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VIOLENCE
VIOLENCE

Comme agressivité et combativité, la violence est au principe des actions humaines individuelles ou collectives. Comme destructivité, elle menace continuellement la stabilité des relations des hommes entre eux, que ce soit en politique intérieure ou en politique extérieure. En tous ces sens, elle est, avec des modulations différentes, une caractéristique constante du développement humain.

À l’époque contemporaine, elle semble poser des problèmes nouveaux, tant par son augmentation et l’importance des moyens qui lui sont consacrés que par la conscience nouvelle que les sociétés en prennent. Ce qui avait toujours été une fatalité de la vie et de l’histoire semble devenir un défi. Il s’agit d’évaluer ce défi, sous tous ses aspects, en un domaine où les craintes ou les espoirs faussent le jugement. Il s’agit aussi de voir si, à une violence d’une importance inégalée, ne correspondent pas, en même temps, des aptitudes nouvelles à aborder les problèmes qu’elle suscite et à les traiter.

1. Définition et appréhension du phénomène

La violence est aussi difficile à définir qu’elle est aisée à identifier. Les dictionnaires la définissent comme force brutale, abus ou déchaînement de la force, mais les médias, les statistiques de la justice, les spécialistes de politique nationale ou internationale parlent d’agression et de criminalité, de guerre, de terrorisme, de torture ou de formes d’oppression plus discrètes mais tout aussi – sinon plus – dommageables comme l’exploitation économique. Cette situation à deux faces n’est pas surprenante.

Du point de vue conceptuel, la violence est, en effet, presque indéfinissable. Au même titre que des notions comme celles de chaos, de désordre, de transgression, elle implique l’idée d’un écart ou d’une infraction par rapport aux normes ou aux règles qui définissent les situations considérées comme naturelles, normales ou légales. Il y a, dans l’idée de violence, celle d’une perturbation ou d’un dérèglement plus ou moins momentané ou durable de l’ordre des choses. Il est évidemment difficile de définir ce qui échappe ainsi aux règles et à toute régularité. C’est pourquoi aussi l’idée de violence est chargée des valeurs positives ou négatives qu’on attache à la rupture, à la transgression, à la violation ou à la destruction de l’ordre. Elle constitue à cet égard une notion fortement performative : son apparition dans les discours politiques ou les préoccupations d’une opinion publique n’est jamais neutre (on pourrait, après tout, parler directement des guerres ou des homicides, comme on le fait d’ailleurs souvent): elle exprime des évaluations favorables ou défavorables qui, en retour, pèsent sur les situations ainsi appréhendées et les actions menées. La montée de la criminalité pose des problèmes juridiques, policiers, administratifs déterminés. En parler en termes de montée de la violence soulève les mêmes questions, auxquelles s’ajoute, comme on dit, un problème de société.

On aura compris que l’appréhension de la violence dépend largement des critères qui sont en vigueur d’un groupe à un autre pour caractériser ce qui est normal ou anormal, et donc que la relative «indéfinissabilité» du terme a partie liée avec la relativité et les grandes marges de variation de ces divers critères. Ces remarques conduisent, dans un premier temps, à se défier de toutes les définitions: trop générales et trop immédiates (la violence, c’est l’atteinte à l’ordre des choses; la violence, c’est l’oppression), elles restent aveugles aux critères qu’elles font intervenir, trop objectives et positives («La violence est une action directe ou indirecte, massée ou distribuée, destinée à porter atteinte à une personne ou à la détruire, soit dans son intégrité physique ou psychique, soit dans ses possessions, soit dans ses participations symboliques, Y. Michaud, 1973), elles ne tiennent pas compte de l’importance des évaluations et manquent donc l’aspect performatif – tout en restant les moins défectueuses et les plus utilisables.

On ne peut pour autant en rester au scepticisme: c’est un fait que depuis le début des années soixante, en particulier dans les sociétés démocratiques, s’opère une prise de conscience des phénomènes de violence et que, corrélativement, s’effectuent des actions sur eux. Cette prise de conscience concerne un ensemble hétéroclite et assez flou de faits sociaux et politiques, mais les répercussions aussi bien pratiques qu’idéologiques de cette situation inédite ne sont pas négligeables. Quelles que soient donc les réserves que l’on peut faire sur le recours à une telle notion pour appréhender les faits, on ne peut faire comme si ce n’était pas le cas: les formes d’appréhension de la réalité sont partie intégrante de cette réalité . Réalité de la violence et relativité de son appréhension sont, au fond, indissociables et elles se confondent même complètement dans le cercle de l’action: il y a une constante solidarité entre ce qu’on croit et ce qu’on fait.

L’histoire de la violence

Un regard en arrière sur l’histoire, puis sur l’appréhension statistique et quantitative des phénomènes confirme cette situation.

Une histoire de la violence, comme celles qui se sont développées aux États-Unis et plus récemment en France, montre que les attitudes et la sensibilité par rapport à celle-ci peuvent être très variables. Lorsqu’en 1968, après les émeutes des ghettos noirs et les manifestations étudiantes contre la guerre du Viêt-nam, la société américaine crut découvrir la violence politique, des historiens rappelèrent que l’histoire des États-Unis avait été scandée par une violence qui fut souvent importante mais que l’on considérait comme normale: celle de la Révolution et de la guerre d’Indépendance au XVIIIe siècle, celle de la guerre civile de Sécession ensuite, mais aussi celles de la Conquête de l’Ouest, des guerres d’extermination contre les Indiens, du «vigilantisme» (auto-défense et milices privées), des émeutes urbaines, de la tradition des bandits, de la criminalité organisée, des démonstrations agrariennes et ouvrières. On a pu dire aussi que l’histoire de l’Angleterre victorienne avait été une dialectique de la violence et de la réforme. De même encore, la montée de l’État au début de l’Europe classique s’est faite par la répression sanglante des particularismes, la persécution religieuse, la répression sauvage du vagabondage et de la criminalité: «Le fouet et le gibet ont été le premier symbole de l’État moderne» (M. Walzer). L’histoire des mœurs (N. Elias) témoigne du fait que la brutalité des sociétés du passé a souvent été sans commune mesure avec celle de nos sociétés contemporaines. Dans la vie anglaise du XVIIIe siècle, la violence, sous les diverses formes des meurtres, des émeutes, de la répression, du régime des asiles ou de la pratique des supplices, était une part normale de la vie. Quant à l’insécurité des rues, elle a été la règle générale jusqu’au début du XIXe siècle: on ne pouvait, en effet, sortir sans gardes du corps. Qu’on songe aussi à la misère et à la brutalité de la condition ouvrière à la même époque, telle qu’elle est décrite par Dickens, Zola ou Villermé. Cette redécouverte d’une violence extrême ne doit pas dissimuler pour autant, qu’elle était, pour les critères de l’époque, une composante normale de la vie ou la simple fatalité d’une existence malheureuse. Il suffirait d’envisager certaines subcultures contemporaines (ghettos noirs américains, chicanos , monde rural d’Amérique centrale ou d’Amérique du Sud, banlieues industrielles déshéritées, cités de transit, bandes de Rockers, monde des prisons) pour retrouver une brutalité analogue, sinon pire, de la vie quotidienne.

Les données statistiques

C’est dans le recours aux données quantitatives et statistiques de la violence qu’on saisit le mieux les difficultés d’une approche objective.

Ces difficultés tiennent d’abord à ce que les sociétés ont mis longtemps avant de disposer des instruments et institutions leur permettant de se connaître elles-mêmes. En ce qui concerne les ravages des guerres et des invasions dans les sociétés du passé, ainsi que pour l’importance de la criminalité, on est mal renseigné. Pour les guerres, on ne dispose, en général, que d’évaluations indirectes. Ainsi, durant la guerre de Trente ans, entre 1618 et 1648, la population de l’Empire romain germanique serait tombée de 21 à 13,5 millions d’habitants, par suite non seulement des combats mais aussi des famines, pillages et épidémies. Autre exemple, pour la première guerre de l’Opium en Chine (1839-1842), les estimations varient entre 4 000 et 35 000 victimes. À partir du XIXe siècle, les estimations deviennent plus fiables et l’on recense, entre 1816 et 1965, 367 guerres, grandes ou petites, qui auraient fait environ 29 millions de victimes directes, les victimes civiles n’étant donc pas comptées (estimation de Singer et Small); et P. Sorokin, en 1937, dressait un tableau comparé des pertes militaires, depuis le XVIIe siècle (tabl. 1).

Pour les conflits intérieurs, les données sont encore plus incertaines, même à l’époque contemporaine. Ainsi, la longue période de désorganisation sociale et de guerre civile qui a marqué l’histoire de la Colombie de 1948 à 1958, et qu’on désigne par le nom de La Violencia , aurait fait entre 100 000 et 300 000 victimes. Pour les massacres de communistes en Indonésie en 1965-1966, l’incertitude est extravagante: entre 80 000 et 1 million de morts. Ici intervient le fait que les chiffres dépendent des institutions qui les recueillent et de leurs critères. À travers eux, les groupes antagonistes s’efforcent de manipuler l’image de la violence qu’ils subissent ou qu’ils produisent. À la limite, la violence peut faire l’objet d’une dissimulation complète: ce ne sont pas les morts ni les déportés qui viendront témoigner. Il a fallu des recherches minutieuses pour évaluer le nombre des victimes des purges staliniennes à 20 millions de morts au minimum entre 1930 et 1950 (R. Conquest). On ne saura jamais combien il y eut de morts au Cambodge sous le régime des Khmers rouges.

Dans le domaine de la criminalité, les choses sont aussi peu claires, malgré les comptes annuels de la justice, ou de la police, en particulier à cause du fameux «chiffre noir» qui sépare la criminalité enregistrée de celle qui se produit réellement. Comme le montrent les enquêtes de victimisation (on demande aux individus appartenant à un échantillon représentatif de population s’ils ont été victimes ou s’ils connaissent directement des victimes de tels ou tels actes), le décalage est en général très important, en particulier en matière de viols et de vols, ce n’est pas le cas pour les homicides, ce qui est assez compréhensible (tabl. 2).

Il faut quelquefois des «affaires» retentissantes ou des changements considérables de mentalité pour que des violences comme celles qui sont infligées aux enfants ou aux femmes (enfants martyrs et femmes battues) apparaissent dans toute leur étendue. Il en est de même pour les viols homosexuels en prison. Ne pas déclarer une violence ou ne pas en tenir compte, c’est évidemment en changer la nature et modifier le comportement social en conséquence. Inversement, le progrès de l’enregistrement des données peut, à lui seul, constituer une source de l’apparente montée de la violence. Ici encore, réalité et conditions d’appréhension ont partie liée.

Cela dit, les chiffres, malgré leur imperfection, sont pourtant significatifs. S’il y a moins de guerres à proprement parler, si les soins sont plus efficaces et si une bonne logistique diminue les ravages indirects des conflits, les moyens de destruction ont progressé, le taux de participation militaire a augmenté (pour la conscription, cf. tableau 1) et le champ de bataille englobe désormais souvent les populations civiles, comme on l’a vu lors des bombardements d’Hiroshima, de Nagasaki, de Londres ou de Dresde. De même, l’usage de la violence en politique intérieure a pris un tour systématique (torture, camps, purges). Quant à la criminalité, dans des sociétés qui se caractérisent par le développement de la consommation, des loisirs et des assurances, et dans lesquelles les circulations sociales sont intenses, elle est devenue souvent un à-côté normal du gaspillage et une profession (vols, rackets, trafics divers). Malgré l’incertitude des chiffres, il semble bien en tout cas que se soit creusé un fossé entre des sociétés traditionnelles brutales mais dotées de moyens meurtriers encore peu développés et des sociétés technologiques où les possibilités de destruction sont considérables. Ce fossé est triple: il concerne les instruments et les techniques, la diffusion par les médias, enfin la capacité de gestion et de «management» de la violence.

2. Le nouveau visage de la violence

Il faut d’abord insister sur le développement sans précédent d’une technologie de la violence et d’un arsenal de la mort. Cela vaut non seulement pour les armes proprement dites, mais pour les connaissances mobilisées et les personnels qui concourent à cette violence.

Une technologie renouvelée

L’arsenal contemporain de la violence se caractérise par sa diversité et sa sophistication: il y a des armes pour tous les goûts, toutes les occasions et toutes les bourses, depuis les matériels les plus coûteux et les plus complexes (armes nucléaires ou chimiques, moyens électroniques de guidage ou de contre-mesures) jusqu’aux plus simples (bombes artisanales, cocktails Molotov, armes de poing ou de chasse). Ces armes s’étagent en gammes et s’organisent en panoplies. Un fait notable est qu’elles sont souvent très accessibles, compte tenu des nécessités du commerce international et de la course aux armements, qui conduit inexorablement à solder les matériels frappés d’obsolescence. L’organisation en gammes et panoplies favorise une situation de relatif équilibre entre instruments offensifs et répliques défensives ou neutralisatrices appropriées et proportionnées. Ce phénomène se vérifie non seulement pour les grands équilibres stratégiques mais aussi pour les moyens insurrectionnels et contre-insurrectionnels, et même pour la compétition technologique entre délinquance et police.

Cette sophistication et cette diversité, orientées de plus en plus vers la mécanisation, l’automatisation et la maîtrise de la fiabilité et de la précision des effets, commande une spécialisation technique des personnels, qui deviennent des professionnels hautement qualifiés, bien rémunérés, constituant une véritable catégorie sociologique, comme les guerriers pouvaient l’être dans les sociétés antiques. Les armées se sont professionnalisées et font appel à des militaires hyper-entraînés (troupes de choc et d’intervention rapide) et à des ingénieurs (officiers, pilotes, personnel de commandement et de logistique). Cette tendance s’étend au monde du terrorisme et de sa répression, ainsi qu’aux services de renseignement. À certaines formes de crimes ou d’actes terroristes inédits (prises d’otages, détournements d’avions), les autorités peuvent opposer avec succès des groupes spéciaux remarquablement équipés et préparés (brigade antigang, Special Air Service anglais, Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale en France). Cette évolution technique et professionnelle s’est étendue à la torture elle-même, qui, dans la plupart des pays, s’est médicalisée.

Il va de soi que, dans l’organisation, la mise en œuvre et la gestion de cette violence sophistiquée, les connaissances jouent un rôle décisif. Il s’agit là, certes, de connaissances scientifiques proprement dites – ce qui a conduit certains à une remise en cause radicale de la science mortifère –, mais aussi de méthodes de gestion optimisée destinées à réduire les coûts, à déterminer les objectifs rentables et à améliorer les résultats. À bien des égards, les appareils de la violence contemporaine sont de véritables firmes. En outre, cette dimension scientifique et technique atteint des domaines inédits, notamment ceux qui peuvent faire l’objet d’une technologie du comportement: psychologie des foules, endoctrinement, propagande, mise en condition des esprits, rééducation des opposants, manipulation de l’information et désinformation.

Le rôle des médias

Un autre aspect du nouveau visage de la violence tient à l’importance capitale qu’y prennent les médias. Compte tenu des craintes ou des espérances dont elle est porteuse, ainsi que des réseaux de communication et d’information qui quadrillent les sociétés contemporaines avancées, ce ne sont pas, en effet, les violences effectives ni le décompte objectif des dégâts et des pertes qui importent, mais ce qu’on en apprend, ce qu’on en imagine, ce qu’on en voit ou veut en voir. Le monde social et politique a toujours été celui des représentations et des idéologies, mais le développement des médias démultiplie cette situation. Il n’y a plus aucune commune mesure entre un monde où les satellites permettent de connaître et de faire connaître un incident militaire minime et un autre où la nouvelle de la chute d’un poste frontalier mettait des jours à parvenir à la connaissance de l’autorité centrale et du reste du pays. Dans le monde contemporain, le spectaculaire compte plus que la réalité de ce qui arrive, et les symboles dépassent la positivité des faits. Des guerres meurtrières – comme celle qui sévit entre l’Irak et l’Iran de 1980 à 1988 – passent pratiquement inaperçues, alors que des événements moins importants, comme les actes de terrorisme, en général peu meurtriers, sont montés en épingle. Du coup, d’ailleurs, la bataille pour les images devient le prolongement des affrontements sur le terrain et peut compromettre des situations acquises militairement ou vice versa: on l’a vu plusieurs fois dans les épisodes du conflit israélo-palestinien. Le thème ambigu de la «désinformation» a ici toute sa signification. La prise en compte de l’impact des actions dans les médias fait, en tout cas, désormais partie de la stratégie elle-même, et c’est aux adversaires de neutraliser, ici aussi, leurs actions respectives.

Indépendamment de cet affrontement, il est important de tenir compte d’un facteur de «figurabilité» propre aux événements et aux actes eux-mêmes. Certains actes se prêtent en effet mieux que d’autres à la diffusion et à la mise en spectacle. Le fait même que la violence soit une infraction ou une crise par rapport à un état normal crée déjà par principe une solidarité entre cette violence et les médias. On ne fait pas un journal ou un bulletin d’information pour annoncer qu’il n’y a rien à annoncer. C’est pourquoi les journalistes ne peuvent se passer des faits divers. Il y a dans l’idée d’événement celle d’une nouveauté, et l’anormal est évidemment plus neuf que le déjà vu et le normal. Dans ces conditions aussi, certaines violences se prêteront mieux à la diffusion que d’autres. Un crime sanglant et atroce est plus frappant qu’un détournement de fonds, un attentat plus spectaculaire qu’un camp de concentration ou une guerre. De même, toutes les violences qui durent ou se transforment en état de fait tendent à perdre leur impact. Cette diversité en matière de figurabilité privilégie ainsi le spectaculaire, l’unique, le quantitatif immédiat par rapport à l’ordinaire, à l’endémique, au quantitatif distribué dans la durée.

Les conséquences de cette situation sont importantes: non seulement les acteurs doivent tenir compte des médias, mais il leur arrive souvent de jouer principalement pour eux. Ainsi en est-il pour le terrorisme, qui, s’il porte atteinte aux rouages essentiels de l’État, cherche d’abord à attirer l’attention sur ses revendications propres et éventuellement à produire, grâce au relais des médias, un sentiment diffus d’insécurité mettant en cause la capacité de l’appareil d’État à maintenir l’ordre et à agir comme monopole de la violence légale. On l’a vu avec les Brigades rouges en Italie. Il y a ainsi une sorte de «rétrocommande» de la violence par les médias: on agit d’abord pour l’effet d’information. Les conséquences en sont ambiguës: d’un côté, effectivement, la violence réelle n’a rien à voir avec la violence diffusée – elle peut même être très faible –, mais, d’un autre côté, la violence diffusée contribue très réellement à produire et à entretenir des sentiments d’insécurité qui pèsent lourd dans la vie politique ou même dans la vie sociale tout court. En outre, la diffusion de la violence par les médias n’est pas du tout sans influence sur la production d’une sorte d’habituation à la violence, qui s’en trouve banalisée. Nous avons très peu d’expériences directes du monde et nous ne percevons qu’indirectement la plupart des choses que nous croyons réelles. En ce sens, la violence, représentée de manière stylisée et spectaculaire par les médias, contribue à la constitution de notre image du monde. Elle devient un phénomène non seulement normal mais, à bien des égards aussi, esthétisé et neutralisé par ses formes de représentation. Les études de psychologie expérimentale (notamment les travaux de Bandura) confirment ce rôle d’une violence figurée dans la suggestion de l’agressivité réelle.

Gestion et rationalisation

La violence contemporaine – c’est encore un de ses aspects nouveaux – se trouve soumise, comme nombre d’autres domaines de la vie socio-politique, à la gestion et au calcul. Il n’y a en cela rien de surprenant: les sociétés industrielles ont procédé à la rationalisation de secteurs de plus en plus nombreux de leur activité (ce qui, évidemment, ne signifie pas qu’elles soient devenues du même coup rationnelles); la violence n’a pas échappé à ce mouvement.

Rationaliser celle-ci consiste à la faire entrer dans la perspective d’une action instrumentale où elle est un moyen maîtrisable en vue de certaines fins posées par ailleurs. Elle s’inscrit dans une économie du pouvoir ou de la force, où elle est un moyen rentable et payant, si, évidemment, elle est bien utilisée. Cela suppose que l’on considère le jeu politique ou social comme un domaine d’interactions qui non seulement n’est pas, par principe, pacifique ou soumis à la seule légalité, mais compte la violence parmi ses éventualités. Cette action instrumentale apparaît alors comme une forme de gestion extrême mais non anormale, des conflits, dont il faut minimiser les coûts et maximiser les gains. Les conséquences de ce changement de perspective sont nombreuses.

En premier lieu, la violence est la suite et le prolongement des comportements pacifiques. Elle intervient dans une gradation de moyens où il n’est pas du tout facile de savoir où s’arrêtent l’incitation, la contrainte, la pression et où commence la violence proprement dite: dans le déploiement de la force, la menace ou dans la répression? dans la grève, le piquet de grève ou dans l’affrontement direct? dans un programme d’armement, de grandes manœuvres, dans des entreprises de déstabilisation terroriste ou dans l’agression ouverte? La violence, en tout cas, n’introduit pas une dimension absolument nouvelle dans les interactions: elle consiste dans la poursuite de celles-ci par d’autres moyens. Elle devient, par ailleurs, neutre ou «désenchantée» et peut servir toutes les causes: simple moyen, elle perd tout lien avec des causes privilégiées et n’est pas plus révolutionnaire, par principe, que contre-révolutionnaire. Elle est aussi un moyen qui doit être utilisé avec les mêmes précautions et sous le contrôle des mêmes critères que tout autre moyen envisageable: elle vaut ce qu’elle rapporte et elle n’est ni sainte ni déshonorante.

En deuxième lieu, soumise au calcul et aux comptes d’une gestion, elle doit être graduée et perd son aspect de «tout ou rien». Entre la négociation, la menace et l’affrontement, il y a tous les degrés d’engagement. Ainsi s’explique l’importance, dans ce continuum, de la crédibilité des menaces et de l’instauration d’une communication au sein même de l’affrontement. Il faut pouvoir faire comprendre ses intentions et son degré de détermination, ce qui implique, paradoxalement, un relatif consensus entre les adversaires.

En troisième lieu, les actions ne sont jamais unilatérales et elles sont menées dans des situations d’interaction où les adversaires agissent l’un par rapport à l’autre à l’intérieur de jeux stratégiques, et souvent par rapport à un public de spectateurs pouvant s’engager à leur tour. C’est à cet égard que la théorie des jeux, sous des formes sophistiquées ou plus empiriques, est au cœur de la gestion de la violence. Ce n’est pas seulement vrai pour les relations internationales, mais aussi pour la vie politique intérieure, qui devient une série de marchandages, de menaces et de démonstrations.

Enfin, cette rationalisation a un effet de ritualisation et de mise en forme de la violence. Les acteurs, qui deviennent des partenaires-adversaires, ont en commun un certain nombre de critères et s’entendent pour respecter certaines bornes et certaines formes. Il y a cependant une double limite: celle de l’innovation pour trouver des modes d’intervention inédits (ce qu’on appelle l’escalade); celle, plus redoutable, de l’évaluation correcte des intentions et échelles de valeur de l’autre. Lors de l’enlèvement du Premier ministre Aldo Moro en 1978 en Italie, ce fut ainsi un des principaux problèmes des autorités que de savoir ce que voulaient les Brigades rouges. De même, les agressions à main armée qui tournent mal sont souvent celles où la victime n’a pas le comportement qu’on attend d’elle (le caissier de banque qui résiste).

Cette rationalisation de la violence aboutit à sa banalisation. La vie politique et sociale n’est plus le domaine de la paix: les acteurs cherchent seulement à maximiser leur avantage par tous les moyens possibles. Alors prédomine un cynisme de l’action positive et désenchantée, qui a toujours été de règle en politique internationale et qui envahit désormais toute la vie, témoignant ainsi d’un état de société où l’atomisation des individus prend le pas sur leurs anciennes solidarités. Mais tous les aspects ne sont pas aussi négatifs. Il est tout particulièrement important de remarquer qu’à travers ces processus de rationalisation les sociétés contemporaines ne cessent de mettre au point des mécanismes de contrôle et de ritualisation des défis qu’elles rencontrent. Elles tendent à répondre comme des systèmes qui recherchent l’auto-stabilité face aux contraintes qu’ils subissent. On peut être terrorisé par le potentiel de violence que les sociétés accumulent depuis 1945, mais on peut souligner, à l’inverse, qu’elles parviennent à contrôler ce potentiel. Au fond, si elles n’ont pas résolu le problème de la violence, elles ne cessent de donner ponctuellement des réponses pragmatiques à des questions de fait déterminées. En d’autres termes, le repérage de techniques toujours plus sophistiquées de la violence ne doit pas dissimuler le fait qu’il y a chaque fois des contre-techniques qui viennent leur répondre et créent les conditions d’une maîtrise satisfaisante. On l’a vu à propos du terrorisme: celui-ci a, depuis la fin des années soixante, lancé le défi de formes d’actions assez ou très neuves qui ont suscité d’abord le désarroi, mais ont été progressivement maîtrisées par des moyens appropriés: action de groupes spéciaux d’intervention; amélioration du renseignement et, en particulier, traitement informatique systématique; modifications de la législation. De même, la lutte contre la criminalité ne répond pas à la caricature d’une répression trop sévère ou, au contraire, débordée: il y a une évolution des techniques de gestion des problèmes, qui va de l’amélioration de l’équipement policier à la prévention de certains délits, à la dépénalisation d’autres et jusqu’à la réforme du système carcéral.

Au lieu d’adopter des points de vue moralistes, il faut donc être sensible au fait que les sociétés contemporaines agissent sur elles-mêmes sans disposer d’une théorie complète sur ce qui leur arrive ou sur ce qu’elles mettent en œuvre et que, pourtant, elles parviennent ainsi à surmonter en partie les problèmes auxquels elles sont confrontées. Peut-être faut-il alors se demander si ce n’est pas la nature même de la théorie sociale de n’être ni aussi complète ni aussi transparente qu’on voudrait, tout en ayant une valeur pratique partielle et ponctuelle.

3. Les théories

Les théories de la violence, qui entendent déterminer la nature et les causes de celle-ci, ainsi que, éventuellement, les conditions permettant de la maîtriser, sont tributaires de cette situation ambiguë où l’on a une connaissance à la fois partielle et globale des phénomènes, où les concepts eux-mêmes sont marqués par les présuppositions de la représentation de la société et par le statut que revêt la théorie au sein de cette dernière. En d’autres termes, on ne peut échapper ici à une situation de cercle où, d’une part, la théorie modèle les faits dont elle rend compte et où, d’autre part, elle les modifie à travers les actions qu’elle légitime. S’il est un cas où il faut se rappeler que les théories ne sont pas désincarnées mais répondent à des conditions sociales de production, c’est bien celui-ci.

On peut classer les théories de la violence en trois grandes rubriques: celles qui, pour l’essentiel, sont anthropologiques; les conceptions sociologiques; enfin, les philosophies de la violence.

L’approche anthropologique

Les théories anthropologiques sont très diverses, mais leurs différences proviennent surtout des points de vue et des méthodes adoptés.

Les approches de l’anthropologie préhistorique et historique s’efforcent de déterminer la réalité de la violence humaine en prenant en considération aussi bien l’évolution biologique que les développements techniques et sociaux de l’homme. Le constat très largement partagé par les spécialistes est celui de la singularité d’un animal différent des autres animaux: plus démuni que ceux-ci en armes naturelles et en instincts, n’ayant pas une agressivité particulièrement développée, l’homme est un animal intelligent, capable de communication symbolique et d’instrumentation technique, doué surtout d’une curiosité remuante d’omnivore de moins en moins limité à un territoire déterminé. C’est son évolution technique et sociale, avec le développement de l’usage d’outils, les exigences de la chasse, la constitution de groupes sociaux différenciés, qui démultiplie son agressivité en la rendant redoutablement efficace. S’il y a bien des bases naturelles à l’agression, elles font partie de l’équipement de départ d’un animal qui doit survivre dans des conditions difficiles; mais l’évolution technique et culturelle ultérieure déséquilibre son adaptation en faisant désormais passer celle-ci par des techniques et des médiations symboliques complexes.

Ces conclusions de l’anthropologie préhistorique (Washburn) recoupent les thèses de l’éthologie (Lorenz, Tinbergen, Eibl-Eibesfeldt). Cette dernière part de l’étude des comportements animaux dans leur milieu naturel pour en appliquer les résultats, par extrapolation, à l’animal humain dénaturé, modifié par l’environnement culturel qu’il s’est créé. Qu’on admette, avec Lorenz, l’idée d’un instinct d’agression ou qu’on parle, avec Tinbergen, d’un sous-instinct au service des autres, il faut reconnaître chez les animaux les fonctions adaptatives d’une agressivité-adversité intraspécifique: elle permet la sélection des individus les plus vigoureux et les mieux armés, favorise la distribution des territoires et la répartition des individus dans les niches écologiques, permet l’établissement de hiérarchies de dominance favorables à l’apprentissage. Cette agressivité est heureusement contrôlée par des mécanismes de ritualisation et de «redirection» qui la rendent le plus souvent inoffensive. Chez l’homme, en revanche, indispensable au départ, elle est en partie devenue inutile lorsque la technique et la culture ont pu se substituer à l’instinct; et, surtout, elle est devenue désadaptative et destructrice avec le progrès des outils meutriers et avec la faillite des régulations instinctives face aux déterminations de la culture.

Procédant selon un tout autre point de vue, des études physiologiques ont abordé les phénomènes d’agressivité et de violence en examinant leurs bases neurologiques, biolélectriques ou biochimiques. Il a été ainsi montré qu’il y a des conditions cérébrales de l’agressivité: irritabilité mésencéphalique diffuse assortie d’hyper-vigilance, agressivité diencéphalique dirigée sur des objets précis, agression limbique avec fortes valeurs émotives. Il y a, de même, des conditions hormonales: c’est ainsi qu’une chute du taux de progestérone va de pair avec l’irritabilité des femmes au moment des règles. Ces connaissances, qui restent cependant très empiriques, suggèrent, en retour, des possibilités de contrôle de l’agression, soit par stimulation électrique de certaines zones cérébrales (travaux de Delgado), soit par administration de tranquillisants légers tels que les phénothiazines (méprobamate).

Par ailleurs, se sont développées les approches psychologiques, qui ne se présentent pas comme des théories générales mais plutôt comme des investigations expérimentales portant sur les différentes conditions de l’agressivité et de la violence. Dans la ligne des premiers travaux de Dollard et de ses collaborateurs, poursuivis par Berkowitz, ont été envisagées toutes les relations possibles entre frustration et agression. Bandura a étudié les conditions de l’apprentissage de l’agression, Milgram le phénomène capital de la soumission à l’autorité, d’autres les liens entre violence et facteurs d’environnement (chaleur, excitation sonore ou visuelle, territoire, anonymat et foule, etc.).

En psychanalyse enfin, Freud, en particulier, a émis l’hypothèse d’une pulsion de mort, conjointe aux pulsions de vie. Intériorisée, elle présiderait aux comportements d’autodestruction; tournée vers l’extérieur, elle deviendrait pulsion d’agression ou de destruction. Cette approche a été développée, avec des modifications, par Melanie Klein (fantasmatique de la destrudo ), puis par E. Fromm (agressivité maligne). Dans le cas de la psychanalyse comme dans celui de la psychologie expérimentale, il faut noter que l’approche concrète des cas est nettement plus satisfaisante que la construction théorique globale.

Les conceptions sociologiques

Si l’étude des guerres et des conflits, qui faisait naguère l’objet de la polémologie, tend de plus en plus à relever en fait des instituts d’études stratégiques et des écoles de défense militaire, il existe des théories sociologiques, qui tentent d’établir les liens entre violence politique intérieure et organisation sociale et qui font état d’investigations empiriques s’appuyant sur des données quantitatives – avec les limites de principe qui ont été signalées plus haut.

Dans le prolongement de la théorie psychologique qui lie l’agression à la frustration, des recherches historiques et sociologiques ont conduit T. R. Gurr et J. C. Davies à voir dans la privation relative la cause déterminante de la violence politique: celle-ci se développe lorsque l’élévation continue du niveau d’aspiration n’est plus accompagnée par une élévation comparable des satisfactions attendues (théorie de la courbe en J). Sur des bases d’investigation comparables, en multipliant les hypothèses de corrélation, S. P. Huntington et les Feierabend défendent plutôt un lien entre changement, modernisation et violence. Ce sont les sociétés soumises à un changement rapide (à cause de la modernisation) et à une désintégration sociale corrélative, qui sont les plus vulnérables. Cette position empirique n’est pas éloignée des conceptions marxistes (en particulier, celles d’Engels), qui lient violence, changements économiques et affrontements de la lutte des classes sur l’horizon du progrès industriel.

D’un point de vue encore plus général, les conceptions systémiques de la société (T. Parsons, L. A. Coser) interprètent la violence comme l’effet de la désintégration du système social, qui ne parvient plus à se stabiliser face aux contraintes internes ou externes. À l’inverse, adoptant un point de vue fonctionnaliste, R. K. Merton, R. Dahrendorf et A. Mazrui soulignent les valeurs d’intégration du conflit.

Ces approches sociologiques restent cependant trop générales, étant tributaires à la fois de concepts mal définis (on a vu pourquoi) et de données difficiles à interpréter. En revanche, il faut souligner l’intérêt de nombreuses approches microsociologiques qui lient les études de cas, l’expérience sur le terrain, la description de l’environnement et la psychologie des intervenants: ainsi en est-il des études sur la délinquance des rues, sur le comportement policier de routine (J. Skolnick), sur la violence en prison (H. Toch). Ces approches ponctuelles, qui insistent sur les processus de socialisation en matière de violence (en prenant éventuellement en compte un arrière-plan psychanalytique), sur les subcultures de violence (avec leurs normes de brutalité, de machisme et d’honneur), sur les rituels d’interaction, sont, elles aussi, solidaires d’interventions pratiques (qui sont souvent à l’origine de leur financement).

Les philosophies de la violence

Il n’y a pas à proprement parler de philosophies de la violence si l’on entend par là des systèmes qui prendraient la violence pour seul objet. En revanche, les options philosophiques en matière d’ontologie ou de pensée de l’altérité ou de la différence engagent nécessairement des manières corrélatives de l’appréhender.

C’est ainsi que les pensées qui reconnaissent, dans l’Être, des principes de contradiction ou de négativité admettent tôt ou tard la légitimité ontologique de la violence, puisque celle-ci est une manifestation de la structure même de l’Être. Tel est le cas de la philosophie hégélienne et de tous les systèmes qui en dérivent, qu’il s’agisse des marxismes ou de la pensée critique de l’école de Francfort. La manifestation de l’Être s’opère dans des processus dialectiques, que ce soit ceux de la vie ou ceux de l’histoire. L’Être porte en lui le négatif, et sa dialectique est un travail douloureux et violent, comme l’est, par exemple, celui de l’histoire. L’Absolu ne peut être une totalité heureuse qu’à l’issue du processus (chez Hegel ou Marx), à moins qu’il ne soit condamné au malheur de l’histoire (Théorie critique).

Qu’elles soient d’origine darwinienne comme l’évolutionnisme de Spencer, le pragmatisme, les diverses formes de darwinisme social, ou qu’elles se fondent sur l’héritage schopenhauerien d’une philosophie de la volonté et de la vie comme chez Nietzsche, les philosophies de la vie font, elles aussi, place à la violence en considérant celle-ci comme indissociable des processus d’affirmation et d’évolution de la vie. L’Être est vie et la vie ne va pas sans déchirement ni affrontement – qu’il s’agisse de l’affrontement mutuel des vivants dans leur lutte pour la survie ou de celui des volontés. À certains égards, le marxisme de F. Engels a mêlé l’héritage hégélien-marxiste et un scientisme évolutionniste de cette sorte. Il en est de même dans la pensée de Georges Sorel. Il faut bien reconnaître aussi que les idéologies fascistes de l’espace vital, de la supériorité de certaines races et du droit des plus forts ont beaucoup emprunté à ces philosophies de la vie, fût-ce en les déformant.

Une autre orientation philosophique, héritière des pensées messianiques, légitime une violence pure et furieuse qui est l’analogue humain de la colère par laquelle le Dieu biblique affirme son absolue puissance. On trouve cette conception aussi bien chez Hannah Arendt que chez Walter Benjamin quand ils opposent la pureté radicale de la fureur et de la révolte à la violence mécanique des calculateurs qui la rationalisent dans la poursuite de leurs fins trop humaines. Dans la fureur se manifeste la dignité humaine en ce qu’elle a de quasi divin; mais toute la difficulté est précisément d’échapper au retour immédiat de la pensée instrumentale. Ce courant de pensée s’est prolongé chez des écrivains comme Franz Fañon ou Jean Genet.

À ces ontologies de l’Être, il faut opposer une approche de la violence en termes d’altérité et de différence, telle qu’on la trouve chez Jean-Paul Sartre et chez René Girard. Chez ces deux auteurs dont on a trop peu souligné ce qu’ils ont de commun, c’est le rapport à autrui dans l’affrontement des désirs qui engendre la violence. Pour Sartre, autrui, qui est le même que moi, devient mon ennemi absolu, double démoniaque, quand s’affrontent nos désirs dans l’élément de la rareté. Pour Girard, le désir mimétique de l’autre engendre le désir des mêmes objets et ouvre un monde de violence et de vengeance sans fin, dont il n’est possible de sortir qu’en détournant la violence sur une victime sacrificielle, un bouc émissaire, dans l’institution de ce qui est à la fois le social et le sacré.

Face à toutes ces philosophies, les pensées de la présence ou d’un Être sans différence, qui serait pleine égalité avec lui-même – une égalité jamais quittée ou enfin retrouvée –, commandent une non-violence absolue et prônent une réconciliation de l’humanité et de la nature sous toutes ses formes. La méditation de saint François d’Assise serait ici le paradigme de cette attitude, mais toutes les pensées non violentes doivent avoir ce présupposé d’une unité possible de l’homme avec le tout de la nature et de l’Être.

En tout état de cause, les philosophies de la violence restent des approches spéculatives qui valent ce que valent les visions du monde et les discours consolants, mais on peut concevoir autrement la tâche de la philosophie: comme investigation analytique des concepts et de leurs conditions tant de formation que d’usage. D’une certaine manière, c’est ce qu’on a fait au début de cet article en suggérant que le concept de violence, dans sa relativité, témoigne d’une appréhension spécifique du champ social. Plus profondément, celle-ci devrait être rapportée à la montée des pluralismes ou de l’antagonisme de points de vue qui introduisent dans le champ social une diversité de critères pour juger de ce qui y arrive. Est ainsi remise en cause la légitimité des points fixes ou des discours dominants à partir desquels se faisait l’étiquetage de ce qui est socialement normal et de ce qui ne l’est pas. C’est à partir du moment où apparaît une pluralité de points de vue rivaux que les catégories juridiques se défont et que la notion polymorphe de violence intervient: désormais chacun, ou chaque groupe, dénonce sous ce terme ce que lui-même considère comme inadmissible d’après ses propres normes. L’usage du concept de violence correspond donc à une société qu’on peut considérer, selon son propre degré d’optimisme, comme pluraliste ou divisée. Au demeurant, il est significatif que la question de la violence n’agite aujourd’hui que les sociétés démocratiques, qui sont aussi les seules à admettre et à gérer tant bien que mal les divisions caractéristiques de toute société. Les autres pratiquent la violence sans autre forme de procès. Il est significatif aussi de cette sorte de prise de conscience qu’elle aille de pair avec des interventions pratiques qui ne sont pas sans efficacité, même si elles restent partielles et ponctuelles. Au fond, il serait temps de se rendre compte que, si la violence constitue un problème pour toutes les sociétés et toute existence humaine en général, les sociétés sont aussi des systèmes destinés à la neutraliser, à l’utiliser et à la rediriger. Le fait que ce problème devienne conscient témoigne non seulement de son importance contemporaine mais, aussi bien, de capacités nouvelles à le traiter.

violence [ vjɔlɑ̃s ] n. f.
• 1215 « abus de la force »; lat. violentia
1(1538) FAIRE VIOLENCE : agir sur qqn ou le faire agir contre sa volonté, en employant la force ou l'intimidation. ⇒ forcer, obliger. Spécialt et vieilli Faire violence à une femme. violer. — SE FAIRE VIOLENCE : s'imposer une attitude contraire à celle qu'on aurait spontanément. ⇒ se contenir, se contraindre. « L'extrême violence que chacun se fait » (La Bruyère). Iron. Se faire une douce violence : accepter avec plaisir après avoir feint de résister.
♢ LA VIOLENCE : force brutale pour soumettre qqn. ⇒ brutalité. Acte, mouvement de violence. « La violence est la loi de la brute » (R. Rolland). Avoir recours à, utiliser la violence. User de violence. Conquérir, obtenir, extorquer par la violence. arracher. Se résoudre à employer la violence. Répondre à la violence par la violence. Escalade de la violence. Flambées de violence ( attentat, émeute) . Prendre le pouvoir par la violence. La violence, cause de nullité d'une convention. Film de violence, montrant des crimes, des brutalités.
2 ♦ UNE VIOLENCE : acte par lequel s'exerce cette force. Des violences physiques, morales. sévices; maltraitance. Violences sexuelles. Coups et violences. Une énorme forteresse « d'abus, de violences, d'iniquités » (Hugo). Commettre des violences sur qqn. maltraiter, violenter. L'enfant a subi des violences. Violences révolutionnaires. Violences urbaines.
3Disposition naturelle à l'expression brutale des sentiments; cette expression. « pour qu'il devînt injurieux, puis honteux de sa violence » (Colette). brutalité, colère, fureur, irascibilité. Parler avec violence. Violence verbale. « Ils préconisent leur façon de voir avec la dernière violence » (Duhamel). véhémence. Par ext. Il « m'a fait une scène d'une extraordinaire violence » (Maurois).
4Force brutale (d'une chose, d'un phénomène). La violence de l'orage, du vent. fureur.
Caractère de ce qui produit des effets brutaux. « La violence du venin tord mes membres » (Rimbaud). virulence.
(Dans l'ordre psychologique) La violence d'un sentiment, d'une passion. intensité, vivacité. La violence des désirs, des transports. ardeur, frénésie, impétuosité.
⊗ CONTR. Non-violence. 1. Calme , douceur, mesure, paix.

violence nom féminin (latin violentia) Caractère de ce qui se manifeste, se produit ou produit ses effets avec une force intense, brutale et souvent destructrice : Le vent souffle avec violence. La violence d'un choc. Caractère extrême d'un sentiment : Violence des passions. Caractère de quelqu'un qui est susceptible de recourir à la force brutale, qui est emporté, agressif : Quand il est ivre, il peut être d'une grande violence. Extrême véhémence, grande agressivité, grande brutalité dans les propos, le comportement : La violence de sa lettre nous fit peur. Abus de la force physique : User de violence. Ensemble des actes caractérisés par des abus de la force physique, des utilisations d'armes, des relations d'une extrême agressivité : Climat de violence. Contrainte, physique ou morale, exercée sur une personne en vue de l'inciter à réaliser un acte déterminé. ● violence (citations) nom féminin (latin violentia) Henri Bernardin de Saint-Pierre Le Havre 1737-Éragny-sur-Oise 1814 Les femmes sont fausses dans les pays où les hommes sont tyrans. Partout la violence produit la ruse. Paul et Virginie Jean de La Fontaine Château-Thierry 1621-Paris 1695 Plus fait douceur que violence. Fables, Phébus et Borée Jean-Paul Marat Boudry, canton de Neuchâtel, 1743-Paris 1793 C'est par la violence qu'on doit établir la liberté. L'Ami du peuple, 1792 Roger Martin du Gard Neuilly-sur-Seine, 1881-Sérigny, Orne, 1958 Je ne peux pas admettre la violence, même contre la violence. Les Thibault, l'Été 1914 Gallimard Blaise Pascal Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand, 1623-Paris 1662 Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l'irriter encore plus. Les Provinciales, 12e lettre Étienne Pasquier Paris 1529-Paris 1615 Je ne puis me persuader qu'il faille avancer notre religion par les armes. Recherches de la France, VI, 26 Pierre Reverdy Narbonne 1889-Solesmes 1960 Quand tu rencontres la douceur, sois prudent, n'en abuse pas, prends garde de ne pas démasquer la violence. En vrac Éditions du Rocher Eschyle Éleusis vers 525-Gela, Sicile, 456 avant J.-C. La violence a coutume d'engendrer la violence. Agamemnon, 764 (traduction R. Bailly) Solon vers 640-vers 558 avant J.-C. Car, chez les mortels, les œuvres de violence ne durent pas. Élégies, I, 16 (traduction E. Bergougnan) Thomas Stearns Eliot Saint Louis, Missouri, 1888-Londres 1965 Malheureusement, il y a des moments où la violence est la seule façon dont on puisse assurer la justice sociale. Unhappily, there are times when violence is the only way in which social justice can be secured. Murder in the Cathedral, II Gotthold Ephraim Lessing Kamenz, Saxe, 1729-Brunswick 1781 Ce qu'on appelle violence, ce n'est rien. La séduction est la véritable violence. Was Gewalt heißt ist nichts. Verführung ist die wahre Gewalt. Emilia Galotti Lev [en français Léon] Nikolaïevitch, comte Tolstoï Iasnaïa Poliana, gouvernement de Toula, 1828-Astapovo, gouvernement de Riazan, 1910 La vérité doit s'imposer sans violence. Guerre et Paix, livre II, 3e partie, 7 violence (expressions) nom féminin (latin violentia) Faire violence, contraindre quelqu'un par la force ; interpréter quelque chose d'une manière forcée : Faire violence à un texte. Familier. Se faire une douce violence, n'avoir pas à se forcer beaucoup pour faire quelque chose qu'en fait on aime particulièrement faire. ● violence (synonymes) nom féminin (latin violentia) Caractère de ce qui se manifeste, se produit ou produit...
Synonymes :
- déchaînement
- impétuosité
Caractère extrême d'un sentiment
Synonymes :
- déchaînement
- frénésie
Contraires :
- modération
- tiédeur
Caractère de quelqu'un qui est susceptible de recourir à la...
Synonymes :
- brutalité
- véhémence
Contraires :
Extrême véhémence, grande agressivité, grande brutalité dans les propos, le...
Synonymes :
- démesure
Abus de la force physique
Contraires :

violence
n. f.
d1./d Force brutale exercée contre quelqu'un. User de violence.
DR Contrainte illégitime, physique ou morale.
|| Faire violence à qqn, le contraindre par la force ou l'intimidation.
Faire violence à une femme, la violer.
Se faire violence: se contraindre, se contenir.
Fig. Faire violence à un texte, en forcer le sens.
d2./d (Plur.) Actes de violence. Subir des violences.
d3./d Brutalité du caractère, de l'expression. Violence verbale.
d4./d (Choses) Intensité, force brutale (d'un phénomène naturel, d'un sentiment, etc.). Violence du vent, des passions.

⇒VIOLENCE, subst. fém.
A. — 1. a) Force exercée par une personne ou un groupe de personnes pour soumettre, contraindre quelqu'un ou pour obtenir quelque chose. L'homme de bonne foi supporte la contradiction parce qu'elle seule fait naître l'évidence. La violence est l'argument du mensonge (VOLNEY, Ruines, 1791, p. 112). Où commence la contrainte? Elle ne consiste pas seulement dans l'emploi direct de la violence; car la violence indirecte supprime tout aussi bien la liberté. Si l'engagement que j'ai arraché en menaçant quelqu'un de la mort, est moralement et légalement nul, comment serait-il valable si, pour l'obtenir, j'ai profité d'une situation (...) qui mettait autrui dans la nécessité de me céder ou de mourir? (DURKHEIM, Divis. trav., 1893, p. 376).
DR. CIVIL. Contrainte illicite exercée sur quelqu'un pour obtenir quelque chose avec son consentement. La violence est une cause de nullité du contrat (Code civil, 1804, art. 1113, p. 202).
DR. INTERNAT. Emploi de la force ou d'une contrainte menaçante exercée contre un État pour obtenir de lui un consentement, en rupture avec les principes du droit international. La manœuvre de dissuasion pourrait se jouer sur un clavier de violence plus étendu, mais la technique serait la même: menaces radicales, actions limitées destinées à prouver la détermination de faire plier l'adversaire et recherche constante du compromis (BEAUFRE, Dissuasion et strat., 1964, p. 78).
DR. PÉNAL. ,,Fait d'agir sans le consentement de la personne intéressée`` (CAP. 1936). Attentat à la pudeur avec violence (CAP. 1936).
b) POL. Usage de la force dans la contestation sociale, dans la répression des conflits. Anton. non-violence. Tantôt on emploie les termes force et violence en parlant des actes de l'autorité, tantôt en parlant des actes de révolte. (...) il faudrait réserver le terme violence pour la deuxième acception; nous dirions donc que la force a pour objet d'imposer l'organisation d'un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre. La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l'État par la violence (SOREL, Réflex. violence, 1908, p. 256).
2. P. méton., gén. au plur.
a) Acte(s) d'agression commis volontairement à l'encontre d'autrui, sur son corps ou sur ses biens. Violences sexuelles. Bien que le Duc eût interdit les violences contre les personnes, rien ne put arrêter la rudesse des Flamands: ils enfonçaient les portes des églises où s'étaient réfugiées les femmes; ils emportaient tout dans leurs tentes et sur leurs charrettes, emmenant même des enfans pour qu'on les rachetât (BARANTE, Hist. ducs Bourg., t. 3, 1821-24, p. 226). Rappart (...) était un individu sans éducation, violent, querelleur, ivrogne (...); il ne commettait que violences et cruautés (A. FRANCE, Pt Pierre, 1918, p. 75).
DR. PÉNAL. ,,Acte de rudesse volontairement commis aux dépens d'une personne`` (CAP. 1936).
Violences graves. ,,Violences envers les personnes dont l'importance est suffisante pour faire une vive impression sur un individu, qui, sous l'influence de ces violences, est amené à commettre, sans la liberté d'esprit nécessaire pour agir avec réflexion, un meurtre ou des coups et blessures sur la personne du provocateur`` (CAP. 1936). Violences légères. ,,Violences volontaires envers les personnes, considérées comme trop peu graves pour être assimilées aux coups et blessures`` (CAP. 1936).
b) POL. Ensemble des actions qui témoignent d'un conflit ouvert; émeute, guerre. M. de la Fayette ne supportait pas l'idée que l'on attribuât même les violences populaires à ce qu'on pouvait appeler une conspiration (STAËL, Consid. Révol. fr., t. 1, 1817, p. 277). Une manifestation formidable est en préparation à Shanghaï et à Pékin pour la commémoration des violences injustes exercées par les impérialistes étrangers et l'affirmation de la liberté chinoise (MALRAUX, Conquér., 1928, p. 19).
c) Ensemble d'actes, d'attitudes qui manifestent l'hostilité, l'agressivité entre des individus. Elle mit ses sabots et cria dans le vent:Ah! Dieu de Dieu! en voilà une morveuse qui peut se flatter de nous faire tourner en bourrique! Chanteau resta paisible. Il était accoutumé aux violences de cette fille (ZOLA, Joie de vivre, 1884, p. 808). Laure redoutait l'époque des vacances, préférant le couvent et son calme, car, si Pierre Malaussène supportait les violences de sa femme, Laure, qui, par maints côtés, n'était pas sans ressembler à sa mère, était toujours au bord de la rébellion (DANIEL-ROPS, Mort, 1934, p. 9).
En partic. Violences de langage, violences verbales. Excès de langage. M. Staempfli et ses collègues ont toujours été se tempérant, se calmant et tandis que M. Druey, de son côté, désavouait à demi ou expliquait ses violences de langage, le 1er juin finissait par arriver (GOBINEAU, Corresp. [avec Tocqueville], 1850, p. 142). Ses violences verbales s'accrurent. « J'étais libre et net. Je nettoierai cette glu. » La petite déesse insultée, le regarda (MALÈGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 63).
3. Expressions
Faire violence à qqn. Obtenir quelque chose de quelqu'un contre son gré, par la persuasion, la contrainte morale ou la force brutale. Il fallait lui faire violence pour lui faire prendre quelques aliments. Il voulait se laisser mourir de faim (PONSON DU TERR., Rocambole, t. 1, 1859, p. 700). Cette publicité (...) est certainement critiquable du point de vue de la morale dans toute la mesure où elle fait violence à la personnalité du consommateur (Univers écon. et soc., 1960, p. 12-6).
Faire violence à une femme (vieilli). Violer une femme. (Dict. XIXe et XXe s.).
Se faire violence. Agir, réagir en maîtrisant ses réactions spontanées. Son mari est-il présent (...), elle craint si elle est réservée, qu'il ne suppose qu'elle se fait violence pour ne pas faire connaître ses sentimens (SÉNAC DE MEILHAN, Émigré, 1797, p. 1805). Que de fois n'ai-je pas porté mon attention, mon étude sur telle fugue de Bach, par exemple, précisément parce que d'abord elle me rebutait; par besoin de me faire violence et guidé par cet obscur sentiment que ce qui nous contrarie (...) est aussi ce qui peut le mieux nous instruire (GIDE, Journal, 1928, p. 876).
Faire une douce violence à qqn. Presser quelqu'un de consentir à quelque chose qu'il refuse faiblement, ou pour se faire prier. Véronique à merveille s'entend à me faire cette douce violence: « Causer » (JOUHANDEAU, M. Godeau, 1926, p. 208). Iron. (Se faire) une douce violence. Accepter quelque chose avec plaisir après une résistance de principe. Et le Christ cède à cette douce violence, et s'il se fait prier, (...) c'est qu'il veut enseigner ainsi que tout ce qu'il accorde, il ne l'accorde que par l'entremise de sa Mère (HUYSMANS, Oblat, t. 1, 1903, p. 290).
Au fig. Faire violence à qqc. Forcer quelque chose. Je n'ai jamais fait violence à la liberté de personne et ne compte pas commencer ce soir (GREEN, Journal, 1934, p. 253). En partic. Faire violence à un texte, à une loi. Forcer le sens d'un texte, d'une loi. Synon. dénaturer, trahir. Que cette législation et cette prédication soient, dans la bible même, séparables d'une foi religieuse et d'une fidélité à une force surnaturelle, c'est ce qu'on ne peut admettre sans faire violence aux textes (WEILL, Judaïsme, 1931, p. 152).
Souffrir violence. Exiger beaucoup d'efforts. La liberté est comme le royaume de Dieu; elle souffre violence, et les violents la ravissent (LAMENNAIS, Paroles croyant, 1834, p. 179).
4. Disposition d'un être humain à exprimer brutalement ses sentiments; le comportement qui la manifeste. Synon. agressivité, fougue, emportement. Violence maladive, sauvage, terrible; accès, degré, scène de violence; attaquer, battre, jeter, saisir avec violence. Beaucoup de violence dans les enfants. Ils boxent avec fureur. Un enfant bat son chien, la sœur bat sa petite sœur qu'elle porte. Population mobile, violente, minée, mais non pas gaie comme la nôtre. Il y a ici une triste ivresse pour ceux qui n'y ajoutent pas celles des liqueurs fortes (MICHELET, Journal, 1834, p. 136).
— Comportement brutal, emporté d'une personne. Alors, il perdit la tête, il cria, secoué de colère contenue:Eh bien! allez en face! (...) Ce fut une stupeur. La violence du patron les avait tous saisis. Il restait lui-même effaré et tremblant de ce qu'il venait de dire (ZOLA, Bonh. dames, 1883, p. 609). Hormis sa folie antisémite, qui dénote, chez Joseph, une grande violence et le goût du sang, il est plutôt réservé sur toutes les autres choses de la vie (MIRBEAU, Journal femme ch., 1900, p. 172).
P. méton. Expression de la brutalité, d'un comportement brutal. L'art assyrien est d'une violence inouïe: ce ne sont que lions égorgés, combattant et mourant les muscles bandés, les crocs en bataille, les griffes ouvertes, têtes et mains coupées, flèches volantes, vautours sur les cadavres en lambeaux (Arts et litt., 1935, p. 64-18).
P. ext.
Force et rapidité. « (...)Si tu ne peux pas supporter la vérité, ne m'oblige pas à te la dire », dit Henri en repoussant sa chaise avec violence (BEAUVOIR, Mandarins, 1954, p. 262). Une portière ne doit pas être claquée avec violence pour fermer (CHAPELAIN, Techn. automob., 1956, p. 361).
♦ Manière forte, agressive, provocante d'exprimer, de traduire. Violence d'un style, du débat. Je regarde cela [des albums d'obscénités japonaises] en dehors de l'obscénité, qui y est et qui semble ne pas y être (...). La violence des lignes, l'imprévu de la conjonction, l'arrangement des accessoires (GONCOURT, Journal, 1863, p. 1334). Ce que New-York a de suprêmement beau, de vraiment unique, c'est sa violence. Elle l'ennoblit, elle l'excuse, elle fait oublier sa vulgarité (...). La violence de la ville est dans son rythme (MORAND, New-York, 1930, p. 275).
SYNT. Violence antisémite, aveugle, calculée, désespérée, insurrectionnelle, légale, populaire, prolétarienne, raciale, révolutionnaire, théorique; violence d'état; haine et violence; force et violence; l'injustice et la violence; emplis de la violence; exercer, supporter la violence; recourir à la violence.
B. — Intensité d'une conviction; puissance, force d'un sentiment, d'une pulsion. Synon. véhémence. Critiquer avec violence. L'idée de me trouver seul, sans appui, sans guide dans la vie me donnait des terreurs secrètes dont la violence serait difficile à exprimer (DELÉCLUZE, Journal, 1827, p. 466). Il s'était prononcé avec violence contre toute prolongation du service militaire (ARAGON, Beaux quart., 1936, p. 113).
Violence de. Caractère irréversible, insurmontable de. Violence de l'amour, du désir, de la douleur, du désespoir. Il connoît Malek Adhel, l'impétuosité de son courage et la violence de ses passions (COTTIN, Mathilde, t. 2, 1805, p. 173). Mon corps, à la fois objet pour autrui et sujet pour moi. La violence du plaisir sexuel ne suffirait pas à expliquer la place que tient la sexualité dans la vie humaine (MERLEAU-PONTY, Phénoménol. perception, 1945, p. 195).
C. — 1. Force excessive, brusque et impétueuse. Synon. fougue. Violence extraordinaire, inaccoutumée, naturelle, soudaine; grande violence; être d'une violence extrême; redoubler de violence. La fumée sortait avec violence par les deux fenêtres au-dessus de l'écurie, et le toit était couvert d'une fumée noire qui tourbillonnait (STENDHAL, Chartreuse, 1839, p. 68). L'île de Pantelleria (dont le nom semble inventé par Rabelais) est tombée hier soir après un bombardement d'une violence inouïe (GREEN, Journal, 1943, p. 45).
— [À propos d'un élément naturel] Violence de la tempête, du vent. En janvier, les froids revinrent avec violence. Puis la neige couvrit la terre (MAUPASS., Contes et nouv., t. 2, Prem. neige, 1883, p. 417). Il y en a une [une énergie du passé] (...) qui travaille encore avec une force à peine amortie, c'est l'érosion. Exaspérée par la violence du climat et le bas niveau de la vallée, elle s'exerce surtout sur le flanc que lui oppose le Massif central (VIDAL DE LA BL., Tabl. géogr. Fr., 1908, p. 272).
Violence de. Caractère puissant et brutal de. Violence du choc, du coup, de la crise. Scolastique recula, incertaine. Sous la violence des gifles, sa coiffe s'était déplacée (QUEFFÉLEC, Recteur, 1944, p. 61). On redoutait la violence de l'explosion produite par l'acétylène (TINARD, Automob., 1951, p. 362).
2. Caractère d'une matière qui produit un effet puissant, rapide et brutal. Violence d'un poison. Elle passait pour une effrontée courtisane, offrant son amour à tout venant. Mais malheur à qui l'écoutait! la violence de son parfum endormait ses amants sur son cœur, et pas un ne se réveillait (MURGER, Nuits hiver, 1861, p. 204).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1215 [ms. XIIIe-XIVe s.] « par la force » (Recueil d'actes, Tailliar, p. 50); spéc. 1446 « viol » violences de pucelles (J. MESCHINOT, Les Lunettes des princes, éd. Chr. Martineau-Genieys, 1446); 2. a) 1314 « action d'une force non contenue » (Chirurgie de Henri de Mondeville, éd. Ch. Bos, § 714: que les fassies puissent estre ostees sans violence); b) 1559 « acte brutal » (AMYOT, Pompée, 17 ds LITTRÉ); 3. a) 1538 faire violence à qqn « le contraindre à quelque chose en abusant de sa force » (EST., s.v. vis); 1637 se faire violance pour « se contenir » (N. PEIRESC, Lettres, t. 4, p. 161); b) p. ext. 1624 (J. DU LORENS, Premieres Satires, p. 24: faire violences aux lois de la nature); 1625 (G. NAUDÉ, Apologie pour grand hommes, p. 232: ne me semblent moins faire de violence à sa doctrine); 4. a) 1600 « force irrésistible et néfaste d'une chose » (OLIVIER DE SERRES, Théatre d'agriculture, p. 756); b) 1607 violence des vices (P. DE CHARRON, De la Sagesse, Trois livres, p. 278); c) 1609 « expression naturelle de l'expression brutale des sentiments » (BERTHELOT, Satires, p. 325: avec violence, l'orateur blasme l'insolence du courtisan). Empr. au lat. violentia « caractère violent, emporté », « force violence », dér. de violentus, v. violent. Fréq. abs. littér.:4 385. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 5 815, b) 4 731; XXe s.: a) 7 237, b) 6 798. Bbg. FAYE (J.-P.). Dict. pol. portatif en cinq mots. Paris, 1982, 274 p.

violence [vjɔlɑ̃s] n. f.
ÉTYM. 1215, « abus de la force »; lat. violentia, de violentus. → Violent.
1 a (1538). Faire violence à… : agir sur (qqn) ou faire agir (qqn) contre sa volonté, en employant la force ou l'intimidation. Forcer, obliger. || Se faire violence (→ Avancer, cit. 73), se dominer, se maîtriser. Contenir (se), contraindre (se), réprimer (ses désirs), vaincre (se). || L'extrême violence que chacun se fait (→ Contraindre, cit. 2). || J'ai dû me faire violence pour me taire.Par ext. || Faire violence à qqch., à un texte. Dénaturer, forcer. || Violence faite au droit d'autrui. Agression, attentat.
Vx. || Faire violence à une femme. 1. Violer.
b La violence. Force brutale pour soumettre qqn. Brutalité. || Acte, mouvement de violence. || La violence est la loi de la brute (→ Non-violence, cit.). || La domination de la violence (→ Fascisme, cit. 2). || La guerre (cit. 1) est un acte de violence. || Réprouver la violence. Non-violent. || Exercer la violence contre qqn (→ Liberté, cit. 19). || Conquérir par la violence (→ Par le fer [1. Fer, II., 3.] et le feu). || Extorquer, prendre par la violence. Arracher, usurper. || User de violence. || Se résoudre à employer la violence. Torture (→ En venir aux extrémités). || Recourir à la violence. || Par violence, avec violence. Force (de vive force). || Répondre à la violence par la violence. || Groupe qui agit dans la violence. Agitation, révolte, révolution (II., 2.). || Prendre le pouvoir par la violence. || Emploi de la violence. || L'escalade de la violence. || La violence et le crime. || Scène de violence dans un film. || « La violence a envahi les rues, il est même apparu une violence ludique pratiquée par les jeunes » (Sciences et Avenir, no 16, p. 6).Rôle de la violence dans l'histoire, dans la société. || Réflexions sur la violence, de Georges Sorel.
1 Plus fait douceur que violence.
La Fontaine, Fables, VI, 3.
2 Entre rois, entre peuples, entre particuliers, le plus fort se donne des droits sur le plus faible, et la même règle est suivie par les animaux et les êtres inanimés : de sorte que tout s'exécute dans l'univers par la violence (…)
Vauvenargues, Réflexions et maximes, 187.
3 Je reconnais que la violence, sous quelque forme qu'elle se manifeste, est un échec. Mais c'est un échec inévitable parce que nous sommes dans un univers de violence; et s'il est vrai que le recours à la violence contre la violence risque de la perpétuer, il est vrai que c'est l'unique moyen de la faire cesser.
Sartre, Situations II, p. 309.
3.1 Elle évita désormais de se mesurer à des adversaires mâles; mais en dépit de mes semonces, elle recourait à la violence quand elle était certaine d'avoir le dessus.
S. de Beauvoir, la Force de l'âge, p. 491.
3.2 Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c'est en vous qu'elle produit les remous. Elle vous démonte. Cette violence est un calme qui vous agite. On dit quelquefois : « Un gars qui a de la gueule ». Les traits délicats de Pilorge étaient d'une violence extrême. Leur délicatesse surtout était violente. Violence du dessin de la main unique de Stilitano, immobile, simplement posée sur la table, et qui rendait inquiétant et dangereux le repos.
Jean Genet, Journal du voleur, p. 14.
Dr. || La violence, cause de nullité d'une convention (Code civil, art. 110 et suivants). || « Il y a violence, lorsqu'elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable, et qu'elle peut lui inspirer la crainte d'exposer sa personne ou sa fortune à un mal considérable et présent » (Code civil, art. 1112). || Attentat à la pudeur avec violence.
2 (V. 1320). || Une, des violences. Acte par lequel s'exerce la violence (au sens 1.). || Violences physiques, sexuelles, morales. || Coups et violences. || Violences graves. Sévice. || « Violences rétrogrades, de représailles » (J. Romains). || Rêver de violences (→ Gendarme, cit. 6). || Commettre des violences sur qqn. Maltraiter, violenter. || L'enfant a subi des violences ( Maltraitance). || Les violences de l'oppression, de la tyrannie, du terrorisme. || Violences révolutionnaires. || Violences urbaines. || Lutter contre la violence en milieu scolaire.Violences verbales : excès de langage; insultes.
4 (…) vous ignorez la douce violence qu'un tendre amour fait sur nos cœurs (…)
Molière, l'Avare, I, 2.
5 Les violences qu'on se fait pour s'empêcher d'aimer sont souvent plus cruelles que les rigueurs de ce qu'on aime.
La Rochefoucauld, Maximes, 369.
(1668, faire une douce violence sur qqn). Loc. iron. Se faire une douce violence : accepter une chose avec plaisir après une feinte résistance. Céder, consentir.
3 Disposition naturelle à l'expression brutale des sentiments; cette expression. || Il devint injurieux, puis honteux de sa violence. Agressivité, colère, fureur, irascibilité (→ Répliquer, cit. 2). || Parler avec violence. Déchaîner (se), emporter (s'). || Violence verbale (→ Invective, cit. 4). || Allier la souplesse et la violence (→ Grossièreté, cit. 5). || Préconiser une façon de voir avec la dernière violence. || Réagir avec une incroyable violence (→ Autorité, cit. 21). 1. Fougue, passion, véhémence, virulence.
6 Pour vous donner une idée de sa violence, je vais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans un paroxysme de colère.
Balzac, Autre étude de femme, Pl., t. III, p. 239.
6.1 Puis, comme il avait la colère courte des débonnaires, et la violence poussive des faibles, il demeura debout entre les deux, haletant, épuisé, ne sachant plus ce qu'il devait faire.
Maupassant, Monsieur Parent, Pl., t. II, p. 599.
Caractère brutal (d'une action). || La violence d'un procédé (→ Humble, cit. 5). || Assister à une scène d'une extraordinaire violence (→ Exaspérer, cit. 13).
4 (1600). Force irrésistible, néfaste ou dangereuse (d'une chose). || La violence de l'ouragan (→ Grêlon, cit. 1); de la tempête, du mistral (→ Par, cit. 39), du vent qui emporte tout sur son passage. Fureur, furie, intensité (→ Déclarer, cit. 8). || Porte qui claque avec violence. || Mélange qui explose (cit. 2) avec une violence extrême. || Chose qui se rompt avec violence. Éclater. || Commotion d'une violence inouïe.Qui produit des effets brutaux. || La violence du venin (→ Gorgée, cit. 2). || La violence de ses maux de tête.(Dans l'ordre psychologique). || La violence d'un sentiment, d'une passion (→ Endormir, cit. 36). Déchaînement, intensité, virulence, vivacité. || La violence du désir, du désespoir. Ardeur, frénésie, impétuosité.
7 Hé bien ! de leur amour tu vois la violence,
Narcisse : elle a paru jusque dans son silence.
Racine, Britannicus, II, 8.
8 (…) et son amour pour Albert devint alors une passion dont la violence s'accrut de toute la force de sa jeunesse, des ennuis de sa solitude et de l'énergie secrète de son caractère.
Balzac, Albert Savarus, Pl., t. I, p. 815.
CONTR. Calme, douceur, mesure, paix.
COMP. et CONTR. Non-violence.

Encyclopédie Universelle. 2012.