage était aboli, mais le sol du royaume cessait d’être inaliénable et une propriété privée serait constituée (au moins pour les étrangers). Quant à la capitale Phnom Penh, elle serait administrée par une commission municipale mixte où les Français seraient prépondérants. Le roi ne pourrait plus légiférer ou décider sans l’approbation expresse du résident de France. En fait, le pouvoir au Cambodge était passé en mains françaises.

Contre ce diktat, une insurrection populaire éclata (novembre 1884), secrètement approuvée par Norodom. L’agitation s’étendit à la plupart des provinces. Pendant les années 1885 et 1886, les colonnes françaises sillonnèrent le pays pour tenter d’anéantir les insurgés, mais en vain. La situation économique s’aggravait. Le roi, qui s’était enfermé dans son palais, se refusait à toute coopération avec le protectorat.

En janvier 1887, le gouvernement français recula. Il fit connaître au roi que s’il parvenait à mettre fin à la rébellion, la France appliquerait de façon souple la convention de 1884. En quelques semaines, Norodom obtint la soumission des insurgés. La France adopta alors une attitude très prudente dans les affaires cambodgiennes, mais la IIIe République radicale s’accommodait mal de cette monarchie absolue et ses rapports avec le roi Norodom demeurèrent difficiles. Dès 1889, la présidence du Conseil des ministres fut assumée par le résident supérieur de France, devenu le véritable souverain. Pendant ce temps, l’économie du royaume végétait. La situation financière était mauvaise, la modernisation à peine esquissée: un service médical embryonnaire, un collège pour donner une formation de base aux fonctionnaires de l’administration locale, quelques services techniques (cadastre, eaux). Une dizaine de commerçants européens s’étaient installés au Cambodge. Paul Doumer, en 1897, écrira qu’en près de quarante ans de protectorat les progrès économiques au Cambodge «avaient été insignifiants pour ne pas dire nuls».

Les règnes de Sisowath et de Monivong

Désirant changer de politique, Doumer (nommé gouverneur général en 1897) passa de nouveaux accords avec le roi. En contrepartie de la restitution d’une partie de ses prérogatives, le roi accepta une sorte de constitution (11 juillet 1897). Mais son pouvoir restait nominal et honorifique. En droit comme en fait, et bien qu’assisté de ministres khmers, le résident supérieur de France demeura le véritable chef du gouvernement cambodgien. Ainsi contrôlée en son centre, l’administration cambodgienne l’était dans les provinces par des résidents français. Des réformes administratives, judiciaires, financières furent alors introduites, non sans rencontrer parfois une vive opposition du roi et de la cour. Sur le plan économique, c’est par la création d’une infrastructure de base que Doumer entendait amorcer le développement, par des travaux publics d’abord (aménagement de la capitale et de son port, navigation sur le Mékong, construction de routes, etc.). L’exploitation des ressources naturelles (pêcheries, forêts) fut réglementée, mais les investissements ne suivirent pas et le Cambodge, pendant la fin du règne de Norodom comme sous celui de ses deux successeurs, sera un des pays négligés de la Fédération indochinoise. Norodom mourut le 24 avril 1904. Le Conseil de la Couronne proclama alors roi son frère, le prince Sisowath.

Partisan convaincu de la modernisation, Sisowath inaugura son règne par des mesures éliminant certains aspects médiévaux de la vie du royaume (châtiments corporels, enchaînement, etc.). Son rapprochement spectaculaire avec la France, dont il était depuis longtemps le favori et où il effectua un voyage officiel en 1906, permit à Sisowath de revendiquer avec plus de force les territoires perdus. Déjà en février 1904 un traité franco-siamois avait restitué au Cambodge de vastes territoires au nord de Kompong Thom et la province de Stungtreng (Melouprey). Contre des concessions françaises, le Siam accepta, par le traité du 23 mars 1907, de rendre au Cambodge les provinces de Battambang et d’Angkor. Ce retour d’Angkor permit à l’École française d’Extrême-Orient (fondée en 1898) de commencer à dégager les ruines et à déchiffrer le passé khmer oublié, donnant ainsi une base à une nouvelle conscience nationale.

Le roi portait un intérêt particulier à l’enseignement, dont le développement lui semblait conditionner la transformation du pays. On décida de faire des écoles de pagode la base du nouveau système scolaire. En 1911, l’école primaire supérieure de Phnom Penh devint le collège Sisowath, mais ce n’est que bien plus tard que l’enseignement secondaire y fut introduit. Sur le plan politique et administratif, l’organisation mise en place par Paul Doumer en 1897 fut maintenue. Une «Assemblée consultative indigène» fut toutefois créée en 1913; elle était en grande majorité élue, mais par un collège électoral très restreint, et elle ne siégeait que dix jours par an pour discuter le budget. La population fut enfin recensée (en 1921, 2 403 000 habitants).

Le contrôle que le protectorat exerçait sur l’administration et la justice cambodgiennes, s’il freinait certains abus, n’en laissait pas moins subsister beaucoup d’autres. Le Cambodge n’attirait guère les Français (fonctionnaires ou colons) ambitieux et travailleurs. Dans un esprit de facilité, l’Administration du protectorat, ne trouvant pas parmi les Cambodgiens d’éléments assez dynamiques ou instruits pour les emplois qu’elle devait pourvoir dans les services, fit appel à l’immigration. Des milliers de Vietnamiens vinrent ainsi occuper des emplois administratifs, mais aussi prendre des métiers pour lesquels les Cambodgiens montraient peu d’inclination (batellerie, pêche, artisanat). Dans le même temps, l’immigration chinoise se poursuivait et les Chinois se taillaient la part du lion dans la commercialisation et le transport des produits, ainsi que dans le crédit. Les Français se réservaient le «grand» commerce. L’économie cambodgienne se trouvait de la sorte totalement dominée par des éléments étrangers.

C’est dans le domaine de l’infrastructure que les progrès furent les plus visibles. La construction d’un véritable réseau routier fut entrepris en 1912. L’administration française poursuivit d’autre part l’aménagement des villes et encouragea l’agriculture. En 1927, la culture du riz s’étendait au Cambodge sur 900 000 hectares, contre 300 000 en 1904. D’autre part, les pêcheries étaient de mieux en mieux exploitées.

Le roi mourut en 1927. C’est son fils aîné Monivong qui lui succéda. Si le pays fut gravement touché par la crise économique mondiale et notamment par la chute des cours de ses produits de base, le redressement se dessina dès 1934. Une voie ferrée Phnom Penh-Battambang fut construite entre 1929 et 1932, et prolongée plus tard jusqu’à la frontière siamoise. Le réseau routier fut encore étendu, les villes furent dotées de nouvelles aménités, des travaux d’hydraulique agricole et d’assainissement entrepris. Un réseau hospitalier prit corps. Par ailleurs, le défrichement des terres rouges des provinces de Kratié et de Kompong Thom fit de spectaculaires progrès et la superficie des plantations d’hévéas atteignit 27 300 hectares en 1937. Le caoutchouc prenait place parmi les exportations les plus rémunératrices du pays (12 300 t exportées en 1937). Cette même année, le Cambodge exportait 400 000 tonnes de paddy, 300 000 tonnes de maïs, 3 200 tonnes de poivre, du poisson séché (vers Singapour et Hong Kong), du bétail et du bois vers Saigon. C’est par ce port que transitait la quasi-totalité des importations et exportations du royaume. Le développement industriel demeurait néanmoins insignifiant. Quant au sous-sol, il était à peine exploré et quasi inexploité. Par rapport au Cambodge de Norodom, les progrès économiques du pays n’en étaient pas moins considérables.

Le Cambodge ne comptait cependant encore en 1937 que 1 000 écoles à peine (dont 813 écoles de pagode), avec 49 500 élèves pour 3 millions d’habitants. À la fin du règne de Monivong, il ne disposait pas encore d’un enseignement secondaire digne de ce nom et les Khmers devaient aller à Saigon passer leur baccalauréat. Sur les 631 étudiants que comptait en 1937 l’université indo-chinoise de Hanoi, 3 seulement étaient d’origine cambodgienne. Depuis qu’en 1911 les écoles de pagode étaient devenues un pilier essentiel de l’enseignement au Cambodge, le rôle du bouddhisme dans la vie nationale s’était encore accru. Une école de p li avait été fondée pour permettre aux bonzes d’étudier dans le pays (et non plus au Siam). En 1930, un Institut bouddhique fut créé à Phnom Penh avec un enseignement complet de la religion. Ce développement de l’instruction avait toutefois donné naissance à une petite classe d’«évolués» appartenant pour la plupart aux classes aisées, qui revendiquaient, parfois bruyamment, des postes administratifs élevés tout en témoignant d’un grand mépris pour «les masses ignorantes et bornées». Sur le plan politique, on ne notait aucune tension particulière. L’Assemblée consultative ne débordait guère de son rôle limité et la résidence supérieure exerçait son contrôle avec le concours de ministres khmers, dont le principal était Thioun. Les Chinois dominaient le commerce et une nouvelle génération de métis sino-khmers doués et énergiques s’affirmait peu à peu; mais les Vietnamiens étaient employés, en nombre croissant, dans les administrations et les entreprises commerciales.

La Seconde Guerre mondiale allait apporter l’orage au Cambodge. Le Siam (devenu Thaïlande) mit à profit la défaite de la France en juin 1940 pour tenter de reprendre, par la pression militaire, les provinces qu’il avait dû abandonner. Il attaqua l’Indochine en janvier 1941. Bientôt, devant les revers thaï, le Japon imposa sa médiation. Par l’accord du 11 mars 1941, signé à T 拏ky 拏, la province de Battambang et la partie du pays située au nord du 150 G furent attribuées à la Thaïlande. Les Khmers prirent conscience que la France ne pouvait plus les défendre efficacement. C’est dans cette atmosphère de deuil que mourut le roi Monivong (23 avril 1941). Le Conseil de la Couronne proclama roi le prince Norodom Sihanouk, âgé de dix-huit ans, qui était l’arrière-petit-fils à la fois de Norodom et de Sisowath.

Le règne de Norodom Sihanouk

Les premières années

Trois mois plus tard, le Japon obtenait de la France l’autorisation de stationner des troupes au Cambodge, d’où les forces nippones s’élancèrent, le 8 décembre 1941, pour attaquer la Birmanie et la Malaisie. Très vite, les Japonais, tout en mettant à contribution les ressources économiques du Cambodge, s’employèrent à y cultiver le nationalisme, à travers l’Institut bouddhique où ils approchèrent le bonze supérieur (achar ) Hem Chieu et un jeune magistrat, Son Ngoc Thanh. Mais la répression française s’abattit. Hem Chieu fut déporté à Poulo Condor et y mourut. Son Ngoc Thanh put gagner le Japon. Comme au Vietnam et au Laos, l’administration française laissa toutefois se développer certaines aspirations jugées «légitimes», faisant ainsi place au drapeau national et à une certaine littérature patriotique, laissant aussi relever par des autochtones un certain nombre d’administrateurs français, et développant largement l’enseignement et aussi les organisations sportives de jeunesse. Si l’infrastructure routière, hospitalière et urbaine fut encore améliorée, la situation économique, du fait du blocus allié et de la présence japonaise, s’aggrava considérablement.

Le 9 mars 1945, au Cambodge comme dans le reste de l’Indochine, l’armée japonaise élimina l’administration française. À sa demande, le roi Sihanouk dénonça le 12 mars le traité de protectorat avec la France et déclara que «le royaume de Kampuchea était désormais un État indépendant». Les Japonais firent revenir de T 拏ky 拏 Son Ngoc Thanh et il devint l’âme (mais non le chef nominal) du gouvernement pronippon qui s’installa en juin à Phnom Penh. Après la capitulation japonaise, en septembre 1945, Son Ngoc Thanh tenta de négocier avec les Alliés sur la base d’une reconnaissance de l’indépendance du Cambodge, mais les Français étaient déjà revenus à Saigon et, le 16 octobre 1945, le général Leclerc vint en personne arrêter Son Ngoc Thanh à Phnom Penh.

Le roi Sihanouk, qui avait sollicité l’intervention française, nomma alors à la tête du gouvernement son oncle Monireth, renonça secrètement à sa proclamation de mars 1945 et s’employa à renégocier (par étapes) avec la France l’indépendance du royaume. Un modus vivendi fut signé dès le 7 janvier 1946, qui accorda au Cambodge l’autonomie interne dans le cadre de la Fédération indochinoise. Le gouvernement khmer, qui serait assisté à de multiples niveaux de conseillers français, devenait responsable de nombreux services. Mais ce n’est qu’en novembre 1946 que la France obtint du Siam la restitution de Battambang et du territoire du Nord.

Cependant le roi s’engageait dans la voie d’une «démocratisation», annonçant le 13 avril 1946 un passage prochain de la monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle. Une Assemblée nationale fut élue au suffrage universel le 1er septembre 1946. Sous la poussée du Parti démocrate, sorti vainqueur de ce scrutin, elle se déclara constituante. La Constitution, adoptée le 6 mai 1947, très inspirée par la Constitution de la IVe République française, établit une prépondérance de l’Assemblée. Les partis fleurirent, mais aussi les factions.

Pendant cinq ans, de 1947 à 1952, la scène politique cambodgienne fut occupée par un conflit entre le Parti démocrate, dominant l’Assemblée, et le roi qui, en dépit du texte constitutionnel, demeurait le premier personnage du pays. Le Parti démocrate joua d’abord la carte nationaliste. Il soutenait que le Cambodge ne pouvait obtenir moins que le Vietnam, qui venait de se voir reconnaître son indépendance par la France. Sous cette pression, appuyée par des rebelles «Khmers Issarak» réfugiés au Siam, Sihanouk et le gouvernement négocièrent avec la France et signèrent avec elle le 8 novembre 1949 un traité par lequel Paris, abrogeant celui de 1863 et la convention de 1884, reconnaissait «le royaume du Cambodge comme un État indépendant» dans le cadre de l’Union française. Les Français conservaient néanmoins des pouvoirs considérables.

Bientôt les rivalités de personnes et de clans au sein du Parti démocrate rendirent impossible toute action sérieuse. L’Assemblée paralysait l’Administration, faisait et défaisait les gouvernements. Le Parti démocrate, à partir de 1948, bloqua systématiquement la législation proposée par le roi, dont il dénonçait par ailleurs la mollesse face à la France. Sihanouk se décida alors à lutter et mit à profit les dissensions au sein du Parti démocrate pour imposer à l’Assemblée des hommes à lui. Le conflit entre le palais et le parti prit un tour aigu après le retour au pays de Son Ngoc Thanh, qui, après six ans d’internement en France, avait été libéré à la demande de Sihanouk, mais qui soutint les démocrates. Le 15 juin 1952, le roi assuma personnellement le pouvoir exécutif et demanda au peuple un mandat de trois ans pour redresser le pays, le pacifier et obtenir une indépendance réelle.

Le roi essaya d’obtenir un nouvel accord avec la France, mais celle-ci tergiversait. C’est seulement quand il menaça de se tourner vers Ho Chi Minh que Sihanouk obtint (juillet 1953) l’ouverture d’une négociation sérieuse avec Paris, qui aboutit le 9 novembre 1953 à un accord franco-khmer consacrant l’indépendance réelle du Cambodge, mais toujours «dans le cadre de l’Union française». Le Cambodge put, par diverses conventions, recouvrer sa pleine souveraineté, qui fut reconnue, sur le plan international, à la conférence de Genève de juillet 1954. Les forces françaises et vietminh évacuèrent alors le pays. Par la dissolution, le 31 décembre 1954, de l’Union économique et monétaire indochinoise, le Cambodge accéda à une indépendance totale en matière de finances, de commerce extérieur et de politique économique.

L’indépendance dans la neutralité

L’accord de Genève contraignait Sihanouk à faire procéder à des élections libres. Prenant résolument l’initiative, il fit d’abord approuver massivement par référendum la façon dont il avait accompli sa mission (7 février 1955) puis il décida de se jeter lui-même dans l’arène politique. Le 2 mars 1955, il abdiquait en faveur de son père Suramarit et, redevenu prince, fondait un rassemblement, qu’on allait désormais connaître sous le nom de Sangkum.

Le prince entendait, en crevant l’écran que formaient les partis, établir un contact direct entre le peuple et ses dirigeants et promouvoir un développement rapide du pays tout en contrôlant l’administration par la base, notamment par le biais des congrès nationaux du Sangkum, sorte de «démocratie directe». Plusieurs partis se déclarèrent dissous, plusieurs personnalités démocrates (comme Penn Nouth et Son Sann) se rallièrent au Sangkum, mais le Parti démocrate refusa de se rallier. Aux élections du 11 septembre 1955, le Sangkum obtint 83 p. 100 des voix, les démocrates 12 p. 100, les communistes 4 p. 100. Dès l’été de 1955, Sihanouk, qui avait, à la conférence de Bandoung, rencontré Nehru et Chou En-lai, réalisa que l’unité interne et la sécurité extérieure du Cambodge dépendaient largement de l’orientation de sa politique étrangère. L’expérience de l’histoire khmère en témoignait. Si le Sangkum penchait vers l’Occident, il serait attaqué par la gauche (qui avait des appuis étrangers à Hanoi et à Pékin). S’il penchait vers Pékin ou Moscou, il aurait des ennuis du côté des conservateurs du Sangkum et des démocrates (qui étaient soutenus par Bangkok, Saigon et Washington). Seul un strict non-alignement et l’ouverture de relations amicales avec tous les pays pouvaient sauvegarder l’indépendance du pays et l’union nationale. Le 14 décembre 1955, le Cambodge était admis à l’O.N.U., où il affirma sa volonté de pratiquer une politique totalement indépendante des deux blocs.

Les États-Unis, cependant, cherchaient à aligner le Cambodge sur leurs alliés de Bangkok et de Saigon dans un glacis antichinois d’un seul tenant. Pour résister à leur pression, Sihanouk estima indispensable d’équilibrer l’aide économique occidentale, trop exclusive. Il se rendit alors à Pékin (février 1956). La Chine, qui semblait au prince être l’État le mieux placé, après l’effacement de la France, pour défendre l’indépendance du Cambodge, lui promit de l’aider à consolider sa neutralité. L’U.R.S.S., de son côté, promit une aide économique substantielle (juillet 1956). Le 11 septembre 1957, Sihanouk faisait voter une loi proclamant la neutralité du pays. Cette orientation détermina le Sud-Vietnam et la Thaïlande à accroître leur pression sur le Cambodge et à partir de 1958 (année où s’établissent des relations diplomatiques officielles avec la Chine), c’est à une subversion active et continue, visant à faire capituler Sihanouk ou à l’éliminer que le Cambodge va faire face. Thaïlandais, Sud-Vietnamiens et Américains vont tenter de faire éclater le Sangkum de l’intérieur, en jouant de la rivalité de ses factions et de ses clans, en encourageant aussi la subversion armée. Un complot de Dap Chhuon, lié à Son Ngoc Thanh réfugié à Bangkok depuis 1955, est déjoué en mars 1959. Sihanouk accusait ouvertement la Thaïlande, avec qui il avait rompu les relations diplomatiques en décembre 1961 à cause d’un litige concernant le temple de Preah Vihear, de préparer un coup d’État contre lui. Mais d’autres complots, de gauche cette fois, furent éventés en 1961-1962, après la prise en main du Parti communiste (clandestin) par un certain Saloth Sar.

À l’intérieur toutefois, Sihanouk avait, par cette lutte, consolidé sa position. Son père Suramarit étant mort le 3 avril 1960, il avait accepté, devant le «vœu populaire», de devenir le chef de l’État (juin 1960).

Le développement du Cambodge faisait de vifs progrès. Un plan biennal (1956-1958) et son complément (1958-1960), adoptés par les premiers gouvernements du Sangkum, préparèrent le lancement de deux plans quinquennaux (1960-1964 et 1965-1969) que vinrent soutenir diverses aides étrangères (France, États-Unis, Chine, Union soviétique, Tchécoslovaquie). L’infrastructure fit de grands progrès: construction d’un port maritime à Kompong Som et d’un grand aéroport à Pochentong (qui libéraient le pays de la dépendance de Saigon), extension et amélioration du réseau routier, construction immobilière et aménagement des villes, surtout de Phnom Penh. Les plans visaient à diversifier l’économie (jusque-là centrée sur le riz et le caoutchouc), en créant une industrie de transformation des produits locaux permettant de réduire certaines importations, d’accroître la valeur des exportations, et aussi de fournir des emplois à une population en rapide accroissement (le recensement de 1962 dénombra 5 700 000 habitants). Dans le second plan, priorité était donnée au développement du potentiel hydro-électrique et à l’irrigation de vastes régions agricoles (en 1969, le pays comptait 2,2 millions d’hectares de rizières). Dans le domaine industriel et commercial, les plans, tout en encourageant les investissements privés, donnèrent une grande importance au secteur public ou aux sociétés d’économie mixte. Des entreprises importantes furent créées parfois avec l’aide étrangère: filatures et tissages, jute, verreries, brasseries, distilleries, cimenteries, usines de pneus, de cigarettes, de phosphates, de sucre, de conserves, de papier, etc., sans compter les rizeries et scieries. Une raffinerie de pétrole fut créée à Kompong Som.

Sur le plan social, le Sangkum donna à partir de 1961 une priorité au «développement communautaire» à la campagne, avec regroupement des villages, qu’on dotait d’écoles et de dispensaires. Sihanouk donna une grande impulsion à l’enseignement, à tous les niveaux, mais l’administration, l’industrie et le commerce n’offraient pas assez de débouchés à la jeunesse ainsi formée, qui se détournait de l’agriculture, d’où chômage intellectuel et mécontentement. Au début de 1963, Sihanouk reconnut qu’une partie de l’élite khmère en était arrivée à «poser la question de la structure économique et même sociale du pays». Il apparut à la fin de 1963 que, face au développement d’une «nouvelle classe» aisée, occidentalisée et souvent corrompue qui était la grande bénéficiaire de l’aide étrangère (américaine surtout), l’État devait se donner les moyens de mieux contrôler l’économie nationale. Le 10 novembre 1963, Sihanouk annonça que l’État assumait la responsabilité du commerce extérieur et que les banques, tant khmères qu’étrangères, seraient nationalisées. Renonçant en même temps à l’aide américaine, il préparait les «structures d’accueil» des aides étrangères destinées à la remplacer, en particulier celles du camp socialiste et, secondairement, de la France.

Le Cambodge en danger

Problèmes intérieurs et extérieurs sont au Cambodge difficilement séparables. Pris en tenaille entre la Thaïlande et le Sud-Vietnam hostiles, le Cambodge risquait de demeurer isolé s’il ne menait pas une politique de «neutralité active». Il reçut des encouragements d’Hanoi, de Pékin, de Moscou et de Paris, mais ses rapports avec la Thaïlande et le Sud-Vietnam se dégradèrent encore et, en août 1963, Phnom Penh rompit ses relations diplomatiques avec Saigon.

Le développement de l’insurrection communiste au Sud-Vietnam et l’intervention armée des États-Unis dans ce pays mirent le Cambodge dans une situation très délicate. Conscient des dangers qui allaient en résulter, Sihanouk proposait en juillet 1964 une conférence internationale pour une neutralisation, sinon de l’Indochine, du moins du Cambodge, avec garantie des puissances. Il croyait encore possible de persuader les États-Unis de ne pas s’engager davantage et de «négocier» un règlement raisonnable (attitude proche de celle du général de Gaulle à qui le prince donnera l’occasion de prononcer, le 1er septembre 1966, son célèbre «discours de Phnom Penh»). Mais la tension qui résulta, en mars 1965, de l’attaque du Nord-Vietnam par les États-Unis amena Sihanouk à rompre les relations diplomatiques avec ceux-ci (3 mai 1965).

À l’intérieur, l’orientation vers le «socialisme bouddhique» rencontrait de sérieux obstacles. Des milieux influents de la capitale, hostiles à toute «ouverture à gauche», estimaient que le Cambodge bénéficierait, tout comme la Thaïlande, d’une généreuse aide américaine s’il prenait position contre le communisme vietnamien. Sihanouk céda en partie aux pressions de la droite: aux élections du 11 septembre 1966, le Sangkum remporta certes de nouveau la totalité des sièges de l’Assemblée, mais l’écrasante majorité des élus appartenait aux factions de droite. Le général Lon Nol fut alors nommé Premier ministre (octobre 1966).

La brutale répression d’un soulèvement paysan à Samlaut, près de Battambang, au début de 1967, lui aliéna une partie du monde rural. Son orientation à droite suscita une vive opposition dans le corps enseignant. Lon Nol, tirant prétexte de manifestations maoïstes, réprima aussi durement les villes. Trois leaders de la «gauche légale», Khieu Samphan, Hou Yuon et Hu Nim, rejoignirent alors, dans les forêts, l’organisation communiste que dirigeait, depuis 1962, Saloth Sar. Un accident grave ayant obligé Lon Nol à se retirer (29 avril 1967), Sihanouk reprit les rênes avec des «cabinets d’urgence» dirigés successivement par Son Sann et Penn Nouth. Mais la situation se compliqua.

Sihanouk est renversé

L’intervention américaine contraignait Hanoi à faire passer par des pistes traversant le Cambodge oriental armes et approvisionnements destinés au Front national de libération du Sud. D’autre part, le Cambodge laissait transiter par son port de Sihanoukville des marchandises également destinées au F.N.L. Cela aggravait la tension avec les voisins. Le 9 mai 1967, Sihanouk demandait à tous les États du monde de reconnaître les frontières actuelles de son pays. Le F.N.L. et Hanoi furent les premiers à le faire, promettant aussi de respecter l’intégrité territoriale et la neutralité du Cambodge. En contrepartie, Sihanouk reconnut le F.N.L. comme «seul représentant authentique du peuple sud-vietnamien» et noua des relations diplomatiques avec Hanoi. Mais le ravitaillement des révolutionnaires vietnamiens suscitait une contrebande et des trafics impliquant des milieux influents de la capitale et il en résulta de nouvelles et violentes rivalités au sein de la classe dirigeante de Phnom Penh, où s’étalait insolemment le luxe des privilégiés.

La neutralité était de plus en plus difficile à maintenir. Le Parti communiste khmer (P.C.K.), tirant les leçons de Samlaut (et de l’expérience maoïste), décida de déclencher la lutte armée contre le régime. Il la commença, dans un cadre géographiquement limité, en janvier 1968. Dès mai 1968, Sihanouk déclara que le communisme était l’ennemi principal du Cambodge. Avec l’ouverture de la conférence de Paris sur le Vietnam et la perspective (qu’elle impliquait) d’un retrait américain d’Indochine, Sihanouk redouta de se retrouver bientôt seul face aux communistes (chinois ou vietnamiens) et à ses vieux ennemis de Saigon et de Bangkok. La reconnaissance, tardive, des frontières du Cambodge par les États-Unis (16 avril 1969) lui permit de renouer avec eux. Il établit, certes, des relations cordiales avec les dirigeants de Hanoi lors des obsèques de Ho Chi Minh auxquelles il assista (septembre 1969), mais il avait laissé en août l’Assemblée faire revenir Lon Nol au pouvoir, avec des chefs de la faction de droite proaméricaine, comme le prince Sirik Matak. Cette faction brûlait du désir d’obtenir une aide multilatérale étrangère et des investissements occidentaux pour résoudre les problèmes économiques qui, sous la gestion désordonnée et souvent incohérente de Sihanouk, n’avaient cessé de s’aggraver. La jeunesse, instruite mais sans emploi, était lasse du prince, qui gardait cependant encore la confiance des masses populaires.

Bien que progressivement passé aux mains de ses factions de droite, le Sangkum, lui-même en crise, refusait encore d’autoriser la dénationalisation du secteur bancaire et l’activité des banques étrangères (décembre 1969). La droite, avec Sirik Matak, comprit qu’il n’y aurait pas d’investissements étrangers ni de «redressement» économique tant que le régime resterait aussi personnalisé, autrement dit tant que Sihanouk serait là. Elle profita de l’absence du prince (en cure médicale en France) pour provoquer d’abord de vastes manifestations antivietnamiennes, puis pour renverser Norodom Sihanouk qui, le 18 mars 1970, fut déchu par l’Assemblée de ses fonctions de chef de l’État.

La guerre civile

G.R.U.N.C. contre «République khmère»

Lon Nol ordonne aux communistes vietnamiens de retirer dans les deux jours leurs forces du Cambodge. Les conjurés (Lon Nol, Sirik Matak, In Tam) avaient été soutenus par les Américains qui, pour protéger leur retrait du Vietnam et prévenir un effondrement du régime de Saigon, voulaient éliminer les «sanctuaires» vietnamiens du Cambodge et avaient dans ce but attisé le sentiment antivietnamien à Phnom Penh.

Parvenu à Pékin le 19 mars (revenant de Paris), Sihanouk décide de lutter. Dans une proclamation au peuple du 23 mars, il révoque Lon Nol et dissout l’Assemblée, crée un Front uni national du Kampuchea, ou F.U.N.K. (Kampuchea étant la transcription moderne de Kambuja, nom par lequel les Khmers désignaient déjà leur pays au IXe siècle), pour lutter «contre les traîtres» et annonce la formation imminente d’un Gouvernement royal d’union nationale (G.R.U.N.C.). Hanoi lui accorde immédiatement son appui, obtient le ralliement, au prince, des communistes khmers, et lance quatre divisions au Cambodge pour endiguer l’armée de Lon Nol. Celle-ci, qui vient de tirer sur les paysans qui se mobilisaient pour soutenir Sihanouk, réplique en massacrant près de 100 000 Vietnamiens du Cambodge et en en expulsant autant du pays. L’Armée populaire vietnamienne assure une couverture totale au Parti communiste khmer (P.C.K.), qui ne compte encore que 4 000 guérilleros, et à qui elle fournit des armes et des instructeurs. Elle se répand au Cambodge, dont les campagnes tombent ainsi aux mains des Khmers rouges (c’est le nom que Sihanouk avait donné aux communistes).

L’armée de Lon Nol se trouve assiégée dans les villes et ne contrôle plus que les grands axes et la plaine du Nord-Ouest. Un Front des peuples indochinois en lutte contre les États-Unis (Vietnam, Cambodge et Laos) est scellé le 25 avril en Chine, en présence de Chou En-lai. Le 5 mai, le G.R.U.N.C. est constitué à Pékin, sous la présidence de Penn Nouth. Il est formé pour moitié de sihanoukistes (à l’étranger) et pour moitié de Khmers rouges (à l’intérieur) dont Khieu Samphan paraît être le leader. Mais le 30 avril, le président Nixon donne l’ordre aux forces américaines d’entrer au Cambodge et d’y détruire les sanctuaires communistes. À leur suite, les Sud-Vietnamiens entrent aussi. Ils seront à Phnom Penh le 11 mai et vengeront, par leurs exactions, les atrocités antivietnamiennes commises par les lon-noliens. Le régime Lon Nol, acculé, tombe dans la dépendance complète de Washington et de Saigon. Le 9 octobre 1970, après avoir condamné Sihanouk à mort par contumace, il proclame la République khmère.

L’appui américain ne lui sera pas marchandé, mais les divers clans de l’oligarchie urbaine vont se disputer pour s’approprier cette aide et s’enrichir encore. C’est le règne de la corruption, de la répression, de la cruauté vaine, de l’incompétence aussi. Les clans rivalisent, mais ni le frère de Lon Nol (Lon Non) ni Son Ngoc Thanh ne parviendront à supplanter le tandem Lon Nol-Sirik Matak. En dépit d’un soutien aérien américain, l’armée de Lon Nol essuiera échec sur échec dans sa lutte contre les Khmers rouges, de mieux en mieux entraînés par les Vietnamiens. Ceux-ci évacuent le Cambodge au début de 1973, à la suite de l’accord de Paris, mais l’aviation américaine va continuer ses bombardements massifs jusqu’au 15 août 1973, semant deuils et destructions, suscitant une haine profonde contre les citadins qu’elle «défend» ainsi. Fuyant ces bombardements mais aussi le régime des Khmers rouges, des centaines de milliers de ruraux viennent chercher refuge dans la capitale.

Les Khmers rouges et le prince Sihanouk se refusant à tout compromis avec Lon Nol, la lutte se poursuit, acharnée. Elle prend un tour décisif au début de 1975, lorsque le régime de Saigon s’effondre. Le 1er avril, Lon Nol et certains dirigeants s’enfuient à l’étranger. Le 17 avril, les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh, où la résistance cesse.

Le Kampuchea démocratique (Khmer rouge)

Les Khmers rouges décident alors de vider cette ville, symbole de la corruption, du luxe, de l’étranger, de la répression aussi, et d’en disperser les 3 millions d’habitants aux quatre coins du pays. Toutes les villes, systématiquement démantelées, subissent le même sort. L’exode fait des centaines de milliers de nouvelles victimes. L’industrie et toute l’infrastructure sanitaire, scolaire et administrative sont saccagées.

Le régime décide de «ruraliser» toute la population et de la fixer dans des coopératives. Il distingue l’«ancien peuple» (les «paysans révolutionnaires») qu’il contrôle depuis 1970, et le «nouveau peuple», qui vient d’être non pas libéré mais capturé, et sur lequel les cadres, sous prétexte de le «rééduquer», vont avoir en fait droit de vie et de mort. Il s’agit de créer un «homme nouveau», entièrement soumis à la collectivité, et de déraciner toute idée de profit: on abolit donc la monnaie et toute propriété privée et on disloque les familles. Tous les individus sont affectés à des coopératives, contraints de travailler à un rythme forcené. D’immenses travaux publics sont entrepris, de construction de canaux et de digues notamment, afin d’accroître la superficie cultivée en rizières. Le travail épuisant, la malnutrition, les maladies et les «épurations» vont faire cette fois de un à deux millions d’autres victimes en trois ans

Ce qui dirige ainsi, d’une main de fer, le Cambodge, c’est l’Organisation suprême (Angkar Loeu), nom sous lequel se dissimule le Parti communiste, qui n’osera s’avouer tel qu’en septembre 1977. Un Congrès populaire adopte en janvier 1976 la Constitution du nouvel État, appelé Kampuchea démocratique. Sihanouk, revenu au pays en décembre 1975, ayant décliné les fonctions de chef de l’État, Khieu Samphan les assume et, en avril 1976, un gouvernement est formé, qui remplace le G.R.U.N.C. Il est présidé par Saloth Sar, secrétaire général du P.C.K. qui a pris le nom de Pol Pot.

La lutte des factions reprend alors. Les vainqueurs ont naturellement éliminé tous les lon-noliens, tenants du régime républicain urbain. Maintenant, ils s’accordent pour épurer tous les sihanoukistes, mais des factions, l’une jugée «radicale» et l’autre «modérée», commencent à apparaître, ainsi qu’un autre clivage, entre ceux qui sont favorables à une coopération avec le Vietnam et ceux qui y sont hostiles. Les relations avec le Vietnam, qui ont commencé à se refroidir en 1972, se sont envenimées en 1975 à propos de la possession d’îles du golfe du Siam. Elles s’aigrissent encore en mai 1976, après la suspension sine die des négociations engagées en vue d’un traité de coopération. Le P.C.K., reprenant la politique de Sihanouk, va alors s’appuyer totalement sur la Chine pour faire échec à un Vietnam dont il redoute l’infiltration politico-idéologique et les visées hégémoniques. Ayant apparemment rallié à lui la faction Khieu Samphan et liquidé Hou Yuon et Hu Nim, Pol Pot émerge en vainqueur au printemps 1977 et s’appuie davantage encore sur la Chine, d’autant qu’une sédition militaire à Phnom Penh (avril 1977) a manqué de peu de le renverser. Le Vietnam est accusé de subversion. À partir de septembre 1977, le Cambodge, sous la direction de Pol Pot et de son second, Ieng Sary, entame une véritable guerre contre le Vietnam, prenant pour prétexte le différend frontalier. Refusant toute négociation, Pol Pot rompt les relations diplomatiques avec Hanoi (31 déc. 1977) et, par de nouvelles épurations, décime ses adversaires. Une nouvelle rébellion de ceux-ci échoue en avril 1978. Mesurant que le Vietnam va cette fois recourir à d’autres moyens, Pol Pot demande et obtient un concours accru de la Chine qui, de son côté, exerce une forte pression sur le Vietnam. Mais celui-ci, soutenu par l’U.R.S.S., va réagir de façon à neutraliser rapidement la menace qui pèse sur lui au sud. Le 3 décembre 1978, les factions communistes opposées à Pol Pot se regroupent en un Front uni de salut national. Le 25 décembre, l’armée vietnamienne passe à l’offensive et, en quelques jours, met en déroute l’armée de Pol Pot. Le 7 janvier 1979, Phnom Penh tombe, suivie, quelques jours plus tard, de la plupart des capitales provinciales. Le 11 janvier, à Phnom Penh, un Comité populaire révolutionnaire, présidé par Heng Samrin, prend le pouvoir et proclame la république populaire du Cambodge. Elle est contrôlée par la fraction provietnamienne du P.C.K.

La république populaire du Cambodge

Pol Pot, en fuite avec des unités disloquées, va continuer la guérilla dans la région frontalière khméro-thaïlandaise, avec le soutien de la Chine et la complaisance de Bangkok. À l’intérieur, la population, dispersée en 1975, regagne ses villages et ses villes d’origine. Le pays émerge peu à peu du cataclysme. Trois millions d’habitants et 90 p. 100 des cadres instruits ont disparu. Les villes ont été dévastées, l’infrastructure culturelle (pagodes, écoles, universités) a fait l’objet d’une destruction systématique. C’est un pays ruiné et exsangue qui se remet en marche début 1979. Des traités d’amitié et de coopération avec le Vietnam et le Laos, signés en février et mars 1979, fondent la solidarité des trois pays en matière politique, économique et militaire. L’armée vietnamienne, est-il convenu, demeurera au Cambodge aussi longtemps que le gouvernement khmer le jugera nécessaire à la sécurité du pays.

Sous cette protection, le gouvernement Heng Samrin peut rapidement étendre son contrôle à la quasi-totalité du territoire, où il met en place, tant bien que mal, une nouvelle administration. La famine est conjurée grâce à une aide internationale d’urgence. L’activité économique reprend, à des niveaux divers: priorité est donnée à la production de vivres (1 500 000 hectares de rizières vont être remis en culture). La monnaie, abolie en 1975, est réintroduite en février 1980. Le système scolaire et sanitaire est reconstitué. Une natalité très forte rend vie au pays. L’aide extérieure vient surtout du Vietnam, d’U.R.S.S., de République démocratique allemande et d’organisations humanitaires internationales financées par l’Occident. Mais c’est une intense contrebande avec la Thaïlande qui réapprovisionne le mieux les marchés urbains et ruraux.

Sur le plan politique, le Front uni de salut national, rebaptisé Front d’édification et de défense nationales, devient l’organisation de masse, le grand rassemblement de mobilisation populaire, mais le «parti dirigeant» est le Parti populaire révolutionnaire du Kampuchea – P.P.R.K. – (communiste), reconstitué dès janvier 1979. En 1981 sont élus successivement des comités populaires locaux (mars) puis une assemblée nationale (1er mai). Celle-ci adopte une Constitution (24 juin 1981). Le Comité populaire révolutionnaire cède alors la place à un gouvernement régulier. Heng Samrin cumule les fonctions de président du Conseil d’État (chef de l’État) et de secrétaire général du P.P.R.K. De nouvelles structures administratives, financières et économiques voient le jour. Des milices et une armée sont créées. Les industries et services publics restent nationalisés, mais l’agriculture et l’artisanat se partagent entre les coopératives et les entreprises individuelles. À partir du printemps de 1981, le pays est sorti de la situation critique dans laquelle il vivait depuis onze ans. Il n’en a pas pour autant retrouvé une activité normale, une certaine insécurité y subsistant et la reconstruction étant entravée par l’isolement et le véritable blocus auquel il est soumis par l’Occident et ses alliés.

Le gouvernement Heng Samrin n’a été reconnu que par une trentaine de pays (dont le Vietnam, le Laos, l’U.R.S.S., la République démocratique allemande, Cuba, l’Inde). L’intervention vietnamienne au Cambodge a en effet été jugée «inacceptable» par la Chine, l’Occident, les pays de l’A.N.S.E.A. (Association des Nations du Sud-Est asiatique: Malaisie, Indonésie, Singapour, Philippines et Thaïlande) et la majorité des Nations unies. L’O.N.U. de ce fait continue de reconnaître le régime Pol Pot comme le seul légitime, et le «Kampuchea démocratique» peut ainsi conserver son siège à l’Organisation. La Chine a décidé d’aider les Khmers rouges à poursuivre leur résistance à l’occupation vietnamienne. D’autres pays, en particulier ceux de l’A.N.S.E.A. qui entendent aussi obtenir le retrait des forces vietnamiennes du Cambodge, veulent y restaurer non pas Pol Pot mais un régime anticommuniste et pro-occidental. Pour pouvoir utiliser la structure légale du «Kampuchea démocratique», ils poussent à la constitution d’un gouvernement de coalition unissant les trois factions khmères hostiles au Vietnam (et à Heng Samrin).

Ce gouvernement (G.C.K.D.) est formé en juillet 1982 sous la présidence du prince Norodom Sihanouk, chef de l’État, avec Son Sann (F.N.L.P.K.) comme Premier ministre et Khieu Samphan (Khmer rouge) comme vice-Premier ministre chargé des relations extérieures.

Recherche d’une solution politique

La coalition, qui recrute ses partisans parmi les 300 000 réfugiés installés dans la région frontalière et qui bénéficie d’importantes aides étrangères (notamment chinoises), n’a pas ébranlé le régime de Phnom Penh et a même subi de sérieux échecs militaires. Au Vietnam qui, annonçant un retrait progressif de ses troupes, proposait à ses voisins des négociations sur la sécurité en Asie du Sud-Est, l’A.N.S.E.A. et la Chine ont répondu en exigeant, comme préalable à toute discussion, le retrait total des forces vietnamiennes du Cambodge. Par une pression constante, elles pensaient ainsi forcer Hanoi à évacuer. D’autre part, Pékin, ayant dès 1982 souligné que le Vietnam ne pouvait, sans l’aide de Moscou, se maintenir au Cambodge, faisait de l’arrêt de ce soutien une des conditions de la normalisation des relations sino-soviétiques.

Prenant conscience de l’impasse où la menait sa stratégie frontale, l’A.N.S.E.A. va chercher, à partir de 1983, à la combiner avec une action diplomatique. Malgré les réticences de la Thaïlande et de Singapour, l’Indonésie engage un dialogue avec Hanoi visant à obtenir le retrait vietnamien contre des garanties de sécurité et à favoriser une réconciliation entre factions khmères, prélude à une autodétermination sous l’égide des Nations unies. La route se révèle hérissée de difficultés, la Chine et les Khmers rouges, soutenus par Son Sann, s’opposant à toute négociation tant que l’armée vietnamienne se maintiendrait au Cambodge.

L’idée qu’une «solution politique» du conflit pourrait être trouvée dans un «gouvernement quadripartite de réconciliation nationale», venue du prince Sihanouk (au début de 1984), va faire son chemin même si, de part et d’autre, chacun va n’offrir, et conditionnellement, qu’un strapontin à l’adversaire. Approches et sondages entre les deux gouvernements cambodgiens et leurs amis respectifs s’avéreront difficiles.

La tendance au dialogue – direct ou par personne interposée – s’affirme toutefois, d’autant que l’Union soviétique de Gorbatchev, dans son désir de mettre fin aux conflits locaux où elle est impliquée et de normaliser ses relations avec la Chine, encourage désormais Hanoi à assouplir sa position. Incapable de redresser sa grave situation économique sans mettre fin au blocus dont il est l’objet depuis son occupation du Cambodge, le Vietnam est contrait de réviser ses priorités. Phnom Penh paraît d’ailleurs capable de jouer désormais un jeu autonome. Hun Sen, qui est devenu Premier ministre le 14 janvier 1985, se dit prêt à négocier avec Sihanouk, mais à condition qu’il se sépare des Khmers rouges.

Dès 1985, des formules sont recherchées pour mettre sur pied un «gouvernement de réconciliation nationale». Finalement, en décembre 1987, Sihanouk pourra rencontrer Hun Sen en France (à Fère-en-Tardenois) et esquisser avec lui les principes d’une solution politique qu’il reste à trouver, sinon entre les quatre factions, du moins entre les deux entités concurrentes. L’opposition de ses partenaires (Son Sann et les Khmers rouges) et de Pékin va encore pendant des mois bloquer la négociation, malgré les patients efforts de l’Indonésie pour organiser des «rencontres informelles» à Djakarta (juillet 1988, février 1989).

Le 3 novembre 1988, l’Assemblée générale de l’O.N.U. vote une résolution (proposée par l’A.N.S.E.A.) résumant les bases d’un «règlement politique d’ensemble»: retrait vérifié des forces étrangères, mise en place d’une «autorité administrante provisoire», promotion de la réconciliation nationale sous l’égide de Sihanouk, «non-retour aux politiques et pratiques universellement condamnées» (c’est-à-dire le génocide), respect de l’indépendance et de la neutralité du Cambodge comme du droit du peuple cambodgien à l’autodétermination.

Si les puissances étrangères intéressées se mettent d’accord sur ce cadre général, les factions khmères ne s’entendent ni sur la composition et les fonctions de l’administration de transition, ni sur le moment du démantèlement des deux gouvernements en conflit (R.P.K. et G.C.K.D.), ni sur la façon de préparer et de contrôler les élections générales prévues. Aussi une conférence internationale, prématurément convoquée à Paris, doit être ajournée, au moment même où les forces vietnamiennes achèvent d’évacuer le Cambodge (26 septembre 1989). Loin de s’effondrer, comme d’aucuns le prévoyaient, le régime de Phnom Penh va résister efficacement à l’offensive politico-militaire que la coalition adverse, très sûre d’elle-même, a déclenchée aussitôt. Le risque d’une longue guerre civile surgit à l’horizon.

Bientôt, sous la pression de certains de ses «sponsors», Sihanouk rencontre de nouveau Hun Sen (le 5 juin 1990 à T 拏ky 拏) et convient avec lui de former, cette fois sur une base bipartite (Phnom Penh et G.C.K.D.), un Conseil national suprême (C.N.S.), symbole de l’unité et de la souveraineté cambodgiennes, symbole de réconciliation également. Le siège à l’O.N.U. lui est attribué dès octobre 1990. Un plan, élaboré et adopté par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et confiant à l’O.N.U. la charge de préparer des élections générales libres au Cambodge, sera finalement accepté par les quatre parties cambodgiennes au cours de l’été de 1991. Le 23 octobre 1991, l’accord international sur le Cambodge est signé lors de la conférence de Paris (coprésidée par la France et l’Indonésie). Sihanouk, président du Conseil national suprême, revient le 14 novembre à Phnom Penh, où va désormais se réunir le C.N.S. et où des forces de l’O.N.U. vont venir mettre en œuvre l’accord conclu.

En attendant que commence la «phase transitoire», le gouvernement Hun Sen, qui a adopté l’économie de marché, rétabli le bouddhisme comme religion d’État et assoupli les structures politiques, continue de contrôler la plus grande partie du territoire. La corruption, le banditisme et l’insécurité économique décomposent cependant le pouvoir à tous les niveaux, favorisant un retour de l’influence des Khmers rouges, notamment dans les régions rurales. Le P.P.R.K., redevenu le Parti populaire (Prachacheon ), se prépare, quant à lui, sous la direction de Hun Sen et de Chea Sim, à la grande confrontation politique avec ses divers concurrents.

Le 28 février 1992, le Conseil de sécurité de l’O.N.U. a adopté une résolution donnant le coup d’envoi à la «prise en charge» du Cambodge par l’Organisation. Elle doit organiser des élections libres et loyales destinées à permettre la constitution au Cambodge, en 1993, d’un gouvernement représentatif. Ce retour à une légitimité indiscutable est censé mettre fin, en principe, à près d’un quart de siècle de guerre civile.

Cambodge
état d'Asie du S.-E., situé entre la Thaïlande, le Laos et le Viêt-nam. V. carte et dossier, p. 1397.

Encyclopédie Universelle. 2012.