EMPLOI
L’emploi désigne tout processus d’affectation des personnes à des tâches économiquement reconnues, le plus souvent rémunérées. En un sens plus large, le terme peut évidemment s’appliquer à l’utilisation d’un facteur de production (emploi d’un capital), voire d’un instrument quelconque (emploi d’un outil, de la persuasion ou de la force, etc.). Mais il s’applique prioritairement au travail des hommes, et c’est en ce sens traditionnel, qui condense bien des hantises et des impuissances de notre époque, qu’il sera entendu ici.
Le problème du chômage à la fin du XXe siècle dans de nombreux pays développés fait que l’attention se porte quasi exclusivement sur le travail rémunéré, qu’il soit durable ou occasionnel, salarié ou non salarié. Le défi central de la politique économique est ainsi le «niveau de l’emploi»: sera-t-il suffisant pour occuper la population active? Il convient pourtant de ne pas oublier le travail non rémunéré: tâches domestiques dans les pays les plus développés, tâches domestiques et surtout production informelle dans les pays moins développés. À l’échelle de la planète, cet emploi non rémunéré domine de manière écrasante. Dans les pays du Tiers Monde, près de 70 p. 100 des personnes en âge de travailler vivent de travail informel, et plus de la moitié des heures travaillées en France durant les années quatre-vingt étaient des heures de travail domestique non rémunéré (entretien du foyer, soin des enfants).
L’emploi rémunéré «officiel» est ainsi, même dans les pays riches, une réalité à la fois dominante et minoritaire. Dominante parce que nos sociétés valorisent le statut de travailleur rémunéré, marginalisent l’inactif et rejettent le chômeur. Minoritaire parce que cet emploi visible n’est en somme que la partie émergée d’un iceberg. À l’heure où bien des écrits se focalisent exclusivement sur la quantité des emplois officiels disponibles dans un pays pour juger du succès de son économie, cet élargissement préalable du sujet est utile, d’autant plus que les emplois s’apprécient aussi, et nécessairement, en qualité. Il existe encore, un peu partout dans le monde, trop d’emplois insalubres, sinon simplement dangereux, ou humiliants dans la dépendance et la routine qu’ils comportent.
À des fins d’analyse, toutefois, se limiter aux emplois rémunérés tels qu’ils apparaissent dans les pays développés à économie de marché permet de capter l’essentiel, et ce d’un double point de vue. D’un côté, ces pays rassemblent l’immense majorité des données et études disponibles; d’un autre, et surtout, la prévalence de l’emploi salarié qui s’y constate – 85 p. 100 des emplois rémunérés en France depuis les années quatre-vingt, et l’ordre de grandeur se retrouve un peu partout – manifeste, isolée et comme pure, la logique de l’utilisation des ressources humaines. L’employeur seul est censé prendre les décisions économiques qui orientent et réalisent la production, et ses rapports avec les employés, largement quantifiables (via les horaires, voire les rythmes de travail) ou monétarisés (via les salaires, les cotisations, les primes, etc.), peuvent ainsi être observés et étudiés séparément. Il n’en va pas de même pour l’emploi informel et pour l’emploi non salarié (le travailleur «à son compte»), qui combinent inextricablement le recours au capital avec l’utilisation du travail: les gains issus de tels emplois mêlent la rémunération du capital à celle du travail et il est plus délicat d’en effectuer l’analyse.
Même dans ce cadre ainsi circonscrit, ce que l’on sait de l’emploi reste complexe, voire controversé. Un tel état des savoirs est fréquent en économie et se comprend bien dans un domaine où il s’agit d’hommes, de leurs moyens d’existence («de quoi vivre») et d’expression («le sens du travail»). D’amples développements sont intervenus au cours des deux dernières décennies, et les acquis récents les consolident plus qu’ils ne les transforment.
C’est un triple dialogue, parfois difficile, qui a alimenté les théories et les observations. Dialogue entre les points de vue micro et macroéconomiques; dialogue entre l’orthodoxie de schémas généraux d’orientation marchande et consensuelle et l’insistance de pensées hétérodoxes à étudier les particularités conflictuelles du sujet; dialogue, enfin, entre les partisans du laisser-faire et les activistes des «politiques de l’emploi».
L’économie de l’emploi s’est construite entre deux pôles qui combinent de manière simple ce triple jeu d’options. Le premier se fonde sur un schéma microéconomique relativement autonome, consensuel, qui ne laisse que peu de place à des interventions politiques, elles-mêmes simples et limitées. La deuxième intègre d’emblée les connexions macroéconomiques, approfondit les interactions conflictuelles et ouvre un large espace d’interventions complexes. Les tendances récentes montrent la prévalence du deuxième pôle et font de l’emploi une réalité imbriquée dans le jeu global de l’économie, traduisant des tensions multiples et justifiant des politiques structurelles à long terme.
1. Des faits stylisés à l’exploration comptable
La première étape est de rassembler les quelques grandeurs typiques qui caractérisent actuellement les trajectoires d’emploi des pays développés. Un indicateur clé est alors le taux de chômage en pourcentage de la population active, même s’il doit être pris avec précaution, d’une part parce que le décompte des chômeurs varie selon les pays et, d’autre part, parce que le concept de plein-emploi est d’un maniement délicat: si un taux de chômage de 0 p. 100 est dépourvu de sens (il faut bien que la main-d’œuvre circule de poste en poste et que se renouvelle, de manière quasi biologique, le tissu productif avec la disparition et la création d’unités productives), l’expérience vécue par certains pays, dont la France, fait correspondre le plein-emploi à un taux de 1 p. 100, alors que d’autres, tels les États-Unis, ne sont jamais descendus au-dessous de 4 p. 100, sans que cela ait paru le moins du monde pathologique. Les habitudes de mobilité sociale et professionnelle, le jeu de certaines valeurs et la taille des marchés font partie des facteurs explicatifs usuellement évoqués à ce propos.
Trois types de situation doivent être a priori distingués au début de l’actuelle décennie. Il y a d’abord une série éparse de nations qui sont ou restent au plein-emploi, dans des contextes très variables. Leur taux de chômage se maintient bas, voire très bas (entre 1 et 5 p. 100). C’est le cas du Japon, mais aussi de la Suède ou de la Suisse. On trouve ensuite les pays à comportement cyclique, dont les États-Unis sont l’exemple le plus achevé, qui comptent aussi l’Australie, voire la Grande-Bretagne. Il s’y observe d’amples fluctuations plus ou moins régulières de l’emploi, et les phases de créations intenses alternent avec des conjonctures moroses où le chômage croît. Enfin, et c’est le bloc le plus nombreux, on trouve la plupart des pays d’Europe, victimes, depuis les années quatre-vingt, d’enlisement durable dans le chômage de masse, les taux pouvant dépasser 10 p. 100 pendant plusieurs années. Entre la variabilité des objectifs de référence, l’existence de défis persistants et de succès volontaristes ou spontanés, la compréhension de l’emploi doit ainsi tenir compte de cas de figure bien différents.
D’autres ordres de grandeur et d’autres caractéristiques sont à prendre en compte. En général, plus de 80 p. 100 des emplois sont salariés, et la répartition par secteur privilégie désormais le tertiaire (de 60 à 70 p. 100), le primaire devenant résiduel (moins de 10 p. 100), et le secondaire étant le plus souvent stabilisé ou en lente régression. Le taux de féminisation est plus inégal: globalement, il a tendu à s’élever depuis les années soixante, mais l’éventail reste large entre certains pays nordiques et les nations de tradition latine; les premiers ont des taux d’activité pouvant dépasser 70 p. 100 et des pourcentages d’emplois occupés par des femmes supérieurs à 45 p. 100; les secondes en restent parfois à des taux d’activité de 30 p. 100 et à un pourcentage beaucoup plus faible d’emplois féminins. De même, la part des emplois à temps partiel est susceptible de varier fortement, les disparités les plus spectaculaires étant atteintes avec les taux de syndicalisation, qui varient de moins de 10 p. 100 (ce record est français) à plus de 70, voire 80 p. 100 (record inverse, suédois). Observons encore que, s’il existe un spectre continu rangeant les emplois selon leur stabilité (emplois de fonctionnaires, emplois «à durée indéterminée» dans de grandes firmes puis dans des entreprises plus vulnérables, emplois précaires et collaborations occasionnelles, etc.), on a pu assister, depuis 1975, à une remise en cause de ce classement, les licenciements pouvant toucher des secteurs et des catégories initialement abrités.
La plupart des relations économiques sont soumises à des normes et à des institutions de surveillance. Le marché du travail est sans doute l’illustration la plus voyante de ce contrôle collectif exercé sur les arrangements individuels, avec l’édifice structuré du droit du travail, la pratique des négociations collectives, l’existence de salaires minimums et de prélèvements obligatoires, et les normes des conditions de travail, parmi lesquelles les horaires et (à de certaines conditions) les heures supplémentaires. En France, les «quarante heures» ont été imposées en 1936 et remplacées, en 1982, par l’ordonnance des trente-neuf heures. L’emploi est une réalité fortement socialisée, même si elle résulte d’initiatives individuelles. Le rôle de l’État est d’ailleurs double et, de ce fait, ambigu: l’État impose les règles, sanctionne les manquements, mais l’État est aussi, et massivement, un employeur qui a ses propres objectifs, voire ses propres tentations.
Les relations d’emploi sont stratifiées et compartimentées. Le recrutement et la gestion d’un cadre s’effectuent selon des règles et avec des négociations qui ne sont pas les mêmes que pour une secrétaire ou un chauffeur. Si le salaire constitue le prix du travail tel qu’il est débattu entre les parties intéressées – souvent par l’intermédiaire de syndicats qui élaborent et signent des accords salariaux –, ce prix incorpore de multiples contraintes avec les cotisations sociales, les profils de carrière, etc. Deux contrastes s’imposent ici. D’une part, l’écart entre le salaire moyen d’un ouvrier et celui d’un ingénieur peut varier notablement: il est de un à trois en France, et de un à deux en Allemagne. D’autre part, le profil temporel des salaires montre rapidement pour plafonner dans le cas ouvrier, alors que la croissance se poursuit durablement pour les ingénieurs.
Une équation comptable lie l’évolution des postes occupés dans un pays à celle de son économie. En appelant V.A.B. (pour valeur ajoutée brute) la production de l’année, P.H.A.T. la productivité horaire apparente du travail (apparente, parce qu’elle résulte d’une simple division de la production par le nombre d’heures de travail qui l’ont rendue possible), D.H.T. la durée horaire moyenne du travail sur l’année et E.O. les effectifs occupés, on écrit, par définition:
Cette liaison indique que l’emploi dépend de la croissance, via la productivité et la durée du travail. Pour prendre des ordres de grandeur crédibles, si l’évolution anticipée de P.H.A.T. est de 3 p. 100 l’an, il faut, à durée du travail inchangée, plus de 3 p. 100 de croissance annuelle pour que l’économie crée des emplois nouveaux. Résorber dans de telles conditions le chômage du début des années quatre-vingt-dix en France nécessiterait ainsi une croissance, soutenue au moins une décennie, d’au moins 5 p. 100 l’an, taux très élevé qui n’a été obtenu durablement que durant les Trente Glorieuses, de 1945 à 1974. On peut alors poser, et écarter, le débat récurrent selon lequel «la machine chasse l’homme». Derrière le chômage persistant, beaucoup ont vu une fatalité tantôt sinistre (la mise au rebut des hommes), tantôt bienveillante (c’est l’espoir symétrique des automates et de la société de loisir). Les liens entre progrès technique et emploi sont cependant complexes et réversibles. À très long terme, l’équilibre se rétablit par la création d’activités nouvelles. Il faudrait à l’heure actuelle, en France, seulement cinq cent mille emplois pour produire l’équivalent de ce que le pays produisait en 1800! Mais, à court ou à moyen terme, les connexions mettent en jeu l’ouverture de débouchés et la compétitivité internationale, la substitution des facteurs de production, la démographie, les décisions d’arrivée ou de retrait du marché du travail, etc., tous éléments qui renvoient non pas à une fatalité, mais à des trajectoires collectives.
Certains pays ont pu créer de nombreux emplois durant les deux dernières décennies. À quelles conditions et selon quels mécanismes économiques? Tel est le débat qui mobilise à l’heure actuelle les spécialistes.
2. L’emploi-marchandise
Le schéma du marché
Une des premières pistes explorées par les théoriciens a consisté à appliquer aux transactions entre employeurs et employés les outils intellectuels forgés pour les échanges de marché. On parle ainsi du «marché du travail», expression devenue courante et qui n’est pourtant pas si évidente. Ce qui caractérise en effet les relations de marché, c’est, pour un produit donné, l’établissement d’un prix par la confrontation des offres et des demandes. Si l’existence d’offreurs de travail (les candidats salariés) et de demandeurs (les candidats employeurs) est une évidence, le produit échangé est, quant à lui, susceptible de bien des variations: outre les multiples qualifications des travailleurs et la grande variété des tâches, il est aisé d’observer que le travail est, en quelque sorte, créé chaque jour que travaille l’employé. L’établissement du prix est plus problématique encore. En effet, les contrats de travail sont signés pour une certaine durée, et c’est une absurde renégociation quotidienne qui se rapprocherait le mieux de ce qu’est un marché au sens strict!
Cependant, nombreux sont les théoriciens, parmi lesquels se détachent les noms des Britanniques Alfred Marshall (1900) et Lionel Robbins (1930), qui ont jugé que les avantages du recours aux schémas usuels d’analyse des marchés étaient très supérieurs à ses inconvénients, en posant que les marchés du travail sont particuliers, et surtout plus lents que les autres marchés puisqu’une écrasante majorité de contrats en cours coexiste avec les transactions du jour.
Le travail est alors une marchandise presque comme les autres. Elle est offerte par les personnes qui disposent de temps libre et souhaitent y renoncer pour se procurer un salaire, c’est-à-dire d’autres marchandises. Elle est demandée par les entreprises qui recherchent des facteurs de production, les combinent entre eux pour obtenir un produit et un profit à l’issue de sa vente.
Moyennant une série de simplifications drastiques (le travail est supposé homogène, indéfiniment divisible; l’information est supposée parfaite; les décisions sont instantanées) et quelques hypothèses plus techniques sur les possibilités de substitution entre travail et capital comme entre loisir et argent, définissant ainsi un univers standard de rareté, il est possible de tracer des courbes d’offre et de demande de travail; ces courbes relient, dans le cas concurrentiel traditionnel, des heures offertes ou demandées à des taux de salaires. Les demandes sont normalement décroissantes, les offres croissantes, et l’intersection détermine un nombre d’heures échangées pour un taux de salaire d’équilibre. Une supposition et un changement d’échelle supplémentaires (on se donne une durée hebdomadaire ou annuelle moyenne, et on raisonne alors en effectifs employés) permettent d’appliquer le schéma à l’emploi.
Le résultat usuel de l’analyse des marchés se retrouve ici: en situation concurrentielle, à l’équilibre, toute offre au prix pratiqué est satisfaite, il n’y a pas d’invendus. Si les conditions changent et qu’apparaissent, par exemple, des excédents (des candidats qui ne trouvent pas à se placer), la solution pour augmenter l’emploi est de baisser le prix, ce qui a pour effet d’accroître la demande et de diminuer l’offre, les conditions devenant plus avantageuses pour les acheteurs et moins attractives pour les vendeurs.
Il est nécessaire de préciser ce résultat, à la fois classique et provocant, qui exclut tout chômage autre que transitoire ou «volontaire». La logique d’un marché en fonctionnement normal est de ne s’immobiliser que lorsque toute offre au prix courant a trouvé sa contrepartie. Si l’on prend au pied de la lettre l’expression «marché du travail», le chômage durable ne peut s’expliquer que par les prétentions excessives de travailleurs qui refusent de travailler à un taux de salaire permettant l’égalisation des offres et des demandes. Le schéma a souvent été appliqué sous une forme plus souple mais avec un fond inchangé: on a pu incriminer et analyser dans ce cadre la pression salariale à la hausse exercée par des syndicats, l’existence de salaires minimums, mais aussi des réglementations, des pratiques de concurrence imparfaite sur des marchés compartimentés, des retards d’ajustements, etc.; autrement dit, une série de faits typiques des marchés du travail concrets. Telle est bien la force paradoxale du schéma: il intègre comme enrichissements ultérieurs les traits qui avaient été récusés au départ, et qui sont vus comme autant d’entraves à un fonctionnement idéal impossible à observer.
C’est alors en écart à la norme concurrentielle que sont repérés et analysés les comportements d’emploi. Il peut s’agir tout d’abord de schémas de monopole, monopsone, oligopole ou oligopsone, plus ou moins aisément appliqués. Le monopsone ou l’oligopsone ne soulèvent guère de difficultés: il s’agit d’entreprises en position dominante, voire exclusive, dans un bassin d’emploi. Les choses sont d’emblée plus difficiles en ce qui concerne les offreurs. Car un syndicat en position de closed shop , c’est-à-dire de monopole d’embauche, configuration qui se rapproche le plus du monopole, ne peut guère être assimilé à un producteur vendant une marchandise. Un cartel, ou un monopole, cherche à obtenir un prix favorable par restriction sur les quantités, et, si cette restriction veut dire mise à l’écart délibérée de certains membres syndiqués, un tel choix, logiquement pensable, oblige à s’interroger sur le mode de prise de décision au sein du syndicat (va-t-il sacrifier certains de ses membres pour satisfaire les autres?) et sur la constitution de ses objectifs. De surcroît, le syndicat ne produit pas la marchandise qu’il vend, il peut avoir des objectifs politiques, etc. Une telle logique d’analyse, séduisante a priori, débouche ainsi sur des complications, sinon sur des impasses.
L’écart à la norme concurrentielle se retrouve dans le cas de pratiques discriminatoires et dans les études, souvent très détaillées, qui suivent à la trace les séquences temporelles affectant un marché précis.
L’exemple le plus parlant est celui des étudiants en situation de s’engager dans une carrière professionnelle donnée. En considérant qu’il faut quatre ou cinq ans après le baccalauréat pour «produire» une main-d’œuvre spécialisée, tels les ingénieurs aéronautiques, on a souvent décrit les enchaînements suivants: situation de départ avec manque de main-d’œuvre et salaires séduisants; flux de vocations qui gonflent les filières de formation ; arrivée des nouveaux formés et baisse des salaires en conséquence; dégonflement des filières, qui conduit de nouveau à une pénurie; remontée des salaires, et le cycle peut recommencer. Deux délais interagissent ici, celui de la formation des hommes et celui de la réaction lente, souvent relative, des salaires.
Cet exemple américain trouve son pendant en France, dans le cycle des vocations médicales, complexifié et amplifié par les interventions publiques. Durant les années cinquante et soixante, une pénurie de médecins avait permis que cette profession jouisse d’un haut niveau de vie et de prestige, et les vocations nombreuses, en présence d’un numerus clausus implicite à l’Université, avaient trouvé une expression et une barrière dans l’élévation du niveau requis pour effectuer les études correspondantes (barrages en première année). Les filières paramédicales ont, elles aussi, subi un gonflement et une pression. Mais les choix politiques, largement implicites et peu maîtrisés, ont finalement consisté à accueillir de nombreux médecins, ce qui a peu à peu créé, dans les années quatre-vingt notamment, une situation de surpopulation médicale. Il en est résulté de grandes difficultés d’installation pour les nouveaux médecins, les professionnels antérieurement implantés sur le marché bénéficiant d’une clientèle déjà constituée, d’où une désaffection relative et lente pour la filière. On sait d’ores et déjà, compte tenu de la structure par âge des médecins et des départs à la retraite prévisibles, que les années deux mille dix seront marquées par une nouvelle pénurie... L’exemple intègre donc, dans un cas où se mêlent salariés et non-salariés, la possibilité d’amplifications par d’éventuelles erreurs étatiques et le report sur des professions proches.
Insistons sur le type d’intelligibilité que propose le schéma. Il cherche non pas à expliquer toute vocation médicale ou professionnelle – ce serait faire preuve d’un cynisme un peu court –, mais à repérer le jeu des facteurs économiques parmi d’autres qui pourront être moraux, politiques, religieux, etc. Pourtant, même circonscrit à cette ambition, ce point de vue microéconomique traditionnel s’est rapidement révélé insuffisant. En particulier, ses prescriptions de politique économique, se limitant le plus souvent à prôner la concurrence via le démantèlement des réglementations et des regroupements syndicaux, sont apparues peu opérationnelles, voire provocatrices.
Améliorations théoriques
Une série d’améliorations importantes ont pu être apportées durant les années soixante, essentiellement par des auteurs américains tels que Gary Becker, George Stigler et Walter Oi. Elles ont consisté à relâcher certaines hypothèses particulièrement peu réalistes du schéma de base, tout en en conservant la logique profonde. Le raisonnement initial postulait que le travail était une marchandise homogène, parfaitement identifiée, susceptible de décisions instantanées. La réalité est faite de salariés aux qualifications différentes, mal identifiées, qu’il est difficile de déplacer. D’où les trois théories du capital humain (Becker), de la recherche d’emploi [ou de travailleur] (Stigler), du travail comme «facteur quasi fixe» (Oi).
Le capital humain peut se définir comme l’ensemble des aptitudes productives d’un travailleur, qu’elles soient innées ou acquises. On s’intéresse aux modalités de leur acquisition: dépenses de santé, d’éducation, voire de migration, et on pose que ces dépenses sont autant d’investissements effectués soit par le travailleur lui-même, soit par sa famille, soit enfin par la collectivité. Le rendement attendu est formé de la série des gains supplémentaires induits par une capacité productive accrue. Le processus d’investissement est censé se poursuivre tant que la valeur actualisée d’une dépense supplémentaire en capital humain est supérieure à son coût immédiat d’acquisition. L’immense avantage de cette analyse est de proposer une théorie des différences de salaires et des différences de qualifications: selon les investissements consentis, les travailleurs auront des productivités et des rémunérations différentes, et, pour passer d’une qualification à une autre, il faudra consentir à des dépenses additionnelles qui devront être rentables. On dispose ainsi d’une analyse unifiée des divers sous-marchés du travail correspondant à des qualifications différentes: les travailleurs de diverses qualifications sont en concurrence indirecte via les actions de formation qu’il leur est loisible d’entreprendre, et un prix fondamental gouverne le marché du travail: c’est le taux de rendement de l’investissement additionnel en capital humain, qui devrait être égal pour toute catégorie de travailleurs.
La théorie de la recherche d’emploi lève, quant à elle, l’hypothèse d’information parfaite et part du principe qu’un processus d’une certaine durée, et d’un certain coût, est nécessaire pour que les entreprises trouvent les employés qui leur conviennent, et pour que symétriquement les travailleurs trouvent les entreprises qui les satisfassent. Il y aura donc recherche d’emploi ou recherche de travailleur, et le cas le plus simple consiste à poser qu’une série de visites ou d’entretiens (coûteux en temps et en argent) permettent d’accumuler des informations supplémentaires sur les entreprises ou sur les travailleurs. La logique reste alors celle de l’optimisation traditionnelle: il existe, par exemple, un nombre de visites à partir duquel le gain probable issu d’une visite supplémentaire est plus faible que le coût de cette visite. Il n’est donc pas rationnel de l’entreprendre. Un concept important est issu de cette ligne de pensée: celui du «salaire de réservation», salaire au-dessous duquel un candidat travailleur refusera les emplois qui lui sont proposés. Ce comportement se comprend bien si le coût d’une recherche prolongée est faible au regard d’anticipations (plus ou moins réalistes) d’autres offres qui seraient plus favorables.
Enfin, la théorie du «travail comme facteur quasi fixe» , moins développée, se focalise sur les coûts qui grèvent les mouvements d’embauche et de séparation. Ceux-ci font qu’il peut être rationnel de garder des travailleurs à ne rien faire, si l’on escompte les utiliser prochainement et s’il est coûteux de s’en séparer pour les embaucher à nouveau plus tard. Le travail devient ainsi un facteur «quasi fixe» qui, sans avoir la fixité des équipements (le capital est facteur fixe par définition), s’en rapproche dans certains cas.
Le gain de réalisme issu de ces théories est considérable: on peut expliquer l’existence d’une main-d’œuvre bien formée et bien payée, les différences de salaires issues de différences de qualification, les comportements de recherche, d’embauche et de licenciement différés, etc. Mais l’emploi reste fondamentalement une marchandise soumise à la loi de l’offre et de la demande, et, dans les contextes de chômage massif, une telle schématisation n’est guère porteuse d’autres prescriptions que la baisse des salaires.
3. Macroéconomie: prix ou quantités?
La mise en évidence et en question des conséquences d’un tel raisonnement transposé à l’échelle d’un pays et la contestation par Keynes de sa logique sous-jacente ont donné naissance à la macroéconomie. Les grands débats qu’a suscités la crise de 1929 ont opposé les partisans du retour à une supposée loi du marché dont on se serait peu à peu écarté, prescrivant alors des baisses de salaires, et divers courants favorables à la relance de l’activité, voire au contrôle des investissements. L’avènement du keynésianisme, frontalement opposé à la déflation salariale, marque l’irruption des déterminants macroéconomiques dans l’analyse dominante de l’emploi.
Les limites du circuit keynésien
Il convient de distinguer ici deux Keynes. Le premier, le plus connu, raisonne en termes de circuit d’ensemble, sur lequel une baisse généralisée des salaires induit un effet dépressif cumulatif: la contraction du pouvoir d’achat des salariés entraîne la contraction des débouchés et donc, loin de restaurer l’emploi, ne peut qu’aggraver le chômage. D’une part, les salariés sont soumis à l’«illusion nominale» (ils n’apprécient pas nettement les gains en pouvoir d’achat de leurs salaires dans des contextes de variation des prix, ils se contentent de refuser les baisses nominales et de rechercher des hausses nominales) et cela empêche de tracer les courbes d’offre traditionnelle. D’autre part, la demande issue des entreprises dépend du bouclage macroéconomique, ce qui empêche le raisonnement microéconomique élémentaire de se tenir. Le mouvement de l’analyse consiste à réinsérer le marché du travail dans les interactions globales de l’économie: l’emploi devient ainsi un marché sous influence. Selon ces thèses célèbres, il dépend de la «demande effective», soit les prévisions de débouchés effectuées par les entrepreneurs. Pessimistes, ces derniers embaucheront peu, et les faibles débouchés ainsi créés les confirmeront dans leur pessimisme. Symétriquement, des prévisions optimistes induiront plus d’emploi et plus de débouchés. Agir en cas d’«équilibre de sous-emploi» (dans le cas pessimiste) revient à l’État, soit par le canal du «multiplicateur» (un accroissement de dépenses génère un emploi additionnel, qui lui-même rendra possible un accroissement des dépenses de consommation des salariés, donc plus d’emplois, et ainsi de suite jusqu’à ce que le mouvement soit amorti), soit par une politique de bas taux d’intérêt favorisant l’investissement.
Mais un second Keynes, plus difficile, voire ambigu, met en cause le fonctionnement même du marché du travail, sinon son existence, en remarquant que les mouvements de salaires correspondent à une «compétition autour des salaires nominaux» qui oppose les salariés entre eux dans un cadre sur lequel ils n’ont guère d’influence. C’est un processus relatif, qui permet la répartition entre groupes de travailleurs du salaire réel global déterminé par ailleurs. La rigidité nominale des salaires s’explique par le souci qu’ont les salariés de pouvoir changer aisément d’emploi sans renégocier en permanence, et de protéger leur position relative: la mobilité imparfaite entre les postes et les emplois implique la coalition des travailleurs pour fixer les avantages relatifs dont ils disposent; ainsi, la concurrence exercée sur le marché de l’emploi est-elle, par définition, une concurrence imparfaite et collective. Ces intuitions seront toutefois mises de côté à l’initiative de Keynes lui-même, celui-ci ayant précisé que, hormis les cas de dépression, la théorie microéconomique et donc le schéma microéconomique précédent gardaient leur validité. Il reste que, la dépression étant, selon lui, la tendance fondamentale du capitalisme, Keynes refuse le raisonnement qui pose l’ajustement simultané de l’emploi et du salaire, et déconnecte les prix (le salaire) des quantités (l’emploi) dont ils sont censés permettre et évaluer l’échange pour insérer l’emploi dans le jeu d’une série d’autres quantités (le revenu, la consommation, les débouchés).
C’est le Keynes du circuit qui a été popularisé, appliqué et discuté. Il ne reste plus grand-chose de ses résultats et de ses prescriptions. Sur le plan pratique la théorie keynésienne de l’emploi a connu son heure de gloire entre 1940 et 1965, et probablement son âge d’or lors de la réduction d’impôts décidée en 1962 par le président Kennedy, sur la suggestion de son Council of Economic Advisers. La relance avait alors parfaitement réussi, et le succès dura jusqu’à ce que se manifestent les pressions inflationnistes de la guerre du Vietnam (1966). Mais les relances ultérieures, aux États-Unis ou dans d’autres pays, se sont révélées décevantes, lançant des processus inflationnistes, ou encore déséquilibrant les échanges extérieurs. Quant à la théorie, les succès comme les échecs du keynésianisme élémentaire ont conduit à son perfectionnement puis à son abandon; les échecs, pour des raisons évidentes, et les succès, parce que la Théorie générale ne prescrivait rien en situation de plein-emploi ou de quasi-plein-emploi: il était admis qu’une relance excessive pouvait créer de l’inflation, mais comment maîtriser le processus?
La courbe de Phillips
Une liaison manquait aux enchaînements du circuit: si l’on voit bien comment l’emploi dépend de l’économie entière, l’effet en retour de l’emploi sur l’économie a été passé sous silence, hors les comportements de dépense. D’où la fortune exceptionnelle d’une liaison empirique constatée en 1958 par l’économiste néo-zélandais A. W. Phillips, qui relie inversement le taux de chômage au taux de progression nominale des salaires. Il suffit de raisonner en termes d’inflation salariale et d’effectuer deux suppositions pour étendre la célèbre «courbe de Phillips» à la représentation d’une liaison inverse entre chômage et inflation générale. Les deux suppositions sont qu’en deçà 2 à 3 p. 100 de hausse nominale annuelle, les hausses de salaires n’ont pas de répercussion inflationniste parce qu’elles se bornent à enregistrer les variations de la productivité du travail; qu’au-delà de ce niveau les hausses de salaires ont une répercussion inflationniste générale et régulière. La courbe de Phillips, qui n’est pas une théorie, insistons-y, permettait de compléter le keynésianisme de dépression par un keynésianisme de prospérité puisqu’elle montrait que, à partir d’une certaine réduction du taux de chômage – que l’on pouvait chiffrer –, l’effet des relances était inflationniste, et cet effet pouvait, lui aussi, être chiffré. Un point sur la courbe se révélait particulièrement intéressant: le taux de chômage compatible avec la stabilité des prix, soit l’intersection de la courbe de Phillips avec l’axe horizontal. Il a reçu deux noms: le N.A.I.R.U., non accelerating inflation rate of unemployment , ou taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation, et le «taux de chômage naturel». Le premier est neutre et technique, le second appartient au monétarisme de Milton Friedmann, l’auteur qui a le plus fait pour renverser le keynésianisme.
Une ample littérature s’est constituée autour de la courbe, d’une part, pour en établir la stabilité et la généralité et en repérer les paramètres et, d’autre part, pour en fonder le processus. Cette mobilisation intellectuelle se comprend bien. La courbe était censée indiquer l’arbitrage disponible entre chômage et inflation (ce que l’on a pu baptiser de «menu» de la politique économique). Mais aussi le rétablissement de l’influence de l’emploi sur le reste de l’économie offrait aux adversaires du keynésiasnisme une occasion rêvée de revenir aux interactions de marché qu’avait suspendues le processus séquentiel de la Théorie générale . L’idée sous-jacente est celle de pressions à la hausse des salaires rendues possibles par un marché du travail «tendu», avec des salariés en position de force pour demander des hausses de salaires et des entreprises disposées à en accorder pour capter une main-d’œuvre supplémentaire.
Il y eut des interprétations keynésiennes de la courbe, mais il revint à Friedmann de sonner le glas du keynésianisme élémentaire en expliquant simultanément la courbe et son instabilité, constatée peu à peu, par des mécanismes d’ajustements de prix simplement retardés. Ce raisonnement célèbre de 1969 est construit comme une pièce de théâtre en deux actes et avec trois acteurs, dont le titre pourrait être: «La courbe de Phillips est une droite.» Les trois acteurs sont les entreprises, censées être clairvoyantes et optimiser en permanence leur comportement; les salariés, sujets à une illusion nominale temporaire; et, enfin, l’État, acteur bienveillant mais à la clairvoyance limitée en permanence.
Le rideau se lève sur le «taux de chômage naturel», appelé ainsi par Friedmann parce qu’il est celui auquel spontanément l’économie s’établirait, compte tenu des mouvements inévitables sur le marché du travail. L’État constate du chômage, il le juge excessif et, entreprend une relance de style keynésien. D’où une injection de pouvoir d’achat et, selon la logique monétariste, une hausse des prix, abaissant le pouvoir d’achat des salariés... et rendant possible, hors de toute réaction immédiate de ceux-ci, l’embauche de salariés supplémentaires par les entreprises clairvoyantes qui ont enregistré l’abaissement du prix de la main-d’œuvre. Le premier acte donne ainsi raison à Phillips et aux keynésiens: moyennant une certaine inflation, l’État a pu faire reculer le chômage en deçà du taux «naturel».
Mais la réaction des salariés ouvre le second acte: ceux-ci constatent que leur pouvoir d’achat a baissé et en exigent la compensation, qui leur est accordée. Bien entendu, les entreprises enregistrent la hausse du coût de la main-d’œuvre et licencient le personnel supplémentaire antérieurement embauché. On retourne donc au taux de chômage antérieur, sans créer davantage d’inflation. La pièce se termine par l’étonnement de l’État, qui avait réussi à faire reculer le chômage et le voit revenir. Il est évidemment prêt à recommencer.
D’où l’explication proposée par Friedmann: à court terme, il existe bien une liaison négative entre hausse des prix et taux de chomage; mais, à long terme, il est impossible de s’écarter durablement du taux de chômage «naturel», et les efforts interventionnistes, ne peuvent plus créer qu’une inflation sans cesse relancée. L’État parcourt ainsi une droite verticale, du taux de chômage «naturel» en abscisse vers des niveaux croissants d’inflation. Cette argumentation remarquable accordait ainsi une pertinence de court terme au keynésianisme pour imposer le retour au raisonnement microéconomique antérieur.
De la controverse, plusieurs résultats sont issus, plus nuancés qu’on ne pourrait l’imaginer à première vue. Le keynésianisme élémentaire a certes vécu, mais les séquences postulées par Friedmann se sont révélées largement fausses, et ce sont de multiples délais différents, affectant tous les acteurs et portant sur les répercussions inflationnistes, les ajustements d’emploi et les pressions salariales, qui sont maintenant estimés et introduits dans des modèles macroéconomiques plus sophistiqués. Ceux-ci conservent, du reste, le plus souvent, des «liaisons de Phillips», partielles et connectées à d’autres mécanismes.
4. Dualisme, rigidités, stratégies
Si, depuis longtemps, bien des travaux ont insisté sur les composantes conflictuelles de la relation d’emploi, à commencer par les analyses célèbres de Marx sur l’exploitation de la force de travail et l’aliénation du salarié, deux références américaines datant du début des années soixante-dix constituent, pour l’essentiel, les fondements modernes des théories alternatives de l’emploi.
Tout d’abord, la distinction, proposée avec force par A. Hirschman, entre les comportements de défection (exit ) et de protestation (voice ) montre que l’issue d’un désaccord entre employé et employeur peut bien être le départ de l’employé pour rechercher un patron plus satisfaisant (défection), attitude qui fait jouer la concurrence du marché, mais aussi, et bien plus fréquemment, l’action collective organisée sur place (protestation). Dès lors, les interrelations discutées plus haut ne cernent qu’une part, effective mais minoritaire, de l’économie de l’emploi.
Ensuite, une série de thèses, développées par M. Piore, P. Doeringer et B. Bluestone, a posé la discontinuité fonctionnelle du marché du travail. Les théories du dualisme ou de la segmentation du marché du travail partent précisément des parcours professionnels construits pour une main-d’œuvre fixée, syndiquée, bien formée et rémunérée, parcours qui obéissent à une série de règles valables en général (grille de qualification, promotion interne, ancienneté) et non à des transactions de marché. Il s’agit alors de «marchés internes» aux entreprises (le terme est relativement malheureux, puisqu’il ne s’agit précisément pas de marchés), alimentés par un «marché primaire» réservé à une main-d’œuvre stabilisée et privilégiée, cependant que le «marché secondaire» rassemble le reste des salariés et les entreprises qui n’ont pu ou voulu constituer des marchés internes. Il y a ainsi partition du marché du travail, avec, d’un côté, des firmes puissantes bénéficiant d’une demande stable, cherchant à stabiliser leurs salariés et à capter les gains d’un collectif soudé, et, de l’autre, des firmes «secondaires» laissant jouer les mécanismes marchands. Cette dichotomie s’est avérée féconde. S’il est absurde de rechercher dans la réalité deux mondes étanches qui seraient chacun dotés de caractéristiques opposées (salaires faibles/salaires forts; syndicalisation, formation, stabilité/inorganisation, faible formation, instabilité), par centaines des études ont pu montrer qu’il existait des «segments» ou des pôles favorisés, et d’autres aux itinéraires professionnels contraints, sans perspectives de promotion.
Trois pistes s’ouvrent ici, qui balisent l’essentiel des acquis récents sur l’emploi. La première consiste à chercher directement l’équivalent macroéconomique du dualisme: c’est la théorie du déséquilibre. La deuxième revient sur la relation d’emploi en termes d’optimisation individuelle pour mieux fonder l’écart ainsi posé avec les ajustements de marché: ce sont les théories du salaire d’efficience et l’opposition insiders /outsiders . Enfin, une troisième voie s’interroge sur la variété des espace stratégiques «sociétaux» où jouent les relations collectives d’emploi.
La théorie du déséquilibre
Une des conséquence du marché interne est évidemment de rigidifier les ajustements de salaires pour la partie la plus structurée du marché du travail. Ceux-ci, dépendant de négociations collectives périodiques, ne peuvent guère fluctuer au jour le jour. Due à l’Américain R. Clower et au Français E. Malinvaud, la théorie du déséquilibre part de l’hypothèse de prix fixés temporairement. Alors, les transactions de marché ont lieu, soit en excédent soit en déficit, sans que jouent les ajustements traditionnels. Avec une série de simplifications drastiques, on peut résumer l’économie d’un pays à deux marchés, celui du travail et celui des produits, et envisager quatre situations: double excès d’offre, double excès de demande, et deux cas mixtes, avec excès d’offre sur un marché, de demande sur l’autre. On peut éliminer rapidement les deux cas d’excès de demande sur le marché du travail. La «surchauffe» est absurde dans un cas, celui de l’excès simultané d’offre sur le marché des produits: comment des entreprises qui n’arrivent pas à vendre leurs produits chercheraient-elles des salariés additionnels? Dans l’autre cas, elle est appelée «inflation contenue», parce que l’excès de demande sur le marché des produits, sans possibilité de trouver d’autres travailleurs, devrait alimenter, au sortir de la période de prix fixes posée par hypothèse, un processus d’inflation. Restent les deux cas d’excès d’offre sur le marché du travail, autrement dit de chômage.
Chômage et excès d’offre sur le marché des produits, chômage et mévente: nous retrouvons ici le chômage «keynésien», dû à une faible demande effective. Mais l’apport essentiel de la théorie concerne le second cas: chômage et excès de demande sur le marché des produits. Ce cas peut se produire lorsque des équipements insuffisants, ou insuffisamment rentables, dissuadent les entrepreneurs de répondre à une demande pourtant solvable et insatisfaite. C’est le chômage «classique», symétrique du précédent, qui complète la théorie keynésienne et la généralise.
Cet apport analytique est porteur de douloureuses conséquences politiques, parce que la relance, qui améliore le chômage keynésien, dégrade le chômage classique, et symétriquement: ce dernier demande de l’austérité salariale et le renforcement des profits des entreprises, ce qui nuit aux débouchés. De nombreux travaux ont pu montrer que ce qui caractérisait les économies occidentales des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix était un mixte des chômages classique et keynésien. Ce sont alors des politiques progressives et différenciées qui sont indiquées. On a pu proposer (le Français D. Taddei) un processus d’«aménagement-réduction du temps de travail», accompagné d’une augmentation de la durée d’utilisation des équipements, afin de résorber d’abord le chômage classique, puis une relance progressive pour limiter le chômage keynésien. Mais cette politique se révèle d’application délicate.
Salaires d’efficience et opposition insiders/outsiders
Deux défis hantent la microéconomie orthodoxe: celui du chômage de masse et celui de la rigidité des salaires. Ni l’un ni l’autre ne trouvent de réponse satisfaisante dans les développements évoqués plus haut, qui maintiennent, en la sophistiquant, l’idée d’ajustements par les prix. C’est pourquoi la plupart des travaux récents dans cette ligne explorent l’hypothèse de rigidités «optimales» (entendons par là qu’elles résultent du fonctionnement normal du marché du travail et non d’entraves qui le perturberaient). L’emploi cesse alors d’être une marchandise pour devenir une relation asymétrique entre agents calculateurs.
Une première possibilité est que les acteurs s’entendent implicitement pour stabiliser le salaire. C’est l’idée des «contrats implicites», qui s’est révélée être une impasse théorique et se trouve abandonnée depuis le milieu des années quatre-vingt.
Une deuxième est que les entreprises optent pour une stabilisation du salaire au-dessus du niveau qui permettrait l’embauche de tous les candidats. C’est le principe du «salaire d’efficience» (développé notamment par les Américains Stiglitz et Akerlof), qui lie l’effort fourni par les salariés au niveau du salaire: pour des raisons diverses et qui divisent les spécialistes (mélange de «carotte» et de «bâton», possibilité de trier les meilleurs travailleurs, constitution d’un collectif motivé), l’entreprise choisit, en toute liberté, un salaire plus élevé que celui du marché. La conséquence est la coexistence du chômage et de la rigidité salariale.
Une troisième possibilité est évidemment que les salariés imposent, à leur avantage, la rigidité au-dessus du niveau du marché. C’est possible si leur licenciement est coûteux pour l’entreprise. Alors, les insiders , ceux qui sont à l’intérieur, sont en quelque sorte abrités de la concurrence des outsiders . L’opposition insiders/outsiders (élaborée par le Suédois Lindbeck et l’Anglais Snower) retrouve alors, au cœur de l’emploi, une relation de concurrence imparfaite inévitable.
Ces théories sont ainsi porteuses d’un interventionnisme nuancé, éclectique et délicat: il ne serait guère logique de prôner directement le retour au salaire supposé concurrentiel, et la solution réside dans des politiques de l’emploi actives – via des subventions à l’embauche, des actions de formation –, qui malgré tout doivent rapprocher d’un équilibre de marché.
Les espaces stratégiques sociétaux
Les relations d’emploi peuvent enfin être considérées d’un point de vue «sociétal», c’est-à-dire dans la variété des combinatoires collectives (institutions, règles, regroupements) qui isolent des caractéristiques nationales durables.
Tout oppose la détermination des salaires telle qu’elle se fait aux États-Unis, où l’on négocie par entreprise avec des syndicats locaux, au «corporatisme» suédois, qui est construit sur la confrontation du gouvernement avec un syndicat massif et centralisé rassemblant 80 p. 100 des salariés. On a pu, de même, classer les pays par la plus ou moins grande professionnalisation de la formation initiale des salariés. L’opposition est par exemple forte entre le système dualiste allemand, qui intègre fortement l’appareil scolaire et la formation en entreprise, ou le système japonais, qui valorise une progression régulière de la main-d’œuvre «sur le tas», et le système français, où l’apprentissage est faible et mal considéré, l’essentiel de la formation se faisant dans le cadre scolaire largement déconnecté des besoins précis ressentis par les entreprises, qui obéissent pour leur part à un modèle fortement hiérarchisé. Ces structurations ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients, et une double exigence de flexibilité et d’intégration se fait jour dans les difficultés actuelles: certains «espaces stratégiques» étaient bien adaptés aux périodes de croissance rapide et révèlent leurs inconvénients dans le ralentissement de la croissance et l’intensification de la concurrence mondiale.
D’où un double programme; l’un intellectuel: repérer et évaluer les différents espaces stratégiques; et l’autre pratique: faire évoluer ces derniers dans une direction où la recherche de la croissance et de la compétitivité ne se fasse plus au détriment des hommes.
emploi [ ɑ̃plwa ] n. m.
• employ 1538; de employer
1 ♦ Action ou manière d'employer une chose; ce à quoi elle est employée, sa destination. ⇒ usage, utilisation. L'emploi du bois, du béton pour la construction. Colle prête à l'emploi. « Les drogues dont l'emploi est le plus commode » (Baudelaire). Être d'un emploi courant. « Le plus libre emploi et développement de nos forces » (A. Gide). Faire un bon, un mauvais emploi de son temps, de son argent. « D'assez fortes sommes dont il ne parvenait pas à justifier l'emploi » (Martin du Gard). Avoir, ne pas avoir l'emploi de qqch., l'occasion de s'en servir. — Mode d'emploi : notice expliquant la manière de se servir d'un objet. — EMPLOI DU TEMPS : répartition dans le temps de tâches à effectuer; règlement, tableau établissant cette répartition. ⇒ calendrier, horaire, planning, programme. Avoir un emploi du temps très chargé : être très occupé. — Ling. Le fait de se servir d'une forme de la langue. ⇒ usage. « Les mots ne sont immuables ni dans leur sens, ni dans leur emploi » (Littré). Emploi libre d'un mot et emploi en locution. Emploi ou mention d'un mot.
♢ Spécialt, Dr. Remploi. — Comptab. Action de porter une somme en recette ou en dépense. ⇒ mention. Faux emploi : inscription sur un compte d'une dépense qui n'a pas été faite. DOUBLE EMPLOI : somme inscrite deux fois. Loc. cour. Faire double emploi : être inutile, superflu, répondre à un besoin déjà satisfait. ⇒ doublonner. Cet ouvrage fait double emploi avec les précédents. Armoire à vendre, cause double emploi.
2 ♦ (déb. XVIIe) Vx Occupation (de qqn). « Raisonner est l'emploi de toute ma maison » (Molière).
♢ Mod. Ce à quoi s'applique l'activité rétribuée d'un employé, d'un salarié. ⇒ gagne-pain, place , situation, 1. travail; fam. 2. boulot, 2. job. Création d'emplois. « Les ministres diminuaient les salaires et augmentaient les emplois » (Balzac). « Il avait interrompu ses études et pris un emploi » (Camus). Un emploi stable. Priver qqn de son emploi. ⇒ licencier, renvoyer. Euphém. Emploi précaire. ⇒ intérim. Être sans emploi, au chômage. Demandeur d'emploi. ⇒ chômeur. Offres, demandes d'emploi (par petites annonces). Chercher, trouver un emploi. Agence nationale pour l'emploi (A. N. P. E.). — Emploi-jeune : en France, emploi à plein temps réservé aux jeunes (18-30 ans) dans le secteur public ou associatif. Les emplois-jeunes.
♢ Écon. (Keynes) Somme du travail humain effectivement employé et rémunéré, dans un système économique. ⇒ plein-emploi, sous-emploi. Le volume de l'emploi.
3 ♦ (1775) Genre de rôle dont est chargé un acteur (⇒ contre-emploi ). Avoir, tenir l'emploi du jeune premier. Avoir le physique, la tête, (fam.) la gueule de l'emploi : avoir un physique correspondant au rôle à interpréter; par ext. ressembler à ce que l'on est.
⊗ CONTR. Chômage.
● emploi nom masculin Action ou manière d'employer quelque chose ; utilisation, usage : L'emploi de ce produit est dangereux. Cas, circonstance où on emploie quelque chose : Quels sont les emplois de ce médicament ? Fait d'employer des personnes : L'emploi d'une main-d'œuvre sous-payée. Travail rémunéré dans une administration, une entreprise, chez quelqu'un : Chercher un emploi. Comptabilité Ensemble des montants figurant à l'actif d'un bilan, en contrepartie des ressources figurant au passif. Droit Dans la fonction publique, tâche assignée à un fonctionnaire. Placement d'un capital ; acquisition de biens mobiliers ou immobiliers à l'aide de fonds disponibles. Économie Rapport entre le nombre de personnes actives dans une profession, un pays, et la population totale de cette profession, de ce pays. [ → chômage.] Linguistique Fait de se servir d'une forme de la langue. Militaire Fonction confiée à un militaire de carrière, indépendamment de son grade. Spectacles Type de rôle pouvant être joué par un acteur ou interprété par un danseur en fonction de son physique, de sa sensibilité. ● emploi (citations) nom masculin René Descartes La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650 Je me tiendrai toujours plus obligé à ceux par la faveur desquels je jouirai sans empêchement de mon loisir, que je ne ferais à ceux qui m'offriraient les plus honorables emplois de la terre. Discours de la méthode François, duc de La Rochefoucauld Paris 1613-Paris 1680 Il est plus facile de paraître digne des emplois qu'on n'a pas que de ceux que l'on exerce. Maximes François, duc de La Rochefoucauld Paris 1613-Paris 1680 Nous pouvons paraître grands dans un emploi au-dessous de notre mérite, mais nous paraissons souvent petits dans un emploi plus grand que nous. Maximes Guy de Maupassant château de Miromesnil, Tourville-sur-Arques, 1850-Paris 1893 Quand on a le physique d'un emploi, on en a l'âme. Mont-Oriol ● emploi (expressions) nom masculin Avoir l'emploi de quelque chose, avoir l'occasion de s'en servir, d'y avoir recours. Avoir le physique, la tête de l'emploi, avoir bien l'air de ce qu'on fait, de ce qu'on est. Emploi du temps, programme établi à l'avance qui indique les diverses tâches à accomplir au cours d'une période déterminée, selon les jours, les heures, etc. ; tableau fixant ce programme ; horaire, planning. Faire double emploi, être l'objet d'une répétition inutile ; répondre à un besoin déjà satisfait autrement. Double emploi, double mention d'un article passé par erreur à deux comptes différents. Faux emploi, mention d'une somme portée en dépense bien que la dépense n'ait pas été faite. Contrats emploi, mesures financées en partie par l'État sous des formes diverses et qui sont destinées à favoriser l'insertion professionnelle en entreprise des demandeurs d'emploi, en prenant en compte leur profil. (Ces mesures se concrétisent notamment par des contrats favorisant l'insertion des jeunes [emploi-jeunes], en mettant l'accent sur la formation [contrat d'orientation, contrat de qualification, par exemple]. Elles peuvent s'adresser également à des chômeurs âgés ou de longue durée [contrats initiative-emploi, contrats emploi-solidarité].) Emploi-jeune, contrat destiné à favoriser l'emploi des jeunes. (Créé en 1997, il permet l'accès à l'emploi, pour une durée de 5 ans, de jeunes âgés de 18 à moins de 26 ans, ou de 26 à 30 ans s'ils ne bénéficient pas d'assurance-chômage, dans des activités présentant un caractère d'utilité sociale : domaine sportif, culturel, éducatif, d'environnement et de proximité.) Emploi réservé, emploi obligatoirement affecté à certaines catégories de bénéficiaires désignés par la loi (mutilés de guerre, handicapés, etc.). Emploi supérieur, tâche assignée à un haut fonctionnaire. (Les emplois supérieurs sont à la discrétion du gouvernement.) ● emploi (synonymes) nom masculin Action ou manière d'employer quelque chose ; utilisation, usage
Synonymes :
- usage
Travail rémunéré dans une administration, une entreprise, chez quelqu'un
Synonymes :
- métier
- poste
- travail
Économie. Rapport entre le nombre de personnes actives dans une profession...
Synonymes :
- volume de l'emploi
Contraires :
- chômage
emploi
n. m.
d1./d Usage que l'on fait d'une chose; manière d'en faire usage. L'emploi d'un outil, d'un mot. Faire mauvais emploi de sa fortune. Mode d'emploi.
— Une chose qui fait double emploi, qui est superflue parce qu'elle a le même usage qu'une autre.
— Emploi du temps, ou (Afr. subsah.) emploi de temps: manière de répartir sur une certaine période les tâches à accomplir; tableau indiquant cette répartition. Un emploi du temps chargé.
d2./d Travail rémunéré. Une offre, une demande d'emploi.
⇒EMPLOI, subst. masc.
A.— [En parlant d'une chose]
1. Emploi + compl. introd. par de, précisant l'objet employé, + éventuellement compl. second. introd. par comme, dans, pour, indiquant l'attrib., le domaine, le but de l'emploi. Action ou manière d'employer quelque chose; usage, utilisation (d'un objet, d'un outil, d'un moyen matériel); p. ext., destination, fonction d'une chose. Il (...) nous enseigna doctement l'emploi du tripoli pour le polissage des cuivres (FRANCE, Bonnard, 1881, p. 396). On vante beaucoup dans l'agriculture moderne l'emploi du blé de printemps (PESQUIDOUX, Livre raison, 1932, p. 193) :
• 1. ... l'État (...) n'admettait qu'à de rares intervalles l'emploi combiné du fer et de la pierre, repoussait résolument le métal appliqué seul comme matière primordiale des édifices.
HUYSMANS, L'Art mod., 1883, p. 237.
SYNT. Emploi du bois, de briques, de pierres, de matériaux; emploi d'engrais; emploi de médicaments; emploi de l'électricité, du gaz (pour la cuisine); emploi de machines, de moyens (électroniques, mécaniques); comporter, exiger, nécessiter, déconseiller, développer l'emploi de (qqc); faire emploi de (qqc.).
♦ Avoir l'emploi de (qqc.). Avoir l'occasion de se servir de quelque chose. Je dors si peu. Et je ne veux pas encore recourir aux drogues, je n'en aurai que trop l'emploi, avant peu (MARTIN DU G., Thib., Épil., 1940, p. 914).
♦ [En composé avec non] Absence d'emploi. La stratégie de dissuasion (...) se cantonne tout entière dans le non-emploi des armes grâce à l'exploitation judicieuse de l'existence des armes (BEAUFRE, Dissuasion et strat., 1964, p. 200).
— Emploi abs. Emploi commode, facile; trouver son emploi (dans qqc.). La salle a changé d'emploi : elle est devenue lingerie (MARTIN DU G., Devenir, 1909, p. 188). Le plâtre ne répond qu'à un emploi : il forme seulement plafond (PESQUIDOUX, Livre raison, 1925, p. 143). Compléter immédiatement l'état-major et l'équipage du bâtiment en vue de son emploi comme transport de troupes (DE GAULLE, Mém. guerre, 1954, p. 526). Cf. bric-à-brac ex. 2.
♦ Loc. déterminant un subst. (avec valeur d'épithète ou d'attribut).
Emploi + adj., introd. par de. Être d'un emploi courant, rare. Une très grande salle flanquée de deux autres pièces d'un emploi difficile (DUHAMEL, Désert Bièvres, 1937, p. 88).
Sans emploi. Inutile, inutilisé. Les armoires où dorment, sans emploi, nos layettes d'enfant (RODENBACH, Règne silence, 1891, p. 132). Joigneau a toujours, dans sa sacoche, quelque imprimé sans emploi qui lui permet de s'introduire quand bon lui semble chez n'importe qui (MARTIN DU G., Vieille Fr., 1933, p. 1034).
♦ Double emploi. Répétition inutile. Faire double emploi. Le dessin ne fait pas double emploi avec la photographie, il la complète en donnant l'interprétation du savant qui publie (L'Hist. et ses méth., 1961, p. 268).
♦ Mode d'emploi. Manière d'employer quelque chose. La machine n'est mauvaise que dans son mode d'emploi actuel (CAMUS, Homme rév., 1951, p. 364). P. méton. Notice expliquant la façon de se servir de quelque chose. J'ai toujours lu avec passion (...) les prospectus intitulés « mode d'emploi » que je trouvais enroulés autour des boîtes de pilules et des flacons de sirop (ROMAINS, Knock, 1923, I, p. 5).
2. P. anal.
a) [En parlant d'un animal domestique] Usage qu'on fait d'un animal; rôle qu'on lui assigne. L'emploi des ânes annonce un pays de montagnes (MICHELET, Journal, 1834, p. 134). Un système d'agriculture fondé sur la charrue, dans lequel le bœuf a son emploi comme animal de trait (VIDAL DE LA BL., Tabl. géogr. Fr., 1908, p. 18).
b) [En parlant d'une partie du corps hum., d'un organe] Fait de se servir de celui-ci; fonction qu'il assume. Son cœur, emporté vers cette inconnue, oubliait son emploi naturel et le laissait tout pâle faute de sang renouvelé (BARRÈS, Cahiers, t. 4, 1904-1906, p. 234) :
• 2. ... quantité de faits connus prouvent que l'emploi soutenu d'un organe concourt à son développement, le fortifie et l'agrandit même; tandis qu'un défaut d'emploi, devenu habituel à l'égard d'un organe, nuit à ses développemens, le détériore...
LAMARCK, Philos. zool., t. 1, 1809, p. V.
c) Fait d'employer une pers. ou une catégorie de pers. Emploi de + compl. indiquant la pers. employée. Les magistrats qui ont le droit de requérir l'emploi de la troupe n'osent pas se servir de leur pouvoir jusqu'au bout (SOREL, Réflex. violence, 1908, p. 94). Il [le général] prépare le plan d'emploi de l'armée de l'intérieur en fonction des possibilités (...) d'action (DE GAULLE, Mém. guerre, 1956, p. 478) :
• 3. ... nous multiplierons nos valeurs par un habile emploi d'amis, de protégés, d'affranchis exercés et fortifiés par notre aide.
MAURRAS, Kiel et Tanger, 1914, p. 209.
— Spéc., ÉCON. Emploi de la main-d'œuvre. Fait d'employer les personnes actives de la population à des activités économiques. P. ell. Agence Nationale pour l'emploi (A.N.P.E.). La technique et le développement gigantesque du machinisme ne risquent-ils pas, dans certains cas, de provoquer une diminution d'emploi de la main-d'œuvre? (LESOURD, GÉRARD, Hist. écon., 1966, p. 329).
3. En partic.
a) [En parlant d'une somme d'argent, de valeurs] Affectation d'une somme d'argent à une destination particulière et jugée profitable; achat d'un bien avec des capitaux disponibles (cf. remploi). Le mari n'est point garant du défaut d'emploi ou de remploi du prix de l'immeuble que la femme séparée a aliéné (Code civil, 1804, art. 1450, p. 266). Avec (...) les économies de sa femme (...) et l'emploi de son capital, il se trouva posséder (...) autant de revenu que lorsqu'il avoit sa place (BALZAC, Annette, t. 1, 1824, p. 45) :
• 4. En répartissant ainsi sa fortune entre des emplois divers et qui ne se commandent pas les uns les autres, l'individu n'est plus asservi à une entreprise déterminée, à une propriété déterminée.
JAURÈS, Ét. socialistes, 1901, p. 255.
SYNT. Emploi de fonds, des impôts, d'un revenu; emploi avantageux, fructueux, lucratif, productif; déterminer l'emploi d'une somme; plan d'emploi.
— COMPTAB. Mention d'une somme dans un compte en dépense ou en recette.
♦ Double emploi. Inscription d'une somme deux fois dans un compte. C'est du bon sens et de la patience qu'il faut pour distinguer un double emploi au travers des ombres amies d'un budget (STENDHAL, Racine et Shakspeare, Paris, Champion, t. 2, 1842, p. 187).
♦ Faux emploi. Inscription sur un compte d'une dépense qui n'a pas été faite (cf. Lar. 19e-Lar. encyclop., LITTRÉ, ROB.).
b) [En parlant d'un terme lexical, d'une forme grammaticale, d'une figure de style]
— Utilisation dans un discours, un écrit. On peut citer de Baudelaire (...) l'emploi d'une terminologie liturgique pour s'adresser à une maîtresse et célébrer une volupté (BOURGET, Essais psychol., 1883, p. 7) :
• 5. ... sur ce terrain [du style], l'art des grands écrivains est infini; (...) on ne trouve point chez eux (...) un mot, un son, une liaison de mots, de sons et de phrases, dont la valeur ne soit sentie et dont l'emploi ne soit voulu.
TAINE, Philosophie de l'art, t. 2, 1865, p. 322.
SYNT. Emploi du mot (de) + subst. précisant le terme empl.; emploi d'une métaphore, d'une périphrase; emploi d'un adjectif, d'un pronom; emploi du présent, de l'imparfait; mauvais emploi d'un mot; emploi vicieux; emploi d'un mot à contre-sens.
— Signification d'un mot selon le contexte dans lequel il se trouve. Emploi figuré, métaphorique. Il [Ronsard] ne réussit pleinement dans l'usage de l'alexandrin que lorsqu'il en fait un emploi lyrique, très différent de l'emploi épique et dramatique (THIBAUDET, Réflex. litt., 1936, p. 25). On dit dans certaines écoles linguistiques (...) qu'un mot n'a pas de sens propre, mais qu'il a seulement des emplois (Ling. 1972, p. 188) :
• 6. Je goûte fort cet emploi du mot « divaguer » que je rencontre dans Simenon (Pietr le Letton, p. 104). « Il divaguait dans les coulisses de l'hôtel. »
GIDE, Journal, 1941, p. 86.
c) [En parlant d'un espace de temps] Façon dont une personne occupe un certain intervalle de temps. Tâter le pouls à nos émotions, c'est un digne et suffisant emploi de la vie (BARRÈS, Barbares, 1888, p. 73). Il ne peut plus donner du tout l'emploi de son temps dans la nuit du 24 au 25! (G. LEROUX, Myst. ch. jaune, 1907, p. 75) :
• 7. Il sortit, erra dans le Luxembourg, se disant : Il s'agit de régler l'emploi de notre temps; je visiterai après le déjeuner Saint-Séverin, je rentrerai ensuite chez moi pour préparer mes malles; après quoi je finirai la journée à Notre-Dame-des-Victoires.
HUYSMANS, En route, t. 1, 1891, p. 279.
♦ Avoir l'emploi de son temps. Savoir que faire du temps dont on dispose. Londres, le dimanche, est une ville morte, d'un pesant ennui. Fort heureusement, j'ai l'emploi de ma journée. D'abord, une longue visite à l'ambassadeur de Belgique (MICHELET, Chemins Europe, 1874, p. 41).
♦ Emploi du temps. Prévision, organisation des activités, des tâches à effectuer pendant une certaine durée; p. méton., tableau représentant ce programme. Définir, dresser, rédiger un emploi du temps; observer un minutieux emploi du temps. Il faut que j'établisse mon emploi du temps au point de vue travail pour le mois qui a déjà commencé (DU BOS, Journal, 1922, p. 180). Sur le tableau, on trouve notre emploi du temps pour toute la journée... Il faut qu'à telle heure nous soyons dans telle pièce, à faire tel travail (SIMENON, Vac. Maigret, 1948, p. 79) :
• 8. Je voudrais régler ma journée et décider de l'emploi de mes heures comme je savais faire, rue de Commailles; j'avais un « emploi du temps » épinglé au mur et mettais de la fierté à n'échapper de nulle part.
GIDE, Journal, 1912, p. 363.
SYNT. Emploi de la journée, de la semaine, des vacances, de l'été; demander (à qqn) l'emploi de son temps; raconter, justifier l'emploi de son temps; rendre compte de l'emploi de son temps.
d) [En parlant d'une faculté physique ou morale de la pers., d'une démarche de l'esprit] Mise en œuvre de cette faculté; fonction que peut remplir celle-ci. Emploi de son intelligence, de son mérite, de son talent; emploi de la douceur, de la force. Le seul trésor des hommes est l'emploi de leurs forces, le travail (DESTUTT DE TR., Comment. sur Espr. des lois, 1807, p. 241). Il se replongea avec passion dans les préparatifs du déménagement (...) où il trouvait l'emploi de ses capacités, à épousseter, à emballer (MONTHERL., Célibataires, 1934, p. 782). Cf. âcreté ex. 14 :
• 9. ... la méthode expérimentale ne consiste pas dans l'usage indispensable de certains procédés d'expérimentation, mais dans l'emploi d'un certain procédé intellectuel ou plutôt d'un mode de raisonnement appliqué aux faits pour en faire sortir la vérité.
C. BERNARD, Principes de méd. exp., 1878, p. 229.
— Loc. déterminant un subst. Sans emploi. Qui ne peut s'exprimer. J'ai acquis une culture qui reste sans emploi, ligotée que je suis par le manque d'argent et par la solitude (MONTHERL., J. filles, 1936, p. 922) :
• 10. Mon père m'avait doué d'une curiosité prématurée d'intelligence. N'étant plus là pour me tourner vers le monde des connaissances positives, cette curiosité sans emploi retomba sur moi-même.
BOURGET, Le Disciple, 1889, p. 82.
B.— [En parlant d'une pers.] Occupation ou fonction.
1. Tâche accomplie par une personne; occupation à laquelle elle se livre habituellement ou occasionnellement. Assigner un emploi à qqn. Après l'avoir essayé dans divers emplois qu'il s'était révélé incapable de remplir, on lui avait délégué la facile mission de soigner les étrangers (HUYSMANS, Oblat, t. 1, 1903, p. 63). La vieille Jeanne était depuis un quart de siècle cuisinière chez M. Thibault. Mais, hors d'âge, les jambes nouées de varices, (...) elle avait cessé tout emploi (MARTIN DU G., Thib., Consult., 1928, p. 1107) :
• 11. Il s'éveillait quelquefois avec ce mot de « l'Imitation » à la bouche : « In omnibus requiem quæsivi, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro. » Mais les livres n'étaient pas son principal emploi; il se piquait d'être un homme de peine.
SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. 5, 1859, p. 108.
♦ Emploi + inf. introd. par de, précisant la tâche à accomplir. Il [Levin] (...) eût rejeté, avec toute la généreuse indignation de son âme, l'emploi d'épier et d'accroître les tortures d'un malheureux captif (HUGO, Han d'Isl., 1823, p. 288).
♦ Avoir, se donner pour emploi de. Être chargé, se charger de. Il avait pour emploi d'effrayer les oiseaux voletant au-dessus des champs ensemencés (LORRAIN, Sens. et souv., 1895, p. 203). [Les critiques] qui se donnent pour emploi de ruiner dans l'esprit public toute grandeur qui s'y dessine (VALÉRY, Variété IV, 1938, p. 53).
♦ Adj. + emploi introd. par de, déterminant un subst. C'est pourtant une personne de grand emploi. Elle est chargée d'éconduire les poètes qui apportent à sa maîtresse les conceptions de leur génie (VEUILLOT, Odeurs de Paris, 1866, p. 162).
♦ Sans emploi, déterminant un subst. Inoccupé. Elle saisit M. Dupuis, resté sans emploi sur le divan, et la polka recommença (MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Mais. Tellier, 1881, p. 1204).
— En partic. Ensemble des activités, des travaux découlant de l'exercice d'un métier, d'une profession, d'une charge (cf. fonction). Exercer, remplir un emploi. Pour gorger ces gens-là, on crée même en leur faveur des charges sans emploi, et (...) on y attache de gros honoraires (MARAT, Pamphlets, Les Charlatans modernes, 1791, p. 262). Je suis assez bon matelot; (...) je trouverai toujours de l'emploi sur un bâtiment marchand (DUMAS père, Monte-Cristo, t. 1, 1846, p. 262). Bien qu'il n'eût jamais rempli l'emploi de son grade, (...) on l'eut pris (...) pour un colonel retraité (PONSON DU TERR., Rocambole, t. 1, 1859, p. 327) :
• 12. La dissociation possible du grade et de l'emploi, qui est un des principes de l'administration française, exprime la latitude de l'administration à assurer par la collation d'un titre la carrière personnelle d'un fonctionnaire tout en choisissant par ailleurs intuitu Personae le responsable d'une fonction.
BELORGEY, Le Gouvernement et l'admin. de la France, 1967, p. 241.
♦ Loc. déterminant un subst. En retrait d'emploi, sans emploi. Qui ne peut plus exercer son activité. En Épire (...) la surveillance des autorités turques a mis plus de mille brigands en retrait d'emploi (ABOUT, Roi mont., 1857, p. 180). Des soudards sans emploi (BARRÈS, Homme libre, 1889, p. 231).
— P. ext. Place, situation occupée par un employé, un fonctionnaire dans une administration, une entreprise, impliquant un travail régulier et rétribué. L'admission à tous les emplois est l'un des principes auxquels les français tiennent le plus (STAËL, Consid. Révol. fr., t. 2, 1817, p. 212). Comme ses appointements (...) ne suffisaient point, elle avait eu l'idée de chercher un petit travail, en dehors de son emploi (ZOLA, Bonh. dames, 1883, p. 538) :
• 13. ... je faisais le métier de garçon de restaurant en attendant un emploi plus conforme à mes facultés, et l'audacieux Chicagoain m'offrait une place dans son usine avec des appointements que je n'aurais pas osé rêver.
BOURGET, Nos actes nous suivent, 1926, p. 26.
— Spéc. L'emploi. ,,Ensemble des forces de travail effectivement employées et rémunérées dans un système économique`` (BOUV.-IBARR. 1975). Niveau, volume de l'emploi; marché de l'emploi; plein-emploi, sous-emploi :
• 14. L'emploi global est défendu pour lui-même; un niveau élevé d'emploi est protégé par les syndicats et, depuis peu, par l'acquiescement officiel des États.
PERROUX, L'Écon. du XXe s., 1964, p. 458.
SYNT. a) Créer, offrir, procurer un emploi; briguer, chercher, demander, solliciter, occuper un emploi; démissionner d'un emploi, résigner un emploi; nommer à tous les emplois, pourvoir à certains emplois. b) Emplois administratifs, civils, militaires, publics, privés; emploi modeste, médiocre, subalterne; emploi éminent, supérieur; les grands, les hauts emplois (dans le gouvernement, l'armée) et absol. les emplois. c) Emploi à mi-temps, à plein temps. d) Nomination aux emplois; demande, offre d'emploi.
♦ Emploi + compl. déterminatif
[Le compl. précise le genre d'emploi] Emploi de chauffeur, de comptable, de douanier, de secrétaire.
[Le compl. indique le domaine où existe l'emploi] Emploi du gouvernement, de la magistrature, de la police.
[Le compl. est une somme d'argent indiquant le montant de la rémunération] Emploi de trois mille francs.
♦ Sans emploi, déterminant un subst. En chômage.
♦ Spéc. Emplois réservés. Réservés par l'État en priorité, ou exclusivement à d'anciens militaires ou aux victimes de guerre. Les victimes de la guerre ont accès aux emplois réservés sans condition d'âge (LUBRANO-LAVADERA, Législ. et admin. milit., 1954, p. 134).
2. Rôle que peut jouer une personne dans la société en fonction de caractères particuliers ou de certaines circonstances. Si jamais vous exercez ce grand emploi de père (J. DE MAISTRE, Corresp., 1806-07, p. 310). Autrefois son emploi [du jeune homme] était simple : auprès d'une femme, quelle qu'elle fût, il devait avoir la bouche en cœur, être prêt à se mettre à genoux (TAINE, Notes Paris, 1867, p. 216).
— Spéc., THÉÂTRE. Type de rôles devant être joués par des acteurs dotés des qualités, du physique, de l'âge qui correspondent à celui-ci. Emploi de jeune premier, de coquette, de barbon; tenir l'emploi de. Je prenais du ventre, chose ridicule en mon emploi de beau ténébreux et d'amoureux tragique (GAUTIER, Fracasse, 1863, p. 170). Des personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dénués de caractères individuels qu'un « emploi de théâtre » (PROUST, Swann, 1913, p. 421) :
• 15. ... Régine Tallien, que sa silhouette de petite bonne rondelette, pourvue abondamment devant et derrière, voue à l'emploi des pages et des « travestis de style »...
COLETTE, L'Envers du music-hall, 1913, p. 40.
♦ Chef d'emploi. ,,Acteur qui joue l'un des principaux rôles de tous les ouvrages dans le genre pour lequel il est engagé ou auquel il est destiné par nature`` (GENIN, Lang. planches, 1911, p. 24). Cf. DUHAMEL, Suzanne, 1941, p. 81.
♦ P. compar. Conduite d'une personne qui joue dans la vie un personnage, qui tient un rôle. Un homme comme Hugo tient l'emploi d'un héros national (BARRÈS, Cahiers, t. 6, 1908, p. 282).
Avoir la figure, la gueule, le physique de l'emploi. Grand'mère!... Ah! certes, elle n'avait pas le profil populaire de l'emploi, ni le baiser facile, ni le bonbon à la main (H. BAZIN, Vipère, 1948, p. 29).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. Ca 1275 « utilisation, fait d'user de (ici, des coups) » (ADENET LE ROI, Enfances Ogier, éd. A. Henry, 5832), attest. isolée; 1538 (EST., s.v. operarius); 2. début XVIIe s. « service, occupation » (ST FRANÇOIS DE SALES, Solitudes annuelles, Paris, p. 245, 1860 ds LITTRÉ); 1636 « fonction, charge au service de quelqu'un ou d'une institution » (MONET). Déverbal de employer. Fréq. abs. littér. :3 169. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 5 631, b) 3 246; XXe s. : a) 3 102, b) 5 066. Bbg. GIRAUD (J.), PAMART (P.), RIVERAIN (J.). Mots dans le vent. Vie Lang. 1970, pp. 46-54. — RIGAUD (A.). La Cour des miracles. Vie Lang. 1969, pp. 606-611.
emploi [ɑ̃plwa] n. m.
ÉTYM. XVIe, emploite (→ Emplette); employ, 1538, R. Estienne; déverbal de employer.
❖
1 Action ou manière d'utiliser (une chose); ce à quoi une chose est utilisée, destination. ⇒ Usage, utilisation; mise (en jeu, en œuvre). || L'emploi des substances toxiques, en pharmacie. || L'emploi de certains outils par un ouvrier, dans une profession. || L'emploi du béton, de la brique, du bois dans la construction. || L'emploi du pétrole, de l'électricité a diminué l'importance du charbon dans l'économie mondiale. || Cet outil, cet instrument est d'un emploi délicat. ⇒ Maniement. || Quels sont les emplois de cette substance ? || Être d'un emploi courant, rare. ⇒ Application. || Emploi thérapeutique du charbon. || Exiger, nécessiter, déconseiller l'emploi de qqch. — Mode d'emploi : notice expliquant la manière de se servir d'un objet, d'une substance… || Trouver son emploi (dans qqch.). || Changer d'emploi. || Ceci est demeuré, est resté sans emploi, inutilisé. || Emploi d'un moyen, d'un procédé, d'une recette. || L'emploi de la violence, de la ruse. || Des qualités restées sans emploi. || Faire un bon, un mauvais emploi de son temps, de son argent, de son intelligence, de ses connaissances. || Moments sans emploi (→ Dîner, cit. 6). || Avoir l'emploi de qqch., avoir l'occasion de s'en servir. — Faire emploi de qqch., de moyens, employer.
1 Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
Des moyens d'exercer notre philosophie :
C'est le plus bel emploi que trouve la vertu (…)
Molière, le Misanthrope, V, 1.
2 (…) souvent on l'a détournée (la philosophie) de son emploi, et (…) on l'a occupée publiquement à soutenir l'impiété.
Molière, Tartuffe, Préface.
3 Buffon et Jean-Jacques ont une prose noble, juste, vigoureuse, souple et brillante, qui suffit à tous les emplois, qui triomphe dans plusieurs, qui ne paraît ni déplacée ni gênée dans aucun.
Sainte-Beuve, Chateaubriand, Xe leçon, t. I, p. 204.
4 Parmi les drogues les plus propres à créer ce que je nomme l'Idéal artificiel (…) celles dont l'emploi est le plus commode et le plus sous la main, sont le haschisch et l'opium.
Baudelaire, les Paradis artificiels, Le poème du haschisch, I.
5 Je ne veux plus comprendre une morale qui ne permette et n'enseigne pas le plus grand, le plus beau, le plus libre emploi et développement de nos forces.
Gide, Journal, 1894, p. 52.
5.1 (…) Monsieur Jadis passait difficilement les portes de la France sans une appréhension irraisonnée. Ignorant la plupart des mots, des mœurs, des monnaies, suspectant partout une police dont il n'avait pas le mode d'emploi, il circulait sur la pointe des pieds.
A. Blondin, Monsieur Jadis, p. 103.
♦ Utilisation, rôle (d'un animal). || L'emploi de l'éléphant comme animal de trait. || L'emploi du cheval (cit. 3) à diverses fins.
♦ Façon dont une personne occupe son temps, une partie de son temps. || Emploi de la journée, de la semaine.
♦ ☑ Loc. Emploi du temps : répartition dans le temps de tâches à effectuer, d'exercices. ⇒ Horaire, programme. || Rendre compte de son emploi du temps. || Avoir un emploi du temps chargé, rigide, rigoureux. || L'emploi du temps des élèves d'une classe. — Tableau portant la répartition des tâches. || L'emploi du temps est affiché dans le couloir.
♦ Ling. Le fait de se servir (d'une forme de la langue). ⇒ Usage. || Emploi d'un mot, d'une locution, d'une expression, de formules (→ Ce, cit. 13). || Emploi libre d'un mot; emploi en locution. — Signification (d'un mot) selon le contexte. || L'emploi d'un mot au sens figuré. || Ces mots diffèrent non par le sens mais par l'emploi (→ Courroux, cit. 1). || Emploi rare, correct, incorrect, abusif. || Évitez cet emploi (→ Appui, cit. 36). || L'exemple des bons écrivains autorise cet emploi (→ Coûter, cit. 20). || Les différents emplois du verbe avoir…
6 Les mots ne sont immuables ni dans leur orthographe, ni dans leur forme, ni dans leur sens, ni dans leur emploi. Ce ne sont pas des particules inaltérables, et la fixité n'en est qu'apparente.
Littré, Dict., Préface, p. 37.
♦ L'emploi d'une somme d'argent. || Justifier l'emploi des fonds alloués. || Quittance d'emploi.
7 La manufacture lui avait versé, à plusieurs reprises, d'assez fortes sommes, dont, paraît-il, il ne parvenait pas à justifier l'emploi.
Martin du Gard, les Thibault, t. V, p. 260.
♦ Dr. Achat d'un bien déterminé, fait avec des capitaux disponibles (⇒ Remploi). || Clauses d'emploi dans un contrat de mariage. || Défaut d'emploi. || Emploi par anticipation : achat d'un bien au moyen de fonds qui seront touchés plus tard par l'acquéreur. — Comptab. Action de porter une somme en recette ou en dépense. || Faux emploi : inscription sur un compte d'une dépense qui n'a pas été faite.
♦ Double emploi : somme inscrite deux fois. — ☑ Fig. (cour.). Faire double emploi : comporter une répétition inutile, superflue. || Ces deux hypothèses font double emploi. — N. m. || Un double emploi.
8 (…) si (ces principes sont) semblables c'est comme s'il n'y en avait qu'un; c'est un double emploi.
Voltaire, Principes d'action, I.
2 (Déb. XVIIe). Vx. Ce à quoi une personne est occupée, employée. ⇒ Occupation, rôle (→ Bannir, cit. 12). || Avoir, se donner pour emploi de, faire son emploi de qqch., s'y occuper.
9 Le ciel (…)
Pour différents emplois nous fabrique en naissant.
Molière, les Femmes savantes, I, 1.
10 Et que je fasse enfin mes plus fréquents emplois
De parcourir nos monts, nos plaines et nos bois (…)
Molière, la Princesse d'Élide, I, 3.
♦ Mod. Ce à quoi s'applique l'activité rétribuée d'une personne. ⇒ Charge, état, fonction, ministère, office, place, poste, profession, service, situation, travail; gagne-pain. || En matière de législation industrielle, emploi ne désigne que la profession exercée en sous-ordre par un salarié. || Rétribution attachée à un emploi. ⇒ Appointement, émolument, salaire. || Chercher un emploi. || Briguer, postuler, solliciter un emploi. || Être admissible (cit. 2) à un emploi. || Les candidats à un emploi. || Trouver un emploi à qqn; pourvoir d'un emploi; installer dans un emploi. ⇒ Caser (fam.). || Nommer brusquement à un emploi (⇒ Bombarder, parachuter). || Prendre un emploi. || Avoir, exercer un emploi. (→ Faire quelque chose; travailler). || Un emploi de secrétaire, de vendeur. || Emploi stable. || Emploi précaire. || Emploi à durée limitée (⇒ C. D. D.). || Être en fin d'emploi. || Chercher un nouvel emploi. || Garder, conserver son emploi; demeurer longtemps dans un emploi (→ Vieillir dans…). || Renvoyer d'un emploi. ⇒ Casser (aux gages), chasser, congédier, dehors (mettre), destituer (cit. 3), licencier, pied (mettre à); fam. balayer, bourlinguer (vx), dégommer, lourder, vider, virer. || Retrait d'emploi. || Quitter un emploi (⇒ Démissionner); changer d'emploi (⇒ Permuter). || Perdre son emploi. || Être sans emploi. ⇒ Chômage (en); → Être sur le pavé, être à pied. || Emploi stable, solide. ⇒ Position. || Emploi amovible, inamovible. — Vx. || Haut emploi; bas (cit. 21) emploi. — Emploi subalterne. || Emploi ne demandant aucun travail. ⇒ Sinécure. || Emploi de commis (cit. 5). || Emplois publics (→ Capacité, cit. 8). || Emplois réservés, en faveur d'anciens militaires ou victimes de la guerre. || Emplois civils, militaires, industriels, commerciaux. || Titre, brevet, commission conférant autrefois un emploi dans l'armée. — (Dans le contexte social et politique). || Créations, suppressions d'emplois. || Chercher à développer les emplois pour les jeunes. → ci-dessous, L'emploi. || La précarité des emplois.
11 Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l'honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois (…)
Molière, les Fâcheux, Épître au roi.
12 (Réduit) à vous revêtir de l'emploi de domestique de mon père.
Molière, l'Avare, I, 1.
13 Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d'esprit pour se passer des charges et des emplois (…)
La Bruyère, les Caractères, II, 12.
14 Je me dois d'autant plus, continua la petite vanité de Julien, de réussir auprès de cette femme, que si jamais je fais fortune, et que quelqu'un me reproche le bas emploi de précepteur, je pourrai faire entendre que l'amour m'avait jeté à cette place.
Stendhal, le Rouge et le Noir, I, XIII.
15 Obligés d'obéir aux princes ou aux Chambres qui leur imposent des parties prenantes au budget et forcés de garder des travailleurs, les ministres diminuaient les salaires et augmentaient les emplois, en pensant que plus il y aurait de monde employé par le gouvernement, plus le gouvernement serait fort.
Balzac, les Employés, Pl., t. VI, p. 874.
15.1 Heureusement que, pour épancher sa bile, l'enragé petit homme avait près de lui son ami Delobelle, vieux comédien en retrait d'emploi, qui l'écoutait avec sa physionomie placide et majestueuse des grands jours.
Alphonse Daudet, Fromont jeune et Risler aîné, p. 6.
16 C'était (…) pour se marier qu'il avait interrompu ses études et pris un emploi.
Camus, la Peste, p. 96.
♦ Absolt. || Chercher, trouver un emploi. ⇒ Travail. || Demandeur d'emploi : personne qui cherche de l'emploi (notamment chômeur). || La demande d'emploi s'accélère, se ralentit. || Demandes; offres d'emploi, dans les petites annonces d'un journal. || Feuille d'emploi. — Emploi-jeune : en France, emploi réservé aux jeunes gens (18-30 ans) dans le secteur public ou associatif. || « (…) neuf sites prioritaires où seront affectés la majorité des 10 000 emplois-jeunes à pourvoir dans les collèges et lycées professionnels » (Libération, 1er oct. 1997, p. 13).
17 (…) il semblait avoir été mis au monde pour exercer les fonctions discrètes mais indispensables d'auxiliaire municipal temporaire… C'était en effet la mention qu'il disait faire figurer sur les feuilles d'emploi, à la suite du mot « qualification ».
Camus, la Peste, p. 57.
♦ Dans le contexte politique et social. || L'emploi. || Politique de l'emploi et lutte contre le chômage. (En France). || Le ministère de l'Emploi (1983). || L'Agence nationale pour l'emploi (A. N. P. E.). || Bourse nationale de l'emploi. — L'effet sur l'emploi des mesures contre le chômage, de la réduction de la durée du travail, du développement des entreprises. || L'emploi à mi-temps, à temps partiel. || L'emploi des femmes, des jeunes.
♦ Écon. (trad. angl. employment). La somme du travail humain effectivement employé et rémunéré, dans un système économique. || Le volume de l'emploi. || Marché de l'emploi. || Théorie générale de l'Emploi, ouvrage de Keynes. || Théorie du plein emploi. || Le Plein Emploi dans une Société libre, ouvrage de Beveridge (1944). ⇒ Plein-emploi; sous-emploi, suremploi.
3 (1775). Spécialt. Genre de rôle dont est chargé un acteur, au théâtre. || Avoir, tenir l'emploi de valet de comédie, de jeune premier. ☑ Avoir le physique (la tête, la gueule) de l'emploi : (au fig.) avoir bien l'air de ce qu'on fait (→ 1. Physique, cit. 7).
18 (…) Par exemple, on sait que les comédiens ont multiplié chez eux les emplois à l'infini : emplois de grande, moyenne et petite amoureuse; emplois de grands, moyens et petits valets, emplois de niais; d'important, de croquant, de paysan, de tabellion, de bailli; mais on sait qu'ils n'ont pas encore appointé celui de bâillant.
Beaumarchais, le Barbier de Séville, Lettre sur la critique.
19 (…) souvent nous ne revoyons jamais ces figures grotesques ou belles que nous avons vues dans un lieu public, souvent dans un wagon de chemin de fer, un omnibus chargé de monde, véritables chariots de Thespis où nous nous amusons, comme Jean venait de le faire tout à l'heure, à reconnaître l'Isabelle, le pédant, la Zerbinette, acteurs tout grimés, ayant déjà sur la figure la mine de leur emploi, sur la langue des bouts de leur rôle (…)
Proust, Jean Santeuil, Pl., p. 380.
20 — Enlève donc tes lunettes, dit Tortose à Pierrot, enlève donc tes lunettes, si tu veux avoir la gueule de l'emploi.
R. Queneau, Pierrot mon ami, éd. L. de Poche, p. 7.
♦ Fig. ⇒ Rôle. || Tenir son emploi avec conviction (cit. 6).
❖
CONTR. Inaction, inactivité, inemploi, inoccupation; chômage.
COMP. Contre-emploi, plein-emploi, remploi, sous-emploi, suremploi.
Encyclopédie Universelle. 2012.