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PLOTIN
PLOTIN

Repensant la doctrine de Platon avec des éléments aristotéliciens et stoïciens, en même temps qu’elle subit l’influence de courants ultérieurs, la philosophie de Plotin représente une recherche du salut autant que de la vérité, un épanouissement du platonisme autant qu’une véritable création. Elle s’impose surtout, à travers une interprétation originale du Parménide de Platon, par sa doctrine de l’Un et par sa conception du double – et unique – mouvement de la procession qui est effusion d’unité et de la conversion ou ascension purificatrice vers le Principe.

Après bien d’autres, Jaspers soulignait naguère toutes les contradictions du plotinisme, cet Un et cette matière qui sont parallèlement indétermination et puissance de tout déterminé, ce monde qui naît presque d’une faute et dans la beauté duquel on doit pourtant reconnaître un signe divin, ce mal qui n’est en principe qu’un moindre bien et qui se présente néanmoins comme séduction et même bourbier. Dans sa perspective éterniste, Plotin ne saisit ni le tragique des «situations limites» ni le malheur des opprimés, «tourbe vile» dont il semble lier le sort à quelque immoralité antécédente (Ennéades , III, IX, 9). S’il évoque en termes poétiques l’Un, qui est à la fois «aimable et amour même et amour de soi» (VI, VIII, 15), il ne traduit cet Eros sublimé ni dans une agapè fraternelle ni dans une compassion universelle, moins encore dans une volonté révolutionnaire de justice. Cependant, par des entremises comme celles de Proclus et d’Augustin, Plotin a marqué de son empreinte un vaste secteur de la spiritualité chrétienne; grâce à lui, les philosophes arabes et les soufis ont pénétré d’une dimension mystique le rationalisme aristotélicien et le fidéisme coranique. Depuis la Renaissance, de Ficin et de Bruno à Hartmann et à Bergson, diversement entendu et transposé, il a continué d’inspirer tout ensemble maintes expériences intimes et plus d’un rêve spéculatif.

Le maître du néo-platonisme

On ne sait rien de sûr quant aux origines de Plotin. Probablement romain, il a dû naître en Égypte, peut-être à Lycopolis (l’actuelle Assiout) en 205. La biographie qu’a laissée Porphyre éclaire davantage sur sa carrière. Âgé de vingt-huit ans, il «s’attache à la philosophie», non à quelque mystérieuse sagesse orientale mais au platonisme éclectique qu’enseignait à Alexandrie Ammonios Saccas. Après onze ans passés auprès de ce maître, Plotin accompagne Gordien III dans une campagne malheureuse contre les Perses. S’il est peu probable qu’il eût connu chez Ammonios le chrétien Origène, il n’a certainement pu rencontrer en Mésopotamie Mani, qui fonda une religion dualiste promise à une vaste extension et qui se trouvait sans doute dans l’armée adverse. Il reste que, d’une certaine façon, le néo-platonisme sera confrontation entre la pensée grecque classique et des mouvements gnostiques plus ou moins apparentés au christianisme (surtout hétérodoxe) et au manichéisme.

Installé à Rome en 247, Plotin est protégé par l’empereur Gallien, qui s’inquiète de la décadence des mœurs et des études et voudrait faire de lui un philosophe officiel. Qu’il ait donné tout son enseignement en grec est caractéristique du temps; dans la vieille capitale de l’Empire, une école de ce genre ne pouvait être que cosmopolite et ni Amelios ni Porphyre, qui recueillirent et éditèrent les leçons du maître, n’étaient eux-mêmes de souche latine. Directeur de conscience (et tuteur d’orphelins) autant que professeur, Plotin répugnait au cours magistral et, comme Socrate, ne s’exprimait bien que lorsqu’on l’interrogeait. Beaucoup de ses traités partent d’une question posée (souvent sur le sens d’un texte de Platon). Mais au-delà de ces exégèses, parfois extrêmement techniques, «sa fin et son but, dit son biographe, étaient de s’unir au Dieu qui est supérieur à tout et de s’approcher de Lui» (Vie , XXIII, 27). Porphyre signale plusieurs «extases» dont il fut témoin, mais l’enseignement plotinien vise à une forme de mystique tout intérieure, qui répugne aux fakirismes et veut dépasser les images.

Strictement végétarien, Plotin poussa si loin l’ascèse qu’il s’en ruina la santé. N’ayant pu réaliser son rêve de phalanstère philosophique – la «Platonopolis» –, il connut à la fin une certaine solitude. Atteint de graves ulcères, c’est dans une villa de Campanie qu’il mourut. Plusieurs de ses traités ont été transmis sous diverses formes au monde arabe (où ils ont constitué notamment une Théologie faussement attribuée à Aristote) mais c’est à Porphyre qu’il avait confié le soin de conserver et de faire connaître les cinquante-quatre morceaux qui, répartis par ce disciple (féru de symbolisme) en six groupes de neuf, forment les Ennéades . La première concerne surtout la morale et l’anthropologie, la deuxième le cosmos, la troisième le destin; les trois dernières sont consacrées aux «hypostases»: Âme, Intelligence, Un; mais le classement ne va pas sans arbitraire et il faut tenir compte de l’ordre chronologique, tel que l’indique Porphyre.

La purification

La philosophie de Plotin peut se lire en deux sens: à partir du principe originaire et proprement indicible pour passer à la dualité du pensant et du pensé, puis à l’éparpillement psychique dans le temps et dans l’espace; mais, à suivre ainsi l’ordre logique d’une «procession» (qui n’est qu’en apparence histoire et genèse), on laisse échapper la méthode plotinienne comme purification et ascension. En fait, ce dernier mouvement et le précédent sont connexes. Dès le départ, Plotin pose à la fois la hiérarchie des hypostases, l’existence éternelle d’un monde à demi illusoire et l’aspiration des âmes séparées à l’unité perdue et néanmoins toujours présente au plus profond d’elles-mêmes.

La chute platonicienne, la «perte des ailes» (Phèdre , 248 c), est moins ici le mythe d’une faute originelle que la métaphore d’une expérience vécue. Le nouvel essor de Psyché, ses retrouvailles célestes ne sont pas le fruit d’une grâce liée à une foi et n’exigent aucun sacrifice rédempteur. Si l’image gnostique de l’or enfoui sous la boue est reprise pour indiquer ce qui reste de toujours divin dans la plus haute portion des âmes dispersées, la délivrance de ceux que le dualisme appelle les «pneumatiques» (ou spirituels) n’implique aucun rejet définitif d’une race maudite, les «hyliques» (ou matériels), l’heureuse issue d’un simple triage entre les fils de la Lumière et ceux de la Ténèbre. Loin de succomber à l’attrait de certains «mystères» orientaux, Plotin conserve de la grande tradition hellénique l’idée d’un cosmos unique, réellement intelligible et, en son fond, harmonieux. Même le corps, «dernière trace des choses de là-haut dans la plus infime de celles d’ici-bas» (Enn. , III, IV, 1), doit être maîtrisé plutôt que méprisé, car, en lui, l’âme s’est en quelque sorte formé une matière à son image. Si la métensomatose (migration des âmes de corps en corps) n’est pas un pur symbole, elle indique surtout que l’âme qui vit au niveau de la bête ou de la plante ne mérite qu’un «instrument» animal ou végétal. Du sien, qui ne peut être que de meilleur aloi, le sage use prudemment, comme d’une lyre d’abord nécessaire à son chant terrestre (I, IV, 16) et qu’il abandonnera pour de plus hautes tâches.

Dans cette purification progressive, qui ressemble au travail du sculpteur arrachant les parcelles de marbre superflues sous lesquelles apparaît la vraie forme, le rôle de la dialectique intellectuelle l’emporte sur le simple élan affectif. Platon parlait des âmes «alourdies» par leur inattention au Bien, par la dysharmonie de leurs désirs, et qui, à des degrés divers, conservent quelque mémoire pourtant de leur première vision. Plotin souligne que les moins pesantes s’incarnent «dans la semence d’un philosophe». Certes, celles qui suivent les Muses, et dans la beauté cherchent l’amour, cheminent aussi avec quelque légèreté; les étapes propédeutiques du «musicien» et de l’«érotique» gardent ici leur place et leur valeur, à condition pourtant de se dépasser dans un processus rationnel, qui seul permet la remontée («anagogie») sur les deux voies indissociables de la connaissance et de la vertu (I, II, 3).

Le traité Du Beau , d’après Porphyre le plus ancien de la collection, contient une intéressante discussion des thèses pythagoriciennes sur l’harmonie. Toute relation renvoie à une pluralité de termes; mais, s’il est vrai que la symétrie «produit une beauté sensible au regard», la vraie beauté est celle du «simple» (celle du Soleil ou de l’or). Au-delà de la «sympathie» stoïcienne, liée à un souffle immanent qui traverse et anime toutes choses, Plotin pense retrouver dans l’expérience esthétique le reflet d’une Idée transcendante et, tout ensemble, pour l’âme «musicienne» une réminiscence de soi et de ce qui est sien (I, VI, 2). Il faut être transparent à la lumière pour reconnaître, même sous des traits apparemment difformes, la beauté spirituelle qui rayonne de Socrate; «Phidias a sculpté son Zeus sans modèle sensible, mais en le considérant tel qu’il serait si Zeus voulait apparaître à nos yeux» (V, VIII, 1). Le Beau cependant ne se manifeste à nous qu’à travers des expériences où la peine se mêle à la joie; dignitaire de second rang, il ne conduit vers le vrai «roi» que ceux qui ne se laissent point séduire par lui, qui le reconnaissent pour une simple participation au Bien sans lequel il n’est rien et qui le dépasse assez pour «n’avoir aucun besoin de lui» (V, V, 12).

Cette même ambivalence se retrouve dans l’amour. Car Eros est un va-nu-pieds, fils clandestin de Pauvreté et d’Expédient (Banquet , 203 b-c), mais d’autres textes platoniciens, qui le font naître d’Aphrodite, le présentent comme un «dieu» (Phèdre , 242 d), non simplement comme un «grand démon». Plotin hérite cette ambiguïté, mais elle correspond dans sa pensée à une polysémie fondamentale. S’il faut bien distinguer deux mères et deux enfants, ce ne sont au vrai que les deux faces inséparables du même dynamisme infini; l’amour céleste («uranien») se confond avec le regard supérieur de l’Âme du monde dans sa permanente contemplation de l’intelligible; l’amour vulgaire («pandémien») correspond à cette «convoitise» qui meut la troisième hypostase pour transposer continûment en «faire» – poièsis – ce qu’au plus haut d’elle-même elle ne cesse, «là-haut», de «voir» – théôria – (Enn. , III, VII, 11). Opération «naturelle» assurément, qui n’est ni péché ni transgression, et qui, jusqu’aux limites de la pure matière, garde des traces d’ordre et de beauté. Faiblesse pourtant, mirage du multiple et du temporel, illusion narcissique, déperdition inattentive, figure du monde sensible comme imparfait miroir changeant du vrai cosmos. À ce niveau, Eros est bien l’enfant de la mendiante, la quête fiévreuse d’une impossible suffisance, mais son père avait bu au nectar des dieux dans les jardins de Zeus. «Raison venue en ce qui n’est pas raison» (III, V, 7), s’il engendre de vaines passions, il peut aussi conduire par les beaux corps à une première approche de l’intelligible.

Encore faut-il qu’Ulysse, en son voyage, échappe à toutes les Circés. Qui possède un peu de sagesse s’attardera peut-être au simple idéal épicurien; il ne visera qu’à l’exclusion prudente de la douleur. Armés de meilleures ailes, d’autres connaîtront la rectitude stoïcienne, mais le vrai philosophe s’élève plus haut encore (V, IX, 2). Non qu’il puisse d’un coup «s’envoler près de Dieu sur les ailes du rêve» (II, IX, 9), car il lui faut passer d’abord par l’exercice des quatre vertus «pratiques», celles qui concernent «la vie du citoyen»: prudence, force, justice et sagesse (VI, III, 7), sans lesquelles «Dieu n’est qu’un nom» (VI, IX, 11). Cet effort n’implique aucunement que l’âme soit en elle-même affectée par les passions: «Le vice et la vertu ne viennent pas en elle comme le noir et le blanc, ou le chaud et le froid dans le corps; c’est elle qui va vers l’un ou l’autre de ces contraires» (III, VI, 3). Dans aucun cas elle n’est réellement souillée; les mouvements désordonnés du corps peuvent la ternir comme un miroir embué, mais la brume qui fait obstacle à la lumière reste toujours extérieure au rayon qu’elle retarde. Pour que l’âme se retrouve pure, il lui suffit de regarder vers le haut, de «se réveiller de ses songes absurdes» (III, VI, 5). Non pas tension stoïque du vouloir, mais simple ouverture «à la raison et à l’intelligence» et finalement «union» de l’âme «à ce qui est de sa race» (I, II, 3-4). «Point ne suffit au sage de n’être pas coupable, il lui faut être dieu» (I, II, 6). À ce niveau, au-delà du destin et de la fortune, dans une parfaite connexion avec le tout, il ne peut plus vouloir que le Bien qu’il contemple.

L’Âme et l’Intelligence

Cette limite pourtant ne s’atteint qu’en de rares moments, au terme d’une patiente ascension. Mais il la faut poser dès le départ, car, à chacune des étapes – «vie engendreuse», «sensation», «opinion» raisonnable ou pure «intellection» –, l’Âme doit prendre conscience de sa nature contemplative.

La liaison avec le corps exige un mécanisme sensoriel essentiellement «utile», mais qui provoque déjà la réminiscence d’un vrai savoir; à l’étape ultérieure (et contiguë) du raisonnement discursif, l’âme use de mots et de concepts qui témoignent de son trouble et de son embarras (IV, III, 18), mais elle ne saurait rien de ce qu’ils signifient si elle ne possédait déjà virtuellement «l’image et la trace» de ce que sont toutes choses dans l’acte même de l’Intelligence, c’est-à-dire de la deuxième hypostase (V, V, 2).

Cette fidélité à la théorie platonicienne de la «participation» n’empêche point Plotin de soumettre à un très rigoureux examen la théorie aristotélicienne des catégories et sa transformation stoïcienne. Les trois traités sur Les Genres de l’étant refusent un type de substantialité qui concernerait au même titre l’essence intelligible et son reflet temporal; ils tendent à réduire les «composés» d’«ici-bas» à des conglomérats de qualités apparentes et réfèrent cependant à des formes transcendantes les images qui se dessinent sur la surface de la matière. Sans aboutir à une révolution cosmologique, Plotin dévalue la théorie classique des «lieux» et discerne dans la «puissance» du «mouvement» un élément dynamique qui serait comme «une forme éveillée» (VI, III, 22), mais toujours aussi un pouvoir «inquiet», à la fois «expression» et «refus» de «l’indivisible éternel» (III, VII, 11). Translation, accroissement et diminution, altération, génération et corruption renvoient nécessairement à un domaine d’«altérité»; bien loin d’être «créatrice», la durée reste un reflet dégradé de la vie intemporelle, celle des «archétypes impassibles» auxquels se réduisent «là-haut, ensemble et néanmoins distinctes», toutes les «raisons séminales» à l’œuvre en «ce qui naît et périt» (V, IX, 5-6).

Ainsi ce que Plotin nomme parfois «assimilation» est essentiellement découverte d’une similitude d’origine, d’une correspondance symbolique (et quasi «magique») entre toutes les parties d’un grand «vivant», univers toujours incomplet où le don unique du même Bien «peut devenir autre en ceux qui le reçoivent» (VI, VII, 18). Ici se combinent, de manière quelquefois ambiguë, le thème platonicien de la «coupure» et l’intuition stoïcienne de l’universelle «sympathie». Les individus sont pour ainsi dire des degrés de développement dans l’expression spatio-temporelle de l’intelligible; sans être des «monades» au sens leibnizien, ils ont pourtant leur structure propre, voire leur «idée», et, chacun sur son mode, participent à des «raisons» différenciées (V, VII, 3). Il en va de même des «propositions» du savoir discursif; chacune a son sens et renvoie néanmoins à toutes les autres (IV, IX, 5). Il reste que ce «mouvement dianoétique» se déploie en purs «fantasmes imaginaires» s’il n’adopte comme principe et comme terme «ce qui ne sort pas de soi», ce qui «ignore tout devenir» et n’est «tout en tout» qu’en demeurant «identique à soi» (VI, V, 2).

C’est reconnaître que l’Intelligence même (la deuxième hypostase) contient, elle aussi, une forme supérieure d’altérité; et l’on touche ici à ce qui fait du plotinisme une source historique de la «coïncidence des opposés» chez Nicolas de Cues, sinon de la dialectique hégélienne (encore que Hegel lui-même, d’après ses cours sur l’histoire de la philosophie, ait retrouvé plutôt chez Proclus que dans les Ennéades un type de pensée qui était nettement préfiguré dans les derniers dialogues de Platon). On reviendra sur les ambiguïtés de l’Un lui-même (qui déjà n’est plus tout à fait celui de Parménide), mais le produit de son premier «engendrement», ce Noûs que traduit assez mal notre terme «Intelligence», semble déjà «devenir» et «dédoublement». «Fécondé» par l’Un, il n’est semblable à lui qu’«en quelque sorte» (V, II, 1). Cette différence s’explicite davantage lorsque, par l’entremise de l’Âme, son énergie se répand en «puissance multiple». Mais, dès qu’elle est posée elle-même comme «retour sur soi», comme dualité du connaissant et du connu, elle réclame ce que le Stagirite (à propos des mathématiques) appelait déjà «matière intelligible» (Métaphysique , Z, X, 1036 a). C’est pourquoi la «pensée de la pensée», attribut du premier moteur aristotélicien (conçu pourtant comme «acte pur»), ne saurait constituer le terme ultime de l’«anagogie» plotinienne (V, VI, 3). Comme «l’un qui est» du Parménide , pour se dire ce qu’elle est, il faut bien qu’elle se parle à elle-même. Encore qu’on l’envisage «d’un seul regard», au-delà des temporalisations liées à la convoitise de l’Âme, on ne la saisit que sous des aspects divers: «essence» en tant qu’elle est «substrat»; «mouvement» parce qu’elle se montre comme «vie»; «repos» car elle est «stable», et finalement «à la fois autre et même en tant que ces attributs sont ensemble une seule chose» (III, VII, 3).

Les cinq genres du Sophiste platonicien coexistent de la sorte dans cette Intelligence qui, contradictoirement, «demeure auprès de l’Un» sans cesser de «sortir de lui» et de «retourner à lui» (III, VII, 6). Ne serait-elle mouvement, le temps ne serait plus «image mobile» de l’éternel et il faudrait imputer à quelque mauvais démiurge la production du monde sensible. Et l’on ne pourrait plus la dire vie, non seulement «première et unique», mais tout aussi bien «multiple et totale» (VI, VII, 14-15). À la différence de la matière d’«ici-bas», qui ne prend forme que de «cadavre organisé» (II, IV, 5), celle de «là-haut», «qui est divine, lorsqu’elle reçoit ce qui la définit, possède une vie définie»; ce substrat est «une substance pensée, tout entière illuminée». Pourtant, sur la «matière intelligible», Plotin regrette, semble-t-il, d’en avoir dit «plus qu’il ne convient». Le texte qui confesse cette restriction est le douzième de la série; plus tard, peu avant 268, dans les traités 42 à 44 Des genres de l’étant (VI, I-III), c’est surtout à partir de l’immanence de l’intelligible dans le psychique qu’il tente de saisir, «dans l’unité de l’étant», l’indissociable présence du mouvement et du repos.

Transposant cette relation paradoxale au niveau de l’Intelligence, Plotin n’hésite pas à définir la deuxième hypostase comme «mouvement de l’Idée», de présenter en elle une pluralité de genres qui «s’interpénètrent totalement» (VI, II, 8). Si l’«infini» (apeiron ) prend chez lui une valeur positive qu’il n’avait jamais eue chez Platon et chez Aristote, si la «puissance» (dynamis ) devient ici inséparable de l’«acte» (et l’influence, au moins diffuse, de la théologie judéo-chrétienne a pu jouer un certain rôle dans cette évolution), le primat de l’éternel demeure, cependant, comme l’a bien vu Bergson, un trait typique de l’hellénisme plotinien, en sorte que cette dialectique de l’Intelligence exclut toute véritable histoire et reste captive d’une contradiction peut-être insurmontable.

La philosophie de l’Un

Certes subsiste l’issue d’un «premier Un», parfaitement simple, situé, comme le Bien de Platon, «au-delà de l’essence et de l’être» (Rép. , 509 b). Mais ce principe lui-même ne peut être ni solitaire ni infécond; «puissance de tout», comment serait-il «le plus parfait» s’il demeurait «en lui-même»? (V, IV, 1). Posé d’abord comme ce qui n’est fondement des êtres qu’à condition de «n’être pas compté avec eux», il est aussi le centre omniprésent autour duquel, puisqu’il faut bien parler par symboles, Plotin décrit (dans un de ses plus anciens traités, mais que Porphyre a retenu comme conclusion des Ennéades ) les âmes délivrées comme formant une sorte de ronde sacrée (VI, IX, 11). Et, tout d’abord, il est le foyer même de tout rayonnement. On ne l’atteint, de loin, que par des analogies, des négations, des connaissances fondées sur ce qui dérive de lui, mais mieux encore par une série de purifications (VI, VII, 36). Ici la causalité de l’Un n’est pas simple attraction comme celle du premier moteur aristotélicien; pour la décrire, il faut à la fois critiquer ceux qui, par un «téméraire» discours, nient toute «liberté» divine ou la conçoivent comme le «chaos» des poètes, «surgissant d’un abîme» (VI, VIII, 11), et ceux qui ne voient en lui que pure nécessité, comme si son acte et ce qui, en lui, est «une sorte de vie» étaient les simples attributs de «ce qui est en lui une sorte d’essence» (VI, VIII, 7). On traduit ici par «une sorte de» le petit mot hoion qui trahit l’embarras de qui prétend dire l’«indicible».

Encore qu’il préfère les images lumineuses au thème de la nuée ténébreuse (qui prendra plus de place chez le Pseudo-Denys), Plotin corrige toujours les «analogies» par des formules «apophatiques». Si l’Un ressemble à une fontaine qui surabonde (V, II, 1), à un feu qui répand sa chaleur (V, IV, 2), mais aussi à un «nombre intelligible», tout entier «en soi et pour soi» et qui engendre néanmoins l’indéfinité d’une série arithmétique (VI, VIII, 17), ou au centre invisible et indivisible d’une circonférence dont les rayons transportent la paternelle puissance jusqu’aux plus lointaines extrémités (VI, VIII, 18), s’il est en même temps (dans un langage qui ne peut éviter la téléologie) «ce qui se doit» et l’«opportun» (déon et kairon , termes du Politique de Platon, 284 d, repris en VI, VIII, 18), ces symbolisations, qui mêlent l’immanence à la transcendance, ces évocations d’une «bonté providentielle» se heurtent au paradoxe fondamental d’un Étant qui n’est rien, d’un Donateur qui jamais ne se dissipe (VI, V, 9). Point ne suffit de recourir à des préfixes superlatifs (que Proclus et Denys multiplieront bien davantage), mieux vaut accumuler (comme font les Védantins) les négations connexes. Celui qu’on nomme «Un», «parce qu’il nous faut le signifier entre nous afin de conduire nos âmes à une intuition indivisible et parce que nous voulons nous unir à lui» (VI, IX, 5), est au-delà de toute dénomination et de toute attribution (V, V, 13). Tout ensemble partout et nulle part, il n’est proprement ni mesure ni démesure, ni repos ni mouvement, ni mélangé à rien ni absent de rien (VI, V, 10-11; VI, VII, 32-34).

Pour le «voir» dans sa «pureté sans mélange», et non pas seulement dans ses «traces» (V, V, 10), il ne reste que l’expérience qu’on appelle «mystique». Mot équivoque pourtant, que Plotin réserve en général à ce qui se révèle dans des «mystères», au niveau d’une assez pauvre imagerie; le «vrai sanctuaire» pour lui est «invisible» et la seule authentique religion est celle que traduit le mot prêté au philosophe sur son lit de mort: «Je tâche à faire remonter tout ce qui est divin en nous vers le divin qui est dans le tout» (Vie , II, 2). L’expérience qu’on appelle extase (ce mot non plus n’est guère plotinien) ne signifie qu’en apparence une rupture avec le monde, car «à mépriser l’être et la vie on témoigne contre soi-même et contre tous ses sentiments» (Enn. , VI, VII, 29). En s’élevant, au-delà de tout discours, «autant que ses forces le lui permettent», non seulement vers la «précieuse et belle» Intelligence, mais vers «Celui qui l’engendre» (ibid. ), le contemplatif traduit l’appel spontané de tous les êtres naturels, et, malgré son caractère exceptionnel, l’ennoia qu’il atteint à des moments privilégiés reste en continuité avec toute la dialectique qui la prépare. Plotin parle d’un «mal d’enfantement» à propos d’une âme qui «court autour de toutes vérités», qui les fuit parce qu’elle les sent insuffisantes, qui à la fin, par une sorte de «vide» (mais c’est le contraire d’une privation), éprouve la joie ineffable d’un lumineux «toucher» (V, III, 17). Si elle est, d’une certaine façon, «sortie» d’elle-même, elle n’est pas moins «rentrée» en elle-même; elle a «rassemblé» le tout de ses «puissances» (V, V, 7). Et pour traduire cet état, les Ennéades , malgré la dominante intellectuelle qu’on a soulignée, ne connaissent meilleur symbole que l’expérience amoureuse; inadéquate certes, mais qui du moins atténue le péril d’une fusion dépersonnalisante. Malgré certaines incertitudes de vocabulaire, il est peu contestable qu’au sommet de l’ascension l’âme reste elle-même, unie à l’Un comme le choriste au chef de chœur (VI, IX, 8). Deux en un, un en deux (hen amphôs ), discours bien «téméraire» (VI, IX, 10) mais qui tente de ne point abolir la personne, qui plutôt parle de «seul à seul» (V, V, 7; VI, IX, 11), de convergence et d’assimilation, non de totale identité; loin de se perdre dans l’indicible, l’âme «a retrouvé son destin originaire et bienheureux»; à ce niveau, il n’est plus rien qu’elle craigne, plus rien non plus qu’elle convoite (VI, VII, 34).

Plotin évoque parfois le sort des âmes après la mort. Dans une tradition pythagoricienne, assez proche ici encore de cet hindouisme qu’il ignorait probablement, il professe que, selon le destin qu’elles se sont elles-mêmes fixé (et qu’on appelle aussi leur démon; III, I-III), elles connaissent de nouvelles incarnations, dans des corps de plantes si elles n’ont vécu que végétativement, sous forme de bêtes fauves si elles furent cruelles, esclaves ou hommes libres selon qu’elles se montrèrent lâches ou viriles. Mais on est tenté d’entendre ces images comme Plotin lui-même interprète les mythes platoniciens, en évitant de situer dans la durée (c’est-à-dire dans la dispersion née d’un désir de l’Âme) ce qui ne vaut que dans l’instant et signifie surtout un choix entre la dénudation et la pesanteur. À la différence des gnoses et des religions de salut, le philosophe ne se réfère qu’en apparence à des «arrière-mondes». Comme Spinoza, il voudrait enseigner une vision de toutes choses sub specie aeterni . Le bienheureux, pour lui, n’est pas celui qui «quitte un lieu pour un autre», mais celui qui, sans «invocations» ni grâce, devient le «dieu» qu’il est (III, II, 8).

Plotin
(v. 205 - v. 270) philosophe grec; fondateur du néo-platonisme. Né en égypte, il s'installa à Rome en 247. Exposée dans les Ennéades (nommées ainsi parce que les six livres contiennent chacun neuf chapitres), sa doctrine du salut enseigne la démarche par laquelle notre âme peut retrouver l'unité originelle et se fondre en elle; c'est une mystique au sens chrétien du terme, bien que Plotin ait défendu le polythéisme hellénique traditionnel.

Encyclopédie Universelle. 2012.