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ÉNONCIATION
ÉNONCIATION

La prise en considération systématique de l’énonciation n’est devenue habituelle que depuis les années 1960, à l’intérieur de la linguistique dite moderne ou scientifique. Bien qu’on puisse déjà observer cette attitude dans divers ouvrages de Charles Bally ou d’Henri Frei, sa popularité date des Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste (1966), dont la section V porte le titre significatif: «L’Homme dans la langue». L’originalité d’une telle décision apparaît dès qu’on la confronte à la doctrine de Ferdinand de Saussure.

Distinguant, du point de vue méthodologique, le domaine des faits qui constitue le champ d’observation de la linguistique et le système théorique construit par le linguiste pour en rendre compte, Saussure appelle l’observable «parole», et le système «langue». En choisissant le mot «parole», souvent explicité par «usage», pour désigner le domaine des faits, il suggère par contraste que l’objet théorique ne doit contenir aucune allusion à l’acte de parler. D’où l’idée que cet objet (= la langue) consiste en un code, entendu comme une correspondance entre la réalité phonique et la réalité psychique qu’elle exprime et communique. Si l’objet scientifique «langue» peut remplir sa fonction méthodologique et permettre, au moins partiellement, d’expliquer l’activité linguistique, considérée comme fait, ce serait donc dans la mesure où celle-ci serait la mise en œuvre, l’utilisation de ce code. Mais la langue elle-même, le code, ne contiendrait aucune allusion à l’usage, pas plus qu’un instrument ne fait référence à ses divers emplois.

C’est une démarche inverse qui caractérise la linguistique de l’énonciation. Même si on maintient la distinction méthodologique entre l’observable – constitué par les pratiques langagières – et l’objet théorique construit pour l’expliquer – objet que l’on peut continuer à appeler «langue» –, on pense que cet objet comporte, de façon constitutive, des indications relatives à l’acte de parler. Il contiendrait une description générale et une classification des différentes situations de discours possibles, ainsi que des instructions concernant le comportement linguistique, c’est-à-dire la spécification de certains types d’influence que l’on peut exercer en parlant, et de certains rôles que l’on peut se donner à soi-même et imposer aux autres. Une linguistique de l’énonciation pose que nombre de formes grammaticales, de mots du lexique, de tournures, de constructions ont pour caractéristique régulière le fait qu’en les employant on instaure ou on contribue à instaurer, entre les interlocuteurs, des relations spécifiques. Si la langue peut encore être considérée comme un code, ce n’est plus au sens où le code sert à noter des contenus de pensée, mais au sens où on parle d’un code de politesse, vu comme un répertoire de comportements sociaux.

Terminologie

Dire qu’une suite linguistique produite par un locuteur constitue un énoncé , c’est dire d’abord que celui-ci s’est présenté, en la produisant, comme ayant eu pour but de dire ce qui est dit en elle. Supposons que quelqu’un pose la question: «Est-ce que Pierre est venu pour voir Jean?» Le nom Pierre ne constitue pas, ici, un énoncé à lui tout seul: le locuteur n’acceptera pas de se justifier d’avoir prononcé ce mot. S’il l’a prononcé, dira-t-il, c’est afin de poser la question qu’il a posée, et c’est seulement sur la légitimité ou la pertinence de cette question, prise comme un tout, qu’il se déclarera engagé. Le segment: «Est-ce que Pierre est venu», considéré à l’intérieur de la suite précédente, ne constitue pas davantage un énoncé: l’objet avoué de la parole n’était pas de s’enquérir de la venue de Pierre, mais de l’intention qui a motivé sa venue. Il faut donc prendre la totalité de la suite pour constituer un énoncé. À cette première condition, qui fixe pour l’énoncé une étendue minimale, il s’en ajoute une seconde, qui détermine un maximum. Si, à l’intérieur d’une suite, on peut déterminer une succession de deux segments sur chacun desquels le locuteur prétend engager sa responsabilité, on dira que cette suite constitue non pas un, mais deux énoncés. Il en serait ainsi, par exemple, si la question avait été: «Est-ce que Pierre est venu? Et est-ce pour voir Jean?»

Tel qu’il vient d’être caractérisé, l’énoncé est une suite effectivement réalisée, c’est-à-dire une occurrence particulière d’entités linguistiques. Supposons qu’un locuteur différent de celui imaginé plus haut, et parlant donc en un autre point de l’espace et du temps, pose, terme pour terme, la même question; on dira alors qu’il s’agit d’un autre énoncé. Décider que deux énoncés sont des réalisations de la même phrase , c’est supposer qu’ils mettent en œuvre tous les deux la même structure linguistique. D’où il résulte que cette décision dépend de ce qu’on entend par «structure linguistique». Si on se représente celle-ci comme une succession linéaire de mots, il sera nécessaire et suffisant que les deux énoncés soient composés des mêmes mots alignés dans le même ordre. Mais il en sera autrement si on introduit dans la notion de structure des relations plus complexes: on peut imaginer que la même suite de mots corresponde à des organisations très différentes, donc à des phrases différentes, et que des suites différentes manifestent la même organisation, donc la même phrase. Ainsi, il n’y a rien d’absurde (ni d’ailleurs d’évident) à dire que l’énoncé: «Est-ce que Pierre est venu pour ça?» employé dans un contexte où «pour ça» signifie «pour voir Jean», réalise la même phrase que l’énoncé pris plus haut pour exemple. D’où on conclura que les phrases, entités abstraites, n’appartiennent pas à l’observable, au donné, mais qu’elles sont éléments de l’objet théorique construit afin de rendre compte du donné (en termes saussuriens, elles relèvent de la langue).

De l’énoncé et de la phrase il faut encore distinguer l’énonciation . C’est l’événement historique que constitue, par elle-même, l’apparition d’un énoncé. En d’autres termes, c’est le fait qu’une phrase ait été réalisée. La différence entre énoncé et énonciation se remarque dès qu’on réfléchit à l’ambiguïté d’une expression comme: «Sa lettre m’a étonné.» Est-ce le texte même de la lettre que j’ai trouvé étonnant, les énoncés dont elle est composée, et qui contenaient des indications surprenantes? Ou bien ai-je été étonné par le fait que cette lettre, telle qu’elle est, m’ait été écrite, soit que son auteur, d’habitude, ne m’écrive pas, ou qu’il m’envoie des lettres d’une autre nature? Dans les deux derniers cas, c’est l’énonciation qui m’a surpris, et non l’énoncé. Ainsi comprise, comme surgissement d’un énoncé, l’énonciation ne doit pas être confondue avec l’activité linguistique, c’est-à-dire avec l’ensemble de mouvements articulatoires, de processus intellectuels, de calculs de fins et de moyens, qui a amené le locuteur à produire son énoncé. Alors que cette activité, étudiée par la psycholinguistique, est préalable à l’énoncé, l’énonciation en est contemporaine: elle est l’existence même de l’énoncé. (Il sera montré plus loin que la linguistique, si elle veut rendre compte du sens des énoncés, ne peut pas ignorer l’énonciation.)

Projetée dans le domaine sémantique, la distinction de l’énoncé et de la phrase a pour corollaire une distinction entre la valeur sémantique attribuée à l’énoncé (nous l’appellerons, arbitrairement, sens ) et celle de la phrase (nous l’appellerons signification ). Leur différence est d’abord méthodologique. Certes l’une et l’autre ne peuvent être déterminées que moyennant des hypothèses. Mais le sens, corrélat de l’énoncé, appartient à l’observable, et fonctionne, pour le linguiste, comme donné, comme fait à expliquer. La signification, au contraire, tout comme la phrase, est postulée à titre d’instrument explicatif du sens de l’énoncé, et sa seule justification possible est dans la façon dont elle aide à rendre compte de ce sens. Que le sens et la signification soient aussi différents du point de vue de leurs contenus respectifs, cela devient évident dès qu’on a remarqué l’impossibilité de prévoir le sens de l’énoncé si on connaît uniquement la phrase utilisée. Supposons qu’un locuteur énonce: «Même Jean est venu.» Le sens de son énoncé comporte l’indication que la venue de Jean est un indice plus fort que d’autres d’une certaine conclusion (ces autres indices et cette conclusion étant spécifiés par la situation de discours). Or il est évident que la phrase elle-même ne permet pas à elle seule de les connaître. On voit en outre que la différence entre sens et signification tient à la nature même, et non à la seule quantité, des indications véhiculées. Ce que la phrase apporte, ce sont des instructions pour la compréhension de l’énoncé. Ainsi, dans notre exemple, la phrase ne dit pas seulement que la venue de Pierre est un indice de quelque chose – ce qui est a priori évident –; elle dit que le locuteur fait allusion à une conclusion particulière , et que l’interprétant doit, pour comprendre, deviner cette conclusion. Le sens n’est pas égal à la signification additionnée de notations supplémentaires, car la signification donne seulement des consignes à partir desquelles on doit reconstruire le sens. (Ce qui précède amène à refuser la notion habituelle de sens littéral, si on entend par là une portion du sens de l’énoncé, qui serait déjà lisible dans la phrase. En fait, ce que dit la phrase est fondamentalement hétérogène à ce que dit l’énoncé. On ne saurait communiquer avec des phrases, car leur signification consiste surtout en instructions pour déterminer la valeur sémantique de l’énoncé: cette dernière seule peut être l’objet d’une communication.)

Une autre distinction préalable à l’étude de l’énonciation est celle de l’allocutaire et de l’auditeur , bien que les deux notions soient souvent confondues et prises comme de simples variantes de la notion générale de récepteur. Sont auditeurs d’un énoncé tous ceux qui se trouvent l’entendre ou, en un sens plus restrictif du terme, l’écouter. Il n’est donc pas nécessaire de comprendre un énoncé pour savoir qui en est auditeur: il suffit de connaître l’environnement dans lequel il est produit. Les allocutaires, en revanche, sont les personnes à qui le locuteur déclare s’adresser. Il s’agit donc d’un rôle qu’il confère à tel ou tel par son discours même, de sorte que la simple connaissance de l’environnement ne suffit pas à les déterminer: leur détermination fait partie de la compréhension du discours. L’allocutaire choisi peut même, dans des cas extrêmes, ne pas être un auditeur; ainsi, on dira que Fabricius est allocutaire de Rousseau (Ô Fabricius! qu’eût pensé votre grande âme ?... ) sans avoir besoin de le compter parmi ses auditeurs (en l’occurrence, ses lecteurs) réels ou virtuels. Inversement – et le cas est, cette fois, banal –, certains auditeurs peuvent n’être pas allocutaires. Dans Les Femmes savantes (acte II, scène VII), Chrysale prend soin de s’adresser, lorsqu’il critique les prétentions scientifiques des femmes, à sa seule sœur Bélise, dont il ne craint rien: en maintenant sa redoutable femme, Philaminte, dans le statut d’auditrice, il peut laisser entendre qu’elle n’est pas visée par les critiques. De même, si un enfant veut «mettre son grain de sel» dans la conversation que ses parents tiennent entre eux, mais devant lui, ceux-ci peuvent le «remettre à sa place» en lui faisant remarquer: «On ne te parle pas.» Dénier à l’enfant le rôle d’allocutaire, cela permet de lui refuser le droit de réponse, et donc de parole, généralement lié à ce rôle.

La distinction qui précède est utile à la fois pour l’étude de la langue et pour celle de la littérature. La plupart – au moins – des langues utilisent en effet des marques spéciales pour désigner la fonction d’allocutaire. C’est le cas, en français, du pronom tu . Si A s’adresse à B devant C, il désigne B par un tu et C par un il – ce il pouvant d’ailleurs, dans ce cas, être senti comme agressif, dans la mesure où il exclut C de la communauté constituée par la parole. C’est le cas aussi de la préposition à (par opposition à devant et à pour ) dans l’expression «X parle à Y». Et c’est encore l’allocutaire qui dénote la fonction grammaticale «vocatif», celle de Pierre et de salaud dans «Pierre, qu’est-ce qu’il y a?» et «Salaud, où sont mes pantoufles?» (le syntagme le salaud , pure exclamation, n’aurait pas forcément la même fonction). La théorie littéraire, par ailleurs, se doit de décrire les procédés employés par l’auteur pour transformer le lecteur d’un livre ou le spectateur d’une pièce de théâtre en allocutaire, en les interpellant directement – ou bien pour marquer au contraire qu’il ne veut pas leur donner ce rôle, en s’adressant à quelqu’un d’autre.

Deux couples de notions – au moins – sont encore indispensables: l’opposition de l’énonciateur et du locuteur , et celle, parallèle, du destinataire et de l’allocutaire . Leur nécessité est liée à la possibilité permanente offerte par le langage, et sans cesse exploitée dans le discours, de «donner la parole» à des personnes autres que celle qui parle, c’est-à-dire autres que celle qui produit effectivement l’énoncé, et à qui on réservera le nom de locuteur. Supposons que A, locuteur, adresse à B, allocutaire, un énoncé E. On appellera «énonciateur» la personne à qui A attribue la responsabilité de ce qui est dit en E, et «destinataire» celle à qui est dit, selon lui, ce qui est dit en E. Dans le cas (le plus simple, mais non le plus fréquent) d’un discours non distancié, l’énonciateur est le locuteur, et le destinataire est l’allocutaire. En revanche, lorsque ce qui est dit est cité, l’énonciateur peut être soit l’allocutaire, soit un tiers, et le destinataire peut être soit le locuteur, soit encore un tiers.

Quelques exemples. Il arrive qu’un locuteur pose lui-même les questions auxquelles il a envie ou se croit obligé de répondre. Ainsi, des psychologues ont remarqué la tendance de certains enfants, voulant faire savoir à leurs parents qu’ils ont accompli quelque action vertueuse, à «faire comme si» les parents demandaient de la raconter. Un enfant, au moment de passer à table: «Qu’est-ce que je faisais tout à l’heure, maman? Je me lavais les mains.» La mère est l’allocutaire de l’énoncé interrogatif, comme en témoigne le vocatif maman , et l’enfant en est le locuteur, puisque c’est à lui que renvoie le je . Mais il représente sa mère comme lui posant la question: «Qu’est-ce que tu faisais?» L’allocutaire est donc, dans le discours de l’enfant, énonciatrice du premier énoncé, et l’enfant, locuteur, en est le destinataire. La même répartition des rôles permet de décrire un discours où A, ayant l’impression que B s’étonne de sa présence, lui dit: «Pourquoi je suis là? Parce que ça me fait plaisir.» Le locuteur de la question en est destinataire, et l’allocutaire en est l’énonciateur. Même procédé dans le discours universitaire. Pour annoncer les principales parties de son développement, l’auteur pose une série de questions, c’est-à-dire qu’il se les fait poser par un lecteur intéressé – donc fictif – qui accède ainsi au statut d’énonciateur. Bien significatif est d’ailleurs, à ce point de vue, le double sens du mot question : on traite une question – considérée comme thème du discours – mais aussi on la pose – considérée comme interrogation. Mais le thème dont quelqu’un parle est-il autre chose que l’interrogation imaginaire d’un allocutaire ou auditeur transformé en énonciateur?

La négation fournit un autre exemple du même phénomène – plus paradoxal dans la mesure où les discours des différents interlocuteurs y sont davantage enchevêtrés. Des raisons diverses incitent à comprendre de nombreux énoncés négatifs comme réfutations des énoncés affirmatifs correspondants, prêtés à un énonciateur fictif. C’est le cas des structures rectificatives comme: «Il n’est pas français, mais belge.» L’observation de leurs conditions d’emploi montre qu’il faut, pour les utiliser, imaginer quelqu’un qui aurait affirmé ce que soi-même on nie. L’énoncé pris en exemple constitue ainsi une sorte de dialogue cristallisé où un énonciateur différent du locuteur affirme que quelqu’un est français, et où un second énonciateur (assimilable cette fois au locuteur) le contredit et le corrige. Cette interprétation s’impose encore plus si la rectification est introduite par au contraire : «Jean n’est pas en voyage; au contraire, il m’a dit qu’il ne bougerait pas de la semaine.» Le second énoncé se présente comme étant contraire à quelque chose; mais à quoi? Non pas au contenu global du premier – qui est en fait corroboré. S’il y a contrariété, c’est avec l’affirmation niée dans le premier, et qui garde donc une sorte de présence malgré la négation dont elle est l’objet. Là encore les faits s’expliquent bien si on décrit l’énoncé négatif comme contenant à la fois une affirmation, dont l’énonciateur est soit l’allocutaire, soit un tiers, et par ailleurs un «Non!» répliqué par le locuteur-énonciateur.

Linguistiquement motivée, l’idée qu’une affirmation est sous-jacente à l’énoncé négatif est, de plus, psychologiquement éclairante. Pour le reconnaître, il n’est pas besoin de soutenir, avec Freud, que cette affirmation constitue la vérité de l’énoncé, qu’elle exprime le désir inconscient, et que la négation est seulement une formalité superficielle imposée par la censure pour laisser passer l’affirmation. Il suffit de chercher à expliquer, même en s’en tenant à la surface, la façon dont les énoncés s’enchaînent dans le discours. On verra souvent la négation non-A suivre un développement qui, en vertu de certains principes de «bon sens», pourrait amener la conclusion A. Dans la première Églogue de Virgile, Mélibée, ayant comparé son sort lamentable à la prospérité de son ami Tityre, ajoute: «Non equidem invideo» («Je ne suis en rien jaloux»). Pour donner au discours de Mélibée une cohérence interne, il faut admettre que la négation, ici, réfute la conclusion: «Tu es sans doute jaloux», prêtée par Mélibée à son allocutaire Tityre.

Les exemples précédents montrent que la possibilité de faire parler autrui à l’intérieur de son propre discours déborde le champ de ce qu’on appelle d’habitude «discours rapporté». Mais elle ne recouvre pas tout ce champ. Supposons en effet qu’un locuteur A veuille renseigner son allocutaire sur les paroles prononcées par B. A dira, au style direct: «B a dit: le chômage a diminué », ou, au style indirect lié: «B a dit que le chômage avait diminué.» Ni dans un cas, ni dans l’autre B ne joue, à l’intérieur du discours de A, le rôle d’énonciateur. La seule affirmation faite a pour thème les paroles antérieures de B; de cette affirmation A est l’énonciateur: il s’en présente comme le responsable autant que s’il s’agissait d’une affirmation sur les goûts ou les chaussettes de B. Imaginons maintenant que A dise: «La politique du gouvernement commence à porter ses fruits: selon B, le chômage aurait diminué.» Ici le thème du discours n’est plus la parole de B (car on ne peut rien conclure de cette parole, qui peut être fausse), mais bien la situation économique. A se réfère à la diminution du chômage, et il en conclut au succès du gouvernement. Simplement il ne veut pas prendre à son compte l’affirmation que le chômage a diminué, et il la fait énoncer par B. Il s’agit d’un discours sur la réalité, non sur la parole, mais d’un discours où la parole est donnée à un énonciateur différent du locuteur.

C’est dans ces conditions seulement que le discours rapporté implique un changement d’énonciateur, et fait apparaître une pluralité de voix différentes, supportées par un unique locuteur. Le trait caractéristique de cette situation est que le but avoué de la parole n’est pas de rapporter des mots; le rapport des mots est intégré à un discours sur les choses. Le recours à l’autorité, l’ironie, la concession sont des figures particulièrement fréquentes de ce procédé. L’autorité: un «comme dit Platon» ou un «tout le monde sait que...», intercalés dans l’exposé d’un argument, permettent de conclure à partir de cet argument sans avoir à démontrer sa vérité – puisqu’on ne l’énonce pas soi-même, mais qu’on le fait énoncer par Platon ou par «tout le monde». L’ironie opère de la même façon, mais en sens inverse. Pour montrer la fausseté d’une thèse, on utilise en sa faveur des arguments absurdes, prêtés aux défenseurs de cette thèse, et l’absurdité de leur parole est censée faire apparaître celle de la thèse. La concession entre encore dans le même schéma. L’énoncé concessif, introduit par bien que ou suivi par mais , est souvent celui d’un adversaire, réel ou fictif, à qui on donne la parole, et à qui on permet même, pour un instant, d’argumenter dans un sens opposé à celui dans lequel on veut conclure. Selon une stratégie essentielle au libéralisme, on peut alors présenter le droit de parole reconnu à l’autre comme renforçant la conclusion par laquelle on va s’opposer à lui, d’autant plus «objective», semble-t-il, qu’elle n’a pas craint d’envisager le point de vue de l’adversaire. Si tous ces rapports intersubjectifs peuvent se réaliser dans l’activité linguistique, c’est que l’énonciation ne se confond pas avec la simple émission de paroles, le locuteur pouvant céder à l’allocutaire ou à un tiers la place d’énonciateur, et prendre celle de destinataire.

Le sens de l’énoncé comme description de l’énonciation

Vue à travers la terminologie qui vient d’être proposée, la notion d’ énonciation est utile à la fois pour décrire le sens des énoncés (considéré comme le fait, le donné, à expliquer) et pour établir la signification des phrases (i. e. l’objet au moyen duquel le linguiste explique le sens). En ce qui concerne le premier point, on peut définir le sens d’un énoncé (mais ce n’est évidemment pas la seule définition possible) comme une description de son énonciation: ce serait une sorte d’image construite par le locuteur pour l’allocutaire, dans laquelle il caractérise le fait historique que constitue l’apparition de l’énoncé.

Au centre de cette définition il y a l’idée que le locuteur, même dans les énoncés en apparence les plus «objectifs», parle de l’énonciation. Historiquement, une telle thèse doit être reliée aux recherches de Benveniste sur les pronoms (Problèmes de linguistique générale , I, chap. XX), même si elle amène finalement à les mettre en doute.

Benveniste s’appuie sur le fait bien connu que les pronoms de première et de deuxième personne servent à désigner, respectivement, l’être qui est en train de parler et celui à qui on est en train de parler. D’où il résulte qu’en employant un tel pronom on fait toujours allusion à sa propre parole, à l’instance de discours à l’intérieur de laquelle on l’emploie. Le moment difficile du raisonnement de Benveniste est celui où, à partir de ce fait, et compte tenu qu’il existe des pronoms de première et de deuxième personne dans toutes les langues connues, il conclut que l’allusion à l’instance de discours est un trait essentiel , fondamental , de la parole humaine. Conclusion qui n’a aucune nécessité si on entend par «trait essentiel» un trait rendu nécessaire par les contenus que cette parole communique. On peut toujours répondre en effet que le recours à je et à tu pour la désignation d’êtres particuliers est un simple procédé, dont l’universalité s’explique uniquement par son caractère économique. Afin de montrer cela, il suffit d’imaginer une langue sans je et sans tu , et d’y traduire toutes les informations qui s’énoncent à l’aide de je et de tu . Pour dire: «Je suis triste», Dupont dirait: «Dupont est triste», et pour dire: «Je m’appelle Dupont», il dirait: «La personne présente en tel endroit à tel moment s’appelle Dupont.» Si donc on veut soutenir la conclusion de Benveniste, selon laquelle l’allusion à l’instance de discours est essentielle à la parole, il faut la dissocier de son argumentation, et ne pas s’appuyer sur la fonction référentielle de mots particuliers (pronoms personnels ou déictiques comme ici et maintenant ), car les mêmes références peuvent toujours, à la rigueur, être faites sans ces mots. Plus généralement, si l’allusion à l’énonciation est constitutive du sens d’un énoncé, ce n’est pas parce que ce sens comporterait des indications impossibles à communiquer autrement que par rapport à la situation dans laquelle on parle. Pour défendre la thèse de Benveniste, il faut soutenir que le sens lui-même consiste en une description de l’énonciation: l’allusion qu’il fait à celle-ci tient donc à ce qu’il parle d’elle, et, dans cette mesure, ne relève pas d’un procédé, mais d’une nécessité.

On trouvera un premier argument dans la considération de ce que les philosophes du langage, à la suite de J. L. Austin, appellent «actes illocutionnaires». Parmi les actes que l’on peut chercher à accomplir en produisant un énoncé, Austin sépare les actes illocutionnaires (interroger, affirmer, ordonner, promettre...) et les actes perlocutionnaires (consoler, embarrasser, faire croire...). Les premiers se distinguent par cette caractéristique fondamentale qu’un énonciateur ne peut pas les accomplir sans essayer de faire savoir au destinataire qu’il les accomplit. Alors qu’on peut consoler quelqu’un en lui cachant qu’on le console, on ne saurait l’interroger ou lui donner un ordre sans chercher en même temps à ce qu’il se sache l’objet d’une interrogation ou d’un ordre. Le caractère essentiellement «ouvert» de ces actes, leur rapport nécessaire à leur propre communication rendent difficile de ne pas les considérer comme partie intégrante du sens des énoncés au moyen desquels on les fait.

Or il se trouve que l’accomplissement d’un acte illocutionnaire – c’est une deuxième caractéristique – contient nécessairement une qualification de l’énonciation. Donner un ordre, c’est d’une part prétendre que le destinataire est obligé d’effectuer une certaine action, et, d’autre part, prétendre qu’il y est obligé à la suite de l’énonciation véhiculant cet ordre. En ordonnant à quelqu’un de venir, l’énonciateur attribue à sa propre parole le pouvoir de créer à son destinataire une obligation qu’il n’avait pas auparavant. Il en est de même pour la question. Poser à quelqu’un la question: «Qu’as-tu fait?», c’est caractériser l’événement même constitué par la production de ces mots comme obligeant le destinataire à un certain type de comportement linguistique (en l’occurrence, dire ce qu’il a fait). Ces deux exemples montrent ce qu’implique l’hypothèse, difficilement évitable, selon laquelle il appartient au sens d’un énoncé d’être un ordre, une question, etc. Elle implique que l’on tienne pour une partie intégrante de ce sens une qualification de l’événement constitué par l’apparition de l’énoncé: cet événement est décrit comme créateur d’obligations, c’est-à-dire comme produisant une transformation juridique de la situation des interlocuteurs.

Pour voir comment la qualification de l’énonciation est constitutive du sens, on peut également considérer ce que J.-C. Anscombre et O. Ducrot appellent «argumentation». Un grand nombre d’énoncés ne peuvent se comprendre que si on reconnaît chez l’énonciateur l’intention ouverte d’amener son destinataire à un certain type de conclusions. Comparons par exemple un énoncé de (1): «Pierre a peu mangé» et un énoncé de (2): «Pierre a un peu mangé.» Ils ne se distinguent pas par les informations qu’ils donnent. La seule possibilité, pour les opposer, est de noter qu’ils ne peuvent pas être présentés en faveur de la même conclusion. Un énonciateur qui utiliserait le premier avec l’intention affichée d’inciter son destinataire à faire déjeuner Pierre considérerait au contraire le second comme incitant à ne pas l’inviter, de sorte qu’il devrait, s’il voulait à la fois employer (2) et suggérer ouvertement une invitation, recourir à un mais : «Pierre a un peu mangé, mais invite-le pourtant.» Si donc on admet qu’un énoncé de (1) et un énoncé de (2), produits dans la même situation, ont des sens différents, il semble difficile de ne pas considérer l’intention argumentative comme constitutive du sens.

Pour qu’une telle conclusion puisse servir la thèse, ici défendue, selon laquelle le sens est qualification de l’énonciation, il faut maintenant préciser que l’intention argumentative en question n’est pas forcément celle qui dirige réellement l’énonciation: c’est celle qui est donnée , présentée comme la dirigeant. Car il est bien possible d’employer (1) et (2) avec le même objectif, par exemple pour obtenir que l’allocutaire (dont nous supposerons qu’on l’a identifié avec le destinataire), apitoyé par le fait que Pierre n’a pas beaucoup mangé, l’invite à déjeuner. Mais l’emploi de (2) relève, dans ce cas, de la manœuvre, de la manipulation, le but effectivement visé étant opposé à celui qu’on prétend viser: avec (2), on «fait semblant» de ne pas chercher l’invitation. Ce qui distingue (1) et (2), c’est donc, et c’est seulement, l’objectif argumentatif attribué à l’énonciation. Selon qu’on recourt à l’un ou à l’autre, on décrit l’énonciation comme destinée à exercer des influences opposées. Ce qui amène à conclure qu’un énoncé argumentatif (et la plupart le sont) parle de sa propre énonciation, en disant quel effet elle cherche à induire.

Quelques mots d’un troisième type de phénomène où se révèle encore comment le sens qualifie l’événement constitué par l’énonciation. On peut montrer qu’un grand nombre de nos énoncés construisent implicitement une représentation des personnages primaires de l’énonciation, le locuteur et l’allocutaire. C’est ce qui se passe, par exemple, en ce qui concerne l’allocutaire, chaque fois que lui est donné le rôle d’énonciateur, chaque fois qu’on le fait parler. Ainsi, si on admet que les énoncés négatifs posent un énonciateur qui asserte ce qui est nié, si par ailleurs on admet que souvent cet énonciateur est identifié avec l’allocutaire, on doit conclure que, dans ces cas, le sens de l’énoncé contient une image de l’allocutaire, présenté comme un homme susceptible d’affirmer ce que le locuteur nie. L’utilisation d’une conjonction comme puisque a un effet semblable. En disant A puisque B , on pose un énonciateur qui fait l’acte illocutoire indiqué par A, et qui s’appuie, pour cela, sur le fait que son destinataire a lui-même affirmé, ou est prêt à le faire, la proposition affirmée en B. Un énoncé: «Sors, puisqu’il fait beau» présente ainsi un énonciateur conseillant au destinataire de sortir, et fondant cet ordre sur le fait que le destinataire a prétendu, ou reconnu, qu’il fait beau, proposition que l’énonciateur peut d’ailleurs ne pas prendre à son propre compte. (Noter qu’il en irait autrement en remplaçant puisque par car : le beau temps apparaîtrait alors comme annoncé à un destinataire qui, lui-même, en doute, ou n’y a pas pensé.) Par suite, dans le cas d’un discours non distancié, où on identifie, d’une part, locuteur et énonciateur, d’autre part, allocutaire et destinataire, l’utilisation de puisque implique une certaine représentation des dires et croyances de la personne à qui on s’adresse (allocutaire).

On remarquera que cette représentation de l’autre et, d’une façon plus générale, que l’image de l’énonciation véhiculée dans le sens de l’énoncé ne sont pas à proprement parler affirmées, mais plutôt jouées (au sens où l’acteur d’une pièce de théâtre n’affirme pas les faits représentés dans cette pièce, mais les joue, c’est-à-dire qu’il leur donne réalité par sa présence elle-même). Si donc on admet la conception du sens qui vient d’être présentée, la notion d’affirmation ou d’assertion ne peut pas servir à définir le rapport entre un énoncé et son sens. L’énoncé ne doit pas être considéré comme un moyen pour asserter la vérité d’un certain sens: il faut dire plutôt qu’il manifeste ce sens. Quant à l’affirmation, elle devient, dans cette perspective, intérieure au sens. Elle constitue un acte illocutionnaire parmi d’autres, c’est-à-dire une qualification de l’énonciation – celle-ci étant présentée comme créant au destinataire une obligation de croire. Mais le sens lui-même, c’est-à-dire le fait que l’énonciation soit – entre autres choses, et éventuellement – assertion de telle ou telle idée, ce sens n’est pas lui-même asserté: il est montré par l’énoncé.

L’inscription de l’énonciation dans la langue

La linguistique – on vient de le montrer – doit tenir compte de l’énonciation dans la mesure où elle a à donner le moyen de représenter le sens des énoncés. Mais elle doit aussi permettre d’expliquer ce sens, en se fondant sur la signification des phrases et sur les circonstances de la parole. Or il y a des raisons d’admettre également dans cet ensemble d’instructions qui constitue la signification des phrases des allusions à leur énonciation virtuelle – ce qu’on peut exprimer en disant que l’énonciation est prise en compte par la langue.

Un premier exemple sera fourni par l’étude des adverbes. On sait que certains adverbes ou locutions adverbiales peuvent, à l’exclusion d’autres, porter, lorsqu’ils apparaissent dans un énoncé, sur un acte illocutionnaire accompli avec cet énoncé. C’est ce qui se passe notamment si on place en tête d’une phrase des locutions comme sincèrement , à tout hasard , en toute impartialité , confidentiellement , bref . En ajoutant une de ces expressions devant: Ce restaurant est excellent , on ne caractérise pas le fait que le restaurant est excellent, mais l’affirmation qu’on fait de cette excellence, affirmation qui est dite sincère, impromptue, impartiale, confidentielle, ou présentée comme un résumé.

De tels emplois adverbiaux participent à cette qualification de l’énonciation déjà impliquée (cf. supra ) par l’accomplissement d’actes illocutionnaires comme l’affirmation. Or il faut remarquer par ailleurs que toute locution adverbiale n’est pas susceptible de cette fonction – même si elle est sémantiquement très proche des précédentes. Celles-ci ne peuvent pas être remplacées, par exemple, dans le rôle que nous leur avons donné, par avec sincérité , par hasard , d’une façon impartiale , mystérieusement , brièvement . D’où on conclura que la possibilité d’un emploi énonciatif des adverbes n’est pas surajoutée à la langue, mais est déjà prévue dans son organisation grammaticale interne. Même en donnant au mot «langue» son sens le plus étroit, on est donc obligé, pour la décrire, de décrire certains de ses éléments comme des prédicats potentiels de l’énonciation.

On est conduit à la même conclusion quand on considère l’existence dans de nombreuses langues (peut-être toutes) de mécanismes exclamatifs. Il peut s’agir de tournures syntaxiques, celles par exemple qui permettent de donner à l’affirmation que X est très gentil une allure «subjective» ou «expressive» en la formulant comme: «Ce que X est gentil! », «X est d’une gentillesse! », «X est si gentil! »... Comment décrire l’effet sémantique de telles tournures? Il est sûr qu’elles ne servent pas à indiquer un «degré de gentillesse» qui serait différent de celui marqué par très . Ce à quoi elles servent, plutôt, c’est à construire une image de l’énonciation, qui apparaît, grâce à elles, «arrachée» à l’énonciateur par ce qu’il éprouve: son admiration pour la gentillesse de X semble le contraindre à parler de cette gentillesse, la parole se donnant comme quasi involontaire, comme provoquée par un sentiment qu’elle atteste plus qu’elle ne le déclare.

Outre ces constructions exclamatives, munies de caractéristiques syntaxiques précises, les langues possèdent encore, pour remplir la fonction exclamative, des mots spécifiques, les interjections. Les Oh! les Ah! les Chic! les Hélas!... qui constituent une partie importante de toute conversation, servent eux aussi à authentifier la parole: en les prononçant, on se donne l’air de ne pas pouvoir faire autrement que de les prononcer. Et c’est toujours la même fonction que remplissent les intonations, ces «gestes de la parole»: manifester son mépris par une intonation plutôt que par une déclaration explicite: «Je te méprise», c’est faire comme si on ne choisissait pas de le manifester, comme si on le laissait seulement se manifester tout seul, comme s’il débordait du cœur sur les lèvres. Ainsi, les trois composants principaux de la langue, syntaxe, lexique, phonétique, comportent des procédés spéciaux permettant au locuteur, à l’intérieur d’un énoncé, de décrire l’énonciation de celui-ci comme nécessaire, comme non arbitraire – ce qui n’empêche pas que ces procédés, au même titre que les autres entités linguistiques, sont largement arbitraires.

Un dernier exemple, relatif à un type de phénomène bien différent, mais qui montre, lui encore, l’inscription dans la langue du fait général de l’énonciation. Les marques de l’énonciation que nous avons signalées jusqu’ici sont des entités linguistiques considérées isolément (mots, constructions grammaticales, intonations). Il va s’agir maintenant de rapports entre entités linguistiques – plus précisément d’un rapport particulier, la dérivation délocutive (notion dont l’initiateur est E. Benveniste, au chapitre XXIII du tome I des Problèmes de linguistique générale ).

Dire, d’une façon générale, que le signe S2 est dérivé du signe S1, c’est dire, d’une part, qu’il y a une ressemblance (éventuellement une identité) entre leurs signifiants 1 et 2, et, d’autre part, décider de faire intervenir S1 dans la description que l’on donne du signifié E2 de S2, mais non l’inverse. Ainsi, dire que maisonnette (S2) dérive de maison (S1), c’est décider de représenter le signifié E2 de maisonnette par rapport à celui de maison , comme «petite maison», tout en refusant de représenter maison comme «grande maisonnette». Dans cet exemple, le lien entre E2 et S1 tient à ce que E2 est vu comme une particularisation du signifié E1 de S1. Quelquefois aussi, c’est le signifiant 1 de S1 que l’on fait intervenir dans la représentation sémantique de S2. Prenons pour S1 le substantif anglais sir et pour S2 le verbe anglo-américain to sir . On admet une dérivation du premier au second si on décrit E2 (et on voit mal comment le décrire autrement) comme «prononcer le terme sir pour s’adresser à quelqu’un». Bien que ce dernier cas entre, selon Benveniste, dans la catégorie de la dérivation délocutive, nous préférons réserver ce terme pour une autre éventualité, celle où l’on décrit E2 par allusion à un acte illocutionnaire susceptible de caractériser une énonciation où entre S1. Ce cas diffère du précédent dans la mesure où l’acte illocutionnaire est tout autre chose que la simple activité phonétique consistant à émettre certains sons, de sorte qu’un acte illocutionnaire réalisable grâce à S1 peut aussi être réalisé au moyen de signes bien différents. C’est pourquoi la dérivation délocutive ne se réduit pas à la citation d’un mot, c’est-à-dire à ce que les logiciens appellent «autonymie» ou «mention». Lorsqu’il y a délocutivité, dans l’acception ici donnée à ce terme, l’allusion à S1 constitutive du signifié E2 de S2 n’est pas seulement allusion à la production de la suite phonique 1: c’est l’allusion à l’engagement qu’un énonciateur peut prétendre prendre par le fait qu’il choisit de réaliser l’entité linguistique S1.

Dans un premier exemple de dérivation délocutive, nous prendrons pour S1 le verbe dont le signifiant 1 est remercier et le signifié E1 «marquer sa gratitude». On peut décrire comme dérivation délocutive son rapport avec le verbe S2 de même signifiant (T1 = 2 = remercier ) et de signifié E2 «donner congé à un employé». L’intermédiaire serait la formule: Nous vous remercions , utilisée pour licencier quelqu’un, et dans laquelle remercier , tout en signifiant l’acte de marquer sa gratitude (E1) sert à accomplir un acte tout autre. On peut alors estimer explicatif, aussi bien du point de vue historique que pour rendre compte des relations actuellement senties par les locuteurs, de décrire E2 comme «faire l’acte que peut faire un patron, dans telle ou telle circonstance, avec la formule précédente». Ce n’est pas une objection à cette analyse de faire remarquer que l’employé congédié (et bien d’autres que lui) aura tendance, en entendant la formule Nous vous remercions , à oublier la gratitude et à ne retenir que le congé, c’est-à-dire à y interpréter le verbe remercier comme signifiant déjà E2. Car l’existence simultanée de S1 et de S2 rend toujours possible de relire S2 sous S1 comme si S2 était déjà présent en filigrane dans les formules auxquelles il fait allusion.

Un domaine linguistique très différent, celui des interjections, fournira un deuxième exemple de cette incorporation à la signification d’un mot de valeurs liées à l’événement énonciatif. Soit S1 le mot vive , considéré comme le subjonctif du verbe vivre . Employé, avec le signifié E1 (= «souhait de vie»), dans des formules comme Vive le roi! il sert, en signifiant qu’on souhaite longue vie au roi, à faire un acte illocutionnaire particulier, celui de manifester son enthousiasme. Ce qui a permis à vive de devenir un mot nouveau S2, qui constitue une sorte d’interjection dont la valeur E2 est simplement de manifester l’attachement enthousiaste de l’énonciateur à l’objet mentionné après vive . C’est S2 qui apparaît dans Vive la guerre! (la mort , l’électricité , etc.). Bien plus, comme dans l’exemple précédent, une relecture des formules initiales est possible, qui amène à oublier dans Vive le roi! le souhait de longue vie. On pourrait se demander si la plupart des interjections ne sont pas, ou n’ont pas été un jour, des dérivés délocutifs de phrases exclamatives, dont la signification E1 est plus ou moins perdue: ce qui reste de ces phrases, c’est un acte accompli en les énonçant, c’est une fonction de leur énonciation.

Lorsque l’interjection est à l’arrivée de la dérivation délocutive, le passage de S1 à S2 semble conduire d’un signe à contenu «plus objectif» à un signe à contenu «moins objectif». Mais c’est l’inverse qui se produit, lorsque l’interjection est au départ (type de dérivation découvert par Benoît de Cornulier). Prenons pour S1 l’interjection Diable! Sa valeur sémantique E1 est de marquer l’embarras de l’énonciateur devant un fait qui le «dépasse». De S1 est dérivé, selon Cornulier, l’adverbe diablement (S2) dont le signifié E2 a une allure plus «objective»; il ressemble à celui des intensificateurs, comme très , vraiment . On peut rendre compte de ce fait en décrivant E2 de la façon suivante: en modifiant un adjectif par diablement , on signifie que la qualité exprimée par cet adjectif atteint un degré si élevé qu’elle «arrache» à l’énonciateur l’interjection Diable! Un homme diablement intelligent , c’est un homme dont l’intelligence est si grande que je ne peux pas m’empêcher, en me la représentant, de dire, d’énoncer Diable! La chose apparaît donc comme qualifiée par le discours tenu sur elle.

Que le signifié défini par dérivation délocutive soit du domaine de l’attitude ou de la propriété, il atteste la tendance de la langue à inclure dans ses significations les valeurs produites par le fait énonciatif. C’est à la sémantique de décider s’il y a des significations premières qui n’auraient pas une telle origine, ou si le dit n’est pas toujours une sorte de cristallisation du dire. Quelle que soit la réponse, il existe dans la langue assez de références à l’énonciation pour comprendre que les locuteurs, dans le discours, fassent sans cesse allusion au fait même de leur parole, qu’ils se montrent, s’exhibent en train de parler, et enchaînent leurs énoncés, non seulement par rapport aux informations que ceux-ci véhiculent, mais par rapport aux événements qu’ils constituent.

énonciation [ enɔ̃sjasjɔ̃ ] n. f.
• 1361; lat. enuntiatio
1Action d'énoncer. déclaration, énoncé. L'énonciation des faits par un témoin. Énonciation affirmative, négative. Dr. Énonciation d'une clause dans un acte. mention.
Manière d'énoncer. élocution, prononciation.
2Ling. Production individuelle d'une phrase dans des circonstances données de communication. Le sujet de l'énonciation est je. Les circonstances de l'énonciation.

énonciation nom féminin (latin enuntiatio, -onis) Action d'énoncer ; termes par lesquels on énonce quelque chose. Déclaration faite dans un acte juridique. Production individuelle d'un énoncé dans des conditions spatio-temporelles précises. ● énonciation (expressions) nom féminin (latin enuntiatio, -onis) Sujet d'énonciation, synonyme de énonciateur. ● énonciation (synonymes) nom féminin (latin enuntiatio, -onis) Action d'énoncer ; termes par lesquels on énonce quelque chose.
Synonymes :
- énoncé
- expression
- formulation
Sujet d'énonciation
Synonymes :
- énonciateur

énonciation
n. f.
d1./d Action, manière d'énoncer; fait d'être énoncé.
d2./d LING Production d'un énoncé.

⇒ÉNONCIATION, subst. fém.
A.— Action d'énoncer; fait de prononcer ou d'écrire des sons et des lettres. Énonciation d'une idée, d'un mot, d'une opinion, d'une vérité. J'y ai répondu [aux questions] par l'énonciation de votre dévouement, de vos bons offices (BALZAC, Corresp., 1835, p. 676) :
1. Dans un autobus de la ligne S, (...) un individu de sexe masculin, (...) interpelle un homme (...) au moyen de 14 mots dont l'énonciation dura 5 secondes...
QUENEAU, Exercices de style, 1947, p. 27.
1. DR. Déclaration faite dans un acte. Énonciation d'une clause dans un contrat :
2. L'acte, soit authentique, soit sous seing privé, fait foi entre les parties, même de ce qui n'y est exprimé qu'en termes énonciatifs, pourvu que l'énonciation ait un rapport direct à la disposition. Les énonciations étrangères à la disposition ne peuvent servir que d'un commencement de preuve.
Code civil, 1804, art. 1320, p. 238.
2. LING. Acte de production linguistique par opposition à énoncé (cf. aussi énonciateur B) :
3. Il faut donc distinguer les entités qui ont dans la langue leur statut plein et permanent et celles qui, émanant de l'énonciation, n'existent que dans le réseau d'« individus » que l'énonciation crée et par rapport à l'« ici-maintenant » du locuteur.
E. BENVENISTE, L'Appareil formel de l'énonciation in Langages 1970 ds Lang. 1973.
3. LOG., vx. ,,Action de nier ou d'affirmer. Il y a trois opérations de l'entendement : la simple perception, l'énonciation et le raisonnement`` (Ac. 1798-1878). Cf. COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 579.
B.— Manière d'énoncer en ce qui concerne le ton et l'expression de la voix. Avoir l'énonciation difficile (Ac. 1932). Avoir l'énonciation facile, l'énonciation heureuse (Ac. 1798-1878).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. Fin XIIIe s. [ms.] « action d'énoncer » (Vie de St Just, BN 818, f° 302 r° ds GDF. Compl.); 2. 1932 ling. (BALLY Ling., p. 43). Empr. au lat. class. enuntiatio « énonciation, exposition, exposé ». Fréq. abs. littér. :45.

énonciation [enɔ̃sjɑsjɔ̃] n. f.
ÉTYM. 1361; lat. enuntiatio « énoncé, proposition », du supin de enuntiare. → Énoncer.
1 Action d'énoncer. Énoncé; déclaration. || L'énonciation des faits par un témoin. Dr. || L'énonciation d'une clause dans un contrat. || L'énonciation d'un jugement. Mention, proposition.Énonciation affirmative, négative.
1 L'émotion transforme l'intonation des moindres énonciations. Qu'on songe à ce que, dans certaines circonstances, devient un c'est lui !
F. Brunot, la Pensée et la Langue, p. 541.
2 Manière d'énoncer, d'exprimer sa pensée. || Avoir l'énonciation difficile. Élocution, prononciation.
2 Sa voix passait rapidement d'une indécision tremblante, — (…) à cette espèce de brièveté énergique, — à cette énonciation abrupte, solide, pausée et sonnant le creux, — à ce parler guttural et rude (…)
Baudelaire, trad. E. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La chute de la maison Usher ».
3 (1906, in Rev. gén. des sc., no 4, p. 162). Ling. Production individuelle d'un énoncé dans des circonstances données de communication ( Allocution, 3.). || Le sujet de l'énonciation est je. || Les traces de l'énonciation dans l'énoncé (pronoms personnels, déictiques…).

Encyclopédie Universelle. 2012.