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SACRÉ
SACRÉ

Tout discours sur la catégorie de sacré pose un problème de méthode, car celle-ci se présente d’emblée sous une double face. Pour l’homme de science, elle constitue un concept analytique qu’il applique, avec plus ou moins de bonheur, à l’étude des faits religieux. L’homme de foi, pour sa part, y voit un mystère qu’il approche en tremblant et en fonction duquel il oriente sa vie. À vrai dire, les choses ne sont pas aussi tranchées, car le premier peut aussi être homme de foi et avoir bien du mal alors à faire taire sa conscience religieuse quand il applique le concept de sacré à d’autres religions. À l’inverse, la foi de certains de nos contemporains doit beaucoup aux études que les hommes de science du début du XXe siècle ont développées sur le sacré. Mais, même si le partage des rôles n’est pas sans nuances, on peut lui accorder une certaine valeur, au moins de méthode, et s’autoriser, par conséquent, à envisager le sacré par le biais de deux approches distinctes, qui correspondent à ces deux «rôles» anthropologique et théologique. Quant aux nuances, on les percevra aisément à la lecture des deux textes ci-dessous, dans la mesure où chacun d’eux, s’il traite en priorité d’un point de vue sur le sacré, est naturellement amené à faire une place à l’autre point de vue.

1. La notion de sacré et la réflexion anthropologique

Parler du sacré, c’est parler d’un mot autant que d’une réalité; c’est même, plus précisément, se demander s’il y a bien derrière ce mot une réalité ou une notion bien circonscrite que l’anthropologie puisse utiliser aujourd’hui. Autant que les manifestations dans diverses sociétés d’un sacré dont l’existence comme réalité autonome est précisément à démontrer, on examinera ici les principaux textes qui ont donné au mot «sacré» ses lettres de noblesse scientifiques. Ces textes sont pour l’essentiel des textes anthropologiques, car si le mot, après bien des réticences, a aujourd’hui acquis droit de cité dans les travaux des théologiens, le substantif «sacré», ou plus précisément le passage d’un adjectif à un substantif, provient plutôt des anthropologues, et même, pour une grande part, d’Émile Durkheim et de son école. On verra que ce long travail d’élaboration théorique a dans une large mesure consisté à confondre des réalités que certaines sociétés conjoignent effectivement, mais que d’autres maintiennent séparées ou ignorent. Il n’est donc pas sûr qu’on puisse faire état, du moins dans des travaux à prétention scientifique, d’une réalité qu’on pourrait appeler «le sens du sacré» et dont les diverses religions offriraient différentes réalisations. La plupart des anthropologues, et certains théologiens, ont pris depuis longtemps conscience de la fragilité épistémologique de la notion, de sorte qu’un discrédit général a été jeté sur elle. Nous ne nous limiterons néanmoins pas à ce constat négatif et nous demanderons si certaines des intuitions qui ont présidé à ce travail d’élaboration justement contesté aujourd’hui ne sont pas encore utilisables et si des réalités que les sociétés conjoignent ou séparent, selon les cas, ne sont pas encore dignes d’étude.

La double définition de Durkheim

L’usage du terme «sacré» a pris une importance particulière dans l’ambiance évolutionniste du XIXe siècle et du début du XXe, à un moment où les chercheurs se préoccupaient de trouver une notion mère d’où faire dériver tous les faits religieux ou magico-religieux. La notion de divinité ne pouvait convenir, pensait-on, car des religions importantes, tel le bouddhisme, se passent de dieux et, de plus, les religions de certaines populations qu’on jugeait particulièrement primitives, comme les aborigènes australiens, semblaient faire peu de cas des divinités personnelles. Le culte des âmes ou le culte des ancêtres, retenus par certains comme faits premiers, ont été récusés par d’autres, dans des discussions qui furent en leur temps très vives. C’est le sacré, comme principe impersonnel et diffus, qui a fini par fournir cette notion mère, aux côtés d’autres notions comparables. Le mot sacré est, dans certaines études de l’époque, plus ou moins synonyme de «religieux», comme il apparaît par exemple dans une formule d’Henri Hubert, qui fait du religieux «l’administration du sacré». S’il s’était limité à cela, le recours à ce mot n’aurait fait que déplacer le problème, car le sacré n’aurait pu alors être considéré comme la racine du religieux, sinon au prix d’un cercle vicieux. Mais d’autres auteurs ont mis derrière ce mot des réalités qu’ils définissaient sans avoir recours à ce qu’on appelle habituellement le religieux, ce qui supprimait le cercle vicieux. Évoquons quelques-unes de ces définitions.

Un examen des Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim, dont la première publication date de 1912, s’impose ici, car, si cet ouvrage n’est pas le premier où le sacré est considéré comme une notion opérante, on y voit converger plusieurs recherches, jusque-là éparses, traitant de notions auxquelles on appliquait le mot de sacré ou d’autres mots issus de langues indigènes. Il se présente à la fois comme une étude des religions australiennes et comme une recherche du fondement sociologique du religieux. En réalité, les données australiennes n’y apparaissent que pour illustrer une thèse qui s’est peu à peu élaborée, de façon autonome, dans les travaux précédents de l’auteur, de sorte qu’on peut dire que ce livre est aussi bien un vaste traité sur le sacré. Or on constate justement que le terme y recouvre des notions très distinctes, dans une variation de sens qui résume assez bien l’évolution de l’école durkheimienne au tournant du siècle.

Le livre s’ouvre sur une formule devenue célèbre, où les choses sacrées sont définies comme «celles que les interdits protègent et isolent»; les choses profanes étant «celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières». Le sacré est défini ici sans faire appel à ce qu’on considère usuellement comme relevant du religieux, de sorte que l’auteur peut dire, sans tomber dans un cercle vicieux, que le religieux est la gestion du sacré ainsi défini. Cette formule provient, au prix d’un gauchissement significatif, des travaux que l’anthropologue écossais William Robertson Smith a, à la fin du XIXe siècle, consacrés à la religion des sémites. Cet auteur avait remarqué que, chez les anciens Hébreux et les Arabes de l’anté-islam, les objets ou les êtres consacrés à la divinité, tels que les sanctuaires ou les offrandes sacrificielles, sont en général l’objet de certains interdits, comme le sont par ailleurs les objets ou les êtres impurs (unclean ). Ce sont les premiers qu’il qualifie de sacrés (holy ) et, pour lui, le terme est synonyme de «consacré à, appartenant à la divinité». L’analogie entre le sacré et l’impur pris en ce sens ne s’arrête pas là et l’auteur remarque aussi, par exemple, que la sacralité des objets consacrés a, de la même manière que l’impureté des objets frappés d’interdit, un caractère contagieux dont il faut se débarrasser quand on a été en contact avec eux. Cependant, pour W. R. Smith, la consécration à la divinité, d’une part, et l’interdit, ou le tabou, d’autre part, sont deux faits distincts, même s’il arrive que certains objets se caractérisant comme consacrés à la divinité aient aussi pour attribut secondaire d’être frappés de certains interdits. Tant qu’on ne prétend pas le considérer comme général, le fait est digne d’intérêt. Il est indéniable, par exemple, que le Temple, lieu par excellence consacré à Yahvé, est aussi un lieu frappé d’interdit. En témoignent toutes les précautions préalables que prend le prêtre qui doit y officier. De même, le nazir , l’homme qui s’est consacré à Dieu par suite d’un vœu temporaire, est lui aussi frappé d’interdit. Que cette consécration, du Temple comme du nazir, ait un caractère contagieux apparaît dans l’obligation faite au prêtre de se laver après avoir officié, ainsi qu’au nazir de marquer la fin de son vœu par un sacrifice de désacralisation. On retrouve d’ailleurs de tels faits dans d’autres cultures. Ainsi, chez les Romains, le mot sacer a le sens à la fois de «consacré aux dieux» et de «chargé de souillure». On voit, en tout cas, que Durkheim a abandonné dans sa définition du sacré l’idée de consécration à la divinité et n’a retenu que l’aspect d’interdit, de sorte que son «sacré» diffère du holy de W. R. Smith et se rapproche plutôt de ce que celui-ci appelle le tabou. En ce sens, Durkheim va sans trop de précautions au bout de la voie que W. R. Smith semble indiquer lorsqu’il tend à déduire de ses observations que le fait premier, primitif, est le tabou, l’interdit, tandis que le sacré, au sens de consécration à la divinité, n’est qu’une apparition tardive propre aux religions spiritualistes. Voilà donc déjà deux auteurs qui, sous un même mot ou sous deux mots pris comme traduction l’un de l’autre, mettent deux notions très différentes. Pour l’un, il s’agit d’une réalité ethnographique bien circonscrite, susceptible d’être observée dans des religions disposant de divinités personnelles et appartenant à une certaine aire culturelle; pour l’autre, d’une notion abstraite, élément d’un modèle analytique plus que réalité ethnographique à rattacher à une société particulière. On pourrait se contenter de remarquer que l’un appelle sacré ce que l’autre appelle tabou, mais le décalage dans le choix des termes est précisément la source de malentendus possibles relevant d’un type qu’on va retrouver.

Attardons-nous maintenant sur une autre caractéristique de la formule de Durkheim. Elle pose un couple, dont les deux termes sont définis, autant qu’en eux-mêmes, par la relation qui les unit – ce qui constitue une définition du sacré que son caractère structural rapproche de ce qu’avancent Henri Hubert et Marcel Mauss dans leur analyse du sacrifice publiée en 1899. Si l’on prend soin de ne la considérer comme rien de plus qu’un outil analytique à l’aide duquel le chercheur peut classer les faits, elle est utilisable aujourd’hui, mais il se trouve qu’elle ne joue, en fait, guère de rôle dans l’ouvrage de Durkheim, puisqu’on voit apparaître plus loin dans le texte un autre sens du mot sacré. Selon cette deuxième définition, le sacré – ou plutôt le totem, son illustration australienne selon l’auteur – est une force impersonnelle et diffuse qui se retrouverait dans chacun des êtres totémiques. Appartenir à un groupe totémique serait en réalité participer, à un degré plus ou moins grand, de cette force impersonnelle. Selon Durkheim, l’Australien en ferait l’expérience dans certaines fêtes religieuses, en particulier celle que l’ethnographie a pris l’habitude d’appeler le corrobori , au moment où son individualité se dissout dans le chaleureux unisson du groupe auquel il appartient; de sorte que le sacré est maintenant non plus un concept analytique, mais une réalité transcendante que l’homme est capable d’expérimenter. Ici, ce n’est plus l’opposition entre sacré et profane qui est première, mais le sacré lui-même, objet d’une expérience dont Durkheim insiste sur le caractère intime et émotif. De ce sacré-là, non seulement l’Australien, mais tout homme peut faire l’expérience, puisque cette transcendance est en dernier ressort, nous assure Durkheim, la société en ce qu’elle transcende la conscience des individus qui la composent. L’opposition sacré-profane devient ici l’opposition du social et de l’individuel. Notons que ce caractère transcendant du social est déjà une idée fondamentale de l’œuvre antérieure de Durkheim, de sorte qu’on aperçoit en ce point précis combien les Australiens n’ont ici servi que d’illustration à une thèse déjà prête. On retrouve assurément là quelque chose qui ressemble au sacré de W. R. Smith, mais il est seulement question de la société et non plus de la divinité, laquelle ne serait selon Durkheim qu’une image. Le sacré serait ici une force, une puissance – en dernier ressort, la puissance de la société perçue avec raison par ses membres comme extérieure à eux mais attribuée à tort à une divinité ou à un totem. Sans doute les auteurs ultérieurs ne reprendront pas à leur compte toute la machinerie durkheimienne quand ils utiliseront à leur tour le terme sacré, mais il importait de montrer à quel point l’élaboration de la notion chez un de ses pères était tributaire d’une thèse antérieure, avec tous les inconvénients épistémologiques que cela suppose.

Cette seconde définition du sacré emprunte explicitement à un travail antérieur de Hubert et Mauss sur la magie, publié en 1904. Ces deux auteurs, à la recherche d’une notion-souche qui rendrait compte des faits magiques, estiment l’avoir trouvée dans ce que les Maoris appellent le mana , réalité qu’ils jugent voisine de notions apparaissant dans d’autres sociétés, tels l’orenda des Iroquois, le wakan des Sioux et jusqu’à un certain point le br hman de l’Inde védique. Il est permis d’ajouter, malgré les dénégations des auteurs, que ces notions sont aussi à rapprocher de la baraka maghrébine, cette capacité donnée à certains hommes – en général des descendants du Prophète – d’être le truchement de la bénédiction divine. Le mana serait une puissance particulière que certains individus ou certains êtres ont en partage plus que d’autres et qui explique leur supériorité par exemple à la guerre, dans l’art oratoire ou bien dans telle ou telle forme d’artisanat. On retrouve toujours cette recherche de la notion première dont tout dériverait; et, d’ailleurs, Hubert et Mauss croient même avoir trouvé la souche à la fois du religieux et du magique. Pour eux, le sacré est une espèce dont ce mana serait le genre. On voit une fois de plus à la fois l’intérêt de l’intuition et l’excès de l’élaboration. Les notions de type mana existent certainement dans de nombreuses cultures; il n’est que de penser à la grâce chrétienne, ou bien au charisme attribué à certains chefs politiques, pour s’en donner une idée. Mais chacune d’elles ne prend sens que dans un système religieux ou culturel donné et il est bien imprudent de les isoler de ces systèmes pour les comparer entre elles. Et il est, de plus, excessif de les confondre avec le sacré, notion déjà bien chargée. La baraka musulmane, par exemple, ne se confond pas avec l’interdit, rendu par la notion très différente de haram . La grâce chrétienne ni le charisme ne se confondent avec l’idée de consécration.

Les sources des théories durkheimiennes

Le sacré est donc, chez Durkheim, on le voit, à la confluence de deux mouvements. Il est, d’une part, le lieu de l’interdit et, d’autre part, le siège d’une puissance pouvant se manifester dans certaines circonstances. Pour résumer le fait d’une formule, disons qu’il est au croisement de W. R. Smith et de Hubert et Mauss. Que l’ethnographie australienne autorise effectivement ce croisement est sans doute loin d’être exact. L’auteur donne dans son raisonnement une grande importance à des pierres gravées, qui sont appelées, dans certaines régions de l’Australie, des churinga et qui sont certainement sacrées au premier sens qu’il donne à ce mot; le contact des churinga est, en effet, soumis à de nombreux interdits. Pour pouvoir dire qu’ils le sont au deuxième sens, il doit admettre que ces churinga sont des emblèmes du groupe totémique, ses drapeaux en quelque sorte – ce qui, on le sait aujourd’hui, n’est pas exact. Ils représentent plutôt le parcours mythique des ancêtres et ne sont qu’en un sens très vague un emblème du clan totémique. Mais il est exact que, dans nos sociétés, le drapeau, pour prendre un exemple cher à Durkheim, est sacré aux sens qu’il donne au mot. Il est l’objet de certains interdits, puisque sa profanation est un acte grave, et il symbolise assurément des valeurs qui ont une emprise sur les citoyens. De même, le pain consacré du sacrement chrétien de l’Eucharistie est sacré aux deux sens du mot. Il est frappé d’interdit, puisque, avant le concile Vatican II, les fidèles ne pouvaient le toucher de leurs mains; et sa consécration commémore l’événement dont l’Église tire sa raison d’être. Mais ces deux sacrés, s’ils sont parfois liés, sont des notions distinctes.

Comme pouvant faire l’objet d’une expérience, ce sacré deuxième manière de Durkheim n’est pas loin non plus du sacré tel que le définira un auteur qui a beaucoup contribué à la substantialisation de la notion, le théologien allemand Rudolf Otto. Pour ce dernier, les sentiments que peut éprouver le fidèle d’une religion sont l’intuition des diverses caractéristiques du sacré, qu’il appelle le numineux (numinöse ). En dressant, comme R. Otto le fait, le catalogue de ces sentiments, on aurait du même coup défini les divers attributs de cette réalité. On voit donc que le sacré, ou le numineux, est ici à ce point l’objet d’une expérience que ce à quoi l’observateur a accès est uniquement l’expérience elle-même, des caractéristiques de laquelle il infère celles de l’objet expérimenté. Pour construire son objet, R. Otto doit faire l’hypothèse que les sentiments effectivement répertoriés et parfois valorisés par diverses religions sont les réalisations différentes, plus ou moins élaborées, d’un même sentiment religieux. Par exemple, il supposera que la grande sensibilité de Luther à la colère de Dieu est une forme élaborée de la terreur sacrée qu’on peut détecter sous une forme plus grossière dans telle ou telle autre religion. À cela il doit ajouter l’hypothèse que les divers sentiments religieux qu’il aura ici assimilés à ce qu’il appellera la terreur sont l’expérience d’une certaine caractéristique du numineux, qu’il appellera le tremendum . Tous les attributs du numineux sont tour à tour inférés de la même manière par l’auteur, au prix de ce double saut. Ces deux extrapolations superposées ne sont après tout que la forme extrême de ce qu’on peut trouver dans l’école durkheimienne.

Cependant, on notera que c’est seulement en tant qu’ils sont l’un et l’autre objets d’expérience que le sacré de Durkheim deuxième manière et le sacré de R. Otto s’apparentent. Ce qui, chez l’un, est l’expérience du social est, chez l’autre, l’expérience d’un tout-autre, qui est inaccessible directement et qu’on peut seulement inférer des caractéristiques d’une expérience. Mircea Eliade s’inspirera de R. Otto et parlera, lui aussi, d’un sacré objet d’expérience, qui reste le même à travers la diversité de ses manifestations. Roger Caillois retrouvera la fascination de Durkheim et Mauss pour la fête et les états d’effervescence sociale, pourvoyeurs de sacré à ses yeux aussi. Mais, s’il croit faire référence à l’école française de sociologie, c’est au prix d’un contresens, car si, pour Durkheim et ses élèves, le sacré apparaissant dans le corrobori ou certaines fêtes guerrières des Dayaks de Bornéo est la puissance à la fois bienveillante et terrible de la société, il est, pour Caillois, un état d’indistinction présociale, dont l’idée traduit plus les nostalgies de l’auteur qu’une réalité sociologique clairement établie. Ces fêtes pourvoyeuses de désordre, ce «sacré sauvage», auxquelles pense l’auteur, comme le carnaval ou comme la guerre, restent des faits éminemment sociaux. L’idée réapparaît, sous une forme plus savante et dans une terminologie empruntée à Ferdinand Tönnies, chez l’anthropologue américain Victor Turner (1969). Pour ce dernier, le rituel réalise la révélation de la communitas , communauté conçue indépendamment de toute hiérarchie et de tout contrat, et comme telle opposée à la societas . On retrouve ce sacré, mais sans contresens cette fois, chez des auteurs comme Talcott Parsons et Louis Dumont (Essai sur l’individualisme , p. 264), qui doivent sur ce point autant à Max Weber qu’à Durkheim. On sait l’accent mis par eux sur les «valeurs», ce qui s’impose aux hommes d’une société et au nom de quoi ils agissent. L’œuvre de ces deux derniers auteurs montre bien ce que pourrait être une réflexion anthropologique sur quelque chose qu’on pourrait appeler le sacré; mais précisément ils se distinguent des précédents par leur insistance à comparer, d’une société à une autre, non pas des notions isolées, mais des constellations de notions.

Le sacré aura donc été tour à tour, dans l’ouvrage de Durkheim, un concept analytique, une réalité transcendante susceptible d’être expérimentée, le social enfin comme s’opposant à l’individuel – toutes notions dont on a vu qu’elles réapparaissent isolément dans des textes antérieurs ou ultérieurs, sans que le terme de sacré y soit nécessairement utilisé.

Reprenons maintenant une autre des sources de Durkheim, où l’on voit apparaître une des définitions du sacré qu’il reprend dans son examen des sociétés australiennes. Il s’agit de l’étude de Hubert et Mauss sur le sacrifice, essentiellement le sacrifice dans l’Inde ancienne. Ces auteurs entendent montrer que le sacrifice met en jeu un mouvement de va-et-vient et, du moins pour le sacrifice védique, ils sont assez convaincants. Il est un fait que les textes védiques montrent bien le brahmane, officiant du sacrifice, progresser peu à peu vers l’état où il aura le droit de procéder au sacrifice, état dangereux où il est en contact avec la divinité, puis en revenir progressivement pour retrouver un état plus voisin de celui qu’il avait avant de commencer les opérations rituelles. Embarrassés pour désigner son point de départ et son point d’arrivée, nos auteurs utilisent les mots de profane et de sacré. Cela leur permet d’aboutir à l’idée que le sacrifice est un moyen de mettre en contact le sacré et le profane par l’intermédiaire d’une victime. En fait, ces termes importent peu, car le mouvement rituel a plus d’importance que les points entre lesquels il a lieu. Il est d’ailleurs significatif que la terminologie des auteurs soit incertaine: ils hésitent entre sacré, spirituel, divin et religieux, termes qui ne sont là rien d’autre que ce que Claude Lévi-Strauss a appelé des «signifiants flottants». De même que le hau était pour ce dernier un signifiant flottant utilisé par les Maoris pour décrire de façon synthétique certaines opérations de don et de contre-don, de même le mot sacré est un signifiant flottant à l’usage de Mauss et Hubert; et il apparaît dans les deux cas pour les mêmes raisons: la difficulté à dire un mouvement. C’est sans doute l’usage du mot sacré qui est le plus utilisable aujourd’hui, comme terme conventionnel permettant l’amorce d’une typologie du rituel, à condition de voir dans le schéma de Hubert et Mauss un type rituel parmi d’autres. Notons que rien, sinon le caractère structural de la notion ainsi conçue – ou plutôt le caractère structural de l’opposition sacré-profane telle que le sacrifice indien la mettrait en jeu –, ne la rapproche a priori de l’opposition sacré-profane telle que Durkheim la fait apparaître au début de son ouvrage. Il faut des hypothèses supplémentaires pour que le point d’aboutissement du sacrifice soit aussi une instance séparée par des interdits et pour que son point de départ soit aussi l’instance dont ces interdits protègent. La chose paraît acceptable pour le sacrifice indien, mais rien n’oblige à considérer qu’elle va de soi pour tous les sacrifices. Il a été montré, par exemple, que, si le sacrifice grec fait bien intervenir un mouvement, il ne constitue pas l’accès à un domaine séparé qu’on pourrait considérer comme sacré au sens de Durkheim. De même, l’ethnologue anglais G. Lienhardt a pu montrer de façon convaincante que, dans une société d’Afrique de l’Est, celle des Dinkas, le sacrifice met en jeu un double mouvement. On voit, dans un de ses textes, les participants du sacrifice s’approcher peu à peu d’un unisson où, d’une certaine manière, ils ne font plus qu’un et où toutes les dissensions internes s’abolissent. À ce moment, la bête est immolée, et les dissensions et les individualités réapparaissent lorsqu’il faut partager les parts sacrificielles. L’un des points extrêmes du mouvement correspond assurément à cet état d’effervescence sociale que Durkheim croit voir dans la fête du corrobori, mais rien ne dit que le domaine auquel on accède est un domaine frappé d’interdit. Ce n’est sans doute pas le cas. Et la démonstration de l’auteur peut certainement être transposée à d’autres religions de l’Afrique de l’Est, de sorte qu’on a eu beau jeu de démontrer l’inadaptation des concepts de l’école durkheimienne à ces religions (cf. Luc de Heusch). Si l’on veut parler de sacré pour elles, c’est seulement à l’un des deux sens mentionnés ci-dessus.

De l’usage de la notion de sacré

On a donc vu que, si critiquables qu’ils soient aujourd’hui, les travaux cités ici s’appliquaient à des problèmes réels que ne peut esquiver celui qui étudie les religions. À ce titre, le discrédit qui les frappe aujourd’hui n’est pas pleinement justifié. Ce qui, chez eux, était concentré sous un terme unique se retrouve, dispersé, dans tous les domaines de la vie religieuse et, même, simplement sociale. Le problème dans cette accumulation d’usages d’un mot est ailleurs: rien n’empêche de relever qu’il existe, dans certaines sociétés, des êtres ou des objets protégés par des interdits; mais c’est déjà aller plus loin que de supposer qu’ils sont assez coordonnés pour former un domaine circonscrit, appelé ou non le sacré. En d’autres termes, si rien n’empêche qu’on convienne d’utiliser l’adjectif sacré comme synonyme de «protégé par des interdits» ou «taboué», c’est déjà une hypothèse très contraignante de supposer que, dans une société donnée, tous les êtres ou objets protégés par des interdits ont en eux-mêmes quelque chose de commun qui autoriserait à utiliser le substantif sacré ou tout autre pour nommer le domaine qu’ils sont alors censés former. Ainsi, par exemple, les interdits qui protègent le temple de Jérusalem et qui obligent le grand prêtre à des ablutions avant d’y officier sont-ils de même nature que les interdits pesant sur la consommation de la chair de certains animaux comme le porc? On sait bien que non et cela suffit à condamner l’idée d’un domaine de l’interdit dans l’ancienne religion d’Israël. Rien n’empêche non plus de constater que le sacrifice ou certains rituels mettent en jeu un mouvement, et de donner un nom aux extrémités du parcours ainsi décrit. Mais utiliser le mot sacré pour nommer l’instance située à l’une des extrémités de ce parcours a des inconvénients tant qu’on n’a pas démontré que, dans la société considérée, cette instance a bien un rapport avec le domaine protégé par des interdits dont on aurait par ailleurs démontré l’existence en tant que domaine; on a vu précisément que la chose pouvait n’être pas vraie dans certains rituels sacrificiels. Rien n’empêche enfin de parler d’un domaine des choses sociales ou, mieux, des valeurs ; et rien n’empêche non plus de le qualifier de sacré à l’occasion. Mais, tout d’abord, les valeurs ou notions inculquées par la vie sociale s’opposent-elles de façon tranchée à des valeurs ou notions provenant de la seule expérience individuelle? Y a-t-il seulement une expérience individuelle où la société ou, mieux, la culture n’ait pas sa part? C’est l’idée de Durkheim, mais on a du mal à imaginer quelles pourraient être ces notions élaborées par l’individu isolé dont il parle parfois. Si ce n’est pas le cas, il sera illicite de parler d’une opposition entre social et individu considérée comme analogue ou identique à une opposition par ailleurs baptisée sacré-profane. On peut aussi ajouter, comme autre domaine sacré, ce dont l’homme religieux fait l’expérience, étant entendu que là-dessus le sociologue a sans doute peu à dire, s’il veut éviter de ramener platement, comme le fait Durkheim, cette expérience à celle du social. Mais il y a un danger à identifier tous ces domaines en parlant du sacré; car cela suppose une topographie du domaine religieux et, d’une manière plus générale, du domaine des représentations, qu’il est parfois possible d’établir, mais qu’on ne peut pas poser a priori. Même pour en rester à l’étude de Hubert et Mauss sur le sacrifice, l’une des plus prudentes de celles qu’on a citées, Henri Bouillard, par exemple, a bien montré que ce que produit le sacrifice indien n’est pas le sacré dont le religieux indien fait l’expérience.

Le sacré aura donc été, comme le totem, une notion composite formée de la juxtaposition de réalités dont on a pensé un peu vite qu’elles étaient automatiquement conjointes. Mais il est possible de récupérer chacune de ces notions, et peut-être même, à l’image de ce que Lévi-Strauss a fait à propos du totem, de se demander si le type de conjonction hâtivement supposée n’est pas un type possible parmi d’autres, ce qui constituerait une amorce d’une typologie de la topographie du religieux. C’est sans doute là la forme que pourrait prendre aujourd’hui une réflexion anthropologique sur le sacré, qu’on en conserve ou non le terme. Une telle réflexion procéderait à partir de monographies qui, chacune pour le compte d’une société donnée, s’attacheraient à dégager une constellation de notions articulant le domaine religieux dans cette société et elle comparerait non pas des notions prises individuellement mais les constellations elles-mêmes. Le travail d’Émile Benveniste sur le vocabulaire religieux indo-européen montre, malgré son auteur, une voie possible. Celui-ci fait apparaître que les oppositions mises en jeu par des couples ou des familles de termes qu’on peut grossièrement traduire par sacré varient à travers le domaine indo-européen. Ainsi, le sacer latin conjoint, on l’a vu, les idées de consécration et de souillure et s’oppose à sanctus , qui signifie «frappé d’une sanction». Le hiéros grec retient seulement celle de consécration, l’interdit apparaissant dans certaines connotations de hagios . Le sanskrit isirah , auquel se rattache hiéros, porte, comme le mana maori, l’idée de vigueur et de vivacité qu’on retrouve dans l’avestique spenta , lequel s’oppose à yaozdata , «conforme à la norme», etc. Certes, il s’agit là d’une étude linguistique, mais elle constitue précisément une tentative d’élaboration d’une topographie du religieux dans plusieurs sociétés appartenant à une même aire culturelle. Il devrait être clair, par ailleurs, que ces constellations ne sont que des constructions de l’observateur et que la comparaison s’établirait d’un modèle à un autre. C’est à cette seule condition qu’on pourrait ne pas retrouver les errements qui ont conduit à considérer comme un fait appartenant aux sociétés observées un sacré qui n’était au mieux qu’un concept analytique mis au point par des auteurs.

2. Approche phénoménologique et théologique

En tant qu’essence du religieux, le sacré indique des interdits et des attachements fondamentaux pour l’existence humaine. Il se manifeste par des prohibitions et par des préoccupations, dont ni la commodité technique, ni l’explication rationnelle, ni l’institution sociale ne suffisent à rendre compte. Il fait donc intervenir d’autres éléments, qu’il vaut mieux appeler suprahumains que supranaturels, car la notion d’une nature, justement vide de sacré, est relativement récente dans l’histoire de l’humanité. Par le sacré, l’homme se constitue un univers à la fois protégé, exigeant, orienté et prometteur. Il domestique ainsi, ou à tout le moins il se concilie, l’au-delà de son savoir, de son pouvoir et de son espoir. Il surmonte sa solitude et son errance au sein de l’univers. Il observe des règles et des rites. Il transmet des récits et des mythes. Il se situe grâce à des initiations et à des mystères. Peu à peu, l’humanité spécialise certains de ses membres dans la connaissance et la pratique du sacré. Les grandes religions organisent leurs doctrines et leurs juridictions.

Cependant, le sacré va se trouver affronté à une triple contestation. Le rationalisme ironise sur l’obscurité injustifiable des mythes et des rites. Il attaque le pouvoir des spécialistes du sacré et il convie l’humanité à se déprendre de son effroi devant l’au-delà et de son attirance vers le mystère. La tradition biblique, particulièrement chez les prophètes, entend distinguer Dieu, invisible et puissant, des idoles, trop visibles et mortes, comme si la sainteté du Dieu d’Israël et de l’Église de Jésus-Christ était autre que le sacré universellement sécrété par la terre des hommes. Enfin, la sécularisation moderne paraît bien réduire le champ du religieux en développant le seul recours technique et, du même coup d’ailleurs, en mettant en lumière la solitude humaine au sein de l’univers, solitude contre laquelle justement le sacré avait voulu se dresser. Par-dessus tout se peut-il que l’érosion du sacré dans le monde contemporain conduise à la disparition de toute transcendance? «Deux mille ans déjà et pas un dieu nouveau!», s’écriait Nietzsche, qui, refusant le christianisme, cherchait quel sacré renaissant tiendrait donc tête au nihilisme.

Universalité et fonctions du sacré

Étymologiquement, sacré s’oppose à profane. Sacré désigne ce qui est à la fois séparé et circonscrit (en latin sancire : délimiter, entourer, sacraliser et sanctifier), tandis que profane indique ce qui se trouve devant l’enceinte réservée (pro-fanum ). Il y a donc deux domaines, l’un qui est réglé de manière transcendante, dangereuse et capitale, le sacré, interdit parce que fondamental, et un autre, où l’homme a loisir et liberté de penser et d’agir à sa guise. La vie est constituée par l’équilibre entre ces deux domaines. Si le sacré envahissait tout, il s’ensuivrait une sorte de paralysie craintive et de scrupule obsédant. Mais, si par ailleurs le sacré disparaissait totalement, c’est le profane lui-même qui se ressentirait vide et orphelin. Il s’agit donc d’une régulation entre le caractère intense du sacré et le caractère praticable du profane. La religion renseigne sur les transactions du passage d’un domaine à un autre. Elle sauvegarde l’équilibre de la société par l’observance des règles bénéfiques et des interdits nécessaires. Plus que par la croyance à des dieux ou par la consistance doctrinale la religion semble caractérisée par l’existence d’un sacré.

Cependant, dans les civilisations que l’on appelle primitives, ce schéma s’applique assez mal, car tout, en fait, y est réglé de manière traditionnelle et sacrée, depuis la chasse jusqu’à la disposition des lits dans la demeure. Tout se fait de manière fixe et significative. Les choix préférentiels se réfèrent toujours à ces pratiques immuables, même quand le sens en est perdu. Il faut aussi remarquer que le caractère sacré n’appartient pas à la substance des objets ou des lieux. Ils deviennent sacrés en référence à une croyance, même quand celle-ci ne s’explicite plus de manière consciente. Si l’on cherche donc les raisons de l’universalité du sacré, il faut remonter, par-delà l’organisation de la vie entre deux domaines, l’un interdit, l’autre licite, vers une réflexion primordiale: Pourquoi l’homme, à la différence de l’animal, est-il un producteur de religions? Pourquoi éprouve-t-il le besoin de référer son expérience à des réalités invisibles, que rites et mythes chercheront à rendre visibles partiellement? On peut envisager quatre types de réponses à cette question.

On remarquera d’abord que l’homme, quand sa subsistance dépendait totalement des hasards de la chasse et de la cueillette, éprouva l’intense besoin de se concilier le « maître des animaux », être surhumain très souvent d’ailleurs d’apparence thériomorphe, qui pouvait assurer le succès de son expédition au sein de la nature, hostile et pourvoyeuse. Le sacré serait ainsi une projection imaginative d’une anxiété technique. Si l’on ne veut pas cependant simplifier abusivement le processus, il faut bien voir que le «maître des animaux», personnification invocable de la nature impersonnelle, est plus qu’un système d’assurances. Il rappelle à l’homme son existence au sein d’un vaste ensemble, dont l’homme est l’usager mais nullement le souverain. Ici déjà pointe la réflexion sur le caractère sacré de l’univers entier.

En deuxième lieu, l’homme, là aussi à la différence de l’animal, ressent comme un danger, plus encore que comme un scandale, la mort de l’autre homme et la décomposition menaçante de son cadavre. En un mot, l’homme, confusément mais profondément, n’évacue pas la réflexion sur la disparition de l’individu dans la constatation de la perpétuation de l’espèce. Il lui faut donc constituer un rituel de la mort, avec sépultures, observances et croyances, qui protège les vivants contre la contagion «métaphysique» des morts, qui assure à ces derniers un statut favorable et qui progressivement, par le long cheminement des dédoublements entre le corps et l’esprit, du culte des ancêtres et de la protection contre leurs empiètements, conduira à la constitution du monde des dieux et de leur immortalité bienheureuse. L’homme, à partir de sa mort, a développé le sacré de l’au-delà, qu’il s’y agisse d’une compensation, d’une sublimation ou d’une délivrance.

On peut considérer, en troisième lieu, que l’homme vit dans la répétition et l’usure du temps, dans le morcellement et la dissémination de l’espace. Il éprouve donc le besoin de se ressourcer dans un temps et un espace de création, d’origine et de genèse, qui auraient des caractères antithétiques par rapport à ceux que son expérience lui donne à connaître. Il s’agirait d’un temps où tout ne s’écoulerait plus vers la fuite mais où tout s’enracinerait dans la naissance, d’un espace où la terre ne consisterait pas en des territoires concurrentiels mais en un domaine fraternel et commun. Le sacré est ici reconstitution mythique d’une humanité avant la chute et avant la dispersion. Cette archéologie est évidemment prometteuse d’une eschatologie similaire, puisque le retour apparaît désormais possible vers le primitif perdu. Le sacré devient originel et terminal, alors que le profane ne constitue que la parenthèse d’un éphémère.

Enfin, un autre sacré, beaucoup plus élaboré dans sa fonctionnalité, mais beaucoup moins profond dans son aspect persuasif, paraît lié au pouvoir politique quand il se constitue parmi de vastes ensembles humains, n’ayant plus, pour les tenir liés, les strictes règles de la parenté et du sang. Afin de valider son emprise sur des conglomérats humains, le pouvoir politique tend vers la sacralisation, qui éternise ses prétentions, auréole d’infaillibilité latente ses décisions et assure aux souverains une généalogie à l’égal des dieux, qui eux aussi s’engendrent et se perpétuent. Cependant, cette dernière fonction du sacré, surtout si elle est isolée des fonctions précédentes, est trop monopolisée au profit de certains, trop liée aussi aux avatars de l’histoire des sociétés, pour avoir une assise immuable. Peu à peu, le sacré de nécessité vitale y devient commodité sociale. Et l’on sait que ce qui s’explique trop bien ne peut longtemps maintenir le secret de son sacré.

Dans cette brève description des diverses fonctions du sacré, on n’a pas abordé la question fondamentale de l’objectivité d’une transcendance personnelle accessible à l’homme. Il a paru plus utile de comprendre d’abord pourquoi et comment l’humanité s’était constituée des registres du sacré. Le phénomène est tellement primitif et universel qu’il faut bien admettre que s’y reflète une particularité humaine fondamentale: se concilier la nature, surmonter la mort, se constituer une voûte commune du monde, enfin se rassembler dans un empire immuable. Le sacré apparaît le pédagogue de cette longue émergence. Mais le pédagogue en sait-il plus que ceux qu’il a charge d’enseigner et d’éduquer? C’est ici que se pose la question de l’organisation du sacré par les religions.

L’organisation du sacré

Le mot «religion» peut avoir deux étymologies latines: soit religare , se lier aux dieux par des vœux, des serments et des bandelettes, soit relegere , se recueillir, se rassembler, cultiver et prendre soin. Quoi qu’il en soit, la religion instruit sur les rapports à entretenir avec le sacré. Avec son organisation, on voit mieux apparaître la dualité dont on a parlé au début entre le défendu et le permis, pour lesquels on a souvent adopté les deux mots polynésiens: le tabou («On appelle de ce mot, écrit Durkheim, un ensemble d’interdictions rituelles qui ont pour effet de prévenir les dangereux résultats d’une contagion magique en empêchant tout contact entre une chose ou une catégorie de choses, où est censé résider un principe surnaturel, et d’autres qui n’ont pas ce caractère ou qui ne l’ont pas au même degré») et, ce qui s’oppose au tabou, le noa . Il va donc falloir éviter le tabou, mais aussi le fréquenter avec précaution. Le tabou est en rapport avec la présence des êtres surhumains dont dépend la vie des hommes. Les dieux sont généralement nombreux, même dans les religions qui connaissent aussi un «être suprême». Les dieux ou le dieu ou le divin, selon que l’on va du polythéisme au monothéisme et peu à peu à la métaphysique, sont les figures et les détenteurs des besoins et des aspirations fondamentaux de l’homme. Constatation étrange: les dieux ou le divin sont constitués à l’image de l’humain, et cependant l’humain dépend de ce divin qu’il a nourri. Le sacré devient ainsi l’idéal, la plus haute conception que l’homme aimerait s’adresser à lui-même. Ici s’effectuent une intériorisation et une certaine rationalisation du sacré, quand par exemple les anciens mythes sont repris non plus comme des chaînes initiatiques, mais comme des exhortations spirituelles. C’est le moment où le divin cesse d’être le visage ambigu, terrifiant et fascinant de l’univers pour se transmuer dans l’idéalisation de l’homme. Comme Aphrodite, la femme parfaite, naît de l’écume de la mer, la réflexion philosophique va éclore dans l’antre des cosmogonies mythiques.

Ici se pose cependant la question du rôle des spécialistes du sacré: sorciers, chamanes, voyants, prêtres. Leur spécialisation est en général tardive; elle apparaît quand la société se fait trop large pour que le chef de la famille ou de la tribu puisse assumer toutes les fonctions nécessaires à la survivance du groupe, et aussi quand les rites se font trop compliqués pour pouvoir être retenus et pratiqués par chacun. Les spécialistes du sacré jouent alors un rôle substitutif. Ils forment un collège à part, qui peut se trouver au sommet d’une société hiérarchique et hiérocratique, au-dessus des gouvernants, des guerriers, des commerçants, des artisans et des paysans. Mais il est aussi possible que les prêtres constituent une caste, au service du pouvoir. À la limite, ils peuvent enfin représenter, par leur indépendance, leur ascèse, leur renoncement, un modèle général pour tous les hommes de la société et un contre-pouvoir rappelant aux maîtres qu’eux aussi dépendent de lois éternelles et non opportunistes. Quel que soit leur statut, les hommes du sacré figurent par leur propre vie, séparée de celle des autres, le sacré fondamental dont ils témoignent. En eux est passée la puissance primitivement reconnue à certains lieux et à certains temps. Ils opèrent la conciliation sacrificielle et propitiatoire avec les forces de la nature. Ils président aux grands passages anxieux de la vie et surtout au passage de la vie à la mort. Ils réalisent la transmutation vivifiante du temps et de l’espace. Enfin, ils intronisent et sacrent le pouvoir, ils disposent à cet effet des mythes, qui relient les difficultés du présent aux fondements explicatifs et rassurants du passé révolu. Ils connaissent les rites, par lesquels on entre en rapport avec le pouvoir personnel des êtres extra-humains, au moyen de conjurations et d’invocations, d’initiations et d’extases. Surtout ils organisent le culte où la communauté rassemblée se nourrit selon ses origines, se retrouve dans son identité et s’oriente vers son attente.

En en parlant aussi généralement, on voit aussitôt que les hommes du sacré peuvent continuer leur rôle au sein de sociétés qui se croient séculières et qui se savent athées, mais qui, elles aussi, attendent de spécialistes mieux informés la présidence de leurs liturgies collectives, politiques et idéologiques. Les mythes et les rites, à la limite la prêtrise, peuvent ainsi durer là où cependant a disparu toute conviction d’êtres extra-humains. Faut-il parler dans ce cas d’un sacré immanent, d’une religion sans dieux, d’un culte sans au-delà? La réponse est délicate. Si par sacré on entend la communication avec un monde suprahumain, il faut nettement refuser ces assimilations. Mais, si par sacré on comprend les différentes fonctions qu’une société met en œuvre et spécialise pour conjurer le doute sur elle-même, il est clair que ce sacré-là survit largement à la mort des dieux et au rétrécissement des religions. Dans la première hypothèse, la classe des prêtres disparaît. Dans la seconde, elle se métamorphose. On ne saurait dire actuellement que l’humanité se soit désacralisée, même si l’on constate le recul des religions organisées.

Sacralisation et sanctification

À première vue, il n’y a pas de différence entre les termes de sacralisation et de sanctification. Le saint, comme le sacré, est séparé, fondateur et idéal. Comme lui, il appelle des interdits et il contient des promesses. C’est ainsi que Roger Caillois écrit: «Le sacré est un univers de prohibitions transcendantes, capitales, arbitraires, ou qui paraissent telles, inexplicables en tout cas au regard de la raison et dont le livre par excellence de l’Occident chrétien fournit un parfait exemple à son début en montrant l’Éternel interdisant au premier homme de manger du fruit d’un certain arbre (Genèse, II, 17).» Le lieu où se trouve Jahvé, le Dieu d’Israël, est un lieu saint, apparemment rempli d’un dangereux mana. Il est interdit à l’homme d’en approcher et d’y pénétrer, qu’il s’agisse de la montagne du Sinaï, où Moïse reçoit les tables de la Loi, ou du lieu très saint au fond du temple, où ces tables se trouvent conservées, dans l’arche de l’Alliance. Des mythes d’origine et d’achèvement de l’univers informent sur la destinée de l’homme et du cosmos. Des rites assurent le passage d’un état à un autre. Ils sacralisent pour le culte et désacralisent pour la vie. Une classe sacerdotale assure substitutivement les devoirs religieux de la société globale, au point d’ailleurs, on l’a déjà dit, qu’une bonne partie de son rituel (titres, vêtements, offices...) est empruntée aux religions civiles de l’Antiquité qui ont précédé le christianisme et qu’à leur tour les religions séculières de la postchrétienté ont souvent adopté ses formes. Il ne semble pas y avoir de différences notables entre le sacré, commun à toutes les religions, et le sanctifié, dont on voudrait, peut-être par un a priori théologique et apologétique, faire le signe distinctif de la tradition biblique.

Cependant, quelques faits patents invitent à prêter attention aux possibles divergences entre sacré et saint. Rappelons brièvement que les quatre grandes fonctions que l’on a repérées pour le sacré ne se trouvent pas dans la Bible. La nature y est désensorcelée, désacralisée. Elle est offerte à l’homme par le créateur des cieux et de la terre, mais elle est elle-même vide de dieux. Jahvé, le Dieu d’Israël, ne cessera de combattre dans le cœur de son peuple la séduction des Baalim, c’est-à-dire des divinités naturelles de la fécondité et de la végétation. De même, Dieu n’est pas ici le dieu des morts, mais des vivants. Selon les plus anciens textes, on ne le rencontre plus dans le séjour des morts, qui n’est pas un au-delà bienheureux, mais un royaume souterrain, poussiéreux et désolé. De même, les récits de création ou d’apocalypse ont ici une portée éthique et ne relèvent pas d’une intention d’explication cosmogonique. La Genèse – si improprement nommée – s’oppose au mythe babylonien, dont elle prend le contre-pied en plaçant au centre de son exhortation la liberté relationnelle du couple humain. Enfin, rien n’est plus étranger au contexte biblique que la sacralisation du roi, puisque au contraire Jahvé, le Dieu d’Israël, se réserve toute liberté de s’opposer au roi lorsque celui-ci s’estime délivré de la sanctification permanente par sa sacralisation intrinsèque. Il est donc déjà impressionnant que le sacré soit aux yeux des auteurs bibliques une catégorie pour le moins ambiguë. Dans le Nouveau Testament, à partir de Jésus-Christ, il apparaît plus clairement encore que la foi est autre chose que l’observance d’un sacré immémorial. Le christianisme primitif refusera de spécialiser une classe sacerdotale. Le mot «prêtre» ne vient pas du mot grec désignant le préposé à la religion, le hiéreus , mais d’un mot profane, presbutéros , qui signifie le presbytre, l’ancien d’une communauté. Tout comme le judaïsme au milieu des nombreuses religions du Moyen Orient, le christianisme se développera à part, au milieu des nombreux cultes de la société gréco-romaine. Certes, il deviendra lui aussi une province très importante du sacré mondial et il jouera plusieurs des fonctions que l’on a préalablement reconnues à ce sacré. Mais il convient de se demander si, ce faisant, il n’a pas oublié le sens originel de sa nature et de sa mission. Essayons donc de préciser en quoi, dans sa distinction d’avec le profane, le sacré, conçu comme l’essence de la religion, ne recouvre pas la sanctification de la Terre entière par le Dieu de la Bible.

On insistera sur trois points. En premier lieu, la séparation entre le profane et le sacré prend son origine dans une distinction entre l’humain et l’extra-humain. Mais la tradition biblique insiste au contraire sur la venue de Dieu dans le monde d’ici-bas – le Nouveau Testament dira: sur son Incarnation. Par là est abolie la distinction prophétique et provisoire entre le pur et l’impur, le permis et le défendu au niveau rituel. La volonté de Dieu serait que l’homme sanctifie sa vie entière, au lieu de la répartir entre deux secteurs antithétiques. Au moment même où Moïse reçoit les deux tables de la loi de sainteté, Aaron célèbre avec le peuple désobéissant la contre-fête du sacré, l’adoration du veau d’or, du Baal naturaliste, la pratique de la séparation rythmée entre le tabou et le noa, entre l’interdit et le licite (Exode, XXXII).

La sacralisation, d’autre part, court toujours le risque d’avoir partie liée avec l’énigmatique, avec l’obscur, l’invérifiable et l’inatteignable. La sanctification voudrait, au contraire, se trouver en rapport avec l’écoutable, l’accessible, le manifesté et le révélé. On songera ici à la différence de sens que prend le mot «mystère» selon que l’on passe du domaine religieux en général, où il désigne ce qui est dérobé, au langage biblique, où il s’applique toujours à ce qui est communiqué. Sont «saints» ceux qui sont mis à part et se mettent à part pour suivre, quant à eux, une parole de Dieu destinée à tous les hommes. Élus mais non pas initiés, ils ne cessent nullement pour autant de se trouver en pleine humanité, sans disposer de pouvoirs particuliers en dehors de la grâce qui assiste leur liberté et leur faiblesse.

Enfin, la sacralisation recule quand elle se trouve en compétition par exemple avec les progrès de la connaissance scientifique et du savoir technique. Car, à cause même des diverses fonctions qu’on lui a reconnues, elle est un savoir-faire de l’humanité visant à résoudre mythologiquement les inconciliables de l’expérience vécue. Mais la sanctification ne se situe pas à un niveau concurrentiel avec d’autres savoir-faire. Elle reçoit, ou elle croit recevoir, une exhortation dont nulle science, ni technique ne fourniront jamais à l’homme la pressante exigence. Elle ne redoute donc pas, ou elle ne devrait pas redouter, les lumières progressives de la raison, car elle n’attend pas non plus de cette dernière le commandement qui fait vivre.

Sans s’abuser sur un partage aussi radical entre sacralisation et sanctification, il fallait néanmoins en tracer l’esquisse, ne serait-ce que pour reconnaître l’évidente part de l’humain dans la production du sacré et pour souligner que la réduction de ce sacré n’implique pas automatiquement la suppression de la transcendance personnelle d’un Dieu, qui ne serait point sorti des mains de l’homme, mais qui s’adresserait à sa liberté.

Sécularisation et transcendance

On appelle sécularisation le processus contemporain qui élimine de plus en plus le recours à un arrière-monde, à un autre «siècle» pour expliquer et régler le monde réel. Aujourd’hui, le domaine du sacré diminue donc considérablement. Les interdits disparaissent. Les mythes s’analysent, mais ne fondent plus. Les rites tombent en désuétude, la psychologie par exemple ayant pris leur relais pour accompagner les «passages». Les cultes ne rassemblent plus la ville à titre de liturgies collectives. De plusieurs réalités confuses, telles que la vie, l’amour, parfois l’art, on dit bien qu’elles sont sacrées, mais c’est généralement pour mobiliser en faveur de notions branlantes une puissance à laquelle on ne croit pas directement. Sans sacré, l’homme moderne reste ainsi à la fois autonome et solitaire, délivré et désenchanté, souverain et impuissant, partagé entre ce qu’il ne peut plus croire et ce qu’il voudrait cependant espérer. On n’en conclura ni qu’il puisse jamais revenir aux sacrés perdus, ni qu’il soit satisfait par leur disparition.

En fait, la partie paraît bien comporter trois partenaires: le sacré immémorial, dont on a vu combien il se rattachait aux données de l’expérience humaine et aux savoir-faire pour en surmonter l’irrémédiable clôture; le savoir objectif, qui se refuse à d’autres intentionnalités que celles qui lui sont propres; enfin (mais se peut-il que ce troisième partenaire n’apparaisse pas au savoir objectif comme un déguisement plus ou moins intériorisé du sacré immémorial?), une convocation à la sanctification de l’homme et non pas à la sacralisation du monde, une convocation à une liberté se rendant obéissante à l’amour.

Il y a débat, débat fondamental entre le sacré produit, le savoir réduit et la foi écoutée. L’humanité présente est héritière d’une tradition du sacré, qui à la fois a engendré ses plus hautes œuvres et a nourri ses plus vaines terreurs. Si le sacré dépérit sous l’éclairage scientifique et technique, faut-il pour autant que disparaisse une transcendance personnelle, capable de s’adresser à l’humanité, comme si elle était un seul homme, comme s’il représentait l’humanité?

Le retour du sacré

L’époque contemporaine revient au sacré par la recherche d’un habitat symbolique au milieu d’un univers à la fois maîtrisé et dépeuplé par la technique. Par ailleurs, le désenchantement, les échecs et les mensonges des messianismes séculiers et des religions politiques favorisent le retour vers des symbolismes immémoriaux, qui ont moins à faire avec la société et avec l’histoire qu’avec la nature et le cosmos. Il n’est pas jusqu’à un ébranlement des certitudes du rationnel et surtout de ses capacités à transformer la vie personnelle de l’homme qui ne favorise le recours au sacré comme à une visitation des forces bénéfiques, et maléfiques aussi, de ce qui ne se laisse pas approcher par transparence, ni expliquer par des causes, ni classer en catégories.

Les sources du retour au sacré sont donc nombreuses et de nature bien différente: enracinement cosmique de l’intériorité, déception du sens de l’histoire et fascination de l’inexplicable. Faut-il se réjouir ou se navrer de ce retour au sacré que la modernité avait pensé, depuis le siècle des Lumières, pouvoir interpréter, puis réduire, enfin dépasser? Il faut s’en désoler quand le mot «sacré» ne recouvre qu’une manipulation de la fragilité humaine. Mais on peut s’en réjouir quand, aussi vague qu’il demeure dans sa généralité, le sacré est une voie d’approche pour ce qui s’offre à l’homme comme écoute, quête et adhésion, car le sacré à la fois dépossède l’homme de sa suffisance, lui indique, par des signes et par le silence, une voie, et surtout le remet dans une disposition d’émerveillement et de réceptivité.

Si le XXIe siècle redevient religieux, selon l’obscure vaticination si souvent repétée d’André Malraux, l’homme aura à décider de la vérité ou du mensonge des sacrés qui se proposeront à lui. Car le sacré demeure fait pour l’homme et non l’homme pour le sacré, selon le célèbre verset de l’Évangile de Jésus-Christ sur le sabbat (Marc II, 27).

1. sacre [ sakr ] n. m.
• 1175; de sacrer
Action de sacrer.
1Cérémonie par laquelle l'Église sanctionne la souveraineté royale. couronnement. Sacre des rois de France. « L'Empereur s'avance, s'agenouille et reçoit la triple onction [...] C'est proprement le sacre » (Madelin) .
2Cérémonie par laquelle un prêtre reçoit l'épiscopat. consécration. Sacre d'un évêque.
3Fig. Consécration solennelle et quasi religieuse. « Le Sacre du printemps », ballet de Stravinski.
4(1649; de sacrer 2o) Région. (Canada) Jurement, formule de juron.
sacre 2. sacre [ sakr ] n. m.
• fin XIIIe; ar. çaqr
Variété de faucon que l'on utilisait à la chasse. sacret. « Ayant le glaive au poing, le gerfaut ou le sacre » (Heredia).

sacre nom masculin (arabe şaqr) Faucon du Proche-Orient, très voisin du pèlerin, mais de couleur plus claire. (On dit aussi faucon sacre.) ● sacre nom masculin (de sacrer) Ordination d'un évêque conférant la plénitude du sacrement de l'ordre. (Ce mot a été abandonné en 1968, et l'on parle désormais d'ordination épiscopale.) Cérémonie religieuse pour le couronnement des rois, des empereurs. Littéraire. Consécration solennelle de quelqu'un ou de quelque chose. Familier. Au Québec, formule de juron, souvent formée par le nom d'objets sacrés (par exemple tabernacle, ciboire).

sacre
n. m. (Québec) Syn. de blasphème (sens 1).
Fam. Lâcher un sacre: blasphémer.
|| Loc. Fam. être en sacre, en colère.
————————
sacre
n. m.
d1./d Cérémonie religieuse par laquelle un souverain reçoit le caractère sacré lié à sa fonction. Le sacre de Napoléon.
d2./d Cérémonie religieuse par laquelle un prêtre reçoit la plénitude du sacerdoce et devient évêque.
d3./d Fig. Consécration solennelle. Le prix Nobel est un sacre.

I.
⇒SACRE1, subst. masc.
[Corresp. à sacrer1]
A LITURG. CATH.
1. Cérémonie religieuse par laquelle l'Église reconnaît à un souverain une autorité de droit divin. Sacre du roi, d'un empereur; cérémonie, onction, pompe du sacre. Hérauts d'armes et brandisseurs des insignes royaux au sacre de Bonaparte, ils [ces jureurs du Champ-de-Mai] rempliront les mêmes fonctions au sacre de Charles X (CHATEAUBR., Mém., t. 2, 1848, p. 601). Reims, vous êtes la ville du sacre. Vous êtes donc la plus belle ville du royaume de France. Et il n'y a pas de cérémonie plus belle au monde, il n'y a pas dans le monde de cérémonie aussi belle que le sacre du roi de France, dans aucun pays (PÉGUY, Myst. charité, 1910, p. 43). V. autorité ex. 4, légitimité ex. 4.
P. anal. Le faubourg d'Eyoub avec sa mosquée, où les sultans, à leur avénement au trône, vont ceindre le sabre de Mahomet; sacre de sang, consécration de la force, religion du despotisme musulman (LAMART., Voy. Orient, t. 2, 1835, p. 432).
2. Vieilli. Cérémonie liturgique au cours de laquelle un prêtre reçoit la consécration épiscopale. Synon. consécration, ordination épiscopale. M. Hugon avait servi d'acolyte au sacre de M. de Talleyrand à la chapelle d'Issy, en 1788 (RENAN, Souv. enf., 1883, p. 267).
B. — P. anal. Consécration solennelle et quasi religieuse d'une personne ou d'une chose jugée exceptionnelle en son genre, excellente en son domaine. Cette persévérance, ce sérieux, qui vient du respect de son art et d'une religion intérieure, c'est la moralité de l'artiste, son sacre divin, qui le met à part (MICHELET, Oiseau, 1856, p. 252). La révolution française, c'est le sacre de l'humanité (HUGO, Misér., t. 1, 1862, p. 53).
En partic. [Désignant le caractère sacré ou d'exception que confère l'épreuve ou la misère] Sa noblesse, ses années le grandissent, et la douleur y ajoutant son sacre, bien des hommes sentent les larmes leur monter aux yeux (R. BAZIN, Blé, 1907, p. 353).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1170 « cérémonie par laquelle un roi est sacré » (CHRÉTIEN DE TROYES, Erec, éd. M. Roques, 6805); b) 1174-76 « consécration d'un évêque » (GUERNES DE PONT-SAINTE-MAXENCE, St Thomas, éd. E. Walberg, 4790); 2. 1816 p. ext., fig. « consécration » (CHATEAUBR., Mél. pol., t. 2, p. 230). Déverbal de sacrer. Bbg. GOUGENHEIM (G.). Sacre, sacré, sacripant. B. Soc. Ling. Paris. 1959, t. 54, n ° 1, pp. V-VI; Qq. faits d'étymol. secondaire. B. jeunes Rom. 1961, t. 4, pp. 3-8. — QUEM. DDL t. 19. — THIERBACH (A.). Untersuchungen zur Benennung der Kirchenfeste in den romanischen Sprachen. Berlin, 1951, p. 104, 107, 108, 123.
II.
⇒SACRE2, subst. masc.
A. — ORNITH. Oiseau de proie de la famille des Falconidés, habitant l'Asie et l'Europe orientale, qui peut être dressé pour la chasse au vol. La fauconnerie, peut-être, dépassait la meute; le bon seigneur (...) s'était procuré des tiercelets du Caucase, des sacres de Babylone, des gerfauts d'Allemagne, et des faucons-pèlerins (FLAUB., St Julien l'Hospitalier, 1877, p. 89). C'est la Ville plus vive aux feux de mille glaives, le vol des sacres sur les marbres (SAINT-JOHN PERSE, Exil, 1942, p. 258).
Rem. ,,En termes de fauconnerie, il ne se dit que de la femelle`` (Ac. 1935).
Vieilli. [Dans des compar.] M. de Burelviller qui avait l'air d'un grand sacre et qui peut-être avait été chassé d'un régiment et cherchait à se raccrocher à un autre (STENDHAL, H. Brulard, t. 1, 1836, p. 472).
B. — Au fig., vx. ,,Homme capable de toutes sortes de méfaits`` (Ac. 1935). Synon. rapace.
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. A. Fin XIIIe s. ornith. (FRÉDÉRIC II DE HOHENSTAUFEN, De arte venandi cum avibus, éd. G. Holmér, chap. 24, 2, p. 82: li sacre). B. a) 2e moit. XVe s. « homme d'armes, ou brigand (?) » (MARTIAL D'AUVERGNE, Vigiles, B.N. fr. 5054, 214: Si vindrent assieger la Dacre Estant du costé de Bordeaulx Ou d'Orval moult terrible sacre, leur fist bien machier leurs morceaulx); b) 1507-08 (D'AMERVAL, Livre de la diablerie, éd. Ch.-F. Ward, p. 17b: [Lucifer à Satan] Acours bien tost, faulx sacrilege, Le pire de tout mon college. Dors-tu, mauldit symoniacre, Tant horrible et terrible sacre?), encore att. par Saint-Simon (cf. PILASTRE, Lex. sommaire de la lang. de Saint-Simon, p. 133), v. aussi LITTRÉ. A empr. à l'ar. « faucon », très prob. lui-même empr. au lat. sacer « sacré », qui a été empl. comme épith. du faucon par VIRGILE, Énéide, XI, 721: accipiter [...] sacer ales (OLD, s.v. sacer 4 b); cf. aussi SERVIUS, Commentaires sur l'Enéide, XI, 721 ds TLL I, 322, 46: accipiter dicitur, hoc est sacer. B empl. fig. de A, cf. H. ESTIENNE, Precellence du langage françois, 1579, éd. Huguet, p. 129: ,,Nostre langage se sert, par metaphore, du nom d'un autre oiseau de proye, à sçavoir du Sacre. Car nous disons C'est un sacre, ou C'est un merveilleux sacre, de celuy qui, en quelque lieu qu'il puisse mettre les mains, happe tout, rifle tout, racle tout, et, en somme, auquel rien n'eschappe``; une infl. des représentants du germ. sakman « valet d'armée, pillard » cf. 1422 sacquement « soldat qui pille » et XVIe s. saccard « valet d'armée » (v. FEW t. 17, p. 7) n'est cependant pas à exclure. Les interférences entre sacre1, sacre2, sacre3 expliquent prob. l'empl. blasphématoire de sacre et sacré (v. sacre3), le sens « jurer » de sacrer et, selon GOUGENHEIM (ds B. jeunes Rom., n ° 4, pp. 5-7), si la disparition de l'adj. sacre « sacré » après le XVIe s. (v. sacre3) peut s'expliquer par l'homophonie fâcheuse avec sacre « brigand », celui-ci aurait subi le contre-coup de cette disparition en perdant sa vitalité.
DÉR. Sacret, subst. masc., fauconn. Mâle du sacre. C'était la femelle qui portait le nom de sacre, le mâle s'appelait sacret; il n'y a d'autres différences entre eux que dans la grandeur (BAUDR. Chasses 1834). []. Att. ds Ac. dep. 1798. 1re attest. 1377 (GACE DE LA BUIGNE, Roman des deduis, éd. Å. Blomqvist, 803: de sacres, de sacrez); de sacre2, suff. -et.
BBG. — CALLEBAUT (B.). Index hist. et explicatif des n. des oiseaux en fr. Trav. Ling. Gand. 1980, n ° 7, p. 147.
III.
⇒SACRE3, subst. masc.
Région. (Canada). [Corresp. à sacrer2; juron ou imprécation] Synon. région. sacrement. Le gars qui échappait un sacre dans ses colères (R. LEMELIN, Au pied de la pente douce, 1944, p. 40 ds Richesses Québec 1982, p. 2058).
Mettre en sacre. Mettre en colère, de mauvaise humeur. Ça prend un gros paquet de niaiseries comme Jacky, pour mettre tout le monde en sacre! (M. RIDDEZ, Rue des Pignons, 1966, p. 287, ds Richesses Québec 1982, p. 2059).
Prononc.:[]. Étymol. et Hist. a) 1552 sacre Dieu (v. sacrebleu); b) 1642 par la sacre-bleu (v. sacrebleu); c) 1549 et sacre du Gouvernement! (Agréable récit in Choix de mazarinades, I, 16 ds QUEM. DDL t. 19); d) 1750 sacre non pas d'un chien (J.-J. VADÉ, Le Paquet de mouchoirs, p. 41); e) 1789 sacre-nom d'un cœur! (Compliment des poissardes de Paris à MM. les électeurs, p. 4 ds QUEM. DDL t. 19); f) 1894 subst. canadianisme sacre « juron, blasphème, imprécation » et être en sacre « être en colère », comme le sacre « à l'extrême » (S. CLAPIN, Dict. can.-fr.). Empl. blasphématoire soit de sacre1 (cf. ciboire, Dieu, dans les loc. interj.), soit de l'adj. sacre « sacré » (issu du lat. sacer « sacré », ou bien dér. régr. de sacré, sacrer), usité au XVIe s. (vers 1513, JEAN LEMAIRE, Concorde des deux langages, éd. J. Frappier, p. 21), empl. également comme subst. aux sens de « objet sacré; chant religieux; fête religieuse; Saint-Sacrement », v. HUG., cf. également ca 1250 par le sacrement empl. comme juron sacrement et serment empl. comme juron ou imprécation dans certains parlers région., et sacrementer « jurer » (1609 ds PIERREH.), v. FEW t. 11, pp. 35-39. Selon GOUGENHEIM (ds B. jeunes Rom., n ° 4, pp. 5-7) l'existence du subst. sacre « brigand, homme sans foi, ni loi » (empl. fig. de sacre « rapace », v. sacre2), expliquerait la disparition de l'adj. sacre apr. le XVIe s. (cette disparition permettant de faire cesser l'homon.) et l'empl. blasphématoire de sacre et sacré serait à rattacher à sacre « brigand », d'où sacrer « proférer des jurons » (de même que pester a été formé sur l'interj. peste!).
STAT.Sacre1, 2 et 3. Fréq. abs. littér.:237. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 498, b) 357; XXe s.: a) 318, b) 199.
BBG. — VINCENT (D.). Pressions et impressions sur les sacres au Québec. S.I., 1982, p. 35.

1. sacre [sakʀ] n. m.
ÉTYM. 1175; subst. verb. de 1. sacrer.
Action de sacrer (1. Sacrer).
1 Cérémonie par laquelle l'Église sanctionne la souveraineté royale. Couronnement (cit. 1), inauguration (vx). || Sacre des rois de France. Ampoule (sainte); oindre; onction. || Le sacre de l'Empereur (→ Couronnement, cit. 2; oint, cit. 5). || « Le livre du Sacre » : recueil des dessins d'Isabey en vue du sacre de Napoléon. || Le sacre de Charles X, dernier sacre d'un roi de France à Reims (→ Héraut, cit. 2).
1 M. Victor Hugo laissa M. Nodier pour aller chez M. de Chateaubriand. Il le trouva rentrant et furieux de la cathédrale et de la cérémonie. — J'aurais compris, dit-il, le sacre tout autrement. L'église nue, le roi à cheval, deux livres ouverts, la charte et l'évangile, la religion rattachée à la liberté. Au lieu de cela, nous avons eu des tréteaux et une parade.
Hugo, Victor Hugo raconté…, XLI.
2 Le Pape est à l'autel. L'Empereur s'avance, s'agenouille et reçoit la triple onction, et l'Impératrice à son tour. C'est proprement le sacre, après lequel le Pontife, pour un instant, doit s'effacer.
Madelin, Hist. du Consulat et de l'Empire, L'avènement de l'Empire, XV.
Par anal. || Le sacre d'un sultan (→ Déposition, cit. 3), d'un chef traditionnel.
2 Cérémonie par laquelle un prêtre reçoit l'épiscopat (→ Conférer, cit. 2). Consacrant, consécrateur, consécration. || Sacre d'un évêque.
3 (…) M. de Châlons fut prié d'être l'un des assistants dans le sacre, et nous crûmes donner à l'Église un prélat toujours unanime avec ses consécrateurs.
Bossuet, Relation sur le quiétisme, III, 14.
3 Fig. Consécration solennelle et quasi religieuse. Littér. || « Le sacre de la femme », poème de la Légende des Siècles. Mus. || « Le Sacre du printemps », ballet de Stravinski (1913).
4 (…) je n'avais pas plus de trois ans lorsque mon père me donna à boire un plein verre à liqueur d'un vin mordoré, envoyé de son Midi natal : le muscat de Frontignan. Coup de soleil, choc voluptueux, illumination des papilles neuves ! Ce sacre me rendit à jamais digne du vin.
Colette, Prisons et Paradis, Vins.
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2. sacre [sakʀ] n. m.
ÉTYM. V. 1298; arabe ṣǎqr « oiseau de proie ».
tableau Mots français d'origine arabe.
1 Oiseau rapace diurne (Falconidés), variété de faucon, d'un dressage difficile, que l'on utilisait à la chasse. Fauconnerie (cit.).
0 Lorsqu'ils allaient, au bruit du cor ou des clairons,
Ayant le glaive au poing, le gerfaut ou le sacre (…)
J. M. de Heredia, les Trophées, « Vitrail ».
tableau Noms d'oiseaux.
2 Fig., vx. Homme rapace (Saint-Simon, in Littré).
DÉR. Sacret.
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3. sacre [sakʀ] n. m.
ÉTYM. 1649, in D. D. L., juron : Sacre de…; de 2. sacrer.
Régional (cour. au Canada). Jurement; formule de juron. || Les sacres, en français québécois, font partie de la langue familière courante : ils sont souvent formés par des noms d'objets sacrés (ciboire, calice, sacrement, tabernacle, etc.).

Encyclopédie Universelle. 2012.