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ROUMANIE
ROUMANIE

Pour qui cherche à définir la personnalité de la Roumanie, le premier caractère qui retient l’attention est sa diversité. La Roumanie est un carrefour culturel. L’histoire l’associe au monde balkanique, puisqu’elle a subi comme lui l’influence religieuse et artistique de Byzance et le joug ottoman. Mais elle n’atteste pas moins sa vocation carpato-danubienne, que la géographie impose, c’est-à-dire l’ouverture vers le monde germanique et hongrois, et par-delà, vers la civilisation occidentale, c’est-à-dire le catholicisme, la Réforme, le mouvement des Lumières et le romantisme.

L’essentiel reste pourtant le principe d’unité, qui s’oppose aux forces centrifuges qu’aurait pu produire cette diversité: la latinité que Trajan lui a imprimée et qui ne s’est jamais effacée. C’est ce qui lui a permis de résister, démographiquement et linguistiquement, au déferlement des Slaves au Moyen Âge et, intellectuellement plus tard, au prestige de l’hellénisme. Et c’est aussi la conscience de sa latinité, ravivée aux moments décisifs de son histoire (1848, 1856-1859, 1916-1918) par un attrait privilégié pour la France, qui a cimenté l’unité nationale de la Roumanie et rendu possible le rassemblement des principautés de Transylvanie et de Moldo-Valachie, si longtemps séparées par des destins différents.

Occupée par l’Armée rouge en 1944, la Roumanie s’est vu imposer un régime de type soviétique alors qu’elle n’avait même pas eu le temps de s’accoutumer, dans l’entre-deux-guerres, à la démocratie. Dans les années soixante et dans les années soixante-dix encore, le pouvoir a semblé faire preuve d’une certaine volonté d’indépendance. Cependant, la crise mondiale, combinée aux insuffisances d’une politique dirigiste à l’extrême, les errements d’un régime qui s’avéra de plus en plus despotique placèrent la Roumanie dans l’orbite soviétique. Mais l’exaspération de tout un peuple maintenu dans le sous-développement aboutit à la révolution de décembre 1989.

1. Géographie

Avec une superficie de 237 000 kilomètres carrés, la Roumanie est un pays de taille moyenne. L’architectonique s’organise autour des Carpates, chaîne de montagnes d’orogenèse tertiaire et d’altitude peu élevée (2 543 m au mont Moldoveanu), faiblement marquée par l’empreinte glaciaire. Le pays comprend environ un tiers de montagnes, un tiers de collines, un tiers de plaines. Il se constitue d’un plateau central, la Transylvanie, enserré par la chaîne des Carpates, de l’arc des collines péricarpatiques, et de plaines qui s’évasent vers les frontières. Le Danube et la Dobrogea (Dobroudja) échappent à cet ensemble. L’architecture du relief et l’histoire géologique expliquent la localisation des ressources naturelles et celle du peuplement.

La longue orogenèse des Carpates a donné lieu à des effondrements produisant d’importantes dépressions qui ont attiré les premiers habitants du Paléolithique à la période des grandes invasions. Elles servirent alors de refuge. Dans les Carpates orientales, fragmentées par les dépressions de Maramure ず, Dorna, Bîrsa, d’importants centres urbains se sont développés, le plus important étant celui de Bra ずov, ville industrielle et centre touristique. Les Carpates méridionales sont plus massives. La partie supérieure est dénudée, couverte de pâturages où transhument, l’été, les ovins venus des dépressions peu nombreuses, mais capitales pour l’économie du pays: celle de Ha face="EU Updot" 亂eg, reliée par des couloirs aux bassins des rivières Mure ず, Timi ず et Jiu. Des centres métallurgiques s’y sont installés. C’est vers le sud, dans la dépression de Petro ずani – dont les dépôts tertiaires contiennent des couches de charbon – que sont implantées les villes minières, Petro ずani, Uricani. Les Carpates occidentales, montagnes du Banat et monts Apuseni, présentent un relief non homogène. Le sous-sol est riche en minerai métallifère non ferreux et en houille. Les combinats métallurgiques du pays, Re ずi face="EU Updot" 亂a et Hunedoara, se sont localisés dans les dépressions internes et marginales. Le Plateau transylvain occupe une position centrale. Des strates de lignite et de schistes bitumineux s’intercalent dans les couches paléogènes. Les villes ceinturent le plateau, en avant des passages transcarpatiques; Cluj et Sibiu, centres culturels, industriels et commerciaux, sont les plus remarquables de ces cités. La partie orientale du pays, entre les Subcarpates, la vallée du Prut et le cours inférieur du Siret, est occupée par le Plateau moldave. Le sous-sol contient de minces lentilles de lignite. Riche en noyaux urbains et administratifs, la Moldavie, avec les anciennes capitales de Ia ずi et Suceava, a longtemps mal supporté l’hégémonie de Bucarest. L’ensemble valaque, grenier à blé de la Roumanie, le long de l’axe Ploies face="EU Updot" 亂i-Bucarest-Olteni face="EU Updot" 亂a, est plus divers: sa largeur varie de 20 kilomètres dans l’ouest de l’Olténie à 140 ou 159 kilomètres dans la partie centrale. Cette plaine est le site des grandes villes: Craiova, Bucarest, Braila, Gala face="EU Updot" 亂i. La région de la plaine du Baragan et de la Dobrogea du Sud évoque les steppes d’Asie Mineure. Elle a souvent frappé les imaginations des voyageurs et des romanciers, tel Panaït Istrati. Au sud et à l’est, la Plaine roumaine s’étend vers le lit majeur du Danube sur une distance de 700 kilomètres. La zone est très active sur le plan économique. Ses villes-ports sont liées par voie ferrée à la ceinture des chemins de fer péricarpatiques. Ici, le contrôle du régime de l’eau est particulièrement important.

Avec les massifs aux formes karstiques des Carpates orientales, les forêts de hêtres des montagnes méridionales, les collines de vignobles de Moldavie et les steppes de la Dobrogea du Sud et du Baragan, la Roumanie offre des paysages extrêmement divers. Elle présente cependant une certaine unité climatique: pays continental avec des isothermes de — 5 0C à 0 0C pour janvier et de 200-25 0C pour juillet. Certaines régions, le Baragan, avec 44 0C de maximum l’été, les plaines orientales, avec des minimums de — 30 0C l’hiver à Bucarest, connaissent des amplitudes plus creusées. Les précipitations sont peu abondantes (plus du tiers du territoire ne reçoit pas 600 millimètres de pluie par an) et se répartissent sur un petit nombre de jours. La brièveté et l’irrégularité des saisons intermédiaires limite le nombre des jours des travaux agricoles. Le bilan hydrique et la médiocre alimentation en eau pèse sur l’ensemble de l’économie. Le potentiel hydroélectrique est modeste et les déboisements excessifs ont aggravé la torrentialité dans les montagnes. Ces désordres hydrogéologiques menacent la Transylvanie, les Carpates méridionales et les basses vallées. Les ressources naturelles ont alimenté les rêves d’industrialisation qui devaient accompagner l’indépendance nationale dans le dernier tiers du XIXe siècle: le démarrage se fit, à l’aide des capitaux étrangers, à partir des pétroles, localisés au pied de la montagne, ou dans la zone subcarpatique. La production de la Roumanie crût de 275 tonnes en 1857 à 247 487 tonnes en 1900 pour dépasser le million de tonnes en 1907 et atteindre 8,7 millions en 1936. La part de l’agriculture représente 76 p. 100 du revenu national en 1930.

La nature et ses contrastes ont fait de la Roumanie, à l’aube du XXe siècle, un pays exotique pour les capitalistes étrangers qui rêvaient d’un eldorado européen. Le tourisme y a été systématiquement mis en valeur depuis la fin des années 1950, avec le développement des stations du littoral telles que Mamaia ou Mangalia ou des centres de sports d’hiver.

Le pari industriel

La modernisation de la Roumanie passe par une transformation de structures économiques, une planification centralisée et un projet d’industrialisation. Le bilan de cette politique industrielle sera, au début des années 1970, positif. Le volume des investissements a fortement augmenté. La production s’est élevée proportionnellement au taux de croissance de ces investissements. L’industrie remplace l’agriculture comme principal facteur du revenu national.

Le Parti communiste a mis en œuvre une politique systématique dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. La Roumanie avait perdu la Bessarabie et la Bucovine conservées par l’U.R.S.S., et la Dobrogea reprise par les Bulgares. Le paiement des pertes causées par sa participation à l’invasion de la Russie se chiffrait à 300 millions de dollars. La somme fut certes réduite en 1948. Mais le règlement de cette dette – en pétrole, en bois et en céréales – coûta cher au pays. Des sociétés mixtes soviéto-roumaines, Sovrom, contrôlèrent l’essentiel de l’économie jusqu’en 1954. La reconstruction économique et sociale de la Roumanie commence en 1948. Le modèle industriel soviétique des années 1930 est imité. Les industries appartenant à des «collaborateurs» sont expropriées, le contrôle de l’État s’étend sur les entreprises privées, sur le système bancaire et la fiscalité. L’état de socialisation de la Roumanie est très avancé vingt ans plus tard. De 26,6 p. 100 en 1950, la population active employée dans le secteur socialiste atteint 88 p. 100 en 1960, et 94 p. 100 en 1970.

L’industrialisation suppose une croissance et une réorientation des investissements; ceux-ci furent multipliés par 10 entre 1938 et 1965. Le secteur principal est celui de l’État. La disparité entre les développements industriel et agricole se creuse par suite des choix en matière d’investissements.

Une telle ventilation des choix d’investissements prioritaires repose sur une planification stricte et centralisée. Le système de planification, élaboré en 1949 comme instrument de direction et de contrôle de l’État sur l’économie, n’a cessé de se développer et d’évoluer. Les premiers plans de 1949 et 1950 couraient sur une année. La période de base de cinq ans fut introduite avec le plan quinquennal de 1951-1955. Le plan de 1966-1970 établissait le système de planification continue. Dans la même période, le système de planification se modifiait. Jusqu’en 1959, l’élaboration du plan demeura centralisée. En 1960-1966, un dialogue entre les ministres et les unités subordonnées est instauré dans la définition des objectifs du plan. Le Parti reste responsable du projet de base. Les principes essentiels de la planification roumaine sont les suivants: le plan couvre tous les secteurs de l’économie et tous ceux de la juridiction administrative; le processus de planification est continu, les plans sont adoptés chaque mois; les activités économiques sont considérées comme complémentaires et non compétitives; le centralisme démocratique suppose enfin la participation populaire dans la formulation du plan au niveau de l’entreprise.

Le développement de la production industrielle connaît deux périodes, celle de la décennie 1950-1960, période du premier démarrage économique, et celle des années 1960-1970, le temps du take off , le véritable «décollage». La rapidité de ce démarrage réclame un effort énorme. La politique d’investissement industriel est alors la plus lourde d’Europe. Durant une vingtaine d’années (entre 1950 et 1971), les investissements dans la construction représentent presque la moitié de toutes les dépenses. Les fournitures pour les équipements destinés à de nouvelles implantations industrielles se montent au tiers de ces dépenses. De 5 à 10 p. 100 de l’ensemble des dépenses vont à la prospection géologique.

La Roumanie tente de se hisser au niveau des autres pays industriels au prix d’une politique qui comprime le niveau de vie, un des plus bas de l’Europe orientale.. Entre 1949 et 1960, le nombre des salariés industriels passe de 600 000 à 1 241 000. Une telle croissance entraîne une pression accrue sur des secteurs tels que le logement et les services divers qui sont, eux, négligés.

Les objectifs qui animent la politique des années du take off peuvent se résumer en ces termes: créer un État socialiste moderne et développé; assurer l’indépendance du pays; développer à partir de l’industrie lourde la base technique des autres secteurs; incorporer la technologie et les progrès scientifiques dans la politique industrielle.

Le développement roumain repose sur les industries performantes: l’acier et les industries chimiques. De nouvelles productions apparaissent après 1965: les fibres synthétiques et les matières plastiques. La construction mécanique se révèle capitale dans le bilan industriel. Les industries roumaines de l’ingeniérie sont les plus importantes et les plus diversifiées d’Europe orientale au début des années 1970.

Les zones industrielles se trouvent soit dans la montagne carpatique et ses annexes, soit dans les grands centres urbains de l’avant-guerre, qui bénéficient d’une infrastructure antérieure: main-d’œuvre plus qualifiée, proximité des zones d’approvisionnement en matières premières. C’est ainsi que Bucarest, la capitale, demeure le premier centre industriel en 1970, totalisant 17 p. 100 de la valeur de la production nationale. Ploie ずti reste un centre important de raffinerie, mais les centres pétroliers se déplacent vers l’ouest, dans la région de Pite ずti et en Olténie.

Cette industrialisation volontariste, aux résultats parfois spectaculaires, repose sur un capital humain. La population roumaine (20 250 000 hab. en 1970) a un taux de croissance de 1 p. 100 par an. Elle se répartit pour environ 58 p. 100 en population urbaine et 42 p. 100 en population rurale au début des années 1970. Depuis le milieu des années 1960, le gouvernement a lancé une politique destinée à stimuler sa croissance, encourageant la natalité et améliorant les services médicaux et la nutrition. Le programme d’industrialisation a nécessité des changements dans la localisation et la structure de la force de travail (cf. tableau): l’urbanisation et l’éducation se trouvent donc à l’ordre du jour. La puissance nationale passe par la formation du peuple, indispensable au progrès industriel. Or, cette technicité fait défaut. L’absentéisme, une incapacité technique ou un sous-emploi du personnel qualifié ont pesé sur le bilan de productivité du plan de 1966-1970. En avril 1972, le gouvernement décide une utilisation plus étendue des ordinateurs dans l’administration industrielle.

Le refus des hégémonies

L’industrialisation massive de la Roumanie est liée à des choix de politique extérieure, en fonction des circuits dans lesquels s’inscrit l’économie du pays. La période du take off fut aussi celle de l’expression de l’autonomie roumaine dans le camp socialiste et de l’ouverture extérieure vers l’Ouest. La Roumanie des années 1960 entreprend une réorientation de ses circuits commerciaux et de ses affiliations aux institutions internationales. Seule de tous les membres du Comecon, elle rejoint le Fonds monétaire international en 1973. Elle se déclare à la fois membre du camp socialiste et pays en voie de développement, cherchant une intégration dans l’économie mondiale. La dissidence vis-à-vis de l’Union soviétique se manifeste dès les premiers mois de 1963: les tensions datent de 1958. La Roumanie considère que chaque État socialiste a le droit de se développer suivant ses conditions spécifiques, que les relations entre États doivent être fondées sur les principes des avantages mutuels et de la non-ingérence dans les affaires intérieures. Illustration de cette politique: le complexe de Gala face="EU Updot" 亂i, conçu dès avant 1960 pour doter la Roumanie d’une sidérurgie à proximité de l’eau et approvisionnée par l’importation du minerai d’Ukraine. Le projet n’obtient ni le financement ni les livraisons suffisantes de l’U.R.S.S. La Roumanie choisit donc de passer des contrats financiers et techniques avec les pays occidentaux: Grande-Bretagne, Autriche, France, Inde, Brésil. Cette détermination manifeste le refus roumain, face à la volonté du Kremlin formulée par Khrouchtchev de renforcer le Comecon en organisant en son sein une division internationale du travail par la spécialisation des tâches. En juillet 1963, à la conférence au sommet des dirigeants du Comecon réunis à Moscou, la revendication roumaine l’emporte. Le communiqué final énonce que «des consultations bilatérales en vue d’accords préliminaires sur la coopération à long terme des branches économiques les plus importantes constituent la meilleure base pour la coordination multilatérale des plans». En juillet 1969, à la session du Comecon, les Roumains refusent d’entrer dans le comité Interchim, organe supranational dont le siège est à Halle, en R.D.A., et qui doit diriger la production chimique des pays socialistes européens. Ils refusent de s’associer à la décision prise par le Comecon, le 14 mai 1970, de créer une banque d’investissement du Comecon.

En 1971, le volume du commerce roumain avec l’Europe occidentale représente environ 10 p. 100 du volume global. Le partenaire privilégié est l’Allemagne de l’Ouest. Les objectifs sont ambitieux: au début des années 1970, la Roumanie envisageait, pour 1974, un accroissement de 43 p. 100 du volume de son commerce, les exportations devant connaître une croissance légèrement supérieure à celle des importations. Le succès du plan de 1971-1975 dépendait en grande partie de la collaboration avec l’Ouest. Les difficultés internes, l’infrastructure dépassée des transports, la mauvaise maîtrise des technologies nouvelles, la hausse des prix des matières premières et l’endettement vis-à-vis de l’Occident pèsent gravement sur les choix économiques. Les plans de 1971-1975 et 1976-1980, tout en conservant un axe d’industrialisation, tentent une adaptation à la conjoncture. Les taux de croissance demeurent élevés. Le revenu national connaît une croissance annuelle de 11,3 p. 100 entre 1971 et 1975. Le taux de croissance industrielle est porté entre 10,2 p. 100 et 11,2 p. 100 par an pour les années 1976-1980.

Certaines réalisations spectaculaires, telles que le complexe de fer et d’acier à Calara ずi sur le Danube, des efforts dans les secteurs principaux de l’aménagement des transports, de l’électrification des chemins de fer, et l’extension de la modernisation portuaire avec deux programmes à Constan face="EU Updot" 亂a, un nouveau port à Mangalia, la transformation de Sulina et l’ouverture du port industriel de Tulcea doivent être soulignées. Les grands travaux du canal Danube-mer Noire, commencés en 1973 et terminés en 1984, ont permis de relier Cernavoda à Constan face="EU Updot" 亂a. Un programme d’encadrement idéologique renforcé en 1971, un effort éducatif en 1974-1975, le pays ayant besoin d’une force de travail supplémentaire, accompagnent cette politique. Le bilan du plan de 1971-1975, qui permit d’atteindre une croissance annuelle de 13,4 p. 100, se révèle positif. Cependant, des dangers potentiels sont apparus à la fin de l’année 1973. La Roumanie se trouvait menacée de voir diminuer les livraisons de pétrole arabe. Comment poursuivre la politique d’expansion fondée sur l’importation de matières premières en évitant les conséquences de l’explosion des prix de ces matières premières? Le gouvernement intensifie les mesures de développement de nouvelles sources d’énergie. La part du charbon et de l’hydroélectricité augmente tandis que la consommation est restreinte. De nouvelles extractions dans la vallée de Jiu, la découverte de lignite à Goles face="EU Updot" 亂i, avec des couches de 4 à 12 mètres d’épaisseur et de haute valeur calorifique, une politique de l’énergie utilisant les fuels de basse qualité, telles furent les premières solutions en réponse à la crise, dès la fin du plan 1971-1975: l’Olt serait le site de 29 centrales hydroélectriques avec une capacité de 1 200 MW.

La poursuite de l’industrialisation repose en grande partie sur le travail national d’un côté et le crédit et la coopération occidentaux de l’autre. Or la population, dont le niveau de vie est très bas, manifeste depuis 1977 des signes d’impatience. La dette occidentale et le déficit du commerce avec l’Ouest augmentent, tandis que le volume du commerce avec le Tiers Monde qui connaît un développement important atteint en 1975 cinq fois le volume de 1970. Les incertitudes d’approvisionnement et les problèmes alimentaires révèlent la faillite de la politique agricole sur la longue durée.

À partir de 1975, le paysage économique s’assombrit, mais la direction politique conservatrice refuse, en dépit des signaux alarmants, de remettre en cause les choix antérieurs.

Agriculture: progrès et déboires

La socialisation des campagnes avait transformé la vie paysanne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La réforme agraire de 1945 et les décisions du plénum du Parti communiste roumain des 3-5 mars 1949 qui collectivisaient la plus grande partie de la propriété privée visaient à créer les bases d’une agriculture intensive. En 1973, 95 p. 100 de la surface cultivable appartiennent au secteur socialiste, 17 p. 100 aux entreprises agricoles d’État et 75 p. 100 aux coopératives agricoles de production. Le reste du sol, principalement dans les régions élevées des collines ou de la montagne, est resté sous la régime de la propriété individuelle. Le niveau de vie des paysans s’améliore dans les années 1960. Les fermes d’État concentrent les meilleurs outils et les meilleures semences sur les meilleures terres de Valachie et du Sud-Ouest. Les coopératives, aidées de stations de machines, assurent le gros des récoltes: plantes industrielles, légumes, vergers. De grands travaux ont pour but de résoudre le problème de l’eau: digues construites le long du Danube, du Some ず, du Mure ず. L’irrigation combat la sécheresse dans les secteurs de steppes. Les îles enserrées par les bras du Danube à l’amont du delta sont devenues de riches terroirs. Des travaux ont été entrepris dans le secteur Tulcea-Topalu-Constan face="EU Updot" 亂a, dans le cadre du plan 1971-1975, couvrant une surface de 154 000 hectares. L’irrigation est complétée par le drainage sur les zones occidentales autour d’Arad avec un total de 180 000 hectares. Cette modernisation est trop lente. La production des fertilisants chimiques – elle devait atteindre 280 kilogrammes par hectare en 1976-1980 – est insuffisante. Le plan de 1976-1980 prévoyait une production moyenne annuelle de 20 millions de tonnes de céréales, chiffre qui n’a pas été atteint. Le secteur agricole se dégrade dans ses deux productions principales: les céréales et l’élevage. Le 18 février 1981, le gouvernement a annoncé une nouvelle révolution agraire. Ces mesures visent à inciter les paysans à augmenter la production et à leur imposer de livrer leurs surplus à l’État, au prix fixé par lui.

1989: un bilan catastrophique

À la veille de la chute du régime de Ceau ずescu, en novembre 1989, la situation est catastrophique. On connaîtra bientôt, ouverture de l’information aidant, les scandales d’une politique qui, dans son obstination à dégager le pays de la dépendance, a poussé ce dernier à un effort intense d’exportation et conduit la population à réduire considérablement sa consommation. À cela s’ajoute une dégradation des infrastructures industrielles, faute d’adaptation technologique. La quantité de produits, biens et services consommés par le pays dans les années 1987 et 1988 est de 40 p. 100 inférieure à celle de la fin des années 1970. La dégradation du niveau de vie entraîne une hausse dramatique de la mortalité infantile et une stagnation du nombre des naissances, en dépit d’une politique nataliste systématique. Les autorités tentent de masquer ces faits en minorant les chiffres fournis par les annuaires statistiques de 1987 et 1988. Ces manipulations statistiques vont de pair avec une coopération renforcée avec l’U.R.S.S. qui est cachée à l’opinion publique. Lors du plénum du comité central du P.C.R. des 12 et 14 avril 1989 est prise la décision de faire du non-recours aux crédits extérieurs une disposition constitutionnelle. Parallèlement, 30 p. 100 au moins du revenu national doivent être consacrés à l’investissement. Cet effort est, semble-t-il, sans effet; dans le domaine énergétique, la baisse de la production est manifeste: — 16,1 p. 100 pour la production de gaz et — 6,9 p. 100 pour celle de pétrole entre 1986 et 1988. Cette baisse a pour conséquence une politique très ferme d’économies d’énergie qui plonge la population dans le froid et dans l’obscurité.

La grande affaire est la rupture avec l’Ouest: la part des pays occidentaux dans les exportations roumaines et tombée de 12 p. 100 en 1976 à 3,8 p. 100 en 1986. La fierté du chef de l’État roumain repose sur le bilan du remboursement de la dette extérieure: le 12 avril 1989, Ceau ずescu fait savoir que, de 1975 à mars 1989, la Roumanie a remboursé près de 21 milliards de dollars. À cela s’ajoutent des créances auprès de plusieurs pays pour plus de 2,5 milliards de dollars. Cette «libération» s’est assortie d’un resserrement des liens avec l’Union soviétique. Les deux pays, en dépit des divergences idéologiques qui se font jour depuis 1985 et s’aggravent, ont signé un programme de coopération économique et technologique le 16 mai 1986. En 1988, les échanges réalisés avec Moscou représentent 33 p. 100 du commerce extérieur roumain. La Roumanie exporte des produits agricoles et dépend largement de l’U.R.S.S. pour ses approvisionnements énergétiques. Le pays participe à l’extraction du minerai de fer en Ukraine à Krivoï-Rog, s’engage à coopérer à l’expansion du complexe métallurgique de Mikhailovsk près de Koursk. En fait, l’U.R.S.S. demeure le propriétaire et l’administrateur de ces complexes quel que soit le montant des investissements roumains; elle est supposée reverser des quotas de production à son partenaire.

Le seul défaut du système roumain reconnu par le chef de l’État et dénoncé lors du dernier congrès du parti, en novembre 1989, est la trop faible mobilisation idéologique des travailleurs, avec pour conséquence un relâchement dans le travail. Ceau ずescu appelle donc, comme en 1971 et comme au début des années 1980, à un ressaisissement destiné à éloigner la tentation de la perestroïka. C’est à cette faillite et à un besoin profond de changement et de prospérité qu’est confronté le pouvoir issu des journées de décembre 1989.

Les incertitudes du développement

Les équipes néo-communistes à la tête des affaires roumaines de décembre 1989 à l’automne 1996 ont introduit le nouveau langage du passage à l’économie de marché tout en freinant cette évolution, notamment dans le domaine de la grande privatisation industrielle. Le bilan des sept premières années de mutation est très contrasté, souvent anarchique, avec des secteurs modernisés et de larges pans de l’économie dévastés. En 1997, les caisses de l’État sont vides, le déficit budgétaire et la dette extérieure se sont accrus. La Roumanie connaît un processus inflationniste et doit réviser une politique qui fut trop longtemps complaisante à l’égard des intérêts et des privilèges de la nomenklatura. Le gouvernement de Victor Ciorbea mis en place en décembre 1996 est contraint à pratiquer une politique d’austérité budgétaire, à augmenter les prix de l’énergie, à lutter fermement contre la corruption et à réduire l’évasion fiscale, qui a pris d’énormes proportions. Il s’agit enfin d’achever la privatisation des secteurs de l’industrie encore épargnés et soutenus à fonds perdus pour des raisons électorales.

Une restructuration rapide du secteur énergétique s’impose. En 1995, en effet, la production est très inférieure à celle de 1989 (la production de charbon a baissé de 33 p. 100; celle de pétrole de 26,8 p. 100; celle de gaz naturel de 42,3 p. 100). La crise résulte du démantèlement du Comecon, du système d’aides étatiques sectorielles qui ont encouragé une production de mauvaise qualité et sans garantie de vente, de l’absence de restructuration et de modernisation. Le gouvernement tente de réagir en faisant appel à un financement extérieur pour la restructuration à hauteur de 70 p. 100 et par une modernisation des industries extractives. Mais les deux goulets d’étranglement – les sources de financement et le coût social de la mutation – demeurent. La restructuration des industries extractives permettra de tester la compétence du pouvoir.

La privatisation a tardé en Roumanie: la première phase est conduite en 1992 par le gouvernement Stolojan, la seconde en 1995 par le gouvernement de Nicolae Vacaroiu. Un fonds de propriété d’État a été établi ainsi que cinq fonds de propriété régionale pour assurer la coordination de la privatisation de masse de l’industrie. Le fonds de propriété de l’État contrôle 70 p. 100 des parts des industries d’État avant la privatisation, tandis que les fonds régionaux contrôlent les 30 p. 100 restants. Les citoyens ont reçu cinq actions d’une valeur totale d’environ 12 dollars. Ces actions peuvent être revendues ou échangées contre des parts dans les entreprises privatisées. Un des problèmes majeurs réside dans la composition arbitraire de la liste des entreprises à privatiser. Certaines entreprises ont été surévaluées et d’autres sont déjà semi-privatisées ou engagées dans des négociations avec des investisseurs étrangers. À la fin de l’année 1995, le secteur privé contribue pour 45 p. 100 au P.I.B., 86 p. 100 de la production industrielle émanent du secteur public, alors que l’essentiel du secteur agricole et une part importante du commerce ont été privatisés. Le nombre officiel des petites entreprises est de 600 000.

La période Iliescu s’est caractérisée par une politique financière marquée par des tensions avec les institutions financières, le F.M.I. et la Banque mondiale. Ces deux organismes ne cessent depuis 1993 d’inciter – avec fermeté en 1995 – à des réformes structurelles. En novembre 1995, la Banque nationale de Roumanie a procédé à une dévaluation du leu (la monnaie nationale), dont le cours sur le marché interbancaire était supérieur au taux de change officiel. Cette dévaluation a stimulé les exportations. En 1996, pour mettre un terme à de scandaleuses spéculations financières sur le cours du leu, la Banque nationale a retiré leur licence de change à dix-huit banques pour ne maintenir sur le marché des devises que trois banques d’État (Bancorex, la Banque commerciale roumaine et la Banque roumaine pour le développement) et une banque privée (la banque Ion Tiriac). En 1996-1997, les relations avec le F.M.I. restent tendues et se développent de manière plus harmonieuse avec la Banque mondiale.

La balance commerciale demeure très dépendante du secteur agricole et les courbes des exportations roumaines sont encore en grande partie liées à la météorologie: chutes de neige tardives, inondations puis sécheresse ont réduit la part du secteur agricole dans les exportations. En 1996, la balance commerciale est déficitaire. Le paysage agricole roumain a profondément évolué et s’est diversifié depuis le vote de la loi sur la privatisation des terres du 14 février 1991. Ce texte restitue la terre à ses anciens propriétaires et dissout les coopératives agricoles de production. Les premiers mois d’application furent chaotiques puis les réactions et les réorganisations ont varié suivant les régions: certains villages en reviennent à la propriété privée parcellaire, d’autres maintiennent la coopérative agricole de production de la commune. En 1989, les coopératives occupaient 70 p. 100 des terres arables. En 1994, les sociétés agricoles chargées de prendre le relais ne travaillaient plus que 17 p. 100 de ces terres.

L’arrivée au pouvoir en 1996 des nouvelles équipes issues de l’opposition marque une étape importante: ou bien le pouvoir politique a les moyens de sortir le pays de la corruption et de suivre la ligne d’austérité budgétaire et de grande privatisation demandée par le F.M.I. ou bien la spirale du désespoir social engage le pays dans l’aventure. L’état des lieux est confus et les investisseurs étrangers sont restés réticents au moins jusqu’en 1995. La Roumanie oriente ses échanges vers l’Ouest (55 p. 100 avec l’O.C.D.E.), mais la Russie demeure la principale source d’approvisionnement en énergie.

2. Histoire

La Roumanie daco-romaine

Les premiers habitants du territoire actuel de la Roumanie à l’époque historique furent les Daces, peuple indo-européen apparenté aux Thraces. Agriculteurs, éleveurs de chevaux, sachant travailler les métaux, ils empruntèrent leur première civilisation aux Celtes, aux Scythes et aux colonies grecques de la mer Noire (comme Tomis, l’ancien nom de Constan face="EU Updot" 亂a). Les archéologues ont mis au jour les vestiges de leurs forteresses aux murailles massives, de leurs ateliers métallurgiques et de leurs sanctuaires. Une ébauche d’État dace se forme au Ier siècle avant J.-C. sous Burebista: d’abord fragile fédération de tribus, elle deviendra au siècle suivant assez puissante pour que Rome, maîtresse de la péninsule jusqu’au Danube, en prenne ombrage.

Raisons stratégiques et visées purement économiques (conquête du sel, du fer et surtout de l’or de la Dacie) sont à l’origine des campagnes de Trajan (101, puis 106 apr. J.-C.). Leur récit se déroule sur la longue bande sculptée de la colonne Trajane, du franchissement du Danube à la prise de la capitale, Sarmizegetusa, et au suicide du roi dace, Décébale. La Dacie conquise (dont le territoire correspondait à l’Olténie et à la Transylvanie actuelles) jouit dès lors des bienfaits de la «paix romaine»; construction de routes, de villes (Ulpia Trajana), de monuments (pont de Turnu-Severin, trophée de Trajan en Dobrogea [Dobroudja]) à l’abri d’un limes discontinu de tours et de camps fortifiés. Mais c’est dans le peuplement que se marque surtout le «sceau de Rome» (N. Iorga): soldats des légions qui gardent la frontière, colons installés par l’administration impériale ou spontanément immigrés font souche, se mêlent à la population dace, constituent avec elle le peuple daco-romain, dont le ciment est la langue latine, qui s’établit ici pour toujours.

Cependant, ce peuple semble disparaître de l’histoire. En 271 après J.-C., pour raccourcir la frontière de l’Empire menacé, Aurélien prend la décision de retirer ses légions au sud du Danube et d’évacuer la Dacie. S’ouvre alors pour celle-ci une période longue de dix siècles, qui est restée obscure et a suscité des hypothèses contradictoires. Selon certains historiens, le retrait de 271 aurait été total, le tourbillon des invasions (Goths, Huns, Avars) aurait achevé d’effacer toute trace de l’œuvre romaine, et les descendants de l’ancienne population romanisée, réfugiés quelque part au sud du Danube, ne seraient revenus en Transylvanie que vers le XIIe siècle. On se rallie généralement aujourd’hui à la thèse défendue par l’historiographie roumaine, selon laquelle il n’existe aucune discontinuité entre le peuple roumain et ses ancêtres daco-romains. L’évacuation de 271, décidée au cours d’une longue période de paix, n’a certainement pas été générale. Le passage des invasions a pu effacer les vestiges de civilisation urbaine et obliger les habitants à se réfugier dans les massifs boisés et à pratiquer la vie pastorale, mais sans affecter profondément la nature du peuplement. Les recherches archéologiques et toponymiques ont d’ailleurs confirmé cette permanence.

Les invasions slaves, à partir du VIe siècle, eurent un effet bien plus durable et finalement bénéfique. La longue période de symbiose entre Slaves et Daco-Romains, au cours de laquelle achève de se former le peuple roumain, introduit dans la langue roumaine un abondant vocabulaire slave, mais sans en modifier la structure. Intégrée dans le puissant empire bulgare du tsar Siméon, l’ancienne Dacie entre à son tour dans l’aire culturelle de Byzance. Le christianisme s’y répand à partir de la fin du IXe siècle et, rattachée aux évêchés bulgares, l’Église roumaine adopte la liturgie slavonne. Le christianisme va de pair avec un certain perfectionnement de l’organisation sociale, un début de féodalisation de la société au profit de l’Église et d’une aristocratie de boyards.

Mais le progrès culturel et l’émergence politique du peuple roumain sont contrariés par de nouvelles invasions (Petchenègues, Coumans, Tatars) qui, du Xe au XIIIe siècle, empruntent le couloir danubien et isolent à nouveau le refuge transylvain. Or celui-ci est menacé à l’ouest, depuis la fin du Xe siècle, par les Hongrois, qui, sous le règne d’Étienne Ier, commencent au XIe siècle la conquête de la Transylvanie. Les autochtones doivent accepter le voisinage des nouveaux venus, les Székely (ou Sicules), colons turcomagyars établis en poste avancé au sud-est de l’arc carpatique pour la défense de la frontière, des colons germaniques, dits Saxons, appelés par les rois de Hongrie pour l’exploitation des richesses minières des Alpes transylvaines, les chevaliers teutoniques des Sept Châteaux (Siebenbürgen) enfin, qui donnent à la Transylvanie son nom germanique. La conquête hongroise y apporte l’influence de l’Occident – conséquence du baptême catholique du royaume de Saint-Étienne – qui se perçoit dans le décor urbain des villes renaissantes, avec leurs cathédrales gothiques (Alba Iúlia, XIIIe siècle, par exemple), mais aussi dans l’introduction d’un régime féodal très rigoureux au profit de la noblesse magyare ou magyarisée qui asservit peu à peu la paysannerie roumaine.

L’essor des principautés roumaines

Au XIIIe siècle, la pression hongroise se fait si forte en Transylvanie que les derniers voévodes roumains ont de plus en plus de mal à défendre leur autonomie. Or, à la même époque, le reflux des hordes tatares rétablit enfin la sécurité dans les plaines danubiennes. Ce double fait explique la redescente d’une partie de la population roumaine de Transylvanie vers le Danube et la mer Noire. Sous l’autorité de voévodes, devenus plus ou moins légendaires, se forment les principautés de Valachie (avec Radu Negru, puis Basarab) et de Moldavie (avec Drago ず, Bogdan). D’abord fiefs hongrois, celles-ci réussissent à se déclarer indépendantes vers la fin du XIVe siècle et commencent à s’organiser autour de leurs princes (domn ) et de leurs assemblées d’État (composées des boyards, du clergé et parfois de paysans libres, ainsi que des marchands, avec le développement de la vie urbaine).

Malheureusement, au moment où se dessinent les premières formes de l’État, l’invasion ottomane compromet l’avenir des principautés roumaines. De la fin du XIVe au début du XVIe siècle, leur histoire se résume à la résistance courageuse de leurs princes, le Valaque Mircea le Vieux (1386-1418), l’un des vaincus de Nicopolis, et le Moldave Étienne le Grand (1457-1504). La Valachie doit se soumettre aux Turcs dès 1411, la Moldavie un siècle plus tard. Cependant le joug turc est loin d’avoir été aussi pesant pour les pays roumains que pour les divers peuples balkaniques. Il n’y a entraîné ni bouleversements démographiques, ni islamisation forcée. Moyennant paiement du tribut, les principautés conservent sous leurs princes nationaux une certaine autonomie et la possibilité de poursuivre librement leur développement culturel. De ce point de vue, ces siècles de vassalité ont été pour la Moldavie et la Valachie une période brillante, en particulier les XVIe et XVIIe siècles. Les princes se fixent dans leurs capitales, Ia ずi (Iassy ou Jassy) et Bucure ずti (Bucarest), s’entourent d’une vie de cour luxueuse, fondent en grand nombre églises et monastères: monastères de Putna (Moldavie) et de Dealu (Valachie) au XVe siècle, cathédrale de Curtea-de-Arge ず, en 1517, église des Trois-Hiérarques à Ia ずi en 1639. Ces monuments enrichissent l’art byzantin d’un apport très original, avec leurs salles funéraires, leurs coupoles reposant sur des arcs en encorbellement et l’extraordinaire polychromie de leurs façades.

Les progrès de la vie religieuse et intellectuelle sont également remarquables. L’Église roumaine commence à affirmer son autonomie. En 1359, le Patriarcat a créé un siège métropolitain à Curtea-de-Arge ず. Et, si la liturgie est toujours slave, on commence, à partir du XVIe siècle, à traduire les textes sacrés du slavon en roumain. Au XVIIe siècle, les princes Matei Basarab en Valachie et Vasile Lupu (Basile le Loup) en Moldavie favorisent le développement de l’instruction, ouvrent des écoles, créent les premières imprimeries à Ia ずi (1646) et Bucarest (1652). Les liens culturels sont alors très étroits avec les provinces ukrainiennes du royaume de Pologne, où, pour résister à l’expansion du catholicisme, l’orthodoxie a entrepris un grand effort de rénovation. C’est avec le concours de l’Ukrainien Petru Movila (dont la famille est d’origine moldave), fondateur de l’Académie gréco-slavo-latine de Kiev, que Basile le Loup fonde sa propre académie en 1640. En 1694, Bucarest aura la sienne: l’Académie Saint-Sava. Le XVIIe siècle voit aussi la réduction des premières grandes Chroniques en langue roumaine, dues à Grigore Ureche, Miron Costin, auxquelles il faut ajouter les œuvres historiques majeures, écrites en latin, de Dimitrie Cantemir.

Depuis le milieu du XVe siècle, la Transylvanie connaît un essor analogue, bien que l’union des «trois nations» – Magyars, Sicules et Saxons – tienne à l’écart l’élément roumain, coupable d’avoir participé à une révolte paysanne en écho aux guerres hussites. C’est le voévode de Transylvanie, János Hunyadi (Hunedoara), d’ascendance roumaine, qui est l’âme de la résistance aux Turcs, de 1440 à 1456. Après l’effondrement hongrois à Mohács en 1526, la Transylvanie, séparée de la Hongrie, devient à son tour une principauté vassale du sultan. Ce qui n’empêche pas, là non plus, sous des princes énergiques et cultivés (János [Jean] Zápolya, Étienne Ier Báthory, Gábor [Gabriel] Bethlen, et György Ier Rákóczi [Georges Ier]), un épanouissement culturel, avec cette différence toutefois que la vie intellectuelle transylvaine est plutôt tournée vers l’Occident. La Réforme, calviniste, luthérienne ou antitrinitarienne, rencontre en Transylvanie un très vif succès, en particulier auprès des éléments saxons et sicules. Mais les liens avec les autres pays roumains ne sont jamais coupés. Des imprimeries, fondées dès le milieu du XVIe siècle à Sibiu, Bra ずov, Cluj, publient entre autres des livres en roumain. L’union prend même une forme très concrète et qui demeurera dans la mémoire des Roumains, lorsque le prince de Valachie, Mihail Viteazul (Michel le Brave, 1593-1601) réussit à unifier pour quelques années les trois principautés.

Le XVIIIe siècle est moins heureux pour les principautés. La tentative des princes Brâncoveanu (Valachie) et Cantemir (Moldavie) pour se libérer du joug ottoman avec l’appui de Pierre le Grand aboutit à un désastre en 1711. Les Turcs occupent les principautés, substituent aux princes indigènes des hospodars , nommés pour trois ans par le sultan et qui, privés de toute souveraineté externe, sont en revanche investis d’une autorité presque absolue sur leurs sujets. Ces hospodars sont choisis parmi les grandes familles byzantines du quartier du Phanar à Constantinople, d’où l’expression «régime phanariote», traditionnellement employée pour désigner cette période de l’histoire des principautés de Moldavie et de Valachie. Les hospodars, qui se ruinent en présents pour obtenir leur investiture, considèrent leurs brèves et précaires fonctions comme un moyen de rétablir leur fortune et mettent le pays en coupe réglée. Sur le plan culturel, on constate une certaine dénationalisation des élites par le triomphe de l’hellénisme dans la vie intellectuelle et dans la vie religieuse. Sur le plan social, les bonnes intentions de Constantin Mavrocordato, hospodar éclairé qui affranchit les serfs en 1746, n’améliorent pas le sort des paysans. Devenus hommes libres, mais restés tenanciers héréditaires, ils sont astreints à des corvées, qui deviennent de plus en plus lourdes à mesure que le progrès économique, l’extension des marchés agricoles poussent les boyards à accroître leurs exigences.

En Transylvanie, la situation n’est pas meilleure. La politique aventureuse de György II Rákóczi (Georges II), allié de Louis XIV contre l’Autriche, a abouti à l’annexion de la Transylvanie par les Habsbourg en 1691, annexion qui devient définitive en 1711, après l’écrasement d’une dernière révolte. La Transylvanie, dont le prince est désormais l’empereur, est rattachée directement à Vienne, et pourvue d’une vague autonomie interne dont ne profitent toujours que les «trois nations». De même l’Église orthodoxe de Transylvanie, bien que la majorité de ses évêques se soit prononcée en 1700, au Synode d’Alba Iúlia, pour le rattachement à Rome (avec maintien du rite oriental) ne figure pas parmi les quatre confessions religieuses reconnues: catholique, luthérienne, calviniste, antitrinitarienne. Enfin, malgré l’abolition du servage par Joseph II, la paysannerie roumaine reste opprimée et misérable. Son désespoir éclate dans la grande jacquerie de 1784, dirigée par Horea.

De graves menaces extérieures pèsent sur les pays roumains, depuis la fin du XVIIIe siècle. Si l’Empire ottoman décline, les appétits de l’Autriche et surtout de la Russie grandissent. En 1775, l’Autriche annexe la Bucovine. En 1774, par la paix de Kutchuk-Kaïnardji, la Russie avance jusqu’au Boug. Une seconde guerre ne réussit pas à créer une Dacie indépendante (sous un grand-duc russe) mais porte la frontière au Dniestr (1791). En 1812 enfin, l’Empire russe annexe la Bessarabie, arrachée à la principauté de Moldavie.

L’éveil de la conscience nationale et la formation de l’unité roumaine

En dépit ou à cause de tous ces côtés sombres, les dernières décennies du XVIIIe siècle et le début du XIXe tiennent une place décisive dans la formation de la conscience nationale roumaine. L’hellénisation des cours princières et des couches dirigeantes en Moldo-Valachie a ses aspects positifs: elle met les élites roumaines en contact, non seulement avec la haute culture néo-byzantine du Phanar, mais aussi avec les idées occidentales qu’apportent les Grecs de la diaspora. Par eux, les Lumières rayonnent jusqu’aux extrémités du Sud-Est européen et réveillent l’intérêt pour la langue et l’histoire nationales. Les Roumains n’ont pas, comme les Grecs, les Bulgares ou les Serbes, le souvenir exaltant d’un grand État médiéval. Mais ils découvrent leur originalité la plus profonde et la plus irréductible dans la conscience de leur romanité, de l’héritage daco-romain totalement assumé. Cette notion d’une communauté à la fois territoriale, économique, linguistique et culturelle existe d’ailleurs de part et d’autre des Carpates. Les académies princières de Ia ずi et de Bucarest, aussi bien que les académies d’Oradea, de Sibiu, de Cluj, la multitude d’écoles, de bibliothèques, de sociétés culturelles, créées dans les trois principautés, s’emploient à la répandre dans des milieux de plus en plus larges. Elle trouve son expression dans de nombreux travaux philologiques ou historiques (Chroniques de Ion Neculce, de G. すincai, œuvres de S. Micu, P. Maior, par exemple). En Transylvanie, l’idée nationale trouve même une expression politique avec l’évêque uniate, Inocen face="EU Updot" 亂iu Micu, qui réclame en vain l’égalité des droits pour la «nation valaque» et l’Église uniate, et, à la fin du siècle, dans le célèbre Supplex Libellus Valachorum , rédigé par deux évêques roumains, où sont énoncés pour la première fois les droits historiques des autochtones roumains de Transylvanie.

Mais c’est en Valachie que se produit la première tentative de libération nationale, associée au nom de Tudor Vladimirescu. Au début du XIXe siècle l’Empire ottoman paraît très affaibli. La révolte serbe peut devenir le signal d’une insurrection générale des peuples balkaniques. Une société secrète, l’Hétairie, dont Alexandre Ypsilanti, fils d’un hospodar passé au service du tsar, devient le chef en 1820, en prépare les plans. Des partisans, armés en Russie, doivent pénétrer en Moldavie, appuyés par un soulèvement local que déclencherait en Olténie Vladimirescu, ancien officier de pandours rallié à l’Hétairie. Mais le malentendu éclate aussitôt: si l’Hétairie caresse un rêve balkanique, teinté d’hégémonie grecque, la révolte de Vladimirescu est purement sociale et nationale. Son armée de paysans, entrée triomphalement à Bucarest, s’en prend moins aux Turcs qu’au régime phanariote, aux boyards et à l’Église hellénisés. Et devant l’échec prévisible du plan de l’Hétairie, Vladimirescu semble vouloir jouer son propre jeu, prêt, s’il le faut, comme les Serbes, à négocier l’indépendance directement auprès des Turcs. Considéré comme traître, il est exécuté sur l’ordre de Ypsilanti en mai 1821.

Cependant l’échec n’est pas total. Le développement de l’insurrection grecque et l’intervention russe aboutissent au traité d’Andrinople en 1829, aux termes duquel la Russie est autorisée à occuper les principautés et à leur donner un nouveau statut politique. Le «Règlement organique» du général Kisselev abolit le régime phanariote, accorde aux principautés leur autonomie interne sous l’autorité d’une assemblée de boyards et d’un prince nommé à vie, en commun par le tsar et le sultan. Les droits des grands propriétaires fonciers sont rétablis et confirmés.

Sous leurs nouveaux princes indigènes, Alexandre Ghica puis Gheorghe Bibescu en Valachie, Mihail Sturdza en Moldavie, les principautés connaissent certes un renouveau de prospérité économique, grâce à la suppression du monopole turc de l’exportation, à l’abolition des barrières douanières. L’essor intellectuel se poursuit, comme en témoigne la fondation de l’Académie Mihaileana où enseigne le brillant historien M. Kogalniceanu. Mais l’acuité des problèmes agraires, le double protectorat turc et russe entretiennent le mécontentement. On assiste à une floraison de sociétés secrètes dans les principautés («Fraternité», autour de N. Balcescu, autre historien de la grandeur nationale, préoccupé en outre par la condition paysanne), ou bien à Paris, parmi les jeunes étudiants roumains, liés aux milieux progressistes (le poète C. Rosetti, les frères Dimitrie et Ion Bratianu). Le terrain est donc tout préparé pour que les événements européens de 1848 trouvent immédiatement une résonance profonde dans les pays roumains. Alors qu’en Moldavie l’attitude conciliante de Sturdza évite les heurts graves, en Valachie les libéraux tiennent à Islaz en Olténie une assemblée séditieuse qui exige l’égalité civile et l’indépendance de la Valachie. Le prince Bibescu est obligé de former un gouvernement provisoire, présidé par Ion Eliade, connu par ses efforts pour la romanisation de la langue et la création d’un théâtre national. Mais au sein de ce gouvernement s’opposent une tendance conservatrice (Eliade) et une tendance socialisante (Balcescu) et cette désunion des révolutionnaires permet aux Turcs de rétablir l’ordre par la manière forte. En Transylvanie, au contraire, les facteurs nationaux et sociaux s’additionnent. Les intellectuels issus des facultés de droit (S. Barnu face="EU Updot" 亂iu, Avram Iancu) s’appuient sur le mouvement paysan. La grande assemblée populaire de Blaj réclame à la fois l’autonomie religieuse et nationale et le droit à la terre. Mais ici l’échec vient du désaccord entre patriotes hongrois et patriotes roumains qui ne poursuivent pas le même but, les premiers demandant le rattachement de la Transylvanie au royaume de Hongrie, les seconds se satisfaisant d’une autonomie au sein de l’Empire.

Après l’échec des révolutions de 1848, la réalisation des aspirations roumaines paraît bien lointaine. Les principautés sont soumises à une occupation militaire, les libéraux valaques sont proscrits. Pourtant, grâce à l’intervention de Napoléon III, la première étape de l’unité roumaine est proche. Mais, si celui-ci a agi pour des motifs qui lui étaient propres, il ne faut pas sous-estimer le rôle de ces proscrits roumains – Rosetti, Eliade, Bratianu, Balcescu – très liés avec la coterie libérale du prince Jérôme Bonaparte et qui ont su se faire un bon moment les avocats de la Roumanie. À l’issue de la guerre de Crimée, l’Autriche, pour prix de sa neutralité, réussit à se substituer à la Russie dans l’occupation militaire des principautés; le traité de Paris de 1856 écarte l’un et l’autre prétendants en plaçant ces principautés sous la protection collective des puissances, en attendant que soit précisé leur futur statut d’autonomie.

La conférence internationale de 1858 décide que les principautés seront autonomes, mais non indépendantes, c’est-à-dire qu’elles continueront à payer tribut et que les hospodars resteront soumis à l’investiture du sultan. Elles seront séparées, chacune ayant son prince et son assemblée élue par les propriétaires fonciers. Cette dernière clause consterne les partisans de l’union des principautés. Une fois de plus, Napoléon III leur vient en aide, intervenant en faveur de la liberté des élections lors de la mise en place des assemblées, puis, en 1859, lorsque les deux assemblées, moldave et valaque, eurent élu le même prince, Alexandru Ion Cuza, faisant accepter par l’Europe le fait accompli de l’unité de la nouvelle principauté moldo-valaque, ébauche de la future Roumanie.

La Roumanie de 1859 à 1918

De l’autonomie à l’indépendance

De graves difficultés attendaient la jeune Roumanie: État inachevé, dépourvu de souveraineté externe, construction fragile, réduite, ne reposant que sur l’union personnelle, immense retard économique et administratif à combler. Le prince Cuza (1859-1866), moyen propriétaire foncier, d’éducation française, dont la carrière s’était partagée entre les armes et l’administration, s’attache à consolider l’union des principautés: fusion des deux assemblées en une seule, unification financière et judiciaire. Puis il cherche à renforcer le pouvoir princier en promulguant en 1864 une Constitution autoritaire et plébiscitaire imitée du modèle napoléonien. Une loi sur l’instruction publique, plus ambitieuse que réaliste, tente d’instituer l’enseignement primaire obligatoire et de démocratiser l’enseignement secondaire. Les académies de Ia ずi et de Bucarest deviennent des universités. Les biens ecclésiastiques, placés sous le patronage des grands couvents grecs de Constantinople, de Jérusalem et du mont Athos, sont sécularisés, pour restituer au fisc roumain d’énormes revenus qui lui échappaient. Une loi agraire, inspirée du statut d’affranchissement des serfs russes de 1861, sépare les terres des boyards et des paysans, jusque-là imbriquées, libère ces derniers des redevances et corvées dues aux propriétaires. Les boyards sont indemnisés par l’État, que les paysans remboursent en quinze annuités. Mais Cuza réussit à s’aliéner aussi bien les conservateurs, irrités par la réforme agraire, que les libéraux, mécontents de son autoritarisme et d’une certaine vénalité du régime. Une coalition l’oblige à abandonner le pouvoir en 1866.

Ion Bratianu se charge de découvrir un nouveau prince et, avec un sens très habile de la conjoncture, choisit Charles de Hohenzollern-Sigmaringen, homme appliqué, honnête, mais d’une certaine raideur, qui devient le prince Carol de Roumanie.

La vie politique, de 1866 à 1881, n’est guère modifiée par le changement dynastique. La nouvelle Constitution de 1866, imitée cette fois de celle de la Prusse, garantit les libertés civiques, tout en maintenant un pouvoir princier prépondérant et en favorisant les gros contribuables pour l’élection de la Chambre basse. L’administration pèse sur les élections et le prince gouverne avec l’équipe de son choix, ses préférences le portant vers les conservateurs, alors que la reconnaissance le lie à Bratianu.

Comme celui-ci l’avait prévu, la vassalité humiliante de la principauté moldo-valaque était devenue un anachronisme, depuis qu’elle était gouvernée par un membre d’une des grandes familles régnantes. La question de l’indépendance roumaine est à l’ordre du jour, et l’occasion est donnée par la guerre russo-turque de 1876. Conseillé par Bratianu, le prince Carol décide de participer à la guerre et aux fruits de la victoire. Celle-ci est un peu décevante, car la Roumanie est tenue à l’écart des négociations de San Stefano et de Berlin (1878). La Russie reprend la Bessarabie méridionale, que le traité de Paris avait restituée à la Moldavie, et offre à la Roumanie une douteuse compensation, la Dobrogea (Dobroudja) du Nord. Mais l’essentiel, c’est-à-dire la proclamation de l’indépendance totale de la Roumanie unifiée, est définitivement acquis en 1881 et le prince Carol devient le roi Carol Ier.

Le règne de Carol Ier et la formation de la Grande Roumanie

L’avènement de la monarchie ne modifie pas la vie politique roumaine. Elle connaît la même alternance au pouvoir des conservateurs et des libéraux qui représentent les classes dirigeantes, boyards d’un côté, bourgeois et intellectuels de l’autre, le peuple continuant à être absent du jeu politique. L’action la plus vigoureuse est celle du Parti national-libéral, dirigé de façon quasi dictatoriale par Ion Bratianu jusqu’en 1888 et où commence à s’imposer son fils Ionel à partir de 1895. Son programme tient en deux formules: développement économique et nationalisme.

La mise en place de l’infrastructure ferroviaire et portuaire (pont de Cernavoda, équipement du port de Constan face="EU Updot" 亂a) se poursuit avec une énergie accrue. Mais, faute de capitaux, l’industrialisation ne fait guère de progrès, si l’on excepte l’extraction du pétrole, commencée vers 1870 sans grands moyens, reprise en main à partir de 1895 par de puissantes sociétés étrangères, belges, hollandaises, allemandes et anglaises, auxquelles s’adjoindra la Standard Oil soutenue par les conservateurs.

Le mouvement ouvrier n’a pas encore une grande ampleur. Toutefois, on voit naître à Bucarest, Ploie ずti, Gala face="EU Updot" 亂i, des clubs ouvriers. Des intellectuels créent des cercles d’études (cf. Gherea: Le Rôle des couches instruites dans les transformations sociales , par exemple). En 1893 apparaît le Parti social-démocrate des travailleurs de Roumanie, qui prendra bientôt une orientation réformiste.

Le problème le plus brûlant est le problème agraire. Sans doute la production agricole s’est-elle développée. Les superficies cultivées ont doublé depuis 1860 grâce au défrichement des steppes entrepris par les boyards. L’agriculture (blé, maïs, vigne, arbres fruitiers) assure 80 p. 100 des exportations. Mais la négligence entrave l’exploitation des latifundia. En raison de l’absentéisme des propriétaires, la terre est abandonnée à des spéculateurs souvent étrangers ou à de petits métayers, à des conditions très dures. La petite propriété issue des réformes de Cuza est privée de pacages, pourvue de moyens de productions archaïques, et vit dans un endettement permanent, qui, faute de véritable crédit rural, l’oblige à recourir aux usuriers. Les mesures prises par le gouvernement pour transférer de nouvelles terres à la paysannerie sont restées sans effet. D’où, en 1907, sous l’influence sans doute de la révolution russe de 1905, une violente insurrection paysanne en Moldavie qui provoque la panique parmi les possédants, conservateurs et libéraux réconciliés. Une répression féroce rétablit l’ordre, mais ne résout pas le problème.

L’indépendance acquise, parachevée en 1885 par l’autocéphalie religieuse, il restait à la Roumanie à trouver sa place dans le concert international. Les préférences du roi et les préoccupations économiques des libéraux leur font choisir en 1883 l’adhésion à la Triplice (qui d’ailleurs reste secrète). Mais cette politique de rapprochement avec l’Autriche-Hongrie ne s’accorde guère avec l’espoir de recouvrer la Transylvanie irrédente. Or la situation se tend dans cette province depuis le compromis de 1867 qui l’a rattachée à la Hongrie. Un Parti national roumain a été fondé en 1881 et, en 1892, la rédaction d’un Memorandum , synthèse des revendications nationales roumaines, aboutit au grand procès de Cluj. D’autre part, l’expansion de la Bulgarie, dont l’histoire depuis 1878 – réunification, indépendance – répète celle de la Roumanie, est un nouveau sujet d’inquiétude pour celle-ci. Lorsque les ambitions de la Bulgarie en Macédoine dressent contre elle, à l’issue de la première guerre balkanique de 1912, Grecs, Serbes et Turcs, la tentation est forte pour la Roumanie de s’associer à la curée. Le traité de Bucarest lui accorde le quadrilatère de la Dobrogea méridionale. Le déclenchement du premier conflit mondial contraint la Roumanie à un choix difficile que doit faire, après la mort du roi Carol Ier, à la fin de 1914, son neveu et successeur Ferdinand Ier. Pour prix de son intervention, les puissances centrales lui offrent la Bessarabie, les Alliés, la Transylvanie. Les ministres favorables aux Alliés (Ionel Bratianu, Take Ionescu) l’emportent en août 1916. Mais l’intervention roumaine, que ni les Russes ni les forces de Salonique ne peuvent soutenir, tourne au désastre. Les Allemands entrent à Bucarest. L’effondrement russe ruine les possibilités de résistance des troupes roumaines en Moldavie. La Roumanie, par le traité de Bucarest de mai 1918, devient un simple protectorat économique allemand et doit abandonner la Dobrogea. En compensation elle conserve la Bessarabie, occupée en janvier 1918 à la requête d’un conseil national moldave.

Mais l’offensive du général Franchet d’Esperey, la défection bulgare, la capitulation autrichienne changent le désastre en triomphe. Exaspérés par la politique de magyarisation menée au cours de la guerre par les gouvernements István Tisza et Apponyi, les Roumains de Bucovine et de Transylvanie ont formé des conseils nationaux et proclamé le droit des minorités à disposer d’elles-mêmes. Tandis que les troupes roumaines entrent en Transylvanie, une assemblée enthousiaste réunie à Alba Iúlia le 1er décembre 1918 (avec Maniu et Vaïda) proclame le rattachement à la Roumanie de tous les territoires roumains de l’ancienne Autriche-Hongrie.

La formation de la Grande Roumanie est confirmée par les traités de paix. Par le traité de Neuilly, la Bulgarie abandonne à nouveau la Dobrogea tout entière, y compris le quadrilatère de Silistrie. L’Autriche cède la Bucovine (traité de Saint-Germain) et la Hongrie la Transylvanie et le Banat (traité de Trianon). Enfin, les Alliés confirment à leur tour l’annexion de la Bessarabie. Le résultat global est que le royaume de Roumanie double, et au-delà, son territoire et sa population.

Le royaume de Roumanie de 1919 à 1944

La Grande Roumanie de 1918-1920 connaît de graves difficultés, inhérentes à sa composition même, et d’abord un problème de minorités. Si l’ancien royaume était parfaitement homogène, on compte maintenant, à côté de 12 millions et demi de Roumains, près de 4 millions d’allogènes: 1 300 000 Hongrois (sur la bordure occidentale de la Transylvanie et dans l’ancien pays sicule), 700 000 Allemands (les Saxons de Bra ずov et de Sibiu, et les Souabes installés au Banat depuis le XVIIIe siècle), autant d’Ukrainiens ou de Russes (en Bessarabie méridionale, en Bucovine du Nord), 350 000 Bulgares (en Dobrogea), 700 000 à 800 000 Juifs (particulièrement nombreux en Moldavie et notamment dans les villes). La convention du 9 décembre 1919 leur garantit l’égalité civile, le respect des particularismes religieux, linguistiques, scolaires. Mais l’application risque d’en être difficile. De plus, on a promis aux combattants, aux moments difficiles de 1917, la réforme agraire et la liberté politique, et il importe de satisfaire les aspirations de la paysannerie transylvaine.

La faillite de la démocratie

L’histoire politique de la Grande Roumanie commence sous d’heureux auspices. Les lois agraires de 1918 et 1921 transfèrent à la paysannerie les biens de la couronne, ceux des propriétaires étrangers ou absents, limitent à 100 hectares la propriété des terres arables. Le suffrage universel est institué en 1919.

Mais les premières élections faites au suffrage universel balayent le gouvernement Bratianu et portent au pouvoir la Ligue du peuple du général Avarescu, coalition démagogique de mécontents. Revenus au pouvoir en 1922, les libéraux semblent avoir épuisé leur programme avec le vote de la Constitution de 1923. La loi électorale de 1926, qui accorde au parti majoritaire une représentation écrasante au Parlement, n’est qu’une manœuvre pour conserver le pouvoir. Ce sont leurs adversaires qui en profitent en fusionnant le Parti paysan (Partidul face="EU Updot" 亂aranist) de Mihalache et le Parti national de Transylvanie de I. Maniu, lesquels s’usent aussi vite. Une certaine nonchalance désinvolte et le goût de l’argent facile semblent caractériser désormais une bonne part des milieux politiques roumains.

À cela s’ajoutent des problèmes dynastiques: le roi Ferdinand étant mort en 1927 (la même année que Ionel Bratianu), son fils Carol, intelligent mais discrédité, est écarté au profit d’un Conseil de régence; il remonte pourtant sur le trône dès 1930 et parvient à décomposer totalement le système parlementaire en semant la discorde dans tous les partis.

Dans les années trente, les effets de la crise mondiale enlèvent à la démocratie ses dernières chances. La petite exploitation paysanne est restée fragile (les réformes agraires n’ont donné en moyenne que 2 ou 3 ha à chaque famille). Or, l’effondrement du prix des céréales touche directement la Roumanie, pays exportateur. Le paysan découragé se replie sur une économie de subsistance et la restriction du marché intérieur frappe l’industrie, déjà asphyxiée par la privation de capitaux extérieurs. Cette crise apporte avec elle les conséquences habituelles, chômage, bas salaires, conflits sociaux.

Ce contexte économique et social permet la montée rapide du fascisme, lié à la personne de Corneliu Codreanu et au mouvement qui devient en 1930, après divers avatars, la Garde de fer. Le programme de celui-ci est un mélange de christianisme de croisade, de nationalisme intransigeant et d’antisémitisme virulent. Il trouve de nombreux appuis sociaux: le clergé, certains milieux bourgeois – officiers nationalistes, intellectuels craignant la concurrence des Juifs instruits pour l’accès aux fonctions publiques et aux professions libérales, jeunesse des universités incertaine quant à son avenir, qui croit trouver dans le fascisme un certain idéal d’«énergie virile» –, mais aussi milieux populaires – paysans hostiles à l’usurier juif, et même ouvriers, que n’encadre pas un mouvement communiste toujours hors la loi.

L’ascension politique de Codreanu, jalonnée d’assassinats politiques (par exemple, en 1933, le ministre libéral Ion Duca qui avait voulu dissoudre la Garde), bénéficie de puissantes et mystérieuses complicités. Après avoir paru se servir de Codreanu pour achever d’abattre les partis traditionnels, le roi Carol décide de se défaire de Codreanu, qui est arrêté et exécuté à la fin de 1938. Il promulgue une nouvelle Constitution d’inspiration mussolinienne, supprime les partis politiques (seuls protestent Iuliu Maniu et Dinu Bratianu, frère de Ionel). Mais croit-il qu’il suffit de singer les parades totalitaires pour amadouer Hitler?

L’abandon aux puissances de l’Axe

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la politique extérieure de la Roumanie avait été entièrement orientée vers la France. Les objectifs étaient similaires: maintien d’un statu quo territorial avantageux et protection contre le bolchevisme, ce qui explique l’adhésion sans réserves de la Roumanie à la Petite-Entente de 1921 (avec la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie) et à l’entente balkanique de 1934, ainsi que la participation très active de la Roumanie aux travaux de la Société des Nations et à l’idéal de sécurité collective. Mais, dans les années trente, tout change. Il y a à cela des raisons idéologiques: la sympathie pour les régimes fascistes, qui déborde les milieux gardistes; des raisons économiques: l’Allemagne, par la complémentarité de son économie, offre à la Roumanie de meilleures issues à la crise; des raisons politiques enfin: la faillite, par la faute des démocraties occidentales, du système de sécurité collective, dont les accords de Munich sont l’acte de décès.

Comme toutes les puissances menacées par le nazisme, la Roumanie pratique la politique du sauve-qui-peut, donnant des gages à l’Allemagne – les accords de mars 1939 lui livrent le pétrole roumain –, tout en essayant de ne pas couper les ponts avec l’Occident; ainsi le refus de participer au dépècement de la Tchécoslovaquie lui vaut une promesse de garantie franco-anglaise en avril 1939. Après l’anéantissement de la Pologne et l’effondrement de la France, la Roumanie ne peut que s’aligner sur l’Axe. Mais Hitler n’éprouve nul besoin de la ménager et, en quelques mois, la Grande Roumanie est démembrée: l’ultimatum soviétique (l’U.R.S.S. et l’Allemagne sont alors liées par leur pacte de 1939) du 26 juin 1940 exige la restitution de la Bessarabie et la cession de la Bucovine du Nord; l’arbitrage de Vienne du 30 août 1940 partage la Transylvanie entre la Roumanie et la Hongrie, donnant à celle-ci plus d’un million de Roumains; le traité de Craiova, enfin, stipule que la Bulgarie reprend la Dobrogea méridionale.

C’est une faillite totale que la Roumanie va tenter de réparer, mais elle ne fera que s’enfoncer plus avant dans le malheur. Le maréchal Ion Antonescu, homme intègre et populaire mais sans qualités réelles, appelé au gouvernement par le roi Carol, force ce dernier à abdiquer au profit de son fils Michel (sept. 1940). Le nouvel État, «national et légionnaire», est dominé en fait par Horia Sima, successeur de Codreanu, qui fait régner pendant quelques mois un régime de terreur (persécution antisémite, assassinat de l’historien N. Iorga). Lorsque l’Allemagne envahit l’Union soviétique, la Roumanie se joint à elle pour recouvrer la Bessarabie, dépasse le Dniestr, annexe Odessa. Mais cette action implique la guerre avec la Grande-Bretagne et les États-Unis. Au début de 1943, les divisions roumaines sont enfoncées sur le front de Stalingrad.

3. La Roumanie de 1944 à nos jours

Le 23 août 1944, la Roumanie change de camp lorsque le jeune roi Michel Ier ose destituer et faire arrêter par un coup d’État le maréchal Ion Antonescu. L’opposition à Ion Antonescu existait de longue date chez les membres des partis national libéral et national paysan; les communistes, très minoritaires, travaillaient de leur côté à s’unir aux forces antifascistes pour créer un front de gauche qui prendrait la relève du pouvoir d’Antonescu. L’avancée des troupes soviétiques sur les fronts sud-ukrainien et moldave précipite les événements. La Roumanie signe l’armistice avec l’U.R.S.S., le roi rétablit la Constitution démocratique de 1923 et forme un gouvernement dirigé par un militaire, le général Sanatescu.

Le coup d’État a prouvé que l’armée dans son ensemble est restée fidèle à la royauté; mais une nouvelle confrontation est en train de naître entre, d’un côté, le roi et les démocrates et, de l’autre, les communistes et Moscou. Cette lutte pour le pouvoir dure trois ans. Lorsque le roi quitte le pays, poussé à l’exil par les communistes, la Roumanie entre dans la guerre froide comme satellite de 1’U.R.S.S. Cette longue période ne prendra fin qu’avec l’effondrement de 1’U.R.S.S. et la dissolution du pacte de Varsovie en 1991.

Le processus de soviétisation

L’entrée en scène des communistes

Le roi et les opposants à Antonescu veulent bâtir une Roumanie libérale et démocratique. Les communistes ont une urgence: accompagner l’Armée rouge dans sa progression et ses victoires vers l’ouest; un projet: réaliser sous l’égide de Moscou une révolution politique, économique et sociale. Les premiers mois qui suivent le coup d’État sont difficiles. L’U.R.S.S. conclut l’armistice avec la Roumanie le 12 septembre 1944: celle-ci doit 300 millions de dollars de réparations à 1’U.R.S.S. et prend en charge les troupes soviétiques stationnées sur son territoire. La frontière soviéto-roumaine est rétablie telle qu’elle avait été fixée en juin 1940. La Bessarabie et la Bucovine sont replacées sous la souveraineté soviétique et la Transylvanie septentrionale réintégrée dans les frontières roumaines. Le quadrilatère de la Dobroudja demeure bulgare. L’armée roumaine reprend le chemin de la guerre aux côtés de l’Armée rouge; les campagnes de Hongrie et de Tchécoslovaquie font plus de 40 000 morts dans ses rangs.

Cette guerre et la mobilisation imposée par l’U.R.S.S. sur le mot d’ordre «tout pour le front» pèsent lourdement sur un pays dont certaines régions, telle la Moldavie, sont en ruine. C’est dans une ambiance de complète désorganisation que se réalise, suivant les étapes d’une prise en main rapide des rouages économiques et de la base syndicale du pays, l’investissement du pouvoir par le parti communiste. La première phase mise essentiellement sur la séduction de la base, assortie de menaces: très vite, l’armée est épurée. En revanche, les ouvriers sont appelés à rejoindre les rangs du parti. Les communistes créent, dès le 1er septembre 1944, une Commission d’organisation du mouvement syndical uni de Roumanie sur le principe de la lutte de classes. Dans un climat d’inflation galopante, la pression des salariés est forte. Moscou intervient directement en imposant au roi Michel, en mars 1945, le procommuniste Petru Groza, dirigeant du Front des laboureurs, qui forme le nouveau gouvernement. Des préfets communistes sont installés de force. Moscou reconnaît officiellement le gouvernement Groza le 20 août 1945; Londres et Washington se résigneront à la reconnaissance en février 1946, après avoir obtenu de Moscou l’assurance que des élections libres seraient organisées. Il est prévu une seule chambre, élue pour quatre ans au suffrage universel sur la base de la représentation proportionnelle. Les élections sont manipulées, le vote truqué. Les résultats du vote du 19 novembre 1946 donnent une victoire écrasante aux candidats de la gauche du Front national démocratique; les libéraux, avec trois sièges, sont les grands perdants de la consultation. Le franchissement de cette étape ouvre la voie à un processus d’épuration des ministères. Il restera à évacuer le roi et à arrêter et condamner les grandes figures de l’opposition. Les premiers mois et l’été de 1947 sont décisifs alors que du côté occidental s’organise la logique du containment annoncé par le président Truman au Congrès. Nombre de personnalités de la haute administration et de la vie politique roumaine prennent le chemin de l’exil, vers l’Europe occidentale et les États-Unis, d’où ils essaieront d’agir. Au début de novembre 1947, le gouvernement est remanié et c’est un activiste du parti, qui a séjourné et travaillé en U.R.S.S. de longues années, Emil Bodnaras, qui prend en charge le ministère de la Défense nationale. Le 30 décembre, le roi Michel est sommé par Petru Groza d’abdiquer et de quitter le pays. Il part, accompagné de sa mère, la reine Hélène, le 3 janvier 1948.

Les acteurs communistes de cette conquête du pouvoir n’étaient pas nombreux en 1944, mais ils étaient entraînés à l’action, formés dans les luttes ouvrières et antifascistes des années 1930 ou directement par Moscou, où certains, tels Ana Pauker et Walter Roman, ont séjourné plusieurs années. Le parti élit à sa direction, lors de sa première conférence nationale qui se tient du 16 au 19 octobre 1945, un homme de terrain qui a connu la prison, Gheorghe Gheorghiu-Dej, choisi par Moscou sur les conseils d’Ana Pauker elle-même. Certains militants, comme le jeune Nicolae Ceausescu, lié à Gheorghiu-Dej, viennent des milieux ouvriers pauvres; d’autres, tel Lucretiu Patrascanu, ministre de la Justice en 1945, appartiennent à l’élite intellectuelle. Ana Pauker, qui sera ministre des Affaires étrangères en 1947, est chargée du recrutement. Elle a commencé par travailler en U.R.S.S. à l’endoctrinement des prisonniers de guerre roumains; elle a ensuite été responsable, en coopération avec Walter Roman, de la formation de deux divisions de volontaires roumains (les divisions Tudor Vladimirescu et Horia Closca-Crisan); elle conduit une politique de recrutement très large (enrôlant même d’anciens légionnaires) qui amène jusqu’en 1948 de très nombreuses adhésions. Le parti passe d’un millier de membres environ à près de 800 000 en 1948. L’épuration et les contrôles ne s’opèrent qu’en 1948, une fois la soviétisation accomplie. La situation roumaine est stabilisée dans l’orbite de Moscou, le traité de paix est signé le 10 février 1947, la frontière avec la Hongrie retrouve le tracé du ler janvier 1938. La solidarité entre la Roumanie et l’U.R.S.S. est marquée par la signature du traité bilatéral de février 1948, construit sur le modèle des traités passés par Moscou avec les démocraties populaires. Le traité comprend des clauses de coopération économique, scientifique, technique et culturelle.

La Roumanie de Gheorghiu-Dej

L’alignement de Bucarest sur Moscou se manifeste dans la crise qui conduit les Soviétiques à faire condamner la Yougoslavie par le Kominform: l’accusation de titisme devient un des instruments de la politique de terreur conduite en Roumanie. Cette terreur s’exerce contre l’Église uniate, qui est interdite en 1948 – 600 popes uniates sont arrêtés en octobre 1948 –, contre les représentants des anciens partis historiques – Iuliu Maniu, chef du Parti national paysan, est arrêté en 1947 et condamné –, contre certains communistes éclairés de la première heure – Lucretiu Patrascanu est arrêté en 1948. L’univers de la répression, le fonctionnement des prisons, les listes de prisonniers politiques sont aujourd’hui connus. L’Association des anciens détenus, fondée après 1989, et 1’Association pour la fondation Mémorial de Sighet (un des lieux de déportation de la période stalinienne) s’emploient à éclairer la mémoire collective sur ces années où s’est mis en place le communisme.

Le pouvoir met sur pied un programme reposant sur les enseignements de Marx, Engels, Lénine et Staline. L’objectif est de faire de la Roumanie un pays «industriel et agraire» avancé dont le pilier serait la classe ouvrière. Celle-ci connaît des promotions, aidée par une formation politique active et par une sélection qui lui donne la priorité dans les écoles supérieures et les universités. La paysannerie pauvre entre dans la voie de la nouvelle société et est supposée s’engager dans la collectivisation des campagnes lancée lors du plénum du comité central des 3-5 mars 1949. La petite propriété représentait 92 p. 100 de l’ensemble des terres. La collectivisation a un double objectif, pédagogique et économique. Elle s’accompagne d’une pénétration des villages par les activistes du parti, et de répressions lorsqu’il y a résistance. Les paysans récalcitrants sont exécutés ou déportés vers les steppes du Baragan. La collectivisation est supposée améliorer la productivité et les techniques; les résultats seront décevants. Le pourcentage des terres collectivisées atteint 7,2 p. 100 à la fin de 1952. En ces premières années de la décennie 1950, la soviétisation bat son plein dans un cadre russifié: le livre russe est largement diffusé, l’Institut d’études roumano-soviétiques est fondé en 1947, et l’Institut Maxime-Gorki en 1948. Près de 8 000 textes et ouvrages sont interdits en 1948. Des campagnes censurent les intellectuels cosmopolites, la norme est le réalisme socialiste. L’histoire célèbre les Soviétiques et les grandes victoires de l’Armée rouge, la linguistique gomme les racines latines de la langue roumaine et souligne les affinités slaves de la roumanité. Gheorghiu-Dej – qui proclame en 1949: «La grande révolution socialiste d’Octobre a montré aux travailleurs du monde entier le chemin de la libération du joug capitaliste» – est un disciple sûr de Staline, puis de Khrouchtchev. Lors des événements de Hongrie de 1956, la Roumanie, membre du pacte de Varsovie depuis la création de ce dernier en 1955, s’aligne très clairement sur Moscou et condamne avec force le révisionnisme fasciste des insurgés hongrois. Bucarest est un allié solide que peuvent quitter les troupes soviétiques encore stationnées sur le territoire roumain en 1958: les quelques étudiants roumains qui ont eu le courage d’exprimer leur solidarité avec les insurgés de Budapest sont arrêtés. Le pays est doté d’un projet et de nouvelles institutions: la Constitution de 1952, qui remplace celle de 1948, aligne la Roumanie sur le modèle institutionnel de l’U.R.S.S.

Entre résignation et adhésion

Les dernières années de la décennie 1950 sont caractérisées par un début d’ouverture et une très légère détente intérieure, que concrétisera la libération des détenus politiques en 1963 et en 1964. Le mouvement des échanges avec l’Ouest démarre en 1959. Ce mouvement, voulu à la fois par les États-Unis depuis 1955 et par les Européens de l’Ouest, connaît certaines difficultés, mais il progresse: un bureau commercial américain ne sera ouvert à Bucarest qu’en 1964 tandis que la légation est érigée en ambassade. En décembre 1962, Français et Britanniques négocient une augmentation de leurs échanges avec la Roumanie. Cette évolution traduit, dans la conduite des échanges économiques, le pragmatisme d’un parti qui a accédé à la maturité et s’est assuré la direction de l’ensemble des rouages de l’État et de la société. La hiérarchie communiste est installée et commence à vouloir jouir des positions acquises et les conserver, dans le cadre de la nouvelle promotion sociale, pour ses héritiers. La fin de la terreur est l’expression d’une forme d’autopréservation du corps politique, qui redoute les arrestations et les liquidations arbitraires. Les camarades soupçonnés de titisme ont été éliminés en 1948, Gheorghiu-Dej a su éviter les écueils de la déstalinisation et accompagner la montée au pouvoir de Khrouchtchev, il a écarté l’aile juive internationaliste en 1952 en limogeant de son poste de ministre des Affaires étrangères et en excluant du parti Ana Pauker. Celle-ci fut détenue en prison sans procès, puis libérée. Deux autres personnalités, Vasile Luca, ministre des Finances, et Teohari Georgescu, ministre de l’Intérieur, sont également victimes d’une épuration spectaculaire. Les trois déviationnistes sont accusés d’être responsables de l’anarchie et de la confusion qui règnent dans la vie économique, de s’être opposés à la collectivisation de l’agriculture ainsi qu’au plan d’industrialisation lourde du pays. Ils sont tenus pour responsables d’activités fractionnelles au sein du parti. 20 p. 100 des membres du parti font l’objet une purge destinée à pourchasser les «opportunistes». Cette campagne d’épuration touche tous les niveaux du parti. En 1954, Patrascanu est exécuté. Gheorghiu-Dej attendra la réunion du plénum du comité central du parti en décembre 1961 pour revenir sur cette crise de 1952 et expliquer la liquidation de Pauker, de Luca et de Georgescu au nom d’une politique de déstalinisation: les accusés auraient répandu le culte de la personnalité de Staline et créé dans tout le pays une atmosphère de suspicion irrespirable.

Cette évolution du parti vers la maturité – il y a quinze ans que Gheorghiu-Dej et ses fidèles sont au pouvoir – explique les relatives audaces de Bucarest dans l’organisation et l’évolution de ses relations avec Moscou.

Le Parti ouvrier roumain suit le modèle stalinien des années 1930 et veut doter le pays d’une puissante industrie lourde. Il s’agit de remédier au retard de développement et de créer une classe ouvrière importante, base du système idéologique et politique, mais ce programme se heurte à celui de Moscou, qui prévoyait d’assigner à la Roumanie, dans le cadre du Comecon (fondé en 1949), une fonction essentiellement agricole. La crise qui s’annonce dès 1958 éclate en 1963. Bucarest tient tête. Un communiqué du comité central de mars 1963 énonce que les relations entre pays socialistes doivent être fondées sur le respect de l’indépendance nationale et de la souveraineté. Cette position roumaine est acceptée lors de la réunion du Comecon à Moscou en juillet 1963. Dans le même esprit, Bucarest publie, en avril 1964, un document majeur de l’histoire du communisme roumain concernant les principes de l’internationalisme et du mouvement ouvrier; le droit de chaque parti à poursuivre son développement sans interférence extérieure est affirmé: «Aucun parti, précise le texte, n’occupe et ne peut occuper une place privilégiée, ne peut imposer à d’autres sa ligne et ses opinions.» Il est fort probable que la crise sino-soviétique incite Bucarest à se protéger. Mais, tout en affirmant devant Moscou son autorité et sa responsabilité, tout en signant un accord commercial avec la Chine au printemps de 1963, la Roumanie suit avec fidélité les lignes de la politique balkanique des Soviétiques. Cette conduite est directement inspirée des principes de la coexistence pacifique avancés par Khrouchtchev lors du XXe congrès. Bucarest prend à deux reprises, en septembre 1957 puis en juin 1959, l’initiative d’une proposition de détente pour les Balkans. Le pays soutient la politique de propagande pacifiste et anti-O.T.A.N. de Moscou à 1’égard de la Grèce. La continuité de la position roumaine dans les Balkans est remarquable: au début des années 1980, c’est un vaste projet de dénucléarisation des Balkans qui sera avancé par les Roumains.

L’ambiguïté résultant de déclarations mettant en avant l’intérêt national associées à une logique stalinienne dans la ligne moscovite est un des facteurs d’explication du ralliement au régime de larges fractions de la population. Les succès économiques et les promesses d’une poursuite de ces succès renforcent la légitimité du régime. Le règlement de la succession de Gheorghiu-Dej, qui meurt en 1965, se fait sans heurt.

Le temps de Ceausescu, apogée et crise

La maîtrise d’une ascension

Le camarade Nicolae Ceausescu est choisi lors de la séance plénière du comité central du 22 mars 1965. À l’époque, on sait peu de chose du personnage. L’histoire de Nicolae Ceausescu sera peu à peu érigée en geste héroïque et recomposée selon un culte de la personnalité. L’homme est né à Scornicesti, dans le département de l’Olt, en 1918, dans un milieu de paysans pauvres; il quitte sa commune natale pour s’installer à Bucarest et est repéré par la police dès 1934 du fait de ses activités politiques. Ceausescu est lié aux milieux du Comité national antifasciste. Le jeune activiste est arrêté à plusieurs reprises, en 1934 et en 1936. Il est jugé le 29 mai 1936 et condamné à une peine de deux ans de prison. Mais sa plus longue période d’incarcération est celle des années 1940, qui s’achève à la libération du pays, en août 1944. Au cours de sa détention, Ceausescu a rencontré Gheorghiu-Dej, mais aussi Gheorghe Apostol et Stoïca Chivu, militants communistes clandestins qui feront carrière dans l’appareil d’État. L’ascension politique de Ceausescu suit de près la prise du pouvoir par les communistes. Il fait ses vrais débuts en Olténie en 1946, épouse cette année-là Elena, dont il aura trois enfants (Valentin, Zoe et Nicu). En 1952, il est coopté comme membre du comité central, dont il est secrétaire en 1954; il entre au bureau politique en 1955. Ceausescu connaît bien l’U.R.S.S. et les négociations avec Moscou. Il a aussi une expérience de la Chine, où il s’est rendu en 1964 avec Gheorghe Maurer, son conseiller. Deux personnalités du parti, Maurer et Bodnaras, se disputent la responsabilité de la proposition et du soutien de la candidature de Ceausescu au poste de premier secrétaire. Ceausescu est élu en 1965; il est à la fois un produit du milieu populaire roumain et un candidat apprécié par les vieux routiers du lien avec Moscou tels que Bodnaras et Leonte Rautu qui étaient déjà membres de l’équipe de Gheorghiu-Dej. Les secrétaires du comité central sont en 1965 Leonte Rautu, Paul Niculescu-Mizil et Ilie Verdet. Ceausescu définit rapidement un style et un ton ambitieux lors de la présentation du programme du IXe congrès du parti, inaugurant une ère nouvelle. En cette même année 1965, une nouvelle Constitution est proposée: la République populaire roumaine devient la République socialiste roumaine et le Parti ouvrier roumain est érigé en Parti communiste roumain (P.C.R.). Les objectifs de 1965 reprennent la ligne des années de gestion de Gheorghiu-Dej: tout pour l’industrialisation. Le taux de croissance élevé est maintenu, l’industrie lourde bénéficie, de 1950 à 1969, de près de la moitié des investissements. Un nouveau bond est planifié pour les années 1971-1975 lorsque Maurer annonce que 60 p. 100 des investissements de l’État seront consacrés à l’industrie. Cette industrialisation est assortie d’un déplacement des populations des campagnes vers les villes. Le côté prométhéen des mutations économiques et sociales ne doit pas masquer la faiblesse du niveau de vie. Le secteur social est sous-développé, mais la population roumaine, majoritairement d’origine rurale, semble accepter cette pauvreté, se contentant encore des espoirs placés dans le futur et du prestige extérieur dont semble jouir le pays. Il n’est pas rare d’entendre parler de Ceausescu comme de «notre Ceausescu».

Un Parti communiste au double langage

Le parti recrute de nombreux membres depuis le début des années 1960; en 1965, 64 p. 100 des adhérents ont moins de quarante ans. La base du recrutement est l’Union de la jeunesse communiste. Le parti est structuré et l’encadrement, par les écoles du parti, les stages, solide. L’essentiel de la promotion sociale passe par l’appartenance au parti: la proportion des ouvriers, qui est de 40 p. 100 en 1965, atteint 72 p. 100 en 1977. La logique d’un système jugé supportable à l’intérieur, parallèlement au retour d’une culture nationale patriotique qui favorise une forme de retrouvailles entre le pouvoir et la société, d’autant plus que le régime semble apprécié par les chancelleries occidentales, est sans doute à la base du ralliement des intellectuels au parti. Ceux-ci se sont beaucoup expliqués sur leur choix et leur carrière après la chute du régime, en 1989. Deux thèmes majeurs se dégagent: d’une part, le parti rend possible l’expression et l’épanouissement des compétences. S’intégrer dans le cadre du parti serait le signe d’un certain progressisme. D’autre part, le parti laisse subsister un espace de liberté, non censuré, qui offre aux intellectuels la possibilité de s’orienter vers des créations d’avant-garde ou de se replonger dans les délices d’un patriotisme qu’avaient interdit les années de soviétisation. La journaliste Despina Tomescu témoigne: «La russification globale de la culture prend fin. Les Roumains retrouvent leurs origines latines. Le russe, jusqu’alors obligatoire dans l’enseignement dès le stade primaire, devient à partir de 1967 une matière à option, à côté de l’anglais, de l’allemand et du francais. Le latin fait sa réapparition dans les programmes scolaires. Les frontières s’ouvrent aux conquêtes de l’esprit scientifique bourgeois, les traités et les manuels techniques, autrefois uniquement russes, cèdent la place aux revues occidentales. Mais rien n’égale ce qui se passe dans le secteur des arts. En l’espace de deux à trois ans, on ne parle plus ni de réalisme socialiste ni de réalisme critique, mais de réalisme tout court, à côté du classicisme, du romantisme, du surréalisme, du dadaïsme, de l’impressionnisme. Bref, tous les courants et toutes les doctrines esthétiques se trouvent librement évoqués.» Au début des années Ceausescu se forme un groupe inspiré par Dumitru Tsepeneag, le groupe oniriste. Les années antérieures, comme l’explique Tsepeneag lui-même, furent des «années de tiroir», c’est-à-dire une époque où il était impossible de faire publier ses œuvres: «Nous avons commencé à publier à la fin de 1964.» Les écrivains du groupe oniriste, qui sont partis d’une sorte de dépassement du surréalisme, sont complètement indifférents aux normes d’une direction socialiste qui prétendrait mettre les œuvres au service de la propagande. La libéralisation est de courte durée puisque, très rapidement après 1968, le groupe se trouve harcelé par les autorités et de plus en plus souvent poursuivi par la censure. Certains universitaires protègent leur indépendance intellectuelle en se spécialisant dans le structuralisme.

La propagande est omniprésente, en particulier celle qui est destinée à l’étranger. Dans les années 1960, elle n’est pas clairement perçue. Elle sera dévoilée plus tard par les témoignages d’un agent de la Securitate, la police politique, passé à l’Ouest, Ion Mihai Pacepa, qui fait défection en 1978 et publie aux États-Unis en 1987, Red Horizons, Chronicles of a Communist Spy Chief , et par les déclarations de l’ambassadeur des États-Unis à Bucarest qui sont reproduites dans son ouvrage Pinstripes and Reds, an American Ambassador Caught between the State Department and the Romanian Communists 1981-1985 (Selous Foundation Press, Washington D.C., 1987). Dans l’ambiance des années de détente et d’ostpolitik qui suivent le règlement de la crise de Cuba de 1962 et s’affirme avec la politique continentale européenne de De Gaulle, Bucarest a su jouer la carte d’un nationalisme qui fut compris comme une véritable dissidence d’avec l’Union soviétique. La Roumanie devenait l’alliée rebelle de l’U.R.S.S. et, en ce sens, le bon interlocuteur de l’Ouest. En réalité, cette rébellion fut limitée à des discussions économiques et à des prises de position au sein du pacte de Varsovie qui allaient dans la ligne de la doctrine définie en 1964; l’engagement du P.C.R. pour la victoire de la cause socialiste est resté sans faille. En décembre 1989, le chef de l’État roumain, Ceausescu, ira à la mort en chantant L’Internationale . En 1966, les relations avec la république fédérale d’Allemagne s’intensifient. Le vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères allemand Willy Brandt est à Bucarest en août 1967. Cette ouverture va dans le sens de l’application de la doctrine de la coexistence pacifique. Les visites du général de Gaulle en mai 1968 et du président Nixon en août 1969 sont soigneusement orchestrées à l’intérieur et à l’extérieur. La relation du voyage de De Gaulle dans la presse française est excellente et les résultats de cette visite, bénéfiques pour les intérêts politiques et économiques roumains. Le temps le plus fort de cette époque de patriotisme est marqué par la prise de position de Ceausescu lors de la crise tchécoslovaque de l’été de 1968 et à la suite de la décision soviétique d’écraser militairement le Printemps de Prague. Les journées des 20, 21 et 22 août sont marquées par une forte mobilisation populaire antirusse autour du chef de l’État roumain, qui dénonce à deux reprises, devant le peuple et devant la Grande Assemblée la décision soviétique. Cette dénonciation est faite au nom de la patrie socialiste roumaine et est fondée sur la fidélité à la ligne du parti depuis 1964. Elle fait naître des rumeurs concernant d’éventuels mouvements soviétiques vers la Roumanie et nombre de jeunes Roumains se persuadent qu’ils vont avoir à s’engager contre les Soviétiques. L’alerte sera de courte durée mais elle aura entraîné l’adhésion d’intellectuels jusqu’alors restés dans l’opposition au parti, tel Paul Goma.

Le régime semble très solide. L’encadrement de la population ne se relâche pas et, en 1966, l’avortement est interdit. En 1967, la famille est contrôlée par des mesures qui rendent difficile le divorce. Les horaires de travail sont très réglementés et la discipline dans les entreprises est renforcée. Le pouvoir se personnalise. Ceausescu commence à placer sa famille aux postes clés. Elena Ceausescu entre au comité central lors de la conférence du parti de juillet 1972. En 1980, elle devient vice-Premier ministre. Le fils, Nicu, sera ministre de la Jeunesse et premier secrétaire de l’Union des jeunesses communistes; en 1987, il accédera au poste de premier secrétaire de la région de Sibiu. Le noyau dirigeant se resserre. En novembre 1974, le XIe congrès du parti entérine l’abolition du présidium et remplace ce dernier par un bureau permanent de cinq membres, issus du comité exécutif. Le cercle des conseillers se réduit. La fonction de président de la République est créée pour Ceausescu. Le culte de la personnalité s’installe et se développe, Ceausescu est qualifié de Conducator, de «fils le plus aimé de la nation» et de «resplendissant militant révolutionnaire». Les louanges ne cesseront plus jusqu’en 1989, et Ceausescu incarnera à la fois les grandes figures de l’histoire, telle celle de Michel le Brave, et la vigueur de la nature: il est appelé aussi «le Danube de la pensée». Les enfants des écoles composent des poèmes à sa gloire et les artisans produisent des faïences de facture traditionnelle à l’effigie du couple Ceausescu. Les hommages adressés au président à l’occasion de ses soixante ans sont une somme des manifestations de ce culte. Une révérence idéologique est associée à cette célébration. Les éditions d’État publient les textes d’histoire et de sciences humaines assortis des pensées du chef de l’État offertes en exergue. En fait, quelque chose se détraque dans le système; le culte de la personnalité et la mobilisation idéologique masquent un piétinement puis une déroute dans la réalisation des objectifs de l’économie et des espoirs d’un mieux-être de la société.

Le dévoilement des faiblesses

La Roumanie s’est lancée dans l’industrialisation sans disposer des ressources énergétiques suffisantes et avec une faible productivité du travail. Elle subit de plein fouet les deux chocs pétroliers des années 1970. Le régime, qui s’obstine, pense trouver une parade dans la fuite en avant: les formes et les moyens de contrôle de la population sont renforcés, puis un revirement nationaliste allant au-delà de la défense de l’intégrité territoriale et de la ligne autonome du parti entend plonger le pays dans un isolement qui se prétend porteur de grandeur et d’exemplarité.

Le premier geste date de juillet 1971. Lorsque le chef de l’État annonce une reprise en main de la propagande par le parti et une mise au pas des intellectuels et de l’ensemble du monde de la création artistique, qui avaient «oublié» la finalité socialiste de leurs tâches, le choc dans le monde intellectuel est rude. Quelques personnalités prennent le chemin de l’exil, comprenant qu’elles n’ont pas à espérer une voie roumaine du socialisme: c’est le cas de l’historien Vlad Georgescu, qui part s’installer à Munich et travaille à Radio Free Europe. Le contrôle est complété par la mise au pas de la presse en 1974. L’Union des journalistes est réorganisée en 1976 et intégrée dans l’Union des travailleurs de la presse, qui compte 400 000 membres. Ce raidissement s’explique également par la crainte que deviennent influents en Roumanie les principes que l’Occident semble de nouveau vouloir énoncer et défendre. La grande mise en scène roumaine des années 1965-1969 avait été montée alors que les jeunesses de l’Ouest étaient en pleine crise et que les États-Unis étaient enlisés dans la guerre du Vietnam. Les années 1970 voient un retour aux valeurs des droits de l’homme, comme en témoigne l’élaboration des principes de la troisième «corbeille» d’Helsinki. Cette rencontre de l’idéologie occidentale et de la dissidence est-européenne est favorable à l’action des opposants qui, en Tchécoslovaquie et en Pologne, constituent de petits groupes minoritaires pour proposer des Déclarations de principes et de référence telles que la Charte 77 à Prague: des intellectuels militent pour l’instauration d’une éthique qui se veut libérale et anticommuniste. En Roumanie, le silence de l’opposition, depuis que les détenus des années staliniennes ont été libérés, semble de plomb. Pourtant, en 1977, un romancier, Paul Goma, prend la plume et adresse une lettre aux auteurs de la Charte 77 à Prague et une autre au président Ceausescu. Il demande au chef de l’État d’assurer le respect de la Charte 77. Goma est rejoint par un tout petit groupe de signataires. La Securitate l’arrête et le brutalise. Sa famille est menacée. Paul Goma, aidé par la Ligue des droits de l’homme, pourra s’installer en France quelques mois plus tard. Cette affaire est importante: elle signale le début d’un dialogue entre les quelques opposants roumains et l’Occident, et suscite un intérêt nouveau des Français pour les publications littéraires de la dissidence roumaine. Peu après l’initiative de Paul Goma est montée en Roumanie une opération de création de syndicats libres; ils sont poursuivis par la Securitate, et l’opération échoue. Le régime perd de sa crédibilité dans certains milieux ouvriers: la base du système est fragilisée à la suite des grèves de mineurs qui se déroulent dans la vallée du Jiu. Ces derniers se mobilisent contre l’allongement de la journée de travail. Ils réclament – et obtiennent – la venue du chef de l’État, mais subiront une répression savamment conduite: trois mille mineurs seront déplacés après les événements. Parmi les slogans criés dans les mines, on retient: «À bas la bourgeoisie prolétarienne!», qui traduit la rancœur des travailleurs contre le mensonge du régime devenu le défenseur des privilèges des apparatchiks. La grogne est d’autant plus forte que la misère, qui deviendra dramatique dans les dix dernières années du régime, s’installe.

L’autosatisfaction des discours de propagande et la dureté de la vie quotidienne conduisent petit à petit à une situation schizophrénique. Le régime n’a plus de projet d’avenir et choisit de se replier sur lui-même en décidant une politique de remboursement de la dette extérieure qui le libère tout en lui aliénant la population qui souffre du froid et manque des produits de première nécessité. Le parti soutient l’idéologie protochroniste et promeut les valeurs autochtones. Le protochronisme affirme l’antériorité de toute création et de toute production roumaines, évacuant ainsi le problème de la compétition avec l’extérieur. Une historienne américaine, Katherine Verdery, a analysé avec finesse ce montage d’un indigénisme passionné au service du régime et de son nationalisme dans National Ideology under Socialism. Identity and Cultural Politics in Ceausescu’s Romania (Univ. of California Press, 1991). En dépit de cet effort idéologique et des contraintes renforcées qui pèsent sur le travail depuis la publication d’une série de décrets en 1983, la Roumanie est épuisée.

Bucarest sur la défensive

C’est dans ce contexte que survient l’onde de choc de la perestroïka. Alors que l’U.R.S.S. propose une réforme en profondeur, le régime roumain confirme la justesse de la ligne de son parti, lance des défis, s’isole. En février 1988, la Roumanie étonne en déclarant renoncer, dans ses échanges commerciaux, à la clause de la nation la plus favorisée: c’est une manière d’affirmer son indépendance. En revanche, personne ne parle du resserrement des liens entre l’U.R.S.S. et la Roumanie dans le domaine économique alors que leurs évolutions idéologiques divergent: c’est que la Roumanie dépend de l’U.R.S.S. dans le domaine énergétique.

Si les équipes, les clients et les fidèles de Ceausescu refusent une perestroïka qui n’aurait pas lieu d’être en Roumanie, certains technocrates et certains scientifiques sont touchés par l’évolution du parti frère soviétique. Il y a de longue date une opposition feutrée à la gestion de Ceausescu et une dénonciation de la faillite économique et sociale de sa politique; le futur premier président de l’après-1989, Ion Iliescu, appartient à ces groupes critiques du parti. Il avance avec prudence en publiant en 1987 dans la revue Romania literara (La Roumanie littéraire) un article sur le thème de la restructuration.

Il ne fait pas de doute que la grève des usines de camions de Brasov en novembre 1987 est soutenue par les cadres de l’entreprise. Parmi les mots d’ordre des manifestations, on peut remarquer des appels à Mikhaïl Gorbatchev. La répression se durcit. Elle touche non pas l’aile réformatrice du parti, qui demeure officiellement silencieuse, mais les personnalités démocrates et libérales qui osent prendre la parole en 1987-1989. Doina Cornea, professeur à Cluj-Napoca, devient la figure emblématique de la résistance. Elle est arrêtée le 19 novembre 1987 après avoir pris la parole à la télévision française contre le chef d’État roumain.

Le déferlement des critiques et des condamnations vient de l’extérieur. La popularité de Gorbatchev aux États-Unis, accroît par contraste l’impopularité de Ceausescu. Deux projets heurtent tout spécialement les opinions occidentales: la «systématisation» et la destruction du vieux Bucarest.

Le projet de systématisation est à la fois idéologique et économique. Il s’agit d’effacer toute différence entre villes et campagnes, conçue comme l’expression d’un mode de développement capitaliste, et de détruire le village, considéré comme résidu archaïque. En fait, la question de la systématisation est bien antérieure aux mesures des années 1980 et a été débattue dès 1967 lors de la conférence nationale du P.C.R. Les principes de base ont été formulés en 1972, l’idée dominante étant celle de l’égalité des citoyens et donc du droit de chacun de jouir de conditions de vie identiques. C’est en 1986 que Ceausescu rappelle la volonté de «systématiser» tout le pays pour l’an 2000. Il annonce trois étapes qui doivent, entre 1990 et 2000, faire doubler le nombre des agrovilles. En 1989, sur les 558 nouvelles villes qui devaient être créées, 24 avaient vu le jour.

La destruction du vieux Bucarest répond à ce même besoin de créer une cité utopique dépouillée des vestiges anciens et du passé religieux. La mise en œuvre du projet débute en 1983. Ceausescu fait procéder à la destruction de plusieurs églises, expulse 40 000 habitants de petits logements qui gênent les perspectives ou les nouveaux axes de circulation. La principale réalisation est l’aménagement d’un nouveau centre politico-administratif: une énorme Maison de la République, ou Palais de Ceausescu, domine un boulevard du Socialisme large de 120 mètres et bordé d’immeubles de luxe. La rivière Dîmbovita, proche, est creusée et aménagée. Cette politique est dénoncée par des personnalités françaises du monde des arts et par I’U.N.E.S.C.O. La presse occidentale se fait très dure envers les réalisations mégalomanes du chef de l’État roumain, qui est soupçonné de folie. Quant au journal du parti, Scinteia , il célèbre sans retenue le couple Ceausescu, dont la biographie militante est largement développée à l’occasion des fêtes du 1er mai 1989. Au printemps de 1989, l’alerte est donnée: le service international de la B.B.C. reçoit le 10 mars un document signé par six anciens dirigeants du parti qui désavouent la conduite politique et économique des affaires par Ceausescu. La conclusion du document est menaçante: «La Roumanie est et demeure un pays européen et doit, en tant que tel, progresser dans le cadre établi à Helsinki. Vous avez commencé à transformer la géographie du pays, mais vous ne pourrez transporter la Roumanie en Afrique.» La gestion de Ceausescu s’épuise sur ce constat de sous-développement, qui émane du parti lui-même. En dépit des déclarations fermes de Ceausescu lors du dernier congrès du parti, à Bucarest en novembre 1989, et en dépit des ovations qui l’accompagnent, la chute est proche. Un nouvel hiver s’annonce, avec, pour les habitants, le froid, le manque de lumière pour cause d’économies d’énergie et les pénuries alimentaires. Mais, si la Roumanie semble se figer, tout comme la Bulgarie voisine, le mouvement de libération s’accélère en Hongrie, triomphe à Berlin avec la chute du Mur et de la direction communiste de la République démocratique allemande. Ceausescu dénonce un complot, son frère Ilie réclame un renforcement du pacte de Varsovie.

L’élimination de Ceausescu et les aventures du nouveau régime

La chute des Ceausescu

Ceausescu a perdu toute crédibilité à l’intérieur, et son épouse est haïe pour son usurpation du pouvoir; le Conducator est condamné par les tribunes internationales et critiqué par la direction soviétique, qui s’est engagée dans la perestroïka. Il va suffire d’une semaine pour éliminer le couple et porter au pouvoir, dans la confusion d’un coup d’État accompagné d’une insurrection populaire, un groupe de communistes réformateurs dont les figures de proue sont le futur président Ion Iliescu et son chef de gouvernement Petre Roman. Les événements de décembre 1989, qui commencent à Timisoara à l’occasion d’une manifestation de soutien en faveur d’un pasteur hongrois, Laszlo Tökes, déplacé d’office, n’étaient pas encore, en 1996, tout à fait éclaircis. La chronologie des manifestations débute à Timisoara, où l’armée tire sur la foule, et rebondit les 20 et 21 décembre à Bucarest. Deux éléments restent à cerner de plus près: le degré de préparation du coup d’État par Iliescu et son entourage, dont on ne sait s’ils auraient agi seuls ou en liaison avec les Soviétiques, et le rôle de l’armée, qui, après avoir exercé une forte répression, prétend se démarquer des forces de la Securitate et déclare sa solidarité avec le peuple le 22 décembre. Quelles sont les responsabilités respectives de l’armée et de la Securitate? Le rôle joué par les agences de presse de Yougoslavie et de Hongrie, qui ont fortement dramatisé le caractère sanglant des événements, est difficile à évaluer avec exactitude. Le chef de l’État roumain, qui a tenté de contrôler la situation en s’adressant directement à la foule le 21 décembre, est arrêté avec sa femme alors qu’ils tentent de prendre la fuite. La radio nationale passe entre les mains des insurgés de Bucarest; un Front de salut national prend le pouvoir

Des figures nouvelles s’imposent: Corneliu Manescu, Silviu Brucan, Gelu Voican. Les visages des dissidents Doina Cornea, Ana Blandiana, Mircea Dinescu apparaissent sur les écrans à côté de ceux des communistes réformateurs. L’ambiance est à l’horreur lorsque est découvert à Timisoara un charnier qui contiendrait 4 360 corps. Le lundi 25 décembre, peu avant 21 heures, la télévision annonce la condamnation à mort par un tribunal extraordinaire de Ceausescu et de sa femme, ainsi que leur exécution. On connaîtra plus tard la composition du tribunal et le rôle joué par le général Stanculescu dans l’organisation de ce procès expéditif et de l’exécution par balles qui le suit. Ces journées menées dans la confusion qui répondent à la fois à une volonté de changement d’équipes de la part des communistes réformateurs et de mutation radicale du régime de la part des démocrates qui crient «libertate » au cours des manifestations, vont peser lourd en ambiguïtés et en tensions sur les premières années de la transition.

Les ambiguïtés de l’époque Iliescu

Le processus de démocratisation s’est accompli en plusieurs étapes scandées par la mise en place d’une nouvelle Constitution en décembre 1991, par des élections présidentielles et législatives en mai 1990, en septembre et octobre 1992, puis en novembre 1996. L’équipe des communistes réformateurs, soudée durant plusieurs mois contre les manifestations de la foule qui, à Bucarest surtout, dénonce une usurpation de la révolution, se déchire bientôt dans un conflit qui oppose le président Ion Iliescu et ses fidèles au chef du premier gouvernement et à ses propres alliés. Cette guerre fratricide dépouille la direction réformatrice de ses éléments les plus dynamiques et les plus brillants tels qu’Adrian Severin ou Victor Babiuc. Le groupe de Petre Roman passe donc à l’opposition et son parti, l’Union sociale-démocrate, reçoit en 1996 l’aval de l’Internationale socialiste. Pour s’assurer des alliés, le président Ion Iliescu est amené à s’entendre avec l’extrême gauche, avec le Parti socialiste du travail (P.S.M.), avec 1’extrémisme nationaliste, avec le Parti de la Grande Roumanie et avec le Parti de l’union nationale roumaine (P.U.N.R.). Ces alliances nuisent à l’image de la Roumanie à l’extérieur et enveniment les relations roumano-hongroises. Cette tension, parfois inquiétante (l’Union démocratique des Magyars de Roumanie, qui représente 1 700 000 Hongrois de Roumanie fait monter les enchères et revendique une autonomie territoriale des départements où la population hongroise est majoritaire), va durer jusqu’à l’automne de 1996. En septembre de la même année est signé un traité de bon voisinage roumano-hongrois, aboutissement de quatre ans de difficiles négociations concernant la qualification de la frontière entre les deux pays – Bucarest exigeant une formule radicale de non-révision – et les droits des Hongrois de Roumanie. La tension roumano-hongroise a perturbé la vie politique durant près de quatre ans et cristallisé un courant nationaliste xénophobe après que des événements sanglants eurent opposé des ressortissants des deux communautés à Tîrgu Mures au printemps de 1990. Les pressions occidentales via le Conseil de l’Europe, les conseils de l’ambassade des États-Unis à Bucarest et la volonté de chacun des deux pays voisins de faire partie d’une première vague d’intégration dans 1’O.T.A.N. ont été efficaces. Le contentieux nationaliste a cédé devant l’urgence d’une politique d’intégration dans les structures de sécurité euro-atlantiques.

Ce n’est qu’en 1993 que la Roumanie s’est engagée dans la voie de l’intégration européenne et atlantique. Les premières années de l’après-1989 portaient la marque des origines et des fidélités communistes du chef de l’État et de ses alliés. C’est ainsi que Ion Iliescu chercha à passer un traité bilatéral avec l’Union soviétique en février 1991, avant que celle-ci ne s’effondre. On rappela à cette occasion que le président roumain reçut une formation en U.R.S.S. et que, au temps de sa jeunesse communiste, il y fit la connaissance de Gorbatchev. Cette ligne traditionnelle depuis le traité bilatéral soviéto-roumain de l948 est abandonnée en 1993: le gouvernement roumain s’engage alors dans une voie d’ouverture vers l’Ouest et de demande d’intégration à l’Ouest qui ne s’est pas démentie depuis. La Roumanie est admise à faire partie du Conseil de l’Europe à l’automne de 1993 et se trouve être le premier pays à signer en janvier 1994 le Partenariat pour la paix, dont elle s’emploie à appliquer le contrat avec soin au cours de manœuvres alliées. Cette évolution, qui s’explique par la volonté de ne pas être laissée dans une zone grise de la sécurité aux confins de l’Europe, s’est accompagnée d’un rapprochement roumano-américain. La politique extérieure tournée vers l’Ouest a des conséquences sur le plan intérieur: petit à petit, et en grande partie sous la pression des pays occidentaux, le président Iliescu accepte de se démarquer des extrémistes; sans doute trop tard, car ces ruptures n’auront pas pour effet le retour vers Iliescu du groupe de Petre Roman. Ces réformateurs technocrates constituent l’un des éléments de l’opposition lors des campagnes de l’été et de l’automne de 1996 pour les législatives et la présidentielle, qui portent à la présidence le candidat de l’opposition, Emil Constantinescu, de la Convention démocratique de Roumanie, et à la Chambre les partis de l’opposition associés au parti magyar.

L’arrivée au pouvoir des démocrates

La victoire de l’opposition en novembre 1996 est le résultat d’un travail pédagogique qui a su utiliser la nouvelle liberté d’expression des médias. Elle est aussi le signe d’une grave crise économique et sociale. La transition s’est faite au profit d’apparatchiks qui ont joué de leurs relations antérieures avec l’étranger et de leurs réseaux d’information, qui ont également détourné une partie du capital de l’État et des aides étrangères. Leur enrichissement rapide scandalise une population qui rêve d’une prospérité à l’occidentale, conserve encore un sens de la justice sociale hérité du régime communiste et souffre d’une extrême paupérisation. Ces couches spoliées attendent de leur vote de l’automne 1996 des dirigeants possédant une compétence économique et une éthique; en outre, elles comptent sur l’aide occidentale. La Roumanie est sur une voie étroite. Elle s’exprime politiquement comme si 1996 renouait les fils d’une révolution confisquée par les communistes réformateurs en 1989; elle cherche une identification nationale, qui souvent conduit à une réappréciation positive de la spiritualité et de l’Église orthodoxes et à des revendications de principe vis-à-vis des voisins avec qui des traités de sécurité n’ont pas été signés. Bucarest entend obtenir de l’Ukraine et de la Russie une condamnation du pacte Ribbentrop-Molotov. Alors que les rapports avec l’Ouest semblent stabilisés, les relations avec les proches voisins – russe, moldave et ukrainien – sont plus incertaines.

5. Langue et littérature roumaines

La langue

Le roumain est la langue officielle de la république de Roumanie. Du point de vue linguistique, cette langue, qui est parlée aussi dans les régions limitrophes de la Serbie (ex-Yougoslavie), de la Hongrie, de l’Ukraine et de la Moldavie, est appelée le daco-roumain. Car il y a lieu de mentionner d’autres variantes du roumain, il est vrai moins importantes. Le macédo-roumain, ou aroumain, est parlé dans la région de la Macédoine (ex-Yougoslavie), dans certaines régions de la Grèce septentrionale et en Albanie. Le haut plateau à l’ouest du Vardar, à cheval sur la Grèce et la région de la Macédoine, constitue la zone du mégléno-roumain. À proximité du Monte Maggio (U face="EU Caron" カka Gora) en Istrie, les habitants de certains villages parlent un roumain mélangé de serbo-croate.

Problèmes d’histoire

Le grec et le latin

Dans le Sud-Est européen, deux grandes langues de culture se rencontrent, le grec et le latin. Les quelque vingt-trois mille inscriptions latines des Balkans permettent de concevoir l’importance et l’extension de la langue de Rome sur la péninsule. La ligne de démarcation qu’il est ainsi possible de tracer quitte la côte adriatique au sud de Durazzo (Dyrachium) en direction de l’est pour aboutir au lac de Prespa; longeant ensuite la montagne du Balkan, elle rejoint la mer Noire à Varna (Odessus). Mais on ne peut parler d’une véritable frontière, les cultures grecque et latine ne se rencontrant pas directement. Le roumain, en effet, ne comporte que très peu d’hellénismes. La raison en est qu’un tampon de populations alloglottes (Thraces, Illyriens ou Celtes) empêchaient le contact.

La romanisation

La latinité que présuppose le roumain, celle notamment de la Dacie et de la basse vallée du Danube, est moins innovatrice que celle des pays romans d’Occident. La conquête de la Dacie date de l’an 107 après J.-C. Entre 270 et 275, l’empereur Aurélien, sous la pression de tribus germaniques (des Goths en particulier), abandonnait la Dacie pour placer ses légions au sud du Danube. Sur ces événements, la documentation historique est très diversement interprétée.

Malgré les lacunes des sources romaines, la plupart des linguistes de Roumanie considèrent le roumain comme une langue autochtone, à continuité ininterrompue, et non comme la langue d’un peuple immigré (ou réimmigré) plus tard.

Les langues slaves méridionales

Une phase importante de l’histoire du roumain se clôt avec l’avènement des Slaves à partir du VIIe siècle. La langue en a été profondément marquée. On distingue aisément un fonds slave commun qui se détache des mots d’emprunt dus à des langues individuelles (bulgare, serbe, croate) à partir du Xe siècle. À titre d’exemple, nous citerons des mots roumains courants comme bogátriche»), dragcher»), a iubiaimer»), múncatravail»), úli face="EU Updot" 亂arue»). Il n’en est pas moins fondamental de constater que la structure grammaticale du roumain est restée parfaitement romane.

Conditions particulières

Pour arriver à une conception adéquate de la situation du roumain, il faut essayer de se représenter dans le passé des ensembles de locuteurs dispersés et en partie migratoires, mais qui ne s’organisaient pas dans des centres urbains. On ajoutera que des villes importantes de Roumanie, telles Bra ずov (Kronstadt), Cluj (Klausenburg), Sibiu (Hermannstadt), sont des fondations allemandes du Moyen Âge. Il faut enfin tenir compte d’une certaine interpénétration des communautés linguistiques des Balkans.

Les premiers documents écrits en roumain datent du XVIe siècle. On retiendra que l’alphabet en usage, jusqu’au XIXe siècle au moins, est le cyrillique. La langue littéraire s’est formée dans le sud de la Transylvanie (imprimerie de Bra ずov), et au nord de la Valachie, avec toutefois pour base le roumain de Valachie. Son élaboration définitive au XIXe siècle et l’établissement du standard moderne sont redevables de façon tangible à l’influence du français, et il y a lieu de parler d’une véritable relatinisation.

Quelques traits caractéristiques

En roumain, la morphologie nominale est assez complexe (déclinaison à trois cas, par exemple), tandis que, à la différence des autres langues romanes, la morphologie du verbe est relativement simple. On relèvera ici quelques traits typiques qui confèrent à cette langue son aspect propre.

Parmi les phonèmes du roumain, il faut noter d’abord la présence d’une voyelle indistincte qui rappelle le e du français «brebis». Cette voyelle, issue des a latins, est notée a : barbátubarbathomme»), bas face="EU Caron" ヂ lica biserica (roumain ancien: baseáreca , «église»). Elle se trouve d’ailleurs aussi en albanais, notée ë , et en bulgare, où elle est transcrite par (soit le «signe dur» de l’alphabet cyrillique). À cela s’ajoute la présence de la voyelle vélaire non arrondie î (notée â , par souci étymologique, dans le seul mot român , «roumain»), qui rappelle le phonème du russe (dans , «fils»), résulte de l’action de la nasale sur la voyelle qui la précède: cámpucîmpchamp»), quándocîndquand»).

Le roumain est très sensible à la palatisation: d 稜 がerezí face="EU Caron" カe [zí face="EU Caron" カe ] («dire»); t face="EU Caron" タ rra face="EU Updot" 亂ara [tsár face=F3210 易 ] («terre»), qui remonte à la forme diphtonguée tieara ; sí face="EU Caron" カ ずi [ši ] («et»). L’harmonisation métaphonique, d’autre part, a créé une espèce de pluriel interne du type cartelivre», sing.), car face="EU Updot" 亂i [k face=F3210 易rtsi ] (plur.). Les qualités vocaliques moyennes subissent des modifications phonétiques à partir de -a , -a , -e finals. On peut citer, à titre d’exemple, les quatre formes de l’adjectif formosusbeau»): frumos , masc. sing.; frumo ずi [frumoš i], masc. plur.; frumoasa [frumoás face=F3210 易 ], fém. sing.; frumoase , fém. plur.

L’union linguistique (Sprachbund)

Malgré les différences notables entre les langues parlées dans le Sud-Est européen, on constate des faits tout aussi remarquables d’intégration, en albanais, en roumain, en bulgare et en grec, qui accusent des traits grammaticaux communs appelés «balkanismes».

La formation du futur illustre cette particularité. Contrairement à la morphologie des autres langues romanes, qui adoptent une base latine comparable à scribere habet («il écrira»), le roumain opte pour volet scribere , c’est-à-dire va scrie . Or, en grec moderne, on emploie: tha + le verbe au présent du subjonctif, formule issue d’une périphrase correspondant exactement au français: «Il veut qu’il écrive.» Le futur roumain o sa scrie , qui est employé fréquemment à côté de celui qu’on a mentionné ci-dessus, est tout à fait parallèle. En bulgare, d’autre part, on note xóštetu písati («il veut écrire») en phase paléoslave, tandis que la langue moderne emploie: št face="EU Caron" ガ + le verbe au présent. Les modèles de ce type ont ceci de particulier qu’ils se retrouvent également dans le cadre de langues dont la structure diffère considérablement.

La littérature

De Byzance à la latinité

Le texte qui, dans la littérature roumaine, correspond aux «serments de Strasbourg» est la lettre que le boyard Neac ずu, de Cîmpulung, envoya en 1521 au maire de Bra ずov. Auparavant, c’est-à-dire du départ des Romains de la Dacie trajane en 271 en ce début du XVIe siècle, aucune trace d’aucune sorte n’a été conservée de la langue, issue du latin, parlée dans les territoires (Transylvanie, Moldavie, Valachie) qui devaient s’unir pour former la Roumanie moderne.

C’est le destinataire de la lettre du boyard Neac ずu, le maire Johannes Benkner de la ville de Bra ずov en Transylvanie, qui, justement, fut à l’origine du premier essor pris par les lettres roumaines: il fit venir de Tîrgovi ずte, au sud des Carpates, un typographe, le diacre Coresi, qui imprima, pour le compte des autorités transylvaines, des textes religieux (1560-1561). La Réforme et, avant elle, la propagande hussite avaient gagné ces régions. Les nouvelles doctrines, pour se répandre, durent s’appuyer sur la langue vulgaire, et c’est aussi en langue vulgaire que l’orthodoxie traditionnelle fut obligée de contrebattre ces hérésies. Coresi imprima des psautiers, des évangiles, des livres liturgiques pour les diverses familles religieuses de son pays, mais il les imprima dans une langue unifiée et panroumaine. Il joua, à son échelle, le même rôle que Luther dans l’histoire de la langue allemande.

Cette première littérature roumaine, de caractère essentiellement religieux, est traduite du slavon et provient de Byzance. Plus tard, au XVIIe siècle, les Roumains se passèrent de l’intermédiaire slavon et traduisirent directement du grec. L’influence grecque devint alors prédominante, et singulièrement au XVIIIe siècle, sous les règnes des princes phanariotes. Mais, par un curieux paradoxe, c’est au moment où la culture roumaine est la plus tributaire de la culture néo-grecque qu’elle s’occidentalise: les Roumains s’instruisent des littératures européennes (italienne, allemande et surtout française) dans des textes traduits en grec ou dans des versions faites en roumain à partir du grec.

Dans le même temps, la Transylvanie, intégrée à l’empire des Habsbourg à la faveur du repli des Turcs, est à nouveau le théâtre d’événements religieux dont les suites sont de la plus haute importance pour l’évolution de la culture roumaine tout entière: une très grande partie de l’Église orthodoxe rejoint l’Église romaine, dans les premières années du XVIIIe siècle. Dans l’esprit des catholiques romains, il fallait éviter que les populations orthodoxes roumaines subissent trop fortement la propagande protestante; mais surtout il importait d’établir une frontière spirituelle capable de doubler la frontière politique entre les Roumains de la Transylvanie, d’une part, sujets de l’Empire, et leurs frères de langue et de religion, d’autre part, vassaux des Turcs, en Moldavie et en Valachie.

L’instauration de cette Église unie fut, pour le devenir de la langue et de la littérature roumaines, d’une importance capitale. Ces nouveaux catholiques, clercs ou écrivains, ne retrouvèrent pas seulement le chemin du Vatican mais celui de la Rome ancienne, et ils découvrirent, en contemplant les spirales de la colonne Trajane, que les paysans, leurs frères, étaient les descendants directs des paysans daces, vaincus puis colonisés par Trajan.

L’école latiniste transylvaine suscita chez les Roumains la fierté de leurs origines, l’orgueil même de descendre des Romains et le devoir de dégager leur langue et leur culture de l’Orient slave ou grec pour les rattacher à l’Occident roman, italien et français. Sans doute cette volonté latinisante mena-t-elle à bien des excès, mais il faut enregistrer les noms des Transylvains Petru Maior (1754-1821), Samuel Micu (1745-1806) et Gheorghe すincai (1754-1816) au titre de premiers modeleurs de ce que l’on pourrait appeler le «sentiment national et culturel roumain».

Vers la même époque, de l’autre côté des Carpates, en Moldavie et en Valachie, des chroniqueurs relataient l’histoire des deux provinces en s’appuyant sur des annales anciennes. Ici, les noms à retenir sont ceux de Grigore Ureche (1590-1647), Miron Costin (1633-1691), Ion Neculce (1672-1745), puis celui de l’humaniste Dimitrie Cantemir (1673-1723), le prince moldave qui suivit Pierre le Grand dans sa retraite après sa guerre malheureuse contre les Turcs et qui fit souche en Russie. Son fils, Antioh Cantemir, ambassadeur à Paris et ami de Voltaire, fut un des premiers poètes de la littérature russe.

Écrivains religieux, latinistes transylvains, chroniqueurs, ce tableau des prémices de la littérature roumaine serait incomplet, si l’on n’y ajoutait la masse des créations anonymes surgies du terroir, où se mêlent des traditions chrétiennes et des apports orientaux. Le poème pastoral de Miori face="EU Updot" 亂a (La Petite Brebis ), qui chante la mort du berger et son mariage funèbre célébré dans la montagne, est un joyau de cette littérature populaire, de même que la légende de Me ずterul Manole (Maître Manole ), le bâtisseur de monastère qui emmure sa femme, par sacrifice, pour que sa construction s’élève et soit durable.

La fermentation du XIXe siècle

La littérature roumaine moderne commence vers le premier tiers du XIXe siècle. Comme elle n’a connu ni Renaissance ni classicisme et n’a pas participé non plus à la révolution romantique, elle accueille avec une égale faveur toutes les influences littéraires qui lui parviennent de l’Occident.

Mais des écrivains originaux surgissent, qu’inspirent la poésie des ruines, le passé national, la nature, l’amour et aussi – ce sera une constante de la lyrique roumaine – un certain pessimisme devant la mort et le goût du néant. Ces pionniers s’appellent Grigore Alexandrescu (1810-1885), chantre du prince glorieux Mircea l’Ancien et auteur de fables, Dimitrie Bolintineanu (1809-1872) qui pleure comme Chénier «une jeune fille morte» et exalte les Fleurs du Bosphore . D’autres auteurs situent leurs rêves romantiques dans le passé national tout en orientant leurs recherches historiques vers l’action sinon la révolution. M. Kog face="EU Caron" オlniceanu (1817-1891), A. Russo (1819-1859), N. B face="EU Caron" オlcescu (1819-1852), libéraux patriotes, jouent un rôle considérable dans l’évolution des idées et l’ouverture sur le progrès.

La littérature s’inspire elle aussi du passé national, et Costache Negruzzi (1808-1868) donne ce chef-d’œuvre de la nouvelle historique qui s’appelle Alexandru L face="EU Caron" オpu ずneanu . En même temps, les poètes explorent la tradition orale à la faveur d’enquêtes sur le terrain, et Vasile Alecsandri publie vers le milieu du siècle des recueils de ballades, des romances, des chants héroïques ou des couplets d’amour improvisés lors des rondes et farandoles villageoises. La littérature roumaine est restée marquée par cette découverte collective qui a valeur d’héritage spirituel. Vasile Alecsandri (1819-1890) a d’autres titres de gloire que celui d’avoir mis en forme et publié Miori face="EU Updot" 亂a ou Me ずterul Manole . Homme de théâtre et homme d’action, ce Lamartine roumain est un grand lyrique. Pasteluri (Pastels ), publié en 1868 et 1870, reste un chef-d’œuvre par la fermeté de l’écriture et la beauté des images.

Cependant, vers 1860, à Ia ずi, métropole de la Moldavie, une société littéraire se crée, à l’initiative d’un groupe d’écrivains, Titu Maiorescu (1840-1917) à leur tête. Elle prend pour nom «Junimea» («La Jeunesse») et se donne la mission de susciter et d’encourager les talents, d’écarter les auteurs médiocres et d’orienter, d’une manière générale, les lettres roumaines vers le progrès. La Junimea se dote, en 1867, d’un instrument d’action considérable, une revue intitulée Convorbiri literare (Causeries littéraires ). En 1885, la société s’installe à Bucarest. Son activité perd alors de son lustre et de son importance – d’autres mouvements sont nés et d’autres publications voient le jour –, mais on peut dire que, pendant plusieurs décennies, la Junimea et les Convorbiri literare ont régenté les lettres roumaines. Leur grand titre de gloire est assurément d’avoir patronné à ses débuts le poète Mihail Eminescu et permis au conteur Ion Creang face="EU Caron" オ de publier ses œuvres, récits populaires et souvenirs d’enfance.

Eminescu et Creang face="EU Caron" オ dominent de leur génie la seconde moitié du XIXe siècle. Si Creang face="EU Caron" オ, à cause de sa spontanéité même et de sa puissante verve, n’a pas suscité d’imitateurs, Eminescu, lui, a exercé sur son temps une influence telle que l’on peut affirmer sans risque d’erreur qu’il y eut une littérature roumaine avant Eminescu et une littérature romaine après Eminescu. Il ne serait pas difficile de déceler chez tous les poètes roumains qui ont écrit depuis la mort du grand lyrique le désir soit de l’imiter, soit de prendre quelque distance et d’être original, mais par rapport à lui.

Vers la fin du siècle, cependant, la prose roumaine, qui n’avait été illustrée que par d’intéressantes tentatives, comme celle de Nicolae Filimon (1819-1863), auteur de la fresque sociale Ciocoii vechi ずi noi (1863, Les Anciens et les Nouveaux Parvenus ) ou par les nouvelles de C. Negruzzi, connaît un brillant essor avec le styliste A. Odobescu (1834-1895), le narrateur transylvain Ion Slavici (1898-1922) et surtout le romancier Duiliu Zamfirescu (1858-1922) qui, sous le titre Istoria Com face="EU Caron" オne ずtilor (L’Histoire des Com face="EU Caron" オne ずti ), publie, à partir de 1894, une fresque cyclique en cinq volumes qui dépeint – et le thème sera souvent repris – la crise traversée par la classe sociale des propriétaires terriens. Un monde nouveau surgit qui menace les détenteurs de privilèges et du même coup porte atteinte à la civilisation traditionnelle.

À partir des dernières années du XIXe siècle, la littérature roumaine est traversée par un vaste courant de préoccupations sociales. Deux thèmes majeurs retiennent l’attention des écrivains: la fin du monde patriarcal, la difficile accession du monde citadin à l’équilibre. C’est le second de ces deux thèmes que traite de préférence le dramaturge I. L. Caragiale (1852-1912), l’auteur de ce chef-d’œuvre du théâtre roumain, O scrisoare pierdut face="EU Caron" オ (1884, Une lettre perdue ), peinture féroce des basses intrigues politiques qui agitent une petite ville de province en période électorale. De même, Br face="EU Caron" オtescu-Voine ずti (1868-1938) montre comment la vie moderne broie les humbles à la campagne comme dans la cité, et Barbu すtef face="EU Caron" オnescu-Delavrancea (1858-1918) s’attache à peindre la déchéance des ruraux déracinés.

Sous le signe du socialisme

Retour au peuple

Il n’est pas étonnant qu’une méditation aussi constante et générale sur le devenir de la nouvelle société roumaine ait coïncidé avec l’essor des idées socialistes. Ion Dobrogeanu-Gherea (1855-1920) exposa ses idées dans des recueils de critique et voulut, d’une part, expliquer et, d’autre part, orienter la littérature roumaine selon les principes marxistes. Mais, si le socialisme roumain proprement politique échoua vers 1900, les tendances littéraires socialisantes s’épanouirent de curieuse manière après cet échec et se traduisirent par une sorte de connivence dans un groupe d’écrivains, réunis sous l’égide d’une revue, S face="EU Caron" オm face="EU Caron" オn face="EU Caron" オtorul (Le Semeur ), dont le premier numéro parut le 2 décembre 1901, et qui voulurent prêcher le retour au peuple, au peuple des campagnes, fidèle détenteur des traditions nationales. La littérature devient patriotique et saine. Bientôt, la très forte personnalité de Nicolas Iorga (1871-1940) domine l’équipe des écrivains unis par l’idéal s face="EU Caron" オm face="EU Caron" オn face="EU Caron" オtorist , où l’on trouve de fins lyriques, tels Gheorghe Co ずbuc (1866-1918), le chantre des travaux et des jours au village, face="EU Acute" すtefan Iosif (1875-1913), le poète de la mélancolie, et Octavian Goga (1881-1938), le militant de l’irrédentisme transylvain.

Parallèlement au «samanatorisme» et à un socialisme plus affirmé se développe, à partir de 1906, date où paraît le premier numéro de la revue Via face="EU Updot" 亂a româneasc face="EU Caron" オ (La Vie roumaine ), un mouvement littéraire qui s’intitule poporanism (qu’on peut traduire par «populisme»). Le chef de file en est Constantin Stere (1865-1936), et ses amis écrivains sont préoccupés surtout de doctrine et de polémique, tel Garabet Ibr face="EU Caron" オileanu (1871-1936) qui a laissé au moins une étude importante Spirutul critic în cultura româneasc face="EU Caron" オ (1909, L’Esprit critique dans la culture roumaine ).

Le «spécifique roumain»

Des poètes, néanmoins, se dégagent de cette ambiance nationaliste pastorale et agrarienne. Ils veulent rejoindre la littérature universelle, particulièrement les grands courants qui agitent à l’époque l’Occident latin, tels le Parnasse et le symbolisme. Un savant historien de la langue roumaine qui se double d’un poète, Ovid Densu ずianu, et un fervent disciple du symbolisme français, A. Macedonski, créent un nouveau courant autour d’une revue dont le titre est à lui seul un programme, Via face="EU Updot" 亂a nou face="EU Caron" オ (La Vie nouvelle ). Macedonski (1854-1920) est, en vérité, un écrivain aussi français que roumain: il s’installe à Paris en 1884 et publie, pendant cet exil volontaire, un roman, Calvaire de feu (1906), et des poèmes, notamment le recueil Bronzes (1897), également en français, où s’affirme un art poétique directement inspiré du Parnasse. Mais bientôt c’est René Ghil et son Traité du verbe que Macedonski choisit de suivre, imité lui-même par les autres symbolistes roumains, Dimitrie Anghel (1872-1914) ou すtefan Petic face="EU Caron" オ (1877-1904). Au lendemain de la Première Guerre mondiale, ce sont encore les représentants de cette école qui donnent à la poésie roumaine, avec I. Minulescu et I. Vinea, sa principale caractéristique qui est celle d’une recherche à tout prix d’originalité, par-delà les influences de l’Occident mais dans les perspectives de la tradition.

La génération de l’entre-deux-guerres s’attache à découvrir dans la tradition nationale ce que le jargon de l’époque appelle le «spécifique» roumain, c’est-à-dire les valeurs qui, nées sur le terroir moldave, valaque, transylvain, peuvent être offertes au reste du monde.

Il faut dire que l’époque favorise ce mouvement de prise de conscience et d’expansion spirituelle. Les traités de Trianon et de Saint-Germain réalisent la Grande Roumanie, et font plus que doubler le territoire national à la faveur d’une intégration des anciennes provinces, Transylvanie, Bucovine, Bessarabie. Tous les problèmes d’ordre social et politique qui se posaient avant la guerre prennent une acuité nouvelle. Plus aiguë aussi devient, chez les écrivains, la conscience d’avoir un rôle immense à jouer.

Des groupes se forment pour encadrer et orienter ces énergies. Chacun d’eux est mené par une personnalité forte et dispose d’un organe d’expression. C’est ainsi que Mihail Ralea prêche l’adhésion, dans Via face="EU Updot" 亂a româneasc face="EU Caron" オ , à la civilisation «européenne» et veut asseoir la démocratie roumaine sur le rationalisme. Lui aussi est à la recherche de la «spécificité nationale»; il publie en 1927 Fenomenul românesc (Le Phénomène roumain ). C’est une démarche analogue, inspirée par une philosophie volontariste du travail, qui mène R face="EU Caron" オdulescu Motru à écrire un ouvrage dont le titre est représentatif des tendances de l’époque: Românismul , catechism al unei noi spiritualit face="EU Caron" オ face="EU Updot" 亂i (1936, Le Roumanisme , catéchisme d’une nouvelle spiritualité ). Ce vocabulaire religieux conviendrait bien davantage à l’entreprise de Nae Ionescu, qui diffuse dans son quotidien Cuvîntul (Le Verbe ) une doctrine de vie et d’action fondée sur le christianisme orthodoxe, ou encore à l’idéologie de Nichifor Crainic, qui est un mélange de traditionalisme et de foi religieuse. Adversaire de l’athéisme et du modernisme, Crainic essaie de repérer ce qu’il appelle assez curieusement des Points cardinaux dans le chaos et de grouper autour de la revue Gîndirea (La Pensée ), fondée en 1921 mais reprise par lui en 1926, les écrivains désireux d’opérer une synthèse entre la tradition byzantine et la tradition roumaine. Un des plus grands titres de gloire du mouvement «Gîndirea» est peut-être d’avoir procuré au poète philosophe Lucian Blaga un public fervent et disposé à recevoir son haut enseignement. Pour Blaga aussi la terre roumaine et la spiritualité du peuple villageois qui l’habite depuis des siècles demeurent les guides de la pensée et de l’art. Parmi les nombreuses formules à l’emporte-pièce et parfois déconcertantes – telles que l’«Éon dogmatique» ou la «connaissance luciférienne» – que Blaga utilise, on retiendra celle-ci: l’«espace mioritique», c’est-à-dire l’espace à la fois géographique et mythique où se situent les faits célébrés par la ballade populaire dont le type achevé reste Miori face="EU Updot" 亂a . Cet espace, c’est le plaiu , zone intermédiaire entre la steppe désespérante et la montagne vertigineuse, lieu où se crée le «style» roumain reconnaissable dans toutes les formes de l’art et de la pensée.

En marge de cette effervescence, des écrivains qui s’étaient déjà affirmés avant le conflit mondial continuent cependant leur carrière, tel T. Arghezi, au lyrisme virulent, tels aussi Ion Minulescu (1881-1944) ou G. Bacovia (1881-1957), symbolistes roumains, représentants attardés, pourrait-on dire, d’une école depuis longtemps sur le déclin dans les pays où elle a pris naissance (on observe souvent un décalage analogue dans la durée quand on étudie l’histoire des influences qu’a subies la Roumanie).

«Dada», lancé, il ne faut pas l’oublier, par le Roumain Tristan Tzara, fait, entre les deux guerres, école en Roumanie où l’on voit aussi se développer l’influence de Mallarmé: d’où une littérature volontairement hermétique et d’avant-garde, illustrée par Ion Urmuz dont les fantasmagories absurdes annoncent Ionesco, par Ion Barbu, le mathématicien poète, par Ion Vinea et par Matei Caragiale, fils du grand auteur comique à qui l’on doit un étrange roman, Craii de curtea veche (1929, Les Petits Rois du vieux château ), peinture étonnante de boyards «fin de race» qui s’abandonnent à une décadence raffinée et lucide dans un Bucarest de lupanars.

Plus fidèles à un lyrisme traditionnel, Ion Pillat (1891-1945), auteur du recueil Pe Arge ず in sus (1923, Sur l’Arge ル , vers l’amont ), évocateur des riches joies de la vie de la terre, et V. Voiculescu, poète d’inspiration chrétienne, attestent les constantes de la poésie roumaine.

Dans le même temps, la prose roumaine prend son essor décisif avec Mihail Sadoveanu, parti à la recherche du temps perdu dans les villages de Moldavie, avec Ion Rebreanu, le vigoureux peintre des conflits paysans, ou avec César Petrescu (1892-1961) dont l’œuvre principale Intunecare (1927, L’Assombrissement ) décrit la déchéance d’un ancien combattant, le jeune Com ずa, qui essaie de lutter pour un monde meilleur et plus juste mais finit par se tuer, vaincu par la médiocrité du Bucarest de l’après-guerre. Camil Petrescu (1894-1957) donne lui aussi une œuvre forte, Patul lui Procust (1933, Le Lit de Procuste ), roman habilement agencé qui est l’analyse d’un drame: une actrice médiocre lit avec son nouvel amant des lettres que lui a envoyées son précédent amant, un journaliste poète qui s’est suicidé. À signaler aussi, du même Petrescu, Ultima Noapte de dragoste, întîia noapte de razboi (1930, La Dernière Nuit d’amour , la première nuit de guerre ), roman d’un homme trompé par sa femme et qui passe des tortures de la jalousie aux souffrances de la bataille.

Ce bouillonnement d’activité littéraire, très caractéristique des années d’entre les deux guerres, n’échappe pas au regard lucide ni à la vigilance des critiques roumains. Il importe de mentionner le plus profond d’entre eux, Eugène Lovinescu (1881-1943), dont le maître livre Istoria civiliza face="EU Updot" 亂iei române moderne (1926-1937, Histoire de la civilisation roumaine moderne ) reste la clé indispensable à qui veut connaître la Roumanie d’hier comme aussi celle d’aujourd’hui.

Littérature et révolution

L’installation du régime communiste en Roumanie en 1944-1948 amène les écrivains à adhérer au modèle du réalisme socialiste qui se veut expression de l’épopée du travail transfiguré et sacralisé comme nouvelle valeur libératrice. La technique du roman repose sur un dualisme de confrontation entre le bien socialiste et le mal archaïque ou capitaliste. Ce courant répond au message de Jdanov, à une réalité de la guerre froide sans échappatoire. Quelques écrivains de la génération d’avant guerre prêtent leur plume à la révolution: le romancier Mihail Sadoveanu (1880-1961), qui avait produit une œuvre importante dans les années 1930 avec Hanu Ancutei , Zodia Cancerului , Baltagul ..., réécrit après la guerre la grande œuvre de ses débuts, Soimii . Il sera nommé vice-président de la Grande Assemblée nationale en 1948. Le poète Mihai Beniuc (1907-1988), philosophe de formation et auteur de plusieurs recueils de vers publiés entre 1934 et 1943, siège comme président de l’Union des écrivains de 1949 à 1965. Beniuc s’était mobilisé durant la guerre contre le fascisme. Il se lance dans la production romanesque avec Pe muchie de cutit en 1959, traduit Pouchkine, Essenine et Apollinaire; il poursuit son œuvre poétique (Poezii , 1952) en se défendant de tout lyrisme. Quelques auteurs vont croire à la mission du parti, puis s’en détacher: c’est le cas de Alexandru Jar qui publie en 1945 Sînge si vis dédié aux résistants et otages parisiens. D’autres, comme Lucian Blaga (1895-1961), achèvent dans le semi-silence de fonctions subalternes une existence qui fut marquée par une œuvre majeure. Les grands romans réalistes socialistes sortent au début de la décennie 1950. Leurs auteurs, Zaharia Stancu, Eugen Barbu, Geo Bogza, laissent des œuvres monumentales, prolifiques, à l’héroïsme schématique et conduisent de prestigieuses carrières tout en continuant à publier bien au-delà des années du stalinisme. Cette littérature est celle de l’Institution.

La génération montante des années 1960 entend, elle, retrouver les synchronies des grands courants culturels européens, d’où l’intérêt pour le structuralisme, le nouveau roman, le souci de se préserver du «tout politique» dans une quête esthétique d’avant-garde. Le romancier Dumitru Tsepeneag (né en 1937) lance le groupe oniriste avec quelques amis, poètes talentueux: Dimov est auprès de Tsepeneag, Virgil Mazilescu, Vintila Ivanceanu, Florin Gabrea, Daniel Turcea, Sorin Titel. Le romancier Virgil Tanase (né en 1945) rejoint le groupe. Ces années 1960 sont un temps de grande poésie: les recueils de Dimov, de Mazilescu, de Sorin Titel, ceux de Stefan Augustin Doinas, de Sorin Marculescu, en partie traduits en français, résistent au temps. Le roman se libère: des talents, tel que celui de Marin Preda (1922-1980) découvert avec son roman Morometii (1955), se confirment. Marin Preda se trouve au cœur d’un débat politico-littéraire consacré à l’époque Antonescu avec son roman Delirul . Il est l’auteur de Viata ca o prada (1979). D’autres auteurs se révèlent, tel Nicolae Breban (né en 1934), qui publie en 1966 In absenta stapânîlor et Animale bolnave en 1968. En 1984 paraît Drumul la zid . Nicolae Augustin Buzura publie De ce zboara vulturul en 1966, et un roman à grand succès, Refugii , en 1984.

Cette expérience d’une liberté créatrice est de courte durée: en 1971, le régime rappelle à l’ordre les écrivains. Les auteurs apprennent à ruser avec la censure. Une double réaction se dessine: l’exil et l’autocensure. L’exil est choisi, le plus souvent contraint: le romancier Paul Goma (né en 1935), arrêté pour avoir adhéré à la Charte 77 et tenté d’organiser un mouvement des Droits de l’homme en Roumanie, s’installe à Paris. Dumitru Tsepeneag, déchu de sa nationalité roumaine en 1975, trouve refuge en France. Gelu Ionescu, écrivain et critique, s’installe à Munich. L’écriture est alors une écriture de témoignage. Paul Goma publie successivement Gherla , le grand texte de la dissidence roumaine, puis Le Tremblement des hommes (1979), Les Chiens de mort (1983), qui disent l’univers des camps et des prisons roumaines. Il évoque son enfance bessarabienne dans Le Calidor (1987). Tsepeneag fuit l’histoire dans l’imaginaire, propose Exercices d’attente , Arpièges , Pigeon vole et passe à l’écriture en langue française. Le roman est une manière de jeu dans l’humour pour Virgil Tanase qui publie en 1984 Cette mort qui va, vient et revient et en 1990 La Vie mystérieuse et terrifiante d’un tueur anonyme . Ces écrivains, dans leur exil et dans leur travail sur la mémoire et le rapport à la langue, suivent les traces d’un Emil Cioran, d’un Mircea Eliade qui offrait au public français en 1955 La Forêt interdite . Ils devancent les émigrés des années 1980, le poète Dorin Tudoran aux États-Unis, le romancier Bujor Nedelcovici en France, dont le roman Le Second Messager paraît en 1986. Le débat et la critique littéraire, qui sont une tradition de la culture roumaine quelque peu écrasés par le poids du national-socialisme officiel, gagnent les revues de l’étranger: Agora , la Revue alternative de culture , les Cahiers de l’Est .

Les années soviétiques de la perestroïka sont un temps de reprise de l’écriture contestataire: les poètes sont au premier rang du mouvement de révolte contre le régime de Ceau ずescu: citons notamment Mircea Dinescu et Ana Blandiana. Leur œuvre est médiatisée par les relais des publications étrangères, et leur nom va figurer parmi ceux des acteurs des journées de décembre 1989 à Bucarest. On aurait pu croire, après 1989, à une floraison de parutions d’œuvres dont la publication aurait été différée: en fait, l’écriture se cherche encore. La fonction des intellectuels est à redéfinir: esthètes ou politiques engagés? Certains romanciers des années 1980, tel que Gabriela Adamesteanu, auteur de Vara-primavara , sont gagnés par le journalisme politique. Le critique littéraire Manolescu se porte candidat à la présidence de la République en 1992. Quant au travail éditorial, il porte essentiellement, dans le domaine littéraire, sur la publication de mémoires des temps du stalinisme, sur la traduction de littérature étrangère et la traduction ou l’édition des œuvres de l’exil jusque-là interdites. Eugène Ionesco est redécouvert par ses anciens compatriotes: son humour noir colle à un état d’esprit marqué par la dérision des époques de transition.

6. Arts de la Roumanie

Antécédents et expériences (IVe-XIIIe s.)

L’«abandon» de la Dacie par l’empereur Aurélien (274) et les conditions nouvelles d’existence de cette province ont amené la disparition graduelle des formes de vie urbaine et la prédominance, pour de longs siècles, d’une civilisation rurale. C’est dans ces cadres ruraux, dominés du point de vue de l’organisation sociale par les communautés de village, que se forma – en relation avec la romanité sud-danubienne et avec l’assimilation, de nombreux éléments migrateurs, surtout slaves – le peuple roumain. Mais une partie du moins de l’ethnogenèse roumaine achevée aux IXe-Xe siècles, se fit au contact des autorités roumaines puis des autorités byzantines de la Dobrogea, qui ne fut complètement perdue par l’Empire que dans la seconde moitié du VIIe siècle. Des têtes de pont de dimensions parfois assez étendues, sur la rive nord du Danube, se sont même ajoutées à la Dobrogea, à certaines périodes. Les fouilles archéologiques effectuées en Dobrogea ont mis au jour les vestiges de vingt-sept basiliques des Ve et VIe siècles, des chapiteaux sculptés, des objets de parure, de la céramique. Cette vie artistique assez intense des régions byzantines voisines ne manqua pas d’exercer une certaine influence, surtout par les objets d’art somptuaire et les céramiques, à l’intérieur même du territoire nord-danubien.

Il y a eu ainsi, dans l’aire où se formait le peuple roumain, une circulation d’éléments d’art byzantin, que l’effondrement de la frontière du Danube ne fit pas cesser et qui offrait aux artisans locaux des modèles ou des sujets d’inspiration. À côté des impulsions venues de Byzance, il faut noter l’apport, d’origine souvent très variée, des peuples migrateurs qui traversèrent le territoire roumain ou y séjournèrent. Enfin – fait fondamental pour l’art populaire roumain et qui marquera aussi l’art mis au service des classes cultivées –, on trouve, attestée par les fouilles, une transmission de formes, de techniques, de principes décoratifs qui proviennent du fonds ethnique primitif des Géto-Daces, et aussi de l’époque de la domination romaine. Cette influence a dû être beaucoup plus étendue que ne permettent de le constater les objets découverts jusqu’à présent – surtout de la poterie – car elle est encore décelable dans les productions de l’art populaire d’une époque plus récente. Ainsi, Nicolae Iorga a souvent insisté sur l’origine thrace de la vision géométrisante si caractéristique de l’art paysan roumain.

Vers le VIIIe siècle, se constitue une culture matérielle locale, possédant de modestes aspects artistiques, et qui, en s’enrichissant d’éléments nouveaux, persiste jusqu’au XIIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’époque de genèse de ce que l’on peut appeler l’«art médiéval roumain». S’étendant sur presque tout le territoire de la Roumanie actuelle, mais encore, dans des formes très proches, au sud du Danube, elle a été nommée soit «civilisation de Dridu», du nom d’une station archéologique roumaine, soit «civilisation balkano-danubienne», et peut-être plus proprement, «civilisation balkano-carpatique». Ses éléments prépondérants sont de tradition locale, romaine provinciale ou d’origine plus lointaine encore.

Le retour de Byzance sur le Danube, au Xe siècle, créa des conditions nouvelles à la pénétration de la civilisation byzantine. De la période qui s’étend du Xe au XIIe siècle, époque de transformation structurelle de la société du bas Danube, marquée par la constitution d’une classe de maîtres de la terre et par l’organisation des premières formations politiques dans les milieux roumains et slavo-roumains, il reste d’assez nombreux témoignages d’ordre artistique, mais qui sont loin de constituer des séries cohérentes. Les chapelles rupestres de Basarabi Xe s., Dobrogea), au tracé mal assuré et qui présentent des fragments de décor peint ou incisé aussi naïfs qu’hétéroclites, intéressent pourtant par le mélange de traits archaïques et de souvenirs de régions éloignées (Grèce, Cappadoce). À Pacuiul lui Soare, sur le Danube, on élevait (fin Xe s.-début XIe s.), une puissante forteresse d’après les meilleurs principes de l’art de la construction des Byzantins. Les petites églises, dont les vestiges ont été découverts à Dinogetia-Garvan (XIe-XIIe s.) et à Niculi face="EU Updot" 亂el (XIIe s.), dans la zone du Danube, retiennent l’attention. Le parement en couches alternées de pierre brute et de brique apparente de la première et le plan trilobé de la seconde sont devenus caractéristiques de l’époque ultérieure, sans que l’on puisse toutefois établir des relations entre ces derniers et ces premiers exemplaires. Des objets de parure, des fragments de tissus précieux indiquent un certain raffinement du goût. La céramique émaillée connut une importante diffusion; ses procédés furent empruntés par les potiers roumains et eurent une longue et brillante transmission.

L’évolution artistique de la Transylvanie fut marquée par son entrée, à la suite d’une lente progression achevée au début du XIIIe siècle, au nombre des possessions de la couronne de saint Étienne. Les formations politiques indépendantes des Roumains – illustrées par quelques forteresses en terre et en bois (More ずti, Dabîca, etc.) – disparurent, tandis que les nouvelles conditions faites à la religion orthodoxe et, en général, à la population autochtone empêchèrent l’art roumain de connaître un développement semblable à celui des autres provinces et le contraignirent à se manifester surtout – mais cette fois-ci de manière remarquable – au niveau des arts populaires. La domination magyare hâta le développement des structures féodales, en voie de formation, au moment de la conquête, sur tout le territoire roumain, et favorisa les relations artistiques avec l’Europe centrale et occidentale. Les grands courants de l’art européen trouvèrent un milieu accueillant dans la société magyare de Transylvanie et dans celle des Saxons installés dans certaines de ses régions, et influencèrent aussi l’art des Roumains; la Transylvanie constitua une voie importante de pénétration des influences occidentales au-delà des Carpates, où elles participèrent d’une manière notable, surtout en Moldavie, à l’élaboration des synthèses régionales.

Si les plus anciennes traces du roman transylvain datent du début du XIIe siècle (première basilique d’Alba Iúlia), c’est surtout dans la seconde moitié du XIIIe siècle, après la grande invasion mongole, qui fut extrêment destructrice, que sont élevées de nombreuses constructions en pierre et en brique, qu’il s’agisse de l’architecture militaire (forteresses de Feldioara, Codlea, Hunedoara; donjons nobiliaires de Cheresig, Cîlnic) ou de l’architecture religieuse. S’inscrivant dans l’évolution du style roman en Europe centrale, les églises sont principalement des basiliques à trois nefs, couvertes, dans une première phase, de charpentes en bois (Cisnadioara, Herina) et ensuite, pour les collatéraux, de voûtes en croix (Cisnadie). Un autre type plus simple, à nef unique, se répand dans la seconde moitié du XIIIe siècle, mais il est probablement d’origine plus ancienne. On l’a mis en relation, surtout dans une de ses variantes où la nef rectangulaire est accompagnée d’un sanctuaire carré, avec l’architecture en bois de la population autochtone (V. Vatasianu). Des constructions de même type se rencontrent à cette époque aussi dans les villages roumains (Sînta Marie-Orlea, Strei, toutes les deux avec une tour sur la façade ouest); elles y voisinent avec de curieux monuments qui reflètent des traditions dérivées de l’architecture byzantine (Densu ず, Gurasada).

Le principal monument de l’architecture romane en Transylvanie est l’église épiscopale d’Alba Iúlia (basilique à triple nef, transept, chœur et deux tours sur la façade ouest; 1246-1291), dans laquelle apparaissent pourtant des éléments gothiques (voûtes sur croisées d’ogives). Dans le passage vers le gothique, l’église du monastère cistercien de Cîr face="EU Updot" 亂a, construction achevée au plus tard au début du XIVe siècle, a eu un rôle déterminant.

La sculpture romane de Transylvanie manifeste aussi ses relations avec l’art de l’Europe centrale. Les œuvres les plus importantes décorent la cathédrale d’Alba Iúlia, mais on y perçoit déjà une certaine influence du gothique.

Le plus ancien ensemble de peinture orthodoxe conservé en Roumanie date du début du XIVe siècle (1311). Il orne la nef de l’église de Sinta Marie-Orlea et démontre l’existence de relations iconographiques et stylistiques avec l’art byzantino-serbe, ainsi qu’une certaine influence italienne.

En Valachie, c’est au XIIIe siècle et au début du XIVe qu’appartiennent les premiers monuments religieux en pierre et en brique. Ils ont, pour la plupart, leurs correspondants en Bulgarie. Le plus ancien (deuxième quart du XIIIe s.) semble être celui dont on a découvert les vestiges sous l’église Saint-Nicolas de Curtea-de-Arge ず; il aurait servi de chapelle au voévode Seneslau, mentionné dans un acte de 1247. Les ruines d’un second édifice se trouvent dans la même ville, future capitale de la Valachie, tandis que les vestiges de deux autres ont été découverts à Turnu-Severin, sur le Danube. À Cîmpulung, qui a abrité une importante colonie saxonne, on a retrouvé, sous une église actuelle, les fondations d’un édifice roman adapté plus tard au culte orthodoxe. Une église de Turnu-Severin (début du XIVe s.) se rattachait aussi au courant occidental.

Développement des arts au XIVe siècle et dans la première moitié du XVe

L’unification territoriale, qui aboutit dans les premières décennies du XIVe siècle à la constitution de la principauté de Valachie (face="EU Acute" ぉara Româneasca) et quelques dizaines d’années plus tard à celle de la principauté moldave, ouvrit dans un climat d’affirmation politique et de progrès économique et culturel, des perspectives nouvelles au développement des arts. L’érection, dans les deux principautés, de sièges métropolitains sous la dépendance du patriarcat de Constantinople renforça les liens de celles-ci avec le monde orthodoxe byzantino-balkanique. Au moment de l’avance ottomane, les principautés roumaines prirent une part active à l’œuvre de défense commune et furent une terre de refuge où se poursuivit le développement de nouvelles formes de la culture byzantino-slave.

D’importants monuments marquèrent dès ses débuts l’existence des nouveaux États. En Valachie, l’architecture religieuse est représentée principalement par l’église princière Saint-Nicolas de Curtea-de-Arge ず et par l’église du monastère de Cozia, sur l’Olt. La première (env. 1352-env. 1377) est un édifice dont le plan est en croix grecque inscrite, avec des façades en couches alternées de pierres et de briques. Avec ses formes très pures et l’équilibre remarquable de ses volumes, ce monument byzantin à caractère «métropolitain» n’est évidemment pas dû à une longue évolution antérieure en territoire roumain, mais il exprime une volonté d’affirmation de la part du nouveau pouvoir princier et montre que le développement matériel et spirituel de cette société était très avancé. Cela vaut aussi pour sa décoration peinte, qui, contrairement à ce que l’on affirme souvent, est conservée dans son état originaire, ou très légèrement retouchée, pour plus de la moitié. Le style et l’iconographie intègrent cette peinture dans l’art de l’époque des Paléologues à l’âge de sa maturité, des correspondances ayant pu être établies aussi bien avec la peinture serbe qu’avec l’ensemble de la Chora de Constantinople et, plus récemment, avec certaines peintures murales de Thessalonique et de Verria.

Par son architecture – nef en triconque couronnée d’une coupole sur haut tambour et narthex carré, voûté en berceau – et par la décoration sculptée en méplat de son extérieur, la belle église de Cozia (env. 1387-1391) s’apparente étroitement aux églises serbes de la Morava. Sa décoration peinte, d’un graphisme assez sec, conservée dans le narthex, témoigne d’une spiritualité de nature ascétique.

Des deux monuments, le premier – dont le type de plan a été rarement repris – a conservé une valeur de référence à cause de sa peinture, tandis que le second marqua de son influence l’évolution ultérieure de l’architecture valaque.

À la fin du XIVe siècle et au début du siècle suivant, l’activité architecturale a été très intense, mais si l’on excepte quelques monuments relativement bien conservés, il s’agit d’édifices disparus, profondément transformés ou qui ont survécu sous forme de ruines.

La situation est sensiblement la même dans le domaine de l’architecture civile et militaire, aussi bien en Valachie qu’en Moldavie. Les deux pays ont été dotés d’un système de défense constitué par une série de forteresses dans la région des frontières. Le noyau primitif, intégrant des méthodes occidentales venues par la Transylvanie ou par la Pologne, est plus aisément reconnaissable dans les constructions moldaves. Quelques résidences princières de l’époque, parfois fortifiées, ont été aussi mises au jour (Curtea-de-Arge ず, Tîgovi ずte, Suceava).

L’architecture urbaine, comme l’architecture rurale, restera encore pour longtemps une architecture principalement en bois.

Comme en Valachie, deux monuments ont une place spéciale aux origines de l’architecture religieuse moldave. L’église Saint-Nicolas de Radau face="EU Updot" 亂i, attribuée au fondateur de l’État, Bogdan Ier (1359-1365), est une basilique romane à trois nefs adaptée au culte orthodoxe; son plan a été repris dans des monuments ultérieurs avec des transformations substantielles, jusqu’au début du XVIe siècle. Avec la petite église de la Trinité à Siret (dernier quart du XIVe s.), le triconque, inspiré de Serbie, est introduit en Moldavie, mais avec des modifications importantes dans la structure des voûtes. La décoration extérieure en céramique émaillée est un autre élément caractéristique, qui se transmit largement. Des nombreuses fondations monastiques des premiers princes ne subsistent que quelques ruines (premières églises de Moldovi face="EU Updot" 亂a, Humor, Pobrata).

Du premier siècle d’existence de l’État moldave, aucun ensemble de peinture murale ne s’est conservé. Attestée par des fragments trouvés dans les ruines ou par des sources documentaires, sa valeur ne peut qu’être suggérée par les miniatures dues au moine Gavril du monastère de Neam face="EU Updot" 亂u, qui enluminent l’Evangéliaire d’Oxford (1429). C’est au même artiste que l’on doit une série de manuscrits à décoration ornementale, d’inspiration byzantine mais de réalisation originale. Outre la beauté des caractères, les motifs géométriques, développés de la manière la plus variée, ont donné leurs caractères spécifiques à l’art moldave du manuscrit. Le type d’ornement moldave fut repris dans les autres provinces roumaines et adopté au XVIe siècle par l’imprimerie.

La broderie religieuse, dont les pièces les plus expressives sont deux épitaphioi , l’un de Valachie (Cozia, 1394, apporté peut-être de Serbie), l’autre de Moldavie (Neam face="EU Updot" 亂u, 1437), relève de la tradition byzantine.

La Transylvanie conserve au XIVe siècle et pendant la première moitié du XVe des relations étroites avec l’art occidental; les diverses phases du gothique y sont représentées. Le remarquable développement des villes donne une place prépondérante aux chantiers urbains. On utilise encore le plan basilical à transept (Sainte-Marie de Sibiu), mais on construit de grands édifices du type «Hallenkirche » (Cluj, Sighi ずoara, Bra ずov), parfois des églises à deux nefs (Baia-Mare, détruite). Au XVe siècle s’affirme un intérêt très vif pour l’église à nef unique (Turda-Veche, Tîrgu-Mure ず). La plus belle manifestation du gothique transylvain est le chœur de l’église de Sebe ず, qui possède en outre, avec Saint-Michel de Cluj et l’Église-Noire de Bra ずov, la plus riche décoration sculptée. Des frères Martin et Georges, fils du peintre Nicolas de Cluj, il ne reste plus que la statue équestre en bronze de saint Georges, à Prague, œuvre dont l’importance dépasse la plan local. De même que l’architecture et la sculpture, la peinture dénote les mêmes contacts avec divers centres de l’Europe centrale (ceux d’Autriche et de Bohême surtout), et on y trouve aussi des échos venant de l’Italie. Les premières influences de la Renaissance commencent à pénétrer au XVe siècle.

Dans les villages orthodoxes des Roumains, caractérisés surtout par l’architecture en bois, on élève encore, du moins dans certaines régions privilégiées, des monuments en pierre. On reprend l’ancien type avec tour-clocher à l’ouest, mais on assiste au double phénomène d’intégration d’éléments gothiques et de pénétration d’influences venues de la Valachie voisine. Pleine d’intérêt est la peinture murale qui s’est conservée, du moins fragmentairement, dans un certain nombre de ces églises, ou bien qu’on a appliquée à des édifices construits à l’époque antérieure (Ostrovul-Mare, Strei, Lesnic, Criscior, Strei Sîngeorgiu, Ribi face="EU Updot" 亂a, Densu ず). Liée aux peintures valaque et balkanique, elle présente aussi des traits stylistiques empruntés à l’art romano-gothique. L’originalité de cette peinture est due à la présence des portraits de fondateurs et à la représentation d’éléments de la vie locale.

Les témoignages de l’activité constructive dans l’architecture civile et militaire sont nombreux, bien qu’ils aient été souvent remaniés, ou intégrés dans des constructions ultérieures. Le château fort de Bran date de la fin du XIVe siècle; la partie du château de Hunedoara édifiée au temps de Jean Hunyadi est la plus remarquable. Les populations paysannes se construisent à leur tour des lieux de refuge contre les invasions ottomanes (Rî ずnov, Saschid), ou commencent à transformer en forteresses les enceintes des églises (Sîmpetru, Codlea), phénomène caractéristique pour une zone importante à l’époque ultérieure. On fortifie aussi les villes, ou bien l’on construit de nouvelles enceintes (Cluj, Sighi ずoara, Sibiu). Dans l’architecture des villes, généralement en bois, commence à se répandre l’usage de la pierre et de la brique, dans les maisons communales et dans quelques rares habitations privées.

Les synthèses (seconde moitié du XVe s.-XVIe s.)

La création la plus originale de l’art roumain du Moyen Âge est, sans conteste, la synthèse moldave de la fin du XVe siècle dont les éléments continuent à se développer au XVIe siècle. Un ensemble de circonstances favorables, qui ne se retrouve que beaucoup plus tard dans l’histoire agitée des Roumains, a permis ce succès: État puissant et disposant d’une production matérielle en pleine ascension; indépendance politique, fortement menacée mais défendue avec d’autant plus de vigueur; longs règnes (Étienne le Grand, 1457-1504) qui intègrent les activités artistiques et culturelles à une pensée unitaire de l’État et de la société; classe seigneuriale riche et active et paysannerie libre encore nombreuse; milieux urbains en plein essor, qui permettent le développement des métiers et des techniques. C’est dans cette atmosphère de vie intense que se réalise, sous le patronage du prince qui est le plus grand bâtisseur, la synthèse moldave. Cette synthèse est l’aboutissement, en un certain sens, d’une évolution qui s’est poursuivie durant un siècle (nous connaissons mal à cause de la perte des monuments le rôle important d’Alexandre le Bon, 1400-1432); elle présente, dans une forte et harmonieuse unité, un fonds de tradition byzantino-balkanique, auquel sont organiquement intégrés de nombreux éléments occidentaux, provenant du gothique transylvain et polonais, probablement par l’intermédiaire des monuments catholiques élevés dans les villes de la Moldavie. L’ensemble a été repensé dans une vision artistique originale, qui porte souvent l’empreinte, dans l’équilibre des formes ou dans la vivacité chaude du coloris, de l’esthétique du paysan roumain. Au-delà des expressions propres à chaque domaine de l’art, une unité de style anime l’ensemble de la création artistique, retrouvée, dans chaque monument, en parfait accord avec l’environnement: unité entre l’architecture d’un édifice, sa décoration murale et sa parure d’objet d’art.

L’architecture religieuse se développe à partir des deux types de plans fondamentaux, le triconque, qui jouit de la plus grande faveur, et le rectangulaire (avec des emprunts de l’un à l’autre). Si ce dernier permet des solutions variées, dans la construction des voûtes en particulier, c’est le premier qui permet les innovations les plus caractéristiques. Il s’agit tout d’abord de la tour élancée élevée sur la nef, à l’aide de deux groupes superposés de pendentifs – les «voûtes moldaves» - et qui à l’extérieur, repose sur une double base étoilée (premiers exemplaires à Patrau face="EU Updot" 亂i et Mili ずau face="EU Updot" 亂i, 1487). La coiffe pointue de la tour et les toits hauts qui couvrent séparément chaque partie de l’église accentuent encore la tendance à la verticalité de l’édifice. La distribution intérieure comporte parfois l’adjonction en enfilade de nouvelles pièces: l’exonarthex et une chambre réservée aux tombeaux (Neam face="EU Updot" 亂u, 1498). La plastique décorative des façades est obtenue par un double jeu de plans et de couleurs: longues niches à arceaux sur les absides et rangées superposées de petites niches à la partie supérieure: parement de pierre et de brique émaillée et frise de disques en céramique sous la corniche. Des encadrements de portes et de fenêtres en pierre, de facture gothique, complètent la décoration.

Sur les mêmes plans et avec les mêmes principes décoratifs, le XVIe siècle réalise une riche série d’œuvres architectoniques qui ont chacune leur physionomie propre. L’architecture militaire, qui enregistre de remarquables progrès, est mieux connue que l’architecture civile et monastique.

Le répertoire iconographique de la peinture murale, d’origine byzantino-balkanique, est constitué pour l’essentiel dès la fin du XVe siècle. Au-delà de la variété de tempérament et de capacité des artistes, cette peinture se distingue par sa parfaite adaptation à l’architecture. La distribution sobre des personnages, la noblesse des attitudes, la fermeté du dessin et la qualité de la couleur confèrent à cette peinture une certaine monumentalité. Les ensembles de Vorone face="EU Updot" 亂 et de Saint-Ilie (tous deux de 1488) et surtout celui de Baline ずti (1493) constituent ses meilleures réussites. Au XVIe siècle, un goût du pittoresque, du brillant, du gracieux se fait jour, puis, vers la fin du même siècle se développe une tendance vers le narratif, stimulée par la diffusion de l’iconographie du Ménologe.

La grande originalité de l’art moldave du XVIe siècle consiste en l’extension de la peinture aux façades qu’elle recouvre – fait sans précédent – sur toute leur surface. L’iconographie de ces ensembles de peinture extérieure (Humor, 1535; Moldovi face="EU Updot" 亂a, 1537; Arbore, 1541, etc.) où se détachent les grandes scènes illustrant l’hymne acathiste avec le siège de Constantinople, l’arbre de Jessé, le Jugement dernier, tandis que sur les absides se déploie une immense Déisis, a été interprétée (P. Henry et S. Ulea) comme une vaste prière pour la défense de la Moldavie contre l’expansion ottamane. Plus que les qualités de composition ou d’expression de chaque scène de cette peinture si animée, l’agencement de l’ensemble, le sens décoratif qui met en mouvement tout ce monde, les tons francs, joyeux ou suaves de la couleur qui l’éclaire et l’apparente au paysage, sont remarquables. C’est pour la dernière fois que cette féerie est mise en scène, avec beaucoup d’éclat, mais déjà un esprit quelque peu différent, à Sucevi face="EU Updot" 亂a (1601?), «testament de l’art moldave du XVIe siècle» (P. Henry).

La synthèse valaque se réalise avec plus de difficulté et n’arrive pas à une cohérence aussi forte qu’en Moldavie, car les circonstances ne sont pas favorables. La Valachie tombe sous l’emprise ottomane plus tôt que la Moldavie et sa situation intérieure, toujours troublée, ne connaît pas le long répit d’un règne autoritaire et constructeur comme celui d’Étienne le Grand. Plus profondément liée à la tradition byzantino-balkanique, elle prend difficilement ses distances, pour exprimer librement sa propre réalité spirituelle. L’art valaque esquisse une série de synthèses successives, non sans liaison entre elles, et réussit à créer des expressions nouvelles alors qu’en Moldavie les sources de l’art médiéval étaient déjà taries.

En architecture, si la seconde moitié du XVe siècle est très mal connue, le XVIe siècle s’avère riche en expériences variées. Elles se font à partir des plans devenus traditionnels, le rectangulaire et surtout le triconque; le plan en croix grecque, qui produit un bel édifice à Tîgovis face="EU Updot" 亂e (1583), reparaît parfois. Ces plans jouent sur la forme des narthex, sur le nombre des tours secondaires, sur le système de voûtes et sur la plastique des façades. La série est ouverte par deux monuments, dont le type fut longuement repris, sans jamais arriver à la somptuosité des modèles: les églises des monastères de Dealu (1500) et de Curtea-de-Arge ず, (1517), édifices d’amples proportions, richement décorés de sculptures ornementales sur pierre, qui, à Arge ず, tendent à enserrer le monument dans leur réseau et lui donnent, avec les rangées de stalactites formant corniche et les petites tours torses, un certain air d’Orient fabuleux. À côté des grandes constructions qu’on élève encore pendant un certain temps, les fondations plus modestes, équilibrées et pittoresques, se multiplient (Caluiu, église de l’hospice de Cozia, Cobia, Mihai-Voda de Bucarest). Ces édifices transposent dans la brique, avec un remarquable succès, la plastique des façades en pierre, avec les deux registres d’arcatures formées de boudins et la ceinture qui les sépare. Même le souvenir de l’alternance byzantine de la brique et de la pierre se conserve, rendue ici par des rangées de briques apparentes et des surfaces enduites de mortier. L’effet décoratif en est parfois surprenant.

La peinture murale évolue en liaison avec l’art balkanique. Son iconographie se retrouve presque au complet dans l’ensemble de la petite église de Cozia (1542-1543), qui est le mieux conservé, et elle se transmet jusqu’au début du XVIIIe siècle. Possédant parfois un sens réel du solennel et du décoratif (fragments d’Arge ず), ascétique ailleurs (église de l’hospice de Bristri face="EU Updot" 亂a, 1523-1529), ou, au contraire, d’un charme pénétrant et d’un chaud coloris (Tismana, 1563), cette peinture développe, au cours du siècle, des tendances vers le graphisme et vers le narratif. Elle s’imprègne aussi de réalité vivante, surtout dans les portraits de fondateurs, qu’on retrouve d’ailleurs, comme un élément caractéristique, dans des icônes et dans des pièces de broderie.

En Transylvanie, le gothique se survit assez tard. Le groupe le plus intéressant est celui des nombreuses forteresses paysannes, élevées généralement pour assurer la défense des villages saxons (Prejmer, Apold, Cisnadie). Construites autour de l’église, elles transformèrent souvent cette dernière en réduit.

Parallèlement aux dernières phases du gothique apparaissent les formes de la Renaissance, apportées souvent par des constructeurs italiens, mais venues aussi de Hongrie, de Slovaquie et de Pologne. Le premier monument conservé est la chapelle Lazö d’Alba Iulia (1512). La Réforme, qui se répandit en Transylvanie tant sous son interprétation luthérienne (chez les Saxons) que calviniste (dans les milieux magyars) interrompit la construction de grands édifices de culte.

Par contre, l’architecture urbaine et seigneuriale connut un nouvel essor. Les plus importants châteaux de la Renaissance transylvaine au XVIe siècle sont ceux de Vin face="EU Updot" 亂ul de Jos, de Cri ず et de Manastirea.

Les conditions de vie de la population roumaine comme celles de la paysannerie magyare ne firent que s’aggraver au cours du XVIe siècle. C’est ce qui explique le peu d’envergure de ses manifestations artistiques – sauf dans le domaine traditionnel des arts populaires –, qui, toujours plus rares, sont loin de s’intégrer dans une synthèse originale.

Les dernières étapes (XVIIe-XVIIIe s.)

C’est en Valachie que l’art roumain du long Moyen Âge oriental présente le plus de vitalité et réussit même à s’assimiler organiquement des formes venues d’un autre horizon artistique.

Deux périodes sont remarquables par la richesse de leurs manifestations. La première correspond d’une manière générale au long règne de prestige, favorable au développement culturel, de Matei Basarab (1632-1654). Les constructions sont nombreuses; elles reprennent, enrichissent et diffusent des types arrêtés au XVIe siècle et créent une image d’ensemble unitaire et harmonieuse, dont l’élément primordial est l’exonarthex ouvert, sur piliers, si caractéristique de l’architecture valaque, mais d’origine plus ancienne. Parfois des formes de la Renaissance apparaissent aussi dans l’architecture civile (résidence seigneuriale de Hera ずti), qui commence à être mieux connue. Dans la peinture murale, où les relations avec le mont Athos sont sensibles, les éléments d’une vision originale ne manquent pas.

La seconde période, plus importante, se situe dans les dernières décennies du XVIIe siècle et dans les premières du siècle suivant, lorsque s’épanouit ce qu’on appelle communément le style «Brâncoveanu» (du nom du prince qui a largement accordé son patronage à la culture). L’art valaque exerce alors son influence dans les autres provinces roumaines, surtout en Transylvanie.

L’architecture religieuse se renouvelle, en particulier par l’emploi de la pierre sculptée, dans des formes empruntées au baroque (notamment églises de Col face="EU Updot" 亂ea, de Vacare ずti, de Stavropoleos de Bucarest). Avec plus de richesse encore, cette sculpture nouvelle orne les palais, qui introduisent avec succès des éléments occidentaux (loggia, par exemple) et même orientaux dans leurs plans dérivés du développement de données traditionnelles. Deux palais de Brâncoveanu, à Potlogi et à Mogo ずoaía, sont tout à fait représentatifs de cette période.

La peinture, qui est parvenue elle aussi à une très grande unité et dont l’ensemble le plus important couvre les murs de la grande fondation de Hurezu (1694-1704), se distingue moins par la qualité de la couleur ou du dessin, que par le plaisir de raconter et surtout par le désir de surprendre la réalité environnante. Les ensembles de portraits de la famille du fondateur, les portraits des chefs de travaux ou les autoportraits des peintres – outre les éléments de vie locale introduits dans la peinture religieuse – marquent cette attitude d’ouverture vers la vie contemporaine. L’ornement, surtout floral, traité dans une vision plus réaliste, est très répandu dans le décor architectural: il envahit la peinture, ainsi que la broderie et la sculpture sur bois, contribuant à l’unité des manifestations artistiques. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’art de tradition médiévale se rajeunit dans les nombreuses fondations paysannes ou celles de la petite bourgeoisie des villes, mais cet art est dépouillé de toute gravité métaphysique et empreint de folklore.

La Moldavie voit s’ériger encore au XVIIe siècle quelques monuments prestigieux, sans que ceux-ci aient l’originalité des constructions des siècles précédents. Des éléments de l’architecture valaque y pénètrent dès la fin du XVIe siècle – seconde tour sur le narthex et principes de décoration des façades –, et d’autres influences apparaissent ensuite, comme par exemple une influence orientale dans les encadrements de portes et de fenêtres. La décoration en pierre sculptée, déjà présente à Dragomirna (1609), et qui recouvre les façades d’un édifice remarquable par ses proportions, l’église des Trois-Hiérarques de Ia ずi (1639), est en partie orientale. Peut-être faut-il y voir aussi, avec André Grabar, «un transfert de la facture du bois ciselé» et des motifs apparentés, ou identiques à ceux de la décoration des manuscrits. Postérieures d’une décennie, les façades de l’église monumentale du monastère de Golia offrent une ordonnance de pilastres à chapiteaux néo-corinthiens, et d’autres détails qui rappellent l’Italie au moment du passage vers le baroque. Des éléments d’origine baroque sont présents dans l’architecture moldave du XVIIIe siècle. La broderie, qui donne encore dans la première moitié du XVIIe siècle quelques pièces remarquables, perd son harmonie sous la poussée d’un style décoratif, où prédomine l’élément végétal naturel; de même que dans la sculpture sur bois, le souffle du baroque se fait toujours davantage sentir. Mais, après une longue période de déclin au cours de laquelle l’architecture civile, seule, offre quelque intérêt, l’horizon artistique de la Moldavie est complètement bouleversé, vers la fin du XVIIIe siècle, par son option pour le néo-classicisme.

En Transylvanie l’art demeure, au XVIIe siècle, sous le signe de la Renaissance. Les constructions les plus importantes sont les châteaux dont les types varient (Fagara ず, Medie ずul Aurit, Iernu face="EU Updot" 亂), mais qui conservent des aspects de citadelle.

L’entrée de la principauté sous la dépendance de la maison de Habsbourg à la fin du XVIIe siècle est marquée par le retour du catholicisme. Les constructions militaires du nouveau régime autrichien et les constructions religieuses des Jésuites ouvrirent la voie, au début du XVIIIe siècle, à la pénétration du baroque. Marquant d’abord des châteaux, nouvellement construits ou réaménagés (Bon face="EU Updot" 亂ida), le baroque exerça ensuite son action sur l’architecture urbaine des palais (palais épiscopal d’Oradea, palais Brukenthal de Sibiu, palais Bánffy de Cluj).

Dans les milieux orthodoxes, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le nombre des églises en maçonnerie augmente. Elles sont édifiées selon des modèles traditionnels ou portent des reflets de la Renaissance puis du baroque. Les influences les plus importantes viennent de la Valachie.

Pour l’histoire de l’art roumain de Transylvanie, l’importance de cette période réside dans le fait qu’elle permet l’étude, sur des monuments datables, de l’art populaire, de l’art paysan en particulier. Cela vaut, d’ailleurs, pour toutes les provinces roumaines, dont l’art populaire est très unifié, malgré la diversité des aspects régionaux, et parfaitement original, malgré ses rapports souvent étroits avec l’art des peuples voisins. La documentation est beaucoup plus riche pour le XIXe siècle mais déjà ce que l’on connaît de l’époque précédente – directement ou par l’intermédiaire des estampes et des aquarelles – permet de définir un large éventail de préoccupations artistiques (architecture, décoration en bois d’éléments architecturaux, ou ustensiles, tissus et broderies, céramique); la richesse et la finesse des productions sont remarquables et on y distingue la présence d’une vision artistique dont les origines sont fort lointaines. L’art du paysan roumain a toujours été ouvert aux échanges. Les magnifiques églises en bois du Maramure ず, avec leurs hauts clochers surmontés de flèches qui se dressent dans le ciel, ne sont certainement pas étrangères à l’art gothique. Dans le costume traditionnel d’Arge ず et de Muscel, on a pu voir, à juste titre, des survivances du costume des cours voévodales. Mais, dans les formes empruntées, adaptées ou élaborées par les artistes, on discerne toujours la marque, durant le voyage au long de l’art roumain du Moyen Âge, de ce compagnon qui se tait: l’art paysan.

Roumanie
(république de) état du S.-E. de l'Europe. V. carte et dossier, p. 1486.

Encyclopédie Universelle. 2012.