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DROGUE
DROGUE

Pendant des années, nombre de médecins, d’éducateurs, de sociologues, d’anciens «drogués», d’associations ont travaillé à modifier les approches contemporaines de la toxicomanie. On ne parlait plus de «drogue» à moins d’accepter d’être considéré comme réactionnaire ou répressif; on parlait de psychotropes, de dépendance, de comportement «toxico». Force est d’admettre que la drogue et son approche, bien qu’elles aient changé, n’ont pas éliminé, pour le public, le drogué, même si ce dernier est moins souvent considéré comme pervers ou comme rebut de la société. Et l’on reconnaît aussi qu’«il n’y a pas de drogué heureux», comme le rappelle le docteur Claude Olieven-stein dans un de ses ouvrages. Pourtant, la drogue reste un objet incompris. On la définissait naguère comme une «substance naturelle ou synthétique inscrite sur une liste annexée à une convention internationale et soumise à réglementation». Mais la description, l’analyse, le traitement des conduites toxicomaniaques ont amené les spécialistes à une compréhension plus problématique et moins administrative du phénomène: tout peut être drogue pour les individus ; cependant, les troubles engendrés par tel ou tel produit (sucre, café, vin, cocaïne...) peuvent être distingués sous certains aspects – la rapidité d’apparition de l’assuétude, son irradicabilité relative, ses conséquences morbides, etc. – et permettent une description qui, tout en admettant une relative spécificité de la position «toxicomaniaque», n’évitera pas le problème de la nature des produits.

La relativité des classifications et des distinctions («drogue dure», «drogue douce») s’impose lorsque l’on sait que, outre les stupéfiants proprement dits (dont le nom servait autrefois à désigner une brigade de police spécialisée), les hallucinogènes et les amphétamines, plus de deux cents produits pharmaceutiques sont utilisés à des fins toxicomaniaques. De plus, l’usage détourné de solvants organiques (ou de produits de grande consommation qui en contiennent) a allongé et rendu plus fluctuante encore la liste des substances susceptibles d’être utilisées comme stupéfiants.

Mais aussi, à côté des «drogues de plaisir», utilisées, du moins les premiers temps, pour la découverte de sensations inédites et de paradis artificiels, la civilisation contemporaine a su produire des drogues que l’on serait tenté d’appeler «de besoin»: tranquillisants et excitants, qui, au-delà d’un usage thérapeutique fondé et vérifié, sont, parfois et même souvent, utilisés comme palliatifs ou comme adjuvants pour une bonne perception de soi-même au sein d’une civilisation dure ou menaçante.

On peut alors se demander: qu’est-ce qui fait le drogué? Une réponse classique affirme: «Dans une quête avouée ou inconsciente, l’homme a recherché par les drogues des paradis artificiels pour échapper à ses conditions d’existence, soulager ses douleurs physiques ou morales, communiquer avec les dieux, sacrifier à des rites ou secouer l’ennui d’un ego trop fortement équilibré ou trop pauvrement structuré» (J. Thuillier, Préface à L. Lewin, Phantastica , 1970). Pourtant, la drogue est aussi un produit «qui à doses faibles ou moyennes provoque chez l’homme des syndromes psychiatriques réversibles». L’usage de tels produits dans la civilisation contemporaine inscrit la modification de conscience comme un but ou une exigence non négligeables de l’activité humaine. Aussi la société tente-t-elle d’établir un point de repère, un standard distinguant le bien et le mal, l’usage et la manie, en se servant des concepts de réversibilité et d’irréversibilité. Mais le maniement extrêmement délicat de ces concepts (l’escalade, inéluctable ou non?) conduit souvent à faire de l’irréversibilité («le» drogué qui ne s’en sort pas) la cause de la marginalité. Et c’est cette marginalité même qu’il s’agirait de réduire paradoxalement: comme si la société ne pouvait avoir d’autre but et d’autre méthode que l’intégration, seul moyen de salut.

Mais la marginalité peut-elle être étendue aux quatre millions d’alcooliques et aux quelques centaines de milliers d’adeptes du «joint», d’amateurs d’amphétamines ou d’héroïnomanes que compte la France? Les «alcooliques» représentent un cinquième de la population active du pays. Par ailleurs, la marginalisation de nombreux jeunes toxicomanes n’est pas vécue par eux comme l’effet d’un abandon ou d’une relégation de la part de la société, mais, au contraire, comme un refus volontaire ou une transgression de la part des drogués eux-mêmes: la «vraie» vie, pour eux, ne serait plus dans la société, mais en bordure ou à l’extérieur de celle-ci. La marge serait le refuge, la «contre-culture, la contresociété nécessaire», sécrétée par la décomposition mortifère des sociétés existantes.

Les termes d’intégration et de marginalisation ne semblent donc pas totalement adéquats à une analyse cohérente du phénomène toxicomaniaque, même si certains résultats thérapeutiques orientent en ce sens la réflexion clinique et sociologique. Car les drogues – opium, peyotl, cannabis indica – étaient connues et utilisées dans certaines aires culturelles comme des moyens thérapeutiques ou des instruments cultuels, alors que l’alcool, avant la conquête européenne, n’était pas une substance communément utilisée en Amérique du Sud. En fait, il faut tenter de comprendre quelle distance fut comblée, à la fin du XIXe siècle, entre l’opium, produit médical chinois, déjà détourné grâce aux Européens à des fins psychotropiques, et l’héroïne, pur produit de la science et de la technique occidentales. L’usage contemporain des psychotropes dangereux conduit à une interrogation complexe: drogues, toxicomanies, dépendance, assuétude forment-elles une constellation symptomatique d’un certain «refoulé» occidental? En d’autres termes, comment les toxicomanies sont-elles liées aux divers développements scientifiques, médicaux, sociaux de la rationalité occidentale?

Aussi faut-il d’abord tenter de comprendre le sens social et psychologique de la toxicomanie et d’analyser les conditions de son apparition: car les produits de base dont sont tirées les substances psychotropes, non plus que leur usage traditionnel, ne sont sans doute pas les vrais responsables des toxicomanies.

L’argent de la drogue représente dans le monde des bénéfices qui, à la fin des années quatre-vingt, sont estimés annuellement à plus de 300 milliards de dollars. Il s’agit d’une économie parallèle mais dont les gains finissent le plus souvent par être réinjectés dans les circuits économiques légaux après avoir été blanchis par des banques ou des institutions financières honorables . Cet argent est également utilisé pour financer, dans les différentes parties du monde, rébellions, guerres civiles ou conflits régionaux.

Les paradoxes du corps mort

«Exposée en termes de défi, la position de l’anorexique renvoie paradoxalement à une obsession de la faim, du même type que la boulimie. Refuser la nourriture jusqu’à en mourir vaut bien mourir pour en avoir trop pris...», écrit Noëlle Châtelet (Le Corps à corps culinaire , Seuil, Paris, 1977). Et, toujours à propos de la position de l’anorexique, Laurence Apfelbaum-Igoin remarque (cf. comportement ALIMENTAIRE Conduites alimentaires): «On reconnaît aussi la fonction de leurre de l’objet au sens psychanalytique, et le paradoxe du désir qui se referme sur le vide insaisissable. Ce qui est ingéré a toute l’apparence de la nourriture, mais ne nourrit pas .» Il ne s’agit pas ici de voir dans l’anorexique un toxicomane qui s’ignore, ni de ramener l’«escalade» du drogué à une boulimie dont l’objet a changé. Mais Louis Lewin remarquait déjà en 1924, dans la Préface à son ouvrage Phantastica : «Les aliments seuls exceptés, il n’est pas sur la terre de substances qui aient été aussi intimement associées à la vie des peuples, dans tous les pays et dans tous les temps que celles dont nous allons [...] étudier les propriétés...» Encore faut-il noter que, dans son étude, Louis Lewin admettra des substances que nous considérons plus ou moins comme des aliments: vin, alcool en général, thé, café. Mais l’important est de remarquer que l’usage, l’abus ou le manque dont il est question ne peuvent se ramener simplement à une hypothétique rationalité du besoin physiologique. Le désir qui anime l’animal humain organise un ensemble de biens – en continuelle variation – qui excède l’ensemble des besoins et oriente son équilibre selon une série besoin/plaisir/désir dans laquelle le dernier terme n’apparaît ni comme cause ni comme effet. En réalité, la distinction cartésienne de l’esprit et du corps se profile derrière toute théorie du besoin; et, quand la religion prend le relais de la science pour parvenir à une hypothétique réconciliation de l’âme et du corps (par et au-delà de la prééminence de l’un sur l’autre), le besoin invoqué excède les simples nécessités vitales. Du besoin au désir, comme du corps à l’esprit, la question demeure inchangée: l’homme se donne-t-il pour but de se guérir de ses maux ou de s’en préserver?

Mais les différents discours qui tentent d’expliquer l’absorption des produits psychotropes font tous référence à un certain plaisir, fût-ce sous la forme minimale de l’atténuation d’un mal d’être. C’est dans ce plaisir que l’être tout entier se trouverait emporté, jouissant d’un sentiment de lui-même qui excéderait tout autre sentiment cénesthésique; il s’incorporerait ainsi non seulement du plaisir, mais aussi du vrai. Cette remarque vaut d’ailleurs non seulement pour les habitués des drogues dures, mais aussi pour les alcooliques, qui prétendent souvent voir dans les êtres et même au-delà des êtres. Ici, la drogue rejoint l’illusion d’une adéquation heureuse, d’une part, des facultés mentales et, plus généralement, corporelles et, d’autre part, du monde dans un rêve d’une sagesse à la fois extérieure et réconciliée. Une telle interprétation fut nettement marquée au sein de la beat generation des années 1965-1970. Mais l’illusion de la réconciliation n’aurait jamais pu suffire à engendrer les vagues toxicomaniaques contemporaines. Sans doute le besoin de se droguer reste-t-il difficile à appréhender du fait même qu’il est conçu en termes de besoin: si, comme le note Jean Trémolières, «sur le plan individuel, l’alimentation doit non seulement être un objet nutritionnel, mais aussi faire plaisir et posséder une signification symbolique», si, de plus, l’aliment a une valeur coutumière dans la société où il est consommé, le peyotl a pu constituer une sorte d’aliment dans les sociétés huichol ou tarahumara, comme la coca dans les Andes, le cola en Afrique ou le vin en Europe occidentale. En fait, à ce stade, l’usage contemporain des drogues doit être référé à une conception plus complexe de l’équilibre de l’homme.

L’apparition d’un discours diététique, souvent plus scientiste que scientifique, peut à cet égard éclairer le doute qu’ont les sociétés développées au sujet de leurs besoins comme de leurs désirs. Sociétés de consommation, elles paraissent craindre de rencontrer les limites de leur rationalité comme on le voit, par exemple, dans le cycle classique où se succèdent somnifères, excitants et tranquillisants. Le corps social met en avant le devoir d’efficacité (ou encore, pourrait-on dire, de productivité); le corps organique n’aurait, dans ce contexte, qu’à obéir à l’obligation d’autoconservation. Désir et plaisir ne devraient s’inscrire que dans ce réseau, et la nature mystérieure et diabolique des drogues tiendrait au fait qu’elles échappent à ce réseau et en abolissent la pertinence. Aussi la conduite toxicomaniaque apparaît-elle souvent comme un refus de cette rationalité sociale; c’est l’équilibre individuel et subjectif qui lui est opposé, comme dans le cri d’Antonin Artaud: «Tout homme est juge, et juge exclusif , de la quantité de douleur physique, ou encore de vacuité mentale , qu’il peut honnêtement supporter» («Lettre à Monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants», in La Révolution surréaliste , avr. 1925). En fait, la société contemporaine en est venue subrepticement à accepter une telle revendication: elle a simplement imposé la médiation d’un regard médical censé éliminer l’irrationnel du subjectif. Et, de ce fait, la «pharmacomanie» semble bien souvent être devenue une forme diluée mais instituée de la toxicomanie.

La «bonne» perception. Jouissance et mort. Le sida

Que soit en cause l’évaluation sociale ou l’évaluation personnelle, l’usage des drogues est ainsi lié à la perception que chacun peut avoir de son corps et de sa vie. Les substances qui ne nourrissent pas ont cet étrange privilège d’avoir toujours quelque effet sur la pensée. Louis Lewin écrit: «Rien dans la nature n’est peut-être plus extraordinaire, plus miraculeux que l’existence même de nos perceptions. Mais l’étude pharmacologique des agents dépresseurs ou excitants du psychisme fait de la perception un phénomène plus miraculeux encore. Certaines substances [...] confèrent à nos sensations, quand elles leur laissent leur forme accoutumée, une puissance de pénétration ou une durée qui dépassent les facultés normales du cerveau.» Certes, le modeste fumeur de cigarettes, le «cadre moyen» qui boit le dimanche une bonne bouteille ne sont guère conscients de ces modifications: pourtant, le fumeur dit souvent que «cela aide à réfléchir», ou le buveur que «cela ensoleille la journée»... Corps et tête, tout d’un coup, se trouvent étroitement mêlés. Alors que le consommateur moyen refusera l’idée d’une modification de conscience, il dit lui-même le contraire. Henri Michaux, usant de la psylocybine, pousse plus loin encore l’expérience et la démonstration: l’aventure (et ce terme rappelle le «voyage» des hippies) est de sentir, voir, percevoir «ce qui se dérobe», à savoir la nature même du penser: «Qu’est-ce donc qui lui apparaissait tout à l’heure d’une façon si particulièrement claire et allant de soi? C’est la nature unique du penser, sa vie à part, sa naissance soudaine, son déclenchement, son indépendance qui le tient à cent coudées au-dessus du langage à quoi il ne s’associe que peu, que momentanément, que provisoirement, que malaisément...» Voir différemment – chez Henri Michaux, mais aussi chez Carlos Castaneda –, c’est être différemment corps et esprit; et le corps ainsi envisagé n’a rien ou presque rien à voir avec le corps médicalisé du savoir contemporain: le corps prend soudain valeur comme corps désirant, corps jouissant et non plus agrégat d’organes et de cellules. Comme le note Guy Rosolato, «la connaissance anatomique [...] ne procède que par incisions, ablations, microtomie pour n’atteindre au terme d’une dissection que la fragmentation, l’évidement du corps; à ce reste, à ce cadavre, manque ce pour quoi la psychanalyse trouve sa spécificité: la propriété qu’a le corps d’éprouver le plaisir, la douleur...» (Obliques , no 10/11 spéc. sur Artaud, 1976). Mais G. Rosolato note encore: «On aurait trop vite fait de récuser l’expérience – en tant que repère – du médecin: à lui s’adresse pourtant, surtout de nos jours, une demande illimitée, qui se révèle facilement inassouvissable, de vie et d’abolition de la mort ; à quoi peut s’ajouter une exigence presque aussi impérative de jouissance sans borne qui ne procéderait que d’une parfaite santé physique.» Désir, jouissance, demande sont ainsi expressément posés comme exigences; mais, dans le narcissisme où ils se trouvent impliqués, c’est aussi la mort qui est rencontrée. La religion, qui, par-delà le narcissisme parental, fait de l’immortalité du moi (et même du corps) un dogme, répond là à l’exigence narcissique. Si l’on tient compte de l’extraordinaire lien qu’entretiennent traditionnellement les différentes religions (et même la religion catholique) avec les substances psychotropes, on comprend que celles-ci apparaissent comme des moyens que se donne l’homme pour être son corps et non seulement pour l’avoir. Dans cette confrontation, la question de la mort est fondamentalement inscrite en même temps que désavouée. Cette double position vis-à-vis de la mort trouve une expression comportementale saisissante dans la précipitation avec laquelle certains drogués courent vers les centres de soins dès qu’ils craignent un accident (overdose, mauvais produit, etc.), et, aussitôt qu’ils sont hors d’affaire, en ressortent pour retrouver leur poison. Le refus de l’existence telle que se la représente le drogué (l’existence sociale) va jusqu’à la mort: mais cette mort elle-même est un leurre, l’équivalent exact du psychotrope, qu’elle remplace quand celui-ci manque (violence, crime, etc.) ou qu’il est pris en trop grande quantité (overdose). Depuis le milieu des années quatre-vingt, le développement du sida a donné à cette confrontation avec le risque de mort (échéance inéluctable lorsque la maladie s’est déclarée) une dimension toute nouvelle. En raison du mode de transmission du virus HIV, les usagers de drogue injectable, pour qui le partage des seringues est une habitude, y sont particulièrement exposés: au 31 décembre 1990, sur 14 762 cas de sida déclarés en France, 2 007 (13,6 p. 100) étaient des toxicomanes usagers de drogue injectable. De plus, selon l’O.M.S., plus de la moitié des cas de transmission prénatale connus au niveau européen sont liés à la toxicomanie de la mère. Le risque s’étend donc bien au-delà du sujet lui-même ou de ses partenaires dans la consommation de drogue. L’association de la toxicomanie et du sida pose un problème de santé publique qui touche à la fois les niveaux de la prévention, des soins et de la prise en charge. Quant aux répercussions que le risque de contamination par le virus HIV peut avoir sur le comportement des drogués et sur la perception qu’ils ont des implications de la toxicomanie, elles restent mal mesurées mais ne sont certainement pas négligeables.

Poisons de l’esprit, drogues, «came»

En 1924, Louis Lewin, célèbre pharmacologue berlinois, présentait dans Phantastica la première classification de ce qu’il appelait non sans fascination les poisons de l’esprit. La connaissance biochimique des substances utilisées par les toxicomanes contemporains et des mécanismes physiques qu’elles induisent n’est encore qu’incertaine et fort controversée; aussi cette classification reste encore couramment utilisée. Elle distingue:

– les euphorisants (Euphorica de Lewin), qui comprennent l’opium et ses dérivés (morphine, codéine, héroïne...), la coca et la cocaïne ;

– les hallucinogènes (Phantastica ), qui regroupent le peyotl (mescaline), le chanvre indien et ses dérivés, l’amanite muscarine, les solanacées à alcaloïdes (belladone, Datura , jusquiame);

– les enivrants (Inebriantia ), alcools, éther, chloroforme, benzène et dérivés;

– les hypnotiques (Hypnotica ), dont les barbituriques, le chloral, le véronal, le sulfonal, le kawa-kawa, etc.;

– les excitants (Excitantia ), parmi lesquels les drogues à caféine (café, thé, cola, maté, etc.), le camphre, le cat, le tabac et le bétel.

À cette classification il convient d’ajouter de nombreuses autres substances, en particulier parmi les hallucinogènes: on citera le L.S.D. 25 (de l’allemand Lysergik Saüre Diethylamid , diéthylamide de l’acide lysergique), la psylocybine (alcaloïde indolique d’un champignon mexicain, le Teonanacatl), l’harmine et l’harmaline, le Ditran (hallucinogène de synthèse comme le Sernyl). À la frontière des excitants et des hallucinogènes, on mentionnera les amphétamines, parmi lesquels la S.T.P. (Serenity , Tranquillity and Peace ) et la M.D.A. (une des méthylénédioxyamphétamines).

Cette classification fut modifiée en 1957 par deux neuropsychiatres français, Jean Delay et Pierre Deniker, qui distinguent: les psycholeptiques , ou sédatifs; les psychoanaleptiques , qui regroupent les excitants de Lewin, les amphétamines et de nombreux stimulants de l’humeur et antidépresseurs de synthèse; enfin, les psychodysleptiques ou perturbateurs de l’activité psychique, parmi lesquels se retrouvent les hallucinogènes ou onirogènes, les délirogènes, les stupéfiants, l’alcool et ses dérivés.

Dépendance et escalade

L’Organisation mondiale de la santé (O.M.S.), quant à elle, préfère classer les substances psychotropes soumises à contrôle par le type de dépendance qu’elles induisent: elle distingue ainsi des dépendances morphiniques, cocaïniques, cannabiques. Malheureusement, cette notion de dépendance demeure très floue; on peut tenter de la préciser en distinguant une dépendance psychique et une dépendance physique: cette dernière correspondrait au besoin plus ou moins impérieux acquis par l’organisme d’une certaine quantité de produit nécessaire à assurer son équilibre . Cette dépendance se manifesterait clairement par l’apparition d’un syndrome physique d’abstinence lors du sevrage, surtout si celui-ci est brutal. La dépendance psychique est définie par l’O.M.S. comme une «pulsion psychique à absorber périodiquement ou continuellement une substance pour en retirer du plaisir ou éloigner une sensation de malaise». On notera que, à strictement appliquer cette définition, tabagisme et alcoolisme seraient les deux toxicomanies majeures de ce temps! Mais ces définitions n’ont pas la clarté qu’on voudrait leur supposer: à quelles modifications biochimiques et métaboliques est donc due la crise de sevrage? Si les toxicomanies morphiniques ou barbituriques entraînent une dépendance physique aisément observable, pourquoi est-il si difficile d’apprécier l’existence d’une dépendance physique chez les adeptes du cannabis ou ceux des amphétamines? Enfin, pourquoi des produits aussi faiblement toxiques que le tabac ou le bétel engendrent-ils une réelle dépendance psychique?

Aussi, en 1971, le docteur Varenne, de la faculté de médecine de Gand, a-t-il proposé une nouvelle classification où il distingue: les drogues engendrant une dépendance psychique et physique ainsi qu’un phénomène de tolérance (l’opium et ses dérivés, les analgésiques synthétiques, les barbituriques, l’alcool, certains tranquillisants); les drogues n’engendrant que la dépendance physique, accompagnée d’un phénomène de tolérance (tels les amphétamines, le L.S.D. et autres hallucinogènes); les drogues engendrant uniquement une dépendance psychique (tels la cocaïne ou le cannabis). Cette classification ne tient pas compte du tabac, qui est pourtant «toxicomanogène»; de plus, le L.S.D. et les hallucinogènes ne semblent pas induire un véritable phénomène de tolérance poussant à augmenter les doses absorbées.

L’ambiguïté de la notion de dépendance psychologique entraîne une confusion dangereuse: la notion d’assuétude toxicomaniaque, qui devrait ne s’appliquer qu’au cas où dépendance physique, dépendance psychique et tolérance se conjoignent, est couramment employée pour d’autres types de toxicomanie. D’autre part, la distinction, postulée plus que manifeste, entre dépendance psychique et dépendance physique engendre une distinction, elle aussi fort ambiguë, entre drogues «dures» et drogues «douces», par référence au type de dépendance que les unes et les autres sont censées engendrer. Paradoxalement, ce sont les spécialistes qui refusent cette dernière distinction, qui, le plus souvent, affirme l’inéluctabilité de l’«escalade» qui conduirait tout habitué du cannabis à passer à l’héroïne. Pourtant, comme le disait Claude Olievenstein dans une interview au journal Le Monde (2 févr. 1980): «L’escalade serait automatique. Or, pour ne prendre que l’exemple des États-Unis, depuis vingt ans, il y a là-bas quarante millions de fumeurs (de joints), il n’y a que sept cent mille à huit cent mille héroïnomanes. Nous sommes donc dans la tranche des 5 p. 100, chiffre que nous avons toujours avancé, et non dans le cadre de l’escalade automatique.» C’est dire qu’il faut se méfier de cette notion, même s’il convient d’admettre que, pour 5 p. 100 de la population toxicomane, cette escalade semble bien exister; mais elle doit plutôt être référée à une structure psychologique propre à certains drogués, structure qui, dans l’état actuel des connaissances, n’a pu être dégagée.

Les drogues de société et les polytoxicomanies

Il convient ici de se demander pourquoi la société poursuit avec acharnement certains drogués et en tolère, avec une relative tranquillité, d’autres, qui, pourtant, sont infiniment plus nombreux et lui reviennent très cher: «On compte environ cent fois plus de décès attribués directement à l’alcoolisme (près de vingt mille par an) qu’à la drogue (près de deux cents). Cette disproportion s’accentue dans certaines régions: en 1979, dans les quatre départements de la Bretagne administrative, mille cinq cent quarante-deux décès par alcoolisme, un seul par la drogue» (Guy Caro, Le Monde , 18 juill. 1981). Il est vrai que, lentement, la mentalité sociale change: en 1980, les Français interrogés affirmaient redouter moins l’alcool et l’alcoolisme que les toxicomanies assujetties aux drogues dures, mais redouter plus l’alcoolisme que les toxicomanies douces. Des enquêtes américaines du début des années quatre-vingt ont montré, toutefois, qu’outre-Atlantique la baisse de consommation de marijuana s’accompagnait d’une brutale recrudescence de l’alcoolisme juvénile.

Il faut bien admettre que les sociétés sélectionnent malgré elles les drogues dont elles peuvent tolérer l’usage: certes, les particularismes traditionnels ont tendance à s’estomper; mais, jusqu’à une époque récente, chaque civilisation avait sa drogue privilégiée: le haschich reste très répandu dans les pays musulmans et en Inde; l’opium, en Asie; les feuilles de coca, en Amérique du Sud; l’alcool, de San Francisco à l’Oural. En fait, les drogues «de société» que sont l’alcool et le tabac sont bien intégrées dans la conscience moderne du fait de la faible modification de conscience qu’elles entraînent, du moins immédiatement. Il en va de même pour certains barbituriques et certains excitants, dès lors que leur usage semble s’intégrer correctement à la visée productiviste et mercantile.

De 1970 à 1980, le changement majeur des usages toxicomaniaques fut l’apparition et le rapide développement des polytoxicomanies. L’armoire à pharmacie est, certes, la caverne d’Ali Baba, avec ses barbituriques, ses excitants, ses produits, qui sont parfois anodins, mais dont on peut extraire les composants psychotropes. Mais le placard des produits d’entretien est aussi fort riche: colles, solvants, laques, aérosols, glu, tout peut être utilisé. On respire de l’essence à briquet; on absorbe des mélanges de bière et d’essence; on se drogue au vernis à ongles, à l’«Eau écarlate», à l’eau de Javel même... Mais les polytoxicomanes utilisent surtout les médicaments, ainsi qu’en témoignent les cambriolages de pharmacies. Plus de deux cent cinquante médicaments, disponibles en vente libre, ou vendus au vu d’une ordonnance simple, peuvent servir de drogues si l’on multiplie (jusqu’à dix fois) la posologie normale. Enfin, les mélanges de drogues et d’alcool sont très fréquents et conduisent parfois à des accidents spectaculaires (défenestrations, courses à la mort, etc.). Depuis 1977, c’est sans aucun doute le recours d’une population très jeune aux drogues «de prolétaires» (colles, solvants, éther...) qui attire l’attention, alors qu’aucune réelle dépendance n’a pu être encore déterminée dans ce cas; mais le danger que comporte l’usage de tels produits réside dans la rapidité avec laquelle des accidents graves peuvent survenir: accidents physiques, mais aussi risques mentaux pouvant aller jusqu’à l’apparition de formes aiguës de psychose. L’utilisation de tels produits, mais surtout le recours à des mélanges incongrus et insoupçonnables, rend fréquemment très malaisée la mise en œuvre de soins appropriés. La réglementation de la vente de produits courants est quasi impossible et risque de conduire à l’organisation de la vente illicite.

En fait, il faut comprendre que les produits, qu’il s’agisse de l’héroïne ou de la colle à rustine, ne sont pas, pour leurs utilisateurs, de véritables substances. Il est vrai que l’héroïne peut être supérieure ou considérablement mélangée et diluée; que, comme l’écrit C. Olievenstein, «entre la marijuana américaine et l’afghan noir, par exemple, il y a autant de différence qu’entre un demi de bière à 5 0 et un verre de vodka à 80 0»; et que les usagers savent distinguer la qualité du produit. Mais, en fait, la relation entre le drogué et son ou ses produits est une relation très spécifique, faite à la fois d’amour-passion et de haine-violence. Selon le docteur Zeeler, «le problème, pour ceux qui prennent des drogues dures, c’est que nous ne savons pas quel plaisir leur offrir à la place» (in A. Jaubert et N. Murard, Drogues, passions muettes ). Quel plaisir et, parfois, quelle haine... Claude Olievenstein écrit, quant à lui: «Nous avons à combattre non pas une maladie, mais le souvenir embelli d’une expérience de plaisir.» Et ce souvenir peut devenir une torture.

La question du plaisir de la drogue ne se laisse pas facilement cerner ni évacuer. Souvent comparé à l’orgasme, le «flash» de l’héroïne s’en distingue cependant dans la plupart des discours de drogués: «Mais, du flash à l’orgasme, il y a inversion du crescendo et du decrescendo, de la montée du plaisir et de la descente. Avec la poudre, le flash est immédiat, tandis que dans la sexualité l’orgasme est l’aboutissement d’une tension. Ça s’en rapproche, et pourtant ce n’est pas la même chose» (Norma Murard). Mais le discours médical se contente le plus souvent de mettre le plaisir du côté de l’illusion, à l’opposé de la réalité qui, elle, «finit toujours par avoir force de loi». Et souvent les toxicomanes eux-mêmes entérinent ce langage. Cette opposition semble toujours renvoyer à des postulats inexprimés, la réalité du plaisir ne se laissant guère objectiver. Il n’est que de reprendre la question de la dépendance tabagique pour que, paradoxalement, l’opposition entre plaisir et réalité s’effondre.

L’évolution du trafic d’après les enquêtes

De 1968 à 1972, les rapports pessimistes des autorités compétentes soulignaient l’extension de la toxicomanie juvénile. Les pays touchés par la vague toxicomaniaque étaient nombreux; du moins ne considérait-on pas, à ce moment, que la planète entière était touchée. Les États-Unis faisaient figure de précurseurs: la drogue s’était répandue sur les campus. En Europe, cette perversion sans cesse croissante avait été propagée par les manœuvres des trafiquants, par la «faiblesse» de leurs clients et, surtout, du fait de la «dégradation générale des normes et des valeurs sociales». Jusqu’en 1973, les chiffres des saisies et des interpellations publiés par les différents services de police ne cessèrent de croître. En 1969, il n’y avait guère plus de deux cents vrais toxicomanes parmi les personnes interpellées en France par la police. La plupart d’entre eux avaient une origine sociale particulière et souvent avaient été ou étaient soumis à un traitement psychiatrique. À cette époque, les États-Unis mirent en cause la police et l’État français: l’héroïne «blanche» passait par la France pour envahir l’Union. La filière française ainsi détectée – on relevait en 1971 près de 40 p. 100 d’héroïnomanes parmi les interpellés – fut démantelée entre 1971 et 1974. À la suite de cet effort de la police, le nombre d’héroïnomanes baissa considérablement. Mais, aussitôt, et sans doute de ce fait, le nombre de cambriolages de pharmacies triplait (de 1973 à 1975). L’apparition d’héroïne brune d’origine asiatique (brown sugar ) fit diminuer le nombre des cambriolages et augmenter considérablement le nombre d’héroïnomanes parmi les personnes interpellées. La collaboration qui s’est instaurée avec les polices asiatiques paraît encore peu efficace et les sources du trafic de brown sugar restent toujours mal connues.

Le trafic des «fourmis», petits intoxiqués revendeurs (dealers ), n’a pas véritablement remplacé le trafic des grandes filières «maffieuses» ou autres; mais la «fourmi» se déplace plus aisément qu’il y a vingt ans et démultiplie le grand trafic. Il suffit donc que soient approvisionnés des centres de distribution dans des États qui sont soit tolérants, soit incapables de lutter, et la distribution peut alors s’organiser d’ellemême. Ainsi, les Pays-Bas, qui pendant un temps adoptèrent une législation souple dans l’espoir de dédramatiser l’extension des toxicomanies, devinrent une véritable plaque tournante européenne. Pour d’autres raisons, les communautés asiatiques ou africaines sont de plus en plus surveillées par les polices européennes du fait de leur perméabilité au trafic des fourmis.

Les statistiques de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (O.C.R.T.I.S.) dénombraient, en 1977, 228 décès par overdose. Au cours des années quatre-vingt, malgré de sensibles augmentations ou diminutions ponctuelles, ce nombre est resté à peu près stationnaire, entre 200 et 300 par an. Par contre, les interpellations opérées par la police sont en forte augmentation, puisqu’elles sont passées de 13 850 en 1979 à 33 509 en 1989. 24 331 de ces dernières concernent des «usagers», 4 760 des «usagers-trafiquants» et 4 418 des «trafiquants», dont 931 sont dits «internationaux». Les saisies de stupéfiants, en augmentation également, donnent indirectement une idée de l’importance du trafic. En 1989, elles se sont élevées à 295 kilos pour l’héroïne, 938 kilos pour la cocaïne, 1 628 kilos pour le cannabis sous forme d’«herbe» et 16 206 kilos pour la résine de cannabis. Bien qu’en progression, la consommation de cocaïne reste marginale selon les statistiques de l’O.C.R.T.I.S.: 2,3 p. 100 des toxicomanes interpellés l’utilisaient comme substance principale en 1989. L’héroïne reste la substance la plus utilisée: 32,7 p. 100 des interpellés en 1989.

Ces chiffres ne doivent pas faire illusion: policiers et enquêteurs spécialisés sont les premiers à reconnaître qu’ils ne traduisent la réalité des phénomènes toxicomaniaques que statistiquement (augmentation, ou diminution) et qu’il faudrait les multiplier par un coefficient toujours inconnu pour obtenir une appréciation fiable. Enfin, l’extension des polytoxicomanies modifie sensiblement l’estimation.

Entre 1968 et 1972, les spécialistes des problèmes de toxicomanie jugeaient que «l’âge du plus grand nombre des patients» se situait «aux environs de 18-19 ans»; il leur arrivait même de rencontrer des drogués de 12-13 ans. Cet aspect de la toxicomanie contemporaine fait de celle-ci un phénomène radicalement différent des flambées de cocaïnomanie ou d’héroïnomanie du début du XXe siècle. Depuis 1975, certaines évolutions sont apparues: la marijuana semble avoir sensiblement régressé, en Europe surtout; mais le marché de l’héroïne, qui est d’origine essentiellement asiatique, a considérablement augmenté. Cette évolution doit cependant être considérée avec prudence: aux États-Unis, mais aussi en Europe, la relative régression de l’usage du cannabis semble s’accompagner d’une nette augmentation de l’alcoolisme juvénile et des toxicomanies recourant aux solvants. Il reste que si en France, en un an, en 1975-1976, le nombre des interpellations d’héroïnomanes est passé, dans le total des affaires de drogue, de 5,8 p. 100 à 22 p. 100, il dépassait 32 p. 100 en 1989. Par ailleurs, l’âge moyen des toxicomanes tend à augmenter lentement, en même temps que diminue le nombre des très jeunes utilisateurs de stupéfiants. Dans le cas des héroïnomanes, il était de 24,9 ans en 1985. Toutes les statistiques mettent par ailleurs en évidence une nette surreprésentation masculine: 89,5 p. 100 d’hommes parmi les toxicomanes interpellés pris en compte par l’O.C.R.T.I.S. Mais le chiffre le plus inquiétant concerne les États-Unis, où l’on dénombre plus de 600 000 héroïnomanes, dont 270 000 environ pour la seule agglomération de New York. Au Proche-Orient et au Moyen-Orient, ainsi que dans plusieurs pays africains, les conduites toxicomaniaques observées perdent le caractère d’intégration culturelle qu’elles avaient auparavant pour se rapprocher du «modèle» occidental. L’injection d’héroïne y a souvent remplacé la pipe d’opium. Enfin, dans l’ex-U.R.S.S., l’augmentation massive de l’alcoolisme reste le phénomène principal; on y note aussi un usage croissant des narcotiques et des mélanges de médicaments.

Le «drogué»

Sous l’intertitre «L’Ennemi public numéro un», Norma Murard évoque, dans Drogues, passions muettes , l’image stéréotypée du drogué que véhiculent les médias: «Le personnage du drogué est une invention relativement récente. Il y avait dans les années trente, selon les estimations officielles, 80 000 cocaïnomanes en France et pourtant le drogué tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existait pas, exception faite pour quelques spécialistes [...]. On ne voyait nulle part la figure familière, famélique, épiant les autres, prête à voler, sinon à tuer, qui hante aujourd’hui chaque foyer, chaque école, cachant sa drogue, prête à être utilisée, prête à être vendue, à répandre le mal.»

En France, le personnage du drogué apparut vers 1968 (il se manifesta un peu plus tôt aux États-Unis); son image se répandit jusqu’en 1972; légèrement oublié pendant quelques années, il fit retour sur la place publique en 1976; C. Olievenstein donne alors cette description des «toxicos»: «Ils ont entre 15 et 25 ans. Ils viennent de tous les milieux sociaux, mais ils sont en rupture de famille soit au propre, soit au figuré. Les carences affectives ou éducatives sont habituelles. Souvent, il s’agit d’enfants de veufs ou de ménages désunis. Parfois, il s’agit d’autres traumatismes, métissage, transplantation.» Mais l’on rencontre aussi parmi eux des «fils de famille dont les parents sont accaparés par la réussite sociale et professionnelle et qui se débarrassent de leurs enfants, quitte à leur donner pas mal d’argent de poche. Certains conservent un lien familial épisodique; d’autres fuguent réellement et zonent. Ils ont ainsi retrouvé et adapté à leur propre usage les services et même les lieux du traditionnel milieu des marginaux et des déviants pauvres.» Bien que l’auteur reprenne cette description sous d’autres formes dans un livre plus tardif, on peut se demander si l’assimilation du drogué et du déviant est véritablement pertinente. La déviance, dans un tel tableau, se trouve abordée de l’extérieur, à partir d’une normalité postulée, sans que le langage de la déviance apparaisse comme tel. C’est peut-être que, pour beaucoup de spécialistes, le drogué ne parle pas, comme s’il se trouvait dans une sorte d’éloignement particulier par rapport au langage. Dans le fait même qu’il ne communique pas résiderait «la preuve ultime de [sa] maladie». «Les relations sociales entre toxicos, écrit Norma Murard, sont rares et s’articulent autour de la répression, du trafic et de la circulation dans les institutions. [...]. Et l’argot des drogués ne fait que signaler l’appartenance à un groupe culturel qui est défini par l’extérieur, défini par la répression et par les médias.» On peut admettre que, étant sans langage , la toxicomanie comble une béance du sujet dans la répétition d’un jeu entre la vie et la mort, jeu où le sujet croit enfin toucher et éprouver son existence même: alors, paradoxalement, «faire une schize», trouver par la drogue un état de morcellement de soi-même – ou, au contraire, une densité indicible – devient un moyen de s’éprouver, de s’être . Le docteur Jean Oury (dans A. Verdiglione dir., Drogue, psychose, langage , 1977) écrit: «On peut dire que, chez le toxicomane, on trouve une hypertrophie de la catégorie de l’Être [...]. Or le problème de la parole [...], c’est l’articulation entre les catégories de l’Être et de l’Avoir.»

Pourtant, Claude Olievenstein et ses collaborateurs affirment qu’il existe un discours toxicomaniaque, mais il serait, en somme, infra-verbal, gestuel et comportemental; et il conviendrait de l’interpréter pour comprendre le vivre et le plaisir du toxico.

Entre la répression et la thérapeutique classique

La vague toxicomaniaque de 1968-1970 fit apparaître comme inadaptée la législation existante, qui avait été essentiellement conçue pour lutter contre le grand trafic international. Les expériences américaines mirent en évidence les conséquences négatives d’une répression inconsidérée: très rapidement, le drogué devient «casseur», pour se procurer des substances prohibées, puis criminel, tant par besoin de se procurer beaucoup d’argent que parce qu’il est exclu des circuits sociaux ordinaires. Il fallut donc élaborer des législations à la fois capables de réprimer efficacement le trafic, et permettant d’orienter les utilisateurs passifs vers une prise en charge thérapeutique. Mais le sort des utilisateurs-revendeurs (dealers ), qui sont très nombreux, est trop souvent laissé à la seule appréciation des magistrats, qui tranchent d’après leurs préjugés personnels. Enfin, la répression de l’usage du cannabis ne fait pas l’unanimité.

La thérapeutique n’était guère plus appropriée. Les cures de désintoxication utilisaient soit la méthadone, soit l’insuline, dans le traitement de Sakel. Ce dernier plonge le patient dans une forme de coma et lui permet de passer le cap du sevrage ; mais c’est une thérapeutique très violente, qui transforme le patient en une sorte de «zombie», prostré et sans volonté. La méthadone, qui, elle aussi, permet le sevrage physique, est, de son côté, un produit toxique (opiacé de synthèse), qui, de plus, est potentialisable par tous les psychotropes, et même par l’alcool. Aussi arrive-t-il que la potentialisation entraîne, dans ce cas, les manifestations d’un surdosage. Enfin, la méthadone peut engendrer une réelle dépendance; elle n’est plus perçue comme une drogue, mais comme un médicament inévitable qui change l’assuétude en dépendance psychologique et institutionnelle.

Les psychothérapies semblaient devoir être le relais indispensable du sevrage. Pourtant, dans leurs formes classiques inspirées par la tradition freudienne, elles n’ont pas apporté les résultats escomptés. Aussi, sur le modèle de certaines tentatives américaines, on imagina de nouvelles structures d’accueil et de prise en charge des drogués: il s’agit d’offrir à ceux-ci un «lieu de vie» où l’abandon de la drogue ne soit pas posé comme une fin suffisante, mais comme l’étape obligée de la redécouverte et d’une reconquête de la communication et de la sociabilité. Tel fut l’idéal de Synanon et de Daytop Lodge, institutions fondées aux États-Unis par des ex-drogués. À l’intérieur du lieu de vie, les travaux quotidiens sont communautaires; des groupes sont constitués librement qui permettent un maximum d’échanges entre les membres de la communauté: certains sous-groupes sont spécialisés et sont voués à la discussion des problèmes personnels ou communautaires qui traduisent l’évolution ou les difficultés des membres de la communauté. Existent aussi des groupes «disciplinaires», des groupes d’interviews... Ces structures permettent à chacun de parvenir à une évaluation personnelle de son désir de vie; c’est grâce à elles que se crée librement la hiérarchie interne de la communauté. Synanon et Daytop Lodge rencontrèrent de nombreuses difficultés: le problème de l’autofinancement indispensable fut longtemps le plus grave, mais les problèmes sociaux liés aux préjugés du voisinage, aux pressions médicales ou policières n’étaient pas négligeables.

Bien d’autres expériences thérapeutiques se développèrent aux États-Unis; elles empruntaient parfois au behaviorisme et aux théories de Skinner une vision récupératrice de la psychothérapie, allant jusqu’à instituer une sorte de contre-conditionnement du drogué: par un dressage systématique, les patients se transforment en citoyens humbles et obéissants. Mais les résultats, contestables, de ces expériences restent limités.

En France, les pouvoirs publics furent pendant un certain temps démunis devant la spécificité de la toxicomanie. Claude Olievenstein explique ainsi cette inadaptation: «Avec les toxicos, nous débouchons sur une pathologie inédite. Les garçons et les filles ne veulent pas de l’enfer psychiatrique. Il faut organiser des formes nouvelles d’accueil fondées sur le volontariat des malades qui garantissent leur anonymat et aussi la gratuité des soins. Les jeunes n’ont pas d’argent; ils ne sont pas inscrits à la Sécurité sociale et ne se trouvent pas en situation de satisfaire aux formalités classiques.» Cette analyse mena le docteur Olievenstein à ouvrir une consultation spécialisée à l’hôpital de Villejuif, puis, en 1971, à ouvrir, à l’hôpital Marmottan dans le XVIIe arrondissement de Paris, le centre Marmottan, qui, à la différence de l’hôpital psychiatrique, n’accueille qu’une clientèle volontaire et où chacun choisit librement son thérapeute parmi les soignants. Toutes les approches thérapeutiques y sont admises; soignants et soignés vivent en osmose constante et les contraintes formelles sont réduites au minimum.

La tentative de Lucien Engelmajer, dit le Patriarche, a donné lieu à des commentaires où s’expriment des points de vue divers (dont celui du fondateur lui-même). Sa démarche s’inscrit dans une ligne proche de celles du centre Marmottan ou de Synanon et implique autofinancement et autogestion. Sur 600 places environ disponibles dans les établissements animés par lui, 80 seulement bénéficient d’une subvention publique. Tout usage de drogue y est radicalement interdit, mais aussi le recours aux médicaments de sevrage. L’assistance d’anciens toxicomanes, la personnalité du Patriarche, le soutien de tout le groupe qui l’entoure doivent permettre à celui qui veut se dégager de la toxicomanie de franchir les étapes difficiles du sevrage physique et psychologique. Un des intérêts de cette entreprise est de montrer combien l’effet d’une telle thérapeutique est lié à l’investissement profond des anciens drogués dans cette forme d’entraide et à la confiance des toxicomanes en cure dans la permanence de l’aide qui leur est offerte.

De telles expériences – parmi bien d’autres, qui s’en rapprochent peu ou prou – montrent que les soins que peut demander le drogué «en fin de course» n’ont guère à voir avec une thérapeutique médicale. Le toxicomane y parvient parfois enfin à dévoiler le profond sentiment de déréliction qui affecte ses rapports avec sa famille, la société, les institutions, les structures sociales et économiques. L’implication affective des médecins et des soignants, qui sont souvent eux-mêmes d’anciens drogués, y joue un rôle irremplaçable, qui à la fois explique une sorte d’abandon fidéiste des patients à leur égard et relativise les accusations de mégalomanie que certains portent contre eux.

Il ne faut jamais oublier, en effet, que, même lorsque le drogué veut vraiment en finir avec la drogue, le regret qu’il a d’elle reste omniprésent et torturant: «La guérison, écrit Norma Murard, est une mort épouvantable. Espoir et illusion d’un autre corps. Mon corps se meurt à ses incertitudes sur son plaisir et sur ses fonctions. Mon plaisir se meurt de ne plus avoir la drogue pour le faire renaître à coup sûr. Ma machine à interpréter le monde se meurt à ses interrogations de jouissance sur la médecine, la police et l’État.»

Aussi trop de questions demeurent: pourquoi, comme l’indique Gilles Deleuze, le désir du toxico semble-t-il investir directement le système-perception? Quelle est la valeur propre du système espace-temps dans le plaisir toxicomaniaque? Quel est le passage de l’auto-expérimentation vitale à l’entreprise mortifère?

Économie de la drogue: blanchiment des capitaux et conflits régionaux

Le blanchiment des capitaux dans les pays industrialisés

En 1985, vingt et une banques des États-Unis ont été sanctionnées par le Trésor pour ne pas avoir respecté la loi sur les dépôts en petites coupures – au moyen desquelles les doses de drogue sont payées dans la rue – qui fait obligation à déclarer au fisc toute somme supérieure à 10 000 dollars. Les banques de Floride, en particulier, n’avaient pas communiqué des transactions portant sur 3,2 milliards de dollars. Un haut fonctionnaire de la police de Miami remarquait à ce propos: «Si on retirait du sud de la Floride tout l’argent qui provient de la drogue, l’économie régionale s’écroulerait.» Or la Floride est le cinquième État de l’Union par sa population (10 millions d’habitants).

Parmi les banques américaines qui ont été sanctionnées en 1985 pour n’avoir pas déclaré des transactions en liquide supérieures à 10 000 dollars, figure la First National Bank of Boston, qui a expédié en Suisse 1,2 milliard de dollars. La commission de 3 p. 100 payée par les trafiquants, soit 36 millions de dollars, rend dérisoire l’amende de 500 000 dollars infligée à la banque. Au cours d’une émission de télévision intitulée «L’Argent de la drogue», diffusée le 17 juin 1988 par Canal Plus, le directeur de la succursale genevoise d’une banque des États-Unis, la E.F. Hutton, filmé à son insu, a déclaré avoir réussi à soustraire à ses concurrents de la Meryl Lynch, également nord-américains, d’importants dépôts provenant du trafic de la drogue et mis à profit le secret bancaire suisse pour blanchir cet argent.

On pourrait faire une analyse en tout point semblable en ce qui concerne Palerme et la Sicile, d’où provient la moitié de l’héroïne consommée aux États-Unis. Les revenus de la «Pizza Connection» – nom donné à cette filière car elle utilisait un réseau de pizzerias new-yorkaises comme couverture – ont été estimés à 10 milliards de dollars. En Espagne, les bénéfices des différentes mafias sont évalués à 5 milliards de dollars chaque année.

En octobre 1988, un scandale a éclaté avec la révélation du blanchiment de 32 millions de dollars, appartenant en particulier au cartel de Medellín, par la Bank of Credit and Commerce International (B.C.C.I.), dont les propriétaires sont pakistanais, et l’arrestation de quarante de ses employés. Mais il a fallu attendre le 5 juillet 1991 pour que, à la suite de nouvelles accusations «de blanchiment de la drogue et de fraude à grande échelle», soient suspendues les activités internationales de cette banque et mises en liquidation, ensuite, la plupart de ses filiales. Le «trou» dépassait alors 60 milliards de francs, mais les services rendus à la C.I.A. pour faire transiter des fonds destinés à l’Iran, aux contras du Nicaragua ou aux moudjahidin d’Afghanistan expliquent que les grands pays occidentaux aient attendu si longtemps avant de réagir. En novembre 1988 éclatait le scandale de la Shakarchi Trading de Zurich, qui avait blanchi 1 600 000 dollars provenant des filières libanaises. Le vice-président de son conseil d’administration était Hans W. Kopp, époux du ministre de la Justice, Elizabeth Kopp. Cette dernière a dû démissionner pour avoir averti son mari de l’enquête dont il faisait l’objet. En 1989, un rapport de la police italienne remarquait: «Grâce aux liens étroits noués avec certains milieux financiers, la mafia est aujourd’hui en mesure de provoquer des phénomènes d’hyper-réaction des marchés boursiers, entraînant l’oscillation des taux de change et d’intérêt. Pour la même raison, elle est à même de menacer l’autonomie des entreprises, de fausser la libre concurrence et de déstabiliser le secteur de l’intermédiation financière non bancaire.» D’autres enquêtes, concernant en particulier le cartel colombien de Cali, ont abouti, en 1990, à Monaco et au Luxembourg. Face à ce déferlement de l’argent sale, les grands pays industrialisés ont tenté de réagir. Lors du sommet des sept pays les plus industrialisés qui s’est tenu à Paris en juillet 1989 a été créé, à l’initiative du président François Mitterrand, le Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux (Gafi). Le 19 avril 1990, le gouvernement français rendait public le premier rapport de cet organisme, approuvé par quinze gouvernements, parmi lesquels ceux de la Suisse et du Luxembourg, qui proposait quarante mesures pour traquer l’argent de la drogue. La plupart de ces pays ont modifié en conséquence leur législation en s’attaquant en particulier au secret bancaire. Cependant, tant qu’il existe des paradis fiscaux dans le monde – Panamá, Hong Kong, le Liechtenstein ou une multitude d’îles dans les Caraïbes, qui acceptent les dépôts d’argent liquide sans poser de questions, il est difficile pour les banques du reste du monde d’identifier, même lorsqu’elles en ont la volonté, l’origine de l’argent qui transite par les comptes bancaires de leurs clients.

Le ballon d’oxygène des économies du Tiers Monde

Les services antidrogue des États-Unis et la presse spécialisée estiment que, dans ce pays, la production de marijuana représente plus de 6 500 tonnes en 1992. Les bénéfices s’élèvent à plus de 20 milliards de dollars, situant cette culture illicite au troisième rang des produits agricoles pour le revenu. Elle permet en particulier aux fermiers de compenser les pertes occasionnées par la mévente des céréales. Les populations du Tiers Monde sont dans une situation plus difficile encore.

À mesure que les effets de la crise mondiale se font sentir, que les conditions des échanges entre le Nord et le Sud sont plus inégales, que le poids de la dette extérieure s’accroît, l’importance de l’argent provenant d’activités illicites comme la contrebande et le trafic de drogue augmente dans les pays du Tiers Monde.

En Afrique, la baisse des prix du café, de l’arachide et l’effondrement de ceux du cacao ont provoqué une extension des cultures traditionnelles du cannabis dans la plupart des pays. Mais c’est en Amérique latine que la relation entre paupérisation et augmentation des cultures illicites est le plus visible.

Le ministre de l’Intérieur bolivien, Juan Carlos Durán, déclarait en juin 1987: «La valeur brute de la cocaïne en 1986 pourrait représenter de 53 à 66 p. 100 du P.I.B. de l’économie formelle et de trois à quatre fois le montant des exportations légales.» Le gouvernement ne peut plus dissimuler que les revenus de la drogue sont devenus le soutien essentiel de l’économie et les cultures de coca la principale source d’emploi. Les premiers représenteraient 1,5 milliard de dollars, sur lesquels 350 millions resteraient effectivement dans le pays, c’est-à-dire plus que l’équivalent du montant des exportations légales (400 millions de dollars). Les secondes feraient directement vivre 600 000 personnes, soit 10 p. 100 de la population du pays.

Au Pérou, les revenus de la drogue approchent certainement 2 milliards de dollars, soit l’équivalent des exportations légales. On estime que, sur ces sommes, 800 millions de dollars sont effectivement réinvestis dans le pays. Une enquête a été réalisée auprès de succursales des banques établies en Amazonie. Parmi elles, la Banque de crédit, qui est péruvienne, mais qui compte parmi ses actionnaires la Ueberssebank A.G. de Zurich (13,6 p. 100) et la banque Sudameris de Paris (4,9 p. 100). Trois autres banques nationales – la Banque agraire, la Banque internationale, l’Amazónico – se disputent âprement les cocadollars et ont ouvert également des succursales jusque dans des bourgades perdues le long du fleuve Huallaga, dont l’unique activité rentable est la production de pâte base de cocaïne. Elles y ont récolté 350 millions de dollars en 1984. La Banque de crédit a en outre des filiales à New York, en Californie, à Nassau, aux îles Caïmans et à Panamá.

C’est en Colombie que ces activités se révèlent le plus lucratives, du fait de sa position dans la division internationale de la production de drogue. C’est elle qui fabrique le produit fini à partir de la pâte base en provenance du Pérou et de la Bolivie et qui l’introduit ensuite aux États-Unis. La violente offensive du gouvernement colombien, appuyée par les États-Unis et l’ensemble de la communauté internationale, à la suite de l’assassinat du candidat à la présidence Luis Carlos Galan, en août 1989, a porté des coups très durs au cartel de Medellín. Elle a également permis au gouvernement dirigé par le président Cesar Gaviria d’obtenir la reddition de ses principaux chefs, en particulier de Pablo Escobar, en juin 1991. Mais cela fut au prix d’accords restés secrets, impliquant nécessairement des concessions importantes. Les observateurs ont remarqué que, si certaines des parts de ses marchés ont été prises par le cartel de Cali, Pablo Escobar continua néanmoins, et jusqu’à son évasion en juillet 1992, depuis la prison, à diriger ce qui restait de son organisation. Les trafiquants ont rapatrié 1 milliard de dollars supplémentaires en Colombie en 1991. En Bolivie, un ministre de l’Intérieur, accusé d’être lié à la mafia de la drogue, a été contraint de démissionner cette même année et, au Pérou, un des plus proches collaborateurs du président Alberto Fujimori a été publiquement désigné, en mai 1992, comme étant un des barons de la cocaïne. Dans ces trois pays andins, la loi interdit d’ailleurs aux banques de l’État d’enquêter sur l’origine des devises qui sont déposées à leurs guichets.

Argent de la drogue et conflits locaux

Dans la plupart des pays du Tiers Monde, les ethnies minoritaires ont été marginalisées et repoussées dans des régions inhospitalières où les seules cultures rentables sont les plantes dont on tire les drogues, comme le pavot, le cannabis ou la coca. Cela se vérifie dans le cas du Triangle d’or, aux frontières de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande. La région produit 2 500 tonnes d’opium illicite par an, dont le trafic est contrôlé par des minorités ethniques combattant pour leur autonomie, des partis politiques non autorisés, de simples armées privées et, dans le cas de la Birmanie, par la dictature militaire elle-même.

Dans ce pays, où les minorités ethniques représentent environ 35 p. 100 de la population, les Karen, dont les dirigeants sont protestants, ont toujours refusé d’avoir recours au pavot et à ses dérivés. Les Kachin, qui se finançaient partiellement grâce à l’argent de la drogue, y ont renoncé à partir de 1990 et ont même lancé une violente campagne contre les cultures de pavot et le trafic d’opium et d’héroïne. Jusqu’à la fin des années soixante-dix, une grande partie des cultures illicites se trouvaient sur le territoire contrôlé par le Parti communiste, qui était devenu le principal producteur d’opium et d’héroïne après que le gouvernement chinois, en 1979, eut considérablement réduit l’aide économique et militaire qu’il lui accordait. Mais, en mars 1989, les troupes du P.C. qui appartenaient aux minorités ethniques se révoltèrent contre la vieille direction, et ses commandants locaux offrirent leurs services à la junte militaire qui prit en main le trafic. Grâce aux revenus de la drogue, elle put acheter, de 1989 à 1992, pour 1,5 milliard de francs d’armement à la Chine, essentiellement utilisé pour combattre les minorités ethniques. Seul le roi de l’opium dans l’État shan, Khun Sa, est en mesure de disputer des parts du marché au gouvernement birman.

La guerre, qui a duré plus de dix ans, en Afghanistan a provoqué une extension, d’abord progressive, des cultures de pavot. L’opium produit dans le pays est transformé en héroïne dans les zones tribales du Pakistan. D’abord contrôlé par des contrebandiers, le trafic de drogue dans les plus importantes régions productrices – Helmand, Nangarh r, Badakshan – a été pris en main par certains commandants moudjahidin, et la transformation par les services secrets de l’armée pakistanaise. À la suite du retrait de l’Armée rouge en 1988 et, surtout, de l’arrêt des livraisons d’armes par les Soviétiques et les Américains à leurs protégés respectifs en janvier 1992, la production a fortement augmenté, passant de 500 tonnes en 1987 à plus de 3 000 tonnes cinq ans plus tard. Les besoins de centaines de milliers de personnes qui étaient réfugiées au Pakistan et qui doivent reconstruire des équipements indispensables expliquent également l’accroissement de la production.

Au Liban, le déclenchement de la guerre civile en 1976 a provoqué, dans un premier temps, une extension des cultures «traditionnelles» de cannabis. À la suite de l’invasion israélienne en 1982, qui a fini de désorganiser le pays, se sont développées des cultures de pavot, en particulier dans la plaine de la Bekaa. L’argent de la drogue a contribué à financer les achats d’armement de pratiquement toutes les milices, quelle que soit leur obédience religieuse ou politique. Les services secrets des grandes puissances et des puissances régionales ont fermé les yeux sur les trafics de leurs protégés. Les surfaces des cultures illicites de pavot ont atteint 4 000 hectares, produisant 60 tonnes d’opium qui étaient transformées sur place en héroïne dans des laboratoires artisanaux. Lorsque les Syriens ont pris le contrôle du pays, en 1990, ils se sont attaqués aux cultures, mais non aux fabriques qui ont de plus en plus utilisé de la matière première importée: morphine base du Croissant d’or et base de cocaïne en provenance d’Amérique du Sud.

Une enquête menée en 1988 par une commission spécialisée du Sénat américain a révélé l’implication de la C.I.A. dans le trafic de cocaïne. Ce que la presse américaine appelle la Coca Connection est une opération secrète montée par l’administration Reagan pour tourner l’interruption d’octobre 1984 à octobre 1986, votée par le Congrès, de l’aide à la contra (opposants au gouvernement sandiniste) du Nicaragua. La plaque tournante du trafic était une immense ferme située près de la frontière nord du Costa Rica dont le propriétaire, John Hull, appartenait à la C.I.A. Les avions chargés de cocaïne par le cartel de Medellín, en Colombie, y faisaient escale avant de repartir vers Miami. L’argent de ce trafic a servi à acheter des centaines de tonnes d’armement et de munitions destinés à l’équipement de la contra du front sud basée au Costa Rica. Le Département d’État a lui-même engagé des trafiquants, comme Michael B. Palmer, condamné en Colombie, et dont il ne pouvait ignorer le passé, pour mener à bien ces opérations.

Cette politique montre que la croisade des États-Unis contre le trafic en Amérique latine peut être également utilisée pour contrôler les États de la région. Tant que le général Noriega, homme fort du Panamá lié au trafic, a été un allié de la C.I.A., le gouvernement du président Reagan n’a pas réprouvé ses activités. L’intervention américaine, en décembre 1989, pour s’emparer de lui et le juger s’est produite après que sa collaboration n’eut plus été nécessaire contre les sandinistes et qu’il eut commencé à incarner le nationalisme panaméen dans l’affaire du canal. Dans le camp des adversaires des États-Unis, on n’a pas été en reste en matière de drogue: non seulement il est avéré que les Forces armées révolutionnaires (F.A.R.C.), guérilla colombienne proche du Parti communiste, ou le Sentier lumineux, organisation maoïste péruvienne, ont recours à l’argent de la drogue pour se financer, mais l’exécution de hauts dignitaires du régime cubain, en 1989, montre qu’un régime marxiste lui-même n’échappe pas à l’infiltration du narco-trafic.

Les nouvelles données de la politique internationale et le trafic de drogue

Paradoxalement, la chute des régimes politiques de l’Europe de l’Est et la fin de l’antagonisme des blocs est à l’origine d’une recrudescence du recours à l’argent de la drogue. D’une part, on assiste à une multiplication des conflits nationaux et ethniques et, d’autre part, les protagonistes de ces affrontements, ne pouvant plus compter sur l’aide économique et financière d’un protecteur puissant, doivent avoir recours à des sources de financement parallèles. C’est ainsi que la justice suisse a découvert en 1991 que des réseaux du Kosovo, dont les membres appartiennent à la majorité albanaise de cette province de l’ex-Yougoslavie, finançaient, grâce à la vente d’héroïne en Suisse, des achats d’armes dont une partie finissait entre les mains des milices yougoslaves. Durant la première moitié de l’année 1992, une grande partie des réseaux démantelés à Moscou étaient composés d’Azéris de l’Azerbaïdjan. Ce sont d’ailleurs les républiques d’Asie centrale de la C.E.I., traversées par les crises ethniques, sociales et économiques et dont le territoire recèle un immense potentiel pour les productions de cannabis et de pavot, qui représentent la plus grande menace en matière de drogue pour les pays occidentaux.

drogue [ drɔg ] n. f.
XIVe; p.-ê. néerl. drog « chose sèche », ou it. droga, du lat. drogia; cf. dragée
1Vx Ingrédient, matière première employée pour les préparations médicamenteuses confectionnées en officine de pharmacie.
2Par ext. Médicament confectionné par des non-spécialistes, et qui, généralement n'est pas utilisé par la médecine. décoction, onguent, orviétan (cf. Remède de bonne femme). « elle est bien étonnée quand je fais des drogues dont elle voit ensuite le bon effet » (Sand). Péj. Médicament dont on conteste l'utilité, l'efficacité, dont on condamne l'usage. « Les médecins ne nous empoisonnent pas moins de leurs vérités que de leurs drogues » (Suarès).
3Chose mauvaise à boire. Qu'est-ce que c'est que cette drogue ? médecine, mixture, potion, purge.
4(XXe) Stupéfiant. fam. 2. came, camelote, chnouf, dope, fumette, reniflette; acide, blanche, 2. coke, 2. crack, herbe, poudre. Dose de drogue. Drogues dures, engendrant rapidement une dépendance physique et psychique (héroïne, cocaïne, L. S. D., amphétamine, etc.). Drogues douces, n'entraînant pas nécessairement de dépendance physique (marijuana, haschisch, etc.). Drogues euphorisantes, stimulantes (ecstasy), hallucinogènes. Les effets de la drogue. défonce, overdose, surdose; décoller, 2. flipper, 2. planer. Intoxication par la drogue. toxicomanie. Trafiquant, pourvoyeur de drogues. 1. dealer, narcotrafiquant. Blanchiment de l'argent de la drogue ( narcodollars) . Par ext. Excitant, tranquillisant (tabac, alcool, somnifère) comparé à des stupéfiants. aussi dopage. Par méton. L'usage des drogues. Lutte contre la drogue ( antidrogue) .

drogue nom féminin (peut-être moyen néerlandais droge, produits séchés) Substance psychotrope naturelle ou synthétique, qui conduit au désir de continuer à la consommer pour retrouver la sensation de bien-être qu'elle procure. Usage systématique des stupéfiants : La drogue l'a conduit au suicide. Substance dont l'usage excessif est toxique en raison aussi de la dépendance qu'il crée chez l'utilisateur : Sa drogue, c'est le café. Péjoratif et vieux. Remède fait selon des recettes traditionnelles ; mixture : Confection des drogues et des élixirs. Produit pharmaceutique ; médicament : Administrer une drogue. Chose qui grise, intoxique l'esprit ou dont on ne saurait psychologiquement se passer : Le jeu était pour lui une drogue indispensable. Produit d'origine animale, chimique ou végétale, vendu à l'état naturel, comme matière première et servant à réaliser des médicaments. ● drogue nom féminin (de drogue) Harengs de drogue, harengs apprêtés mis pêle-mêle dans les barils. ● drogue (expressions) nom féminin (de drogue) Harengs de drogue, harengs apprêtés mis pêle-mêle dans les barils.

drogue
n. f.
d1./d Péjor. Substance médicamenteuse. Il absorbe trop de drogues.
d2./d (Afr. subsah.) Remède à base de plantes préparé par un guérisseur traditionnel.
d3./d Stupéfiant. Un trafiquant de drogue.
Encycl. L'utilisation de drogues "douces" (haschisch, marijuana) et "dures" (héroïne, cocaïne, L.S.D.) s'est largement répandue depuis les années 1960. Les dangers que cette toxicomanie représente (accoutumance, assuétude, dépendance) ont conduit à un effort d'information, à une intensification de la lutte contre le trafic de drogue (à l'échelle internationale), à la surveillance de la vente des médicaments psychotropes et à la création de centres médicaux de désintoxication et de centres d'aide psychologique.

I.
⇒DROGUE1, subst. fém.
I. A.— Vx. Ingrédient naturel (organique ou inorganique) employé en chimie, en pharmacie, en teinturerie, en épicerie, dans l'économie domestique. Drogues aromatiques, pharmaceutiques; drogue falsifiée; acheter, vendre des drogues; piler des drogues dans un mortier. Les drogues pour la teinture cessent d'être de l'indigo, du bois d'Inde, du rocou, et font partie des étoffes qu'elles colorent (SAY, Écon. pol., 1832, p. 108). Des drogues en sucre (CHATEAUBR., Mém., t. 4, 1848, p. 165). La drogue orientale, le médicament miellé, l'or potable qui prolonge la vie (FLAUB., Champs et grèves, 1848, p. 276) :
1. À Gênes
Odoriférantes
Sentes où l'on sent
Tant d'herbes et cent
Drogues différentes,
Où, narine errante,
Tu fends les encens
Que cède aux passants
L'ombre incohérente...
VALÉRY, Correspondance [avec Gide], 1917, p. 456.
P. compar. Les phrases dans lesquelles — ainsi d'une drogue dans une pilule et du sucre — le noble vieillard enveloppait son expérience de la vie (MIOMANDRE, Écrit sur eau, 1908, p. 118) :
2. La vie est quelque chose de si abominable qu'il faut la déguiser pour l'avaler. Si on ne la sucre pas avec une drogue extraordinaire, le cœur vous manque!
FLAUBERT, Correspondance, 1878, p. 105.
B.— Spéc. Matière première des médicaments officinaux et magistraux. Drogues simples (Lar. Méd. t. 1 1971).
II.— P. méton. Substance naturelle ou fabriquée dont l'absorption produit un effet sur les organismes vivants.
A.— Gén. péj.
1. a) Remède confectionné selon une recette d'amateur. Drogues habilement dosées et mélangées; drogues de sorcières; fabriquer, inventer, préparer une drogue. Synon. décoction, onguent, orviétan, remède (de bonne femme). Si vous croyez que j'ai envie de m'empoisonner avec vos vieilles drogues! (HUYSMANS, Oblat, t. 1, 1903, p. 97). Linaire exploitait cette drogue dont il avait hérité la recette de son père lequel de même et ainsi de suite (QUENEAU, Loin Rueil, 1944, p. 103). Elle broyait, faisait broyer des herbes, composait des drogues et des élixirs (GUÉHENNO, Jean-Jacques, 1948, p. 55).
b) En partic. Substance douée de propriétés physiologiques actives (sédatives, soporifiques, aphrodisiaques, mortelles, etc.) administrée à quelqu'un à son insu (généralement dans une boisson, un plat). Drogues et maléfices. On versait des drogues dans sa carafe d'eau (MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Hérit., 1884, p. 468). Entraînée par une absorption massive de cette drogue, Folcoche était littéralement mithridatisée (H. BAZIN, Vipère, 1948, p. 187) :
3. N'importe, murmurait-il; moi, je ne voudrais pas boire de toutes leurs saletés; j'aurais trop peur qu'ils n'eussent mis dedans quelque drogue pour me faire aller à confesse.
ZOLA, La Conquête de Plassans, 1874, p. 1034.
c) P. anal. [En parlant d'une boisson mauvaise au goût, difficile à avaler]. Péj., fam. Affreuse, mauvaise drogue. Synon. médecine, mixture, potion, purge. Emportez cette drogue-là (AUGIER, Contagion, 1866, V, pp. 410-411).
2. Au fig. [En parlant d'une chose ou d'une personne dont on fait peu de cas]. Péj., vx, fam.
a) Chose de mauvaise qualité. Cette étoffe n'est que de la drogue (Ac. 1932). Synon. camelote. Je ne sais quelle manie j'ai de me fournir ici; on n'y vend que de la drogue (LECLERCQ, Proverbes dram., Mar. manqué, 1835, p. 80). Les drogues qu'on leur a données pour des antiques (MÉRIMÉE, Lettres à une inconnue, 1870, p. 194) :
4.— Ah! pour du cassis, je ne dis pas non; madame le fait ben mieux que les apothicaires. Celui qu'ils vendent est de la drogue.
BALZAC, Eugénie Grandet, 1834, p. 167.
P. iron. Voilà de bonne drogue. ,,Ce qu'on veut nous donner pour bon ne vaut rien`` (Ac. 1798-1878).
Il débite bien, fait bien valoir sa drogue. Il sait bien faire valoir ce qu'il dit, ce qu'il fait, ce qu'il vend (d'apr. Ac. 1798-1878).
b) Personne. Cette petite personne est une drogue (Ac. 1932). Mais vous êtes des veules et des drogues! (BALZAC, Paysans, 1844-50, p. 238).
Vieille drogue (pop.). [Renchérit sur drogue] Vieille drogue, tu as changé de litre! (ZOLA, Assommoir, 1877, p. 622).
En partic., fam. Petite drogue. Coureuse, femme légère. Maintenant, allons dîner chez les petites drogues (Champfleury) (LARCH. 1872, p. 120).
B.— P. ext. Médicament.
1. Souvent au plur., péj., vieilli. Médicament, généralement simple (dont on abuse, dont on condamne l'usage). Drogues de l'apothicaire, des pharmacies; mauvaises drogues; prendre des drogues; recourir aux drogues; se bourrer de drogues; être abruti par les drogues. Et de quelles drogues amères il aurait fallu nous gorger! (MAURRAS, Chemin Paradis, 1894, p. 163). Il a essayé de toutes les drogues : poudres, cachets, ovules, sels, élixirs (ROMAINS, Hommes bonne vol., 1932, p. 44).
Au fig. ou p. métaph. Il est à craindre que la religion ne fût pour le roi très-chrétien qu'un élixir propre à l'amalgame des drogues de quoi se compose la royauté (CHATEAUBR., Mém., t. 3, 1848, p. 17).
2. Spéc. Composé chimique naturel ou de synthèse, utilisable en thérapeutique; produit pharmaceutique. Drogue pour dormir; prescription d'une drogue; administrer une drogue. Synon. médicament, remède spécifique. La digne sœur (...) dans le laboratoire de l'infirmerie, penchée sur ses drogues et sur ses fioles (HUGO, Misér., t. 1, 1862, p. 341). Son arsenal de drogues (MARTIN DU G., Thib., Épil., 1940, p. 773). Une drogue pour te donner faim pendant que les autres dans la rue, se seraient vendus pour un bifteck (SARTRE, Mains sales, 1948, 3e tabl., 3, p. 98).
SYNT. Drogues éprouvées, nécessaires; pour assoupir la douleur, soulager (un mal); drogue calmante, stimulante; drogue anorexigène, anticancéreuse, antidépressive, antifatigue, anti-infectieuse; l'action bénéfique, l'innocuité d'une drogue.
Au fig. ou p. métaph. La drogue qu'ils [les journaux de la collaboration] nous proposaient était de celles qui réveillent les morts (MAURIAC, Bâillon dén., 1945, p. 411) :
5. Créer n'est point découvrir une ruse d'aujourd'hui que le hasard t'aurait cachée pour ta victoire. Elle serait sans lendemain. Ni une drogue qui te masquera la maladie, car la cause en subsisterait.
SAINT-EXUPÉRY, Citadelle, 1944, p. 857.
Rem. On trouve ds la docum. une occurrence de droguailles, subst. fém. plur., péj. Et, tout bas, les malins! se disent :« Qu'ils sont sots! » Pour mitonner des lois, coller de petits pots Pleins de jolis décrets roses et de droguailles, S'amuser à couper proprement quelques tailles, Puis se boucher le nez quand nous marchons près d'eux, — Nos doux représentants qui nous trouvent crasseux! — Pour ne rien redouter, rien, que les baïonnettes..., C'est très bien (RIMBAUD, Poés., 1871, p. 54).
III.— En partic., cour.
A.— 1. Produit stupéfiant ou hallucinogène (comme la marijuana, la mescaline, le L.S.D., le haschisch, l'héroïne, l'opium, la cocaïne) dont l'usage peut conduire à l'intoxication, l'accoutumance et la toxicomanie. Trafic de (la) drogue; le problème de la drogue; les effets de la drogue; intoxication par la drogue; se ravitailler en drogue. Synon. hallucinogène, narcotique, psychodysleptique (méd.), stupéfiant. Elle plante l'aiguille, puis c'est la lente coulée de la drogue dans le sang (QUENEAU, Loin Rueil, 1944, p. 24). Les abus de la drogue et ses attirances toujours décevantes, son accoutumance (CENDRARS, Bourlinguer, 1948, p. 193) :
6. L'image de la châtelaine devint peu à peu l'un de ces points fixes que recouvre et découvre tour à tour le songe flottant de la drogue, ainsi que la pointe d'un roc dans les remous de l'écume.
BERNANOS, Un Mauvais rêve, 1948, p. 985.
SYNT. Drogue dangereuse, fatale, infernale, nocive, puissante, redoutable; drogues interdites, prohibées; drogues enivrantes, euphorisantes, hallucinogènes, stimulantes, stupéfiantes; diffuseurs, passeurs, pourvoyeurs, receleurs, trafiquants de drogue; absorption, dose massive, quotidienne de drogue; être sous l'effet, l'influence de la drogue; user de drogue.
P. méton. La drogue. L'habitude acquise de la drogue. Adonné à, habitué de la drogue; être sous l'emprise de, s'adonner à, recourir à, user de, se jeter dans la drogue; être délivré de la drogue. Synon. toxicomanie. Le moyen qu'ils choisissent pour échapper au réel : terrorisme, amour, érotisme, drogue, aventures (MAURIAC, Journal 2, 1937, p. 147). Bien avant la drogue, le mensonge avait été pour elle une autre merveilleuse évasion, la détente toujours efficace, le repos, l'oubli (BERNANOS, Mauv. rêve, 1948, p. 988).
2. P. ext. [En parlant d'une substance qui est toxique par son usage excessif (comme le tabac, l'alcool, les somnifères, les stimulants et excitants, les tranquillisants, calmants et euphorisants)] Effet dynamique, euphorisant, sédatif des drogues. Quelles drogues? Alcool, café, puis toutes les autres, naturellement (ABELLIO, Pacifiques, 1946, p. 320).
B.— P. compar. ou p. anal. [En parlant d'une chose abs.] Gén. péj. Chose qui grise, intoxique l'esprit. La politique épouvantait, comme une drogue dangereuse (ZOLA, Curée, 1872, p. 367). Tout nous était une drogue, l'action, les discussions, les idées (ABELLIO, Pacifiques, 1946p. 137) :
7. Et pourquoi encore ces images « excessives » que nous ne savons pas former nous-mêmes, mais que nous pouvons, nous lecteurs, recevoir sincèrement du poète, ne seraient-elles pas (...) des « drogues » virtuelles qui nous procurent des germes de rêverie? Cette drogue virtuelle est d'une efficacité très pure. Nous sommes sûrs, avec une image « exagérée », d'être dans l'axe d'une imagination autonome.
BACHELARD, La Poétique de l'espace, 1957, p. 149.
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. [Attesté indirectement au XIVe s. par son dér. droguerie]. 1. Ca 1462 drocques (var. drogues) « ingrédient qui sert à la teinture, aux préparations chimiques et pharmaceutiques » (VILLON, Testament, éd. J. Rychner et A. Henry, 1429); 2. a) 1568 « remède, produit pharmaceutique (souvent péj.) » (CALEPIN, Dict.); b) 1913 « stupéfiant » (COLETTE, Entrave, p. 31, 83); 3. 1668 « personne, chose dont on fait peu de cas » (MOLIÈRE, L'Avare, II, 5). Mot d'orig. discutée; parmi de nombreuses hyp., les plus vraisemblables le font remonter soit au m. néerl. droge vate « tonneaux secs » d'où, par substantivation, droge étant pris pour la désignation du contenu, « produits séchés; drogues » (Z. fr. Spr. Lit. t. 32, 1, pp. 298-301; VALKH., pp. 115-117; REW3, 2776a, EWFS2); soit à l'ar. durawa « balle de blé » (FEW t. 3, pp. 189-190), cette dernière proposition faisant problème du point de vue phonétique et sémantique. Bbg. CHAURAND (J.). Le Lex. région. des fourrages et des plantes fourragères ds la Thiérache... Fr. mod. 1970, t. 38, p. 141. — FABRE-LUCE (A.). Les Mots qui bougent. Paris, 1970, p. 65. — MAT. Louis-Philippe. 1951, p. 230. — ROG. 1965, p. 110. — STRAKA (G.). En relisant Menaud, maître-draveur. In :[Mél. Imbs (P.)]. Trav. Ling. Litt. Strasbourg 1973, t. 11, n° 1, p. 294.
II.
⇒DROGUE2, subst. fém.
Vx. Petite fourche de bois que le perdant devait garder sur le nez, jusqu'à ce qu'il parvienne à gagner, à un jeu de cartes autrefois en usage parmi les matelots et les soldats. L'autre met sur son nez une drogue en bois ou en carton qui simule une paire de lunettes (SAND, Mare au diable, 1846, p. 212).
P. ext. Le jeu lui-même. Le jeu de la drogue; faire une drogue (cf. droguer2). Les vieux soldats de garde à la porte d'Allemagne fumaient leur pipe, et jouaient tranquillement à la drogue comme d'habitude (ERCKM.-CHATR., Hist. paysan, t. 1, 1870, p. 74). Deux ou trois jouaient à la drogue, — le canonnier avait un bout de bois à cheval sur le nez, — tous buvaient (POURRAT, Gaspard, 1925, p. 270).
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1835-1932. Étymol. et Hist. 1829 (BOISTE). Mot d'orig. incertaine; se rattache peut-être à drogue1 « objet de peu de valeur », cf. FEW t. 3, p. 189b.
III.
⇒DROGUE3, subst. fém.
Arg. vieilli
A.— Maraudage.
Aller en drogue. Chercher à faire fortune, mendier en menaçant sa victime (d'apr. ESN. 1966). Synon. droguer3.
B.— Mendicité. La taupe, la drogue, la chine (NOUGUIER, Notes manuscr. Dict. Delesalle, 1900, p. 76).
Rem. Aucun de ces sens n'est attesté dans les dict. généraux.
Prononc. :[]. Étymol. et Hist. 1628 aller en drogues « marauder; mendier » (CHEREAU, Jargon, p. 49 ds SAIN. Sources Arg. t. 1, p. 239). Mot d'orig. incertaine; d'apr. FEW t. 3, p. 190b, notes 7 et 8, le sens de « marauder, mendier » du verbe droguer3 serait dér. de celui d'« attendre », lui-même issu de celui de « garder la drogue2 sur le nez », mais l'écart chronol. entre drogue2 et drogue3 semble interdire cette filiation; cf. également drague, draguer.
STAT. — Drogue1, 2 et 3. Fréq. abs. littér. :411. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 423, b) 555; XXe s. : a) 487, b) 799.
DÉR. Droguerie, subst. fém., arg., vieilli. a) Maraudage. b) Demande, question. [Le buveur :] Il n'est pas venu aujourd'hui? [La cabaretière :] Non (...) — Et hier? Il est venu. — Avec sa nouvelle « largue »? — Ah ça! est-ce que tu me prends pour un « raille » avec tes drogueries? (SUE, Myst. Paris, t. 1, 1842-43, p. 34). 1re attest. 1837 (Vidocq ds SAIN. Sources arg. t. 2, p. 332); de drogue3, suff. -erie.

1. drogue [dʀɔg] n. f.
ÉTYM. XIVe; orig. incert., p.-ê. du néerl. droog « (chose) sèche » ou de l'arabe durawa « balle de blé »; P. Guiraud y voit une forme méridionale de derogare « ôter, diminuer (la valeur) ».
———
I
1 Ingrédient, matière première employée pour les préparations médicamenteuses confectionnées en officine de pharmacie. || Drogues aromatiques (→ Cassolette, cit. 1). || Drogue pharmaceutique. Grabeau. || Drogue falsifiée. Goure. || Vase dans lequel on pile les drogues. Mortier.
2 Par ext. Médicament confectionné par des amateurs, des non-spécialistes, et qui, généralement, n'est pas utilisé par la médecine. Décoction, onguent, orviétan, remède (de bonne femme)…; → Consultation, cit. 2. || Prendre une drogue. || Vendeur de drogues. Charlatan, pharmacopole (vieux).
1 J'ai souvent pensé, en regardant de près les champs, les vergers, les bois et leurs nombreux habitants, que le règne végétal était un magasin d'aliments donnés par la nature à l'homme et aux animaux; mais jamais il ne m'est venu à l'esprit d'y chercher des drogues et des remèdes.
Rousseau, Rêveries…, 7e promenade.
2 (…) je trouve moi-même aux herbes des vertus qu'elle ne leur connaît pas, et elle est bien étonnée quand je fais des drogues dont elle voit ensuite le bon effet.
G. Sand, la Petite Fadette, XIX, p. 132.
Péj. Médicament dont on conteste l'utilité, l'efficacité, dont on condamne l'usage. || Toutes les drogues que lui ordonne son médecin lui font plus de mal que de bien. || Il ne vit que de drogues.
3 Il manda les maîtres mires les plus fameux, lesquels ordonnèrent des quantités de drogues.
Flaubert, Trois contes, « la Légende de saint Julien l'Hospitalier », I.
4 Les médecins ne nous empoisonnent pas moins de leurs vérités que de leurs drogues.
André Suarès, Trois hommes, « Ibsen », VI, p. 156.
Par métaphore :
5 La philosophie, ainsi que la médecine, a beaucoup de drogues, très peu de bons remèdes, et presque point de spécifiques.
Chamfort, Maximes et pensées, Sur la science, XLV.
3 Chose mauvaise à absorber. || Cette boisson est une vraie drogue. || Qu'est-ce que c'est que cette drogue ? Médecine, mixture, potion, purge.
4 Vx. a Chose de mauvaise qualité. || Cette étoffe est de la drogue.
b Personne désagréable. || Cette petite personne est une drogue (Académie).
———
II
1 (XXe). Cour. Substance toxique, stupéfiant. Stupéfiant; (fam.) 2. came, camelote, merde (III.); → Opium, cit. 4. || Faire le trafic de la drogue, des drogues ( anglic. Dealer, trafiquant). || Intoxication par la drogue. Toxicomanie.Drogues euphorisantes, hallucinogènes, stimulantes, stupéfiantes. || Drogues dures (héroïne, amphétamine, etc.) et drogues douces (marijuana, haschich, etc.). || Les drogues douces ont des effets moins marqués et surtout ne provoquent pas l'accoutumance.
5.1 Or je ne puis malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n'était pas restituable. C'est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d'autres drogues.
Proust, le Temps retrouvé, Pl., t. III, p. 942.
6 Les sujets de cette espèce (…) sont tout comparables à des intoxiqués; et l'on observe en eux, dans la poursuite de leur mort, la même obstination, la même anxiété, les mêmes ruses, la même dissimulation que l'on remarque chez les toxicomanes à la recherche de leur drogue.
Valéry, Rhumbs, p. 73.
7 Toute drogue modifie vos appuis. L'appui que vous preniez sur vos sens, l'appui que vos sens prenaient sur le monde, l'appui que vous preniez sur votre impression générale d'être.
Henri Michaux, Connaissance par les gouffres, p. 9.
Par ext. Excitant, tranquillisant (tabac, alcool, somnifère) comparé à des stupéfiants.
Par métonymie. L'usage des drogues. || La drogue est un phénomène social. || La lutte contre la drogue.
2 Chose qui intoxique l'esprit. || « La politique épouvantait comme une drogue dangereuse » (Zola, la Curée, p. 377).
En composé : || la télé-drogue, le cinéma-drogue.
DÉR. 1. Droguer. — (Du sens I) 1. Droguerie, droguier, droguiste.
COMP. Antidrogue.
HOM. 2. Drogue, 3. drogue.
————————
2. drogue [dʀɔg] n. f.
ÉTYM. 1829; p.-ê. de 1. drogue (I., 3.).
Vx. Petite fourche de bois que le perdant portait en gage sur le nez, à un jeu de cartes anciennement en usage dans l'armée et la marine; nom de ce jeu.
0 Deux ou trois jouaient à la drogue, — le canonnier avait un bout de bois à cheval sur le nez —, tous buvaient.
Henri Pourrat, Gaspard des montagnes, p. 270.
DÉR. 2. Droguer.
HOM. 1. Drogue, 3. drogue.
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3. drogue [dʀɔg] n. f.
ÉTYM. 1723; du néerl. droog « sec ».
Techn. (pêche). || Harengs de drogue, séchés et mis en caque. 2. Droguerie.
HOM. 1. Drogue, 2. drogue.

Encyclopédie Universelle. 2012.