FANTASTIQUE
En principe, le fantastique dans la nature, dans les arts plastiques, dans la littérature devrait sinon être identique à lui-même, du moins relever de critères immédiatement identifiables, qui permettraient de le circonscrire avec évidence. Il n’en est rien. En premier lieu, «fantastique naturel» peut sembler une sorte de contradiction dans les termes, puisque fantastique signifie violation d’une régularité immuable. Une telle régularité fondamentale, hors de portée de toute manipulation ou plutôt que l’industrie humaine ne saurait altérer qu’en lui obéissant, est bien la seule définition qu’on puisse proposer de la nature, si bien que le concept de fantastique naturel ne paraît pas résister à l’examen. Cependant, on entend couramment parler d’un paysage fantastique ou même d’un animal fantastique, qui n’est pas obligatoirement un animal fabuleux ou mythologique. C’est que le site ou la bête présentent une apparence qui semble alors défier le jeu normal des lois naturelles.
Entre les arts plastiques (arts de l’espace: peinture, gravure, écriture, architecture...) et les arts discursifs (ou de la durée: littérature, danse...), quand il s’agit d’y définir les différentes manifestations du genre fantastique, il n’est pas aisé d’établir des correspondances. Les arts plastiques sont des arts de l’instantané, où tout est donné à voir simultanément, tandis que les récits impliquent une succession d’événements qui s’enchaînent d’une manière prévisible ou inattendue, mais qui, en tout cas, supposent une attente, un parcours conduisant à un dénouement. Dans un cas, la donnée fantastique est présente au départ, dans l’autre, elle interrompt ou conclut une suite de péripéties. Il s’ensuit que les deux techniques ne peuvent coïncider, même si parfois elles se correspondent: entre l’une et l’autre, sinon des analogies, du moins des convergences se font jour.
Le merveilleux, tel qu’il apparaît dans Les Mille et Une nuits , dans les contes de Grimm ou de Perrault, dans les créations plus savantes d’Andersen ou d’Oscar Wilde, évoquerait assez bien les tableaux de Jérôme Bosch et de Grandville, ou encore ceux des peintres surréalistes: si un parti pris de dérouter ou de prendre les choses à l’envers ne venait, dans ces derniers cas, se substituer à une candide spontanéité. En tout cas un univers entièrement irréel est procuré d’entrée de jeu. Rien n’y est discordant par rapport à un merveilleux général dont il ne reste plus qu’à dénombrer les détails cocasses ou effrayants. À la simultanéité du tableau, fait écho l’univers du récit, donné dès la première ligne comme «tout autre», de sorte que le déroulement des épisodes ne saurait y introduire l’insolite: il n’y a pas irruption, mais continuité du merveilleux.
À l’inverse, les tableaux, dont le mystère n’apparaît qu’à l’examen et demeure longtemps secret, évoquent à juste titre les contes qui ont pour décor la vie quotidienne la plus banale, que vient troubler à l’improviste un être ou une chose qui n’y saurait trouver place. Cette fois, l’ordre successif du récit a pour équivalent le temps nécessaire pour déchiffrer le tableau, pour y remarquer le détail inquiétant qui compromet la sérénité de la scène représentée, qui en annule ou en bafoue la réalité. De ce fantastique-là, Les Ambassadeurs de H. Holbein et Les Âmes du Purgatoire de Giovanni Bellini fournissent d’éloquents exemples. Il existe ici comme une lecture lente du tableau. Celui-ci exige du spectateur une véritable acclimatation: il le prépare subrepticement à un scandale imminent. Ce brusque renversement des données correspond à la conversion radicale des contes lorsque le fantastique apparaît et introduit subitement le lecteur dans un univers différent. Dans les deux cas, le sujet compte moins que la manière de le traiter: l’auteur se garde de souligner l’élément inacceptable; encore moins en fait-il une règle; au contraire, dans un premier temps, il le dissimule afin d’en multiplier le pouvoir, au moment où éclatera son irrécusable flagrance.
De cette manière, la féerie en littérature fait pendant en art au fantastique déclaré, comme l’angoisse insidieuse du surnaturel de terreur est parallèle au fantastique insinué ees tableaux où l’on n’aperçoit pas d’abord ce qui offusque la vraisemblance. Ne constaterait-il que ce parallélisme, l’observateur serait fondé à affirmer que les catégories de l’imaginaire se retrouvent fidèles à leur nature dans les divers domaines, œuvres contées ou spectacles offerts, où elles tentent de délivrer un message ambigu et mystérieusement menaçant.
1. Le fantastique dans la nature
Par définition ou presque, l’intervention fantastique s’oppose à l’ordre naturel. Elle apparaît fondamentalement «surnaturelle» et même violation, au moins apparente, de la nature et de ses lois. C’est ainsi qu’un paysage peut paraître fantastique, comme il arrive pour les cônes de Göreme en Cappadoce centrale, pour le Torcal en Andalousie, ou pour la Vallée de Feu dans les montagnes Rocheuses et pour combien d’autres sites où l’érosion a élevé des simulacres de tours, de palais ou d’animaux gigantesques. De la même façon, un arbre, une fleur, une racine, un insecte (ou le détail d’un insecte, comme le dessin de la tête de mort sur le corselet d’Acherontia Atropos ), un poisson, un oiseau, un saurien peuvent être dits fantastiques, encore qu’ils soient des produits de la nature, si leur aspect surprend, déroute ou inquiète, au point qu’ils ne paraissent pas pouvoir être ce qu’ils sont.
Dans ces conditions, il convient d’essayer de définir comment un élément de la nature inerte ou vivante peut donner l’impression d’échapper à ses normes et même de les moquer effrontément. La rareté et l’étrangeté jouent ici un rôle essentiel. Rien que dans le monde des vertébrés, à côté des créations de la fable (sphinx, chimères, centaures, sirènes, hippogriffes, etc.), il existe des animaux comme les licornes, qui ont longtemps été catalogués et décrits dans les ouvrages de sciences naturelles. Il en est d’autres, à l’inverse, qui y figurent depuis peu, qui existent bien réellement et qu’on a récemment découverts. Leur morphologie est si apparente que le lecteur les jugerait volontiers plus profondément irréels et «impossibles» que les monstres des légendes.
Aberrations
Parmi les scandales qui, d’évidence, passent la mesure admissible, on peut citer comme particulièrement «inacceptables», outre un mammifère de l’Amérique du Nord, la taupe à nez étoilé ou Condylura , un homoptère du nord du Brésil, le fulgore porte-lanterne. Cet insecte a suscité de nombreuses polémiques parmi les naturalistes, du fait de la luminosité qui lui a longtemps, et à tort, été attribuée. Les Indiens de la Guyane l’estiment capable d’infliger de véritables blessures. Ils sont persuadés qu’il est extrêmement venimeux et le redoutent le plus quand, au crépuscule, il vole en décrivant de larges cercles. Ils colportent notamment qu’un fulgore, surgissant de la forêt, attaqua une embarcation où se tenaient neuf personnes. Huit moururent. Le pilote, seul, se sauva en se jetant dans la rivière. Victor Hugo fait de l’insecte un symbole et l’associe, porté peut-être par la rime, à la démoniaque mandragore. Il semble donc que quelque chose, en cette sorte de cigale, fascine l’imagination sous toutes les latitudes, bien que l’espèce en soit étroitement localisée. En fait, l’insecte arbore une protubérance céphalique qui simule avec une notable précision une tête d’alligator. La couleur et le relief s’allient pour y dessiner les dents effrayantes d’une formidable mâchoire. Une arcade énorme protège un semblant d’œil globuleux, où la tache blanche qu’on y aperçoit représenterait un reflet de lumière. Un auteur insiste sur le fait que la proéminence des yeux et des fosses nasales imitent les saillies qui permettraient à un saurien de voir et de respirer même complètement immergé. Derrière cette gueule, à la fois naine et géante, où tous les traits sont exagérés, presque caricaturaux, mais parfaitement modelés, on distingue à peine la tête minuscule de l’animal et deux points noirs et brillants, quasi microscopiques: ses yeux. La poche creuse est superflue. Pour comble, on ne saurait penser à quelque mimétisme. Pour quelle raison un homoptère qui vit sur les arbres et qui vole autour d’eux irait-il s’affubler d’une tête de saurien longue d’un centimètre et demi? Là réside le fantastique naturel.
Quant à la taupe à nez étoilé elle déploie, autour de son museau de vertébré souterrain, une couronne de vingt-deux courts tentacules de chair rose vif, mobiles, sensibles, rétractiles, à volonté flasques ou tendus, très vaguement comparable à une étoile de mer compliquée ou à quelque horrible corolle.
Dans les deux cas, l’observateur en croit à peine ses yeux et s’imagine en présence de créatures de cauchemar, qui contredisent la réalité plus qu’elles n’en émanent. Si l’on y réfléchit, l’effet de surprise ne repose pas sur le même mécanisme. Pour le fulgore, l’élément déconcertant vient de la présence d’un masque creux et saugrenu, à l’image de la gueule d’un animal dont son porteur volant diffère par tout le reste et avec lequel jusqu’à sa taille empêche qu’il soit confondu. La ressemblance stupéfie et paraît inexplicable, dans la mesure justement où elle est précise, frappante et, en même temps, inutile. Au contraire, l’auréole ondoyante de Condylura épouvante, parce qu’elle n’évoque aucune forme connue, parce qu’elle compose avec des éléments disparates une donnée répugnante et inédite.
De pareils phénomènes, on pourrait multiplier les illustrations et montrer qu’à chaque fois une certaine mythologie ou une fascination particulière se trouve attachée à l’animal insolite, qu’il s’agisse de l’araignée, de la pieuvre, de la chauve-souris, de la mante religieuse, de l’hippocampe.
Ce dernier exemple mérite peut-être un examen particulier, du fait que ce poisson ne ressemble pas tellement à un cheval réel. Par la façon dont il est, pour ainsi dire, taillé, par son absence de pattes et, quasi, de corps, sans compter ses déplacements verticaux et ses soubresauts obliques, il évoque bien davantage un cheval fabriqué par l’homme, un cheval de jeu d’échecs.
Une convergence identique des effets de la nature et de ceux des ouvrages humains, mais portée à quel paroxysme, au-delà même des équivoques du fulgore et de la taupe Condylura , se laisse constater chez une araignée de Floride, Cyclocosmia truncata photographiée par Andreas Feininger. La face supérieure de son abdomen est aplatie en une sorte de bouclier parfaitement circulaire qui forme un couvercle au-dessus de la bête. Quand elle s’enterre, il ferme comme une trappe exacte le trou où elle s’est enfouie et l’on n’aperçoit plus que le cercle incroyable. Celui-ci est limité par un rebord hérissé de courtes épines groupées en buissons. À ce pourtour, aboutissent des rayons en léger relief aplati lui aussi, comme les dards du soleil ou une chevelure horripilée. Au centre, se trouve inscrit un visage fabuleux, le masque épais et impassible des féroces divinités mexicaines: deux orbites énormes et vides, sans prunelles ni pupilles; les rayons qui descendent verticalement du front marquant sur toute leur longueur la séparation des deux narines, comme pour souligner encore la symétrie de la face; une bouche sinueuse, bien dessinée, quoique déformée par la cruauté, à coup sûr, celle qui convient à l’effigie d’un astre implacable nourri de sacrifices humains.
Le plus surprenant est peut-être la perfection de l’art avec lequel, sur la médaille, les rais prolongent les traits d’un masque solaire sans la moindre rupture de continuité dans le motif général. La composition est aussi savante, la taille aussi nette que celle du calendrier aztèque ou du portique fraternel de Tiahuanaco. Mais ici le terrible soleil noir n’est, sur la chitine d’un arachnide, qu’un assemblage de renflements superficiels et dépourvus de sens.
Dans le règne animal, le fantastique naturel n’a sans doute pas été porté plus avant. Cette extrémité montre en tout cas que n’importe quoi de naturel, bête ou plante, pierre ou paysage, ressortit au fantastique chaque fois que son aspect, par des voies toujours les mêmes, saisit et mobilise efficacement l’imagination. Tantôt son apparence met l’être considéré à part des espèces voisines, à quoi il devrait ressembler le plus, et le rejette, comme le fulgore, de façon énigmatique, vers des rameaux très éloignés de la taxinomie. Il surgit là où il n’en a pas le droit et apporte, de ce fait, un trouble inexplicable à l’ordre naturel. Tantôt, au contraire (comme pour Condylura ), son apparence n’en rappelle aucune autre et semble issue d’un univers inconnu, soumis à une économie étrangère et par là menaçante. Tantôt, enfin, le désarroi est provoqué par la duplication anticipée d’un objet humain – pièce d’échecs ou masque liturgique – fabriqué en toute indépendance, qui a exigé projet, calcul et choix, sans référence cependant à ce modèle fantôme, surgi de la nature par des voies opposées.
Le fantastique minéral
À première vue, le monde minéral semble abonder en prodiges de ces différents types. Ils s’y montrent, en outre, plus significatifs que partout ailleurs, du fait que la pierre, insensible et aveugle, sans conscience ni initiative, privée de la fluidité de la vie, rend inconcevable en elle le moindre échange, la moindre hybridation. Toutefois, une telle fréquence, une telle facilité sont excessives, par conséquent inopérantes. Il est trop clair qu’il n’existe pas dans ce règne d’ordre visible à dévaster. Quant à imaginer des pierres-spectres, douées de vie, de conscience et de volonté, se nourrissant, volant dans les airs, se reproduisant, attaquant ou étreignant les humains, la fable ne s’en est pas fait faute. De même, la littérature ne s’est guère privée d’inventer des animaux fantômes et des plantes maléfiques. Mais, précisément, il s’agit là de fictions volontaires, créées par jeu, non d’un fantastique inscrit dans l’univers même.
Sans doute, les dessins des agates, oiseaux ou poissons, monstres ou calligraphies, évoquent constamment d’incertaines ressemblances. Il en va de même pour les flammes et les mousses des jaspes, pour les cités en ruine des «pierres à masures» et pour les paysages de certains marbres. Parfois, les festons parallèles de l’onyx tracent les plans d’enceintes fortifiées aux bastions polygonaux. Mais aucune de ces analogies, pour saisissantes qu’elles paraissent, ne fait mystère. Elles sont plutôt miracles, rencontres quasi merveilleuses dont le hasard est seul responsable, sinon la complaisance de la perception, avide d’identifier et de rapporter toute figure qui l’étonne à quelque autre qui lui est familière.
En revanche, il est extrêmement rare de trouver dans les pierres une image qui ne soit ni géométrie approximative ni semblant de figuration. Chaque image offerte est réseau plus ou moins régulier de lignes et d’imprécises figures. Elle est aussi évocation plus ou moins lisible d’un être, d’un objet. Nulle invention, dirait-on, nulle apparence jamais vue et comme venue d’ailleurs, énigmatique, inconcevable; en même temps assez articulée, assez cohérente pour imposer la représentation d’une créature, d’une scène comparable à celles que sait produire l’imagination fantastique, quand elle se pique d’inquiéter ou de fasciner l’esprit.
Au fond, presque rien dans le monde minéral, pourtant si fécond en similitudes déconcertantes, ne rappelle des aberrations aussi prodigieuses que Condylura , la taupe au nez étoilé, ou que Cyclocosmia , l’araignée au bouclier solaire. La pierre, qui miniaturise aisément les dieux, les astres et les architectures, ne pourrait-elle susciter l’alarme si particulière que provoque une offense inadmissible à la législation universelle? C’est qu’il faudrait, en ce règne comme dans les autres, une déchirure maligne des lois en vigueur, une nécessité clairement bafouée. Or quel ordre existe-t-il dans l’univers minéral, sauf celui, trop savant, de la géométrie des cristaux? La rencontre d’une impossibilité véritable, comme serait une aiguille de quartz à sept pans, ne ferait frémir qu’un minéralogiste. Au contraire, avec l’avènement de la vie, on voit bien où est située la barrière que nul «revenant» ne saurait franchir sans provoquer l’angoisse et la peur. Le spectre, l’ombre ressuscitée constitue alors l’inacceptable par excellence. Mais où n’existe que l’inerte, quelle sera la nouveauté capable d’outrager un chaos qui, par définition, souffre toute injure sans être blessé, sinon justement l’ordre, la naissance d’une norme qui s’essaie, qui dans le tumulte inaugure le calme prodige de la régularité enfin conquise.
Dans le règne de l’indifférencié, une symétrie se développe. Au cœur du vacarme qu’elle nie, qu’elle organise, s’ébauche, ralliant à elle une partie de la masse flottante, l’effigie dominatrice, le sceau insensé, polyèdre ou sphère, polygone ou cercle, angle précis ou courbe parfaite. L’admirable innovation fait office de fantôme et en apporte la surprenante présence. Dans un milieu sans axe, ni pôle, ni centre, surgit à l’improviste le principe d’une répartition équilibrée. Un minéral qui impose l’idée d’un pareil contraste procure enfin ce qui, dans l’empire impassible, peut seul correspondre à une apparition au sens fort du mot. Peut-être n’est-ce pas seulement à cause du voile blanc qu’on distingue par transparence dans ses aiguilles et qui en reproduit la forme timide qu’une variété de quartz porte le nom de «spectral». C’est aussi que l’image nette de l’aiguille captive, silhouette pure, immatérielle au sein de la matière, y proclame à l’évidence l’intrusion scandaleuse et encore tremblante de la géométrie. En cette retraite la mieux protégée, l’épure fantôme témoigne de la présence soudaine d’un élément de perturbation majeure, qui paradoxalement est l’ordre. Plus tard, assurément, le fantastique revêtira l’apparence inverse d’une rupture de l’ordre qu’il aura d’abord fallu établir. Pour l’heure, dans l’univers de l’indistinct, il ne saurait s’acquitter de sa mission de rupture qu’en introduisant dans la substance confuse la manière d’épouvante absolue que constitue alors l’émergence d’une stricte et imprévisible législation.
Échos et reflets
Certaines ressemblances ou morphologies apparaissent donc comme irrecevables: le fulgore, l’hippocampe, l’araignée «solaire», la taupe à nez étoilé, les cônes d’érosion de la Cappadoce, les simulacres des grottes à stalactites, les chenilles à ocelles, les mantes-orchidées ou encore la fleur de la Passion, où une longue crédulité s’est plu à retrouver les clous, le marteau, les épines de la Crucifixion. Sans doute n’y a-t-il là que simples coïncidences. Mais celles-ci sont trop nombreuses: il faut bien qu’à leur tour elles répondent à quelque loi. Or les formes et les forces, les compensations et les concurrences qui régissent toutes les choses sont en relativement plus petit nombre qu’elles, de sorte qu’elles se répètent jusque dans leurs conséquences les plus rares. Chaque figure, chaque structure même complexe a connu la chance d’une interférence possible. Certaines firent surface en plusieurs lieux de l’inextricable labyrinthe des règnes. Elles le parsèment d’un dédale second d’échos et de reflets.
Ces relais mystérieux, inévitables si l’on y réfléchit, n’en déconcertent pas moins l’esprit. Tantôt il s’émerveille de fausses connivences, qui le dupent; tantôt il s’affole de reconnaître des signes déjà vus au plus lointains carrefours, comme si se répétait la cartographie du monde. Il les soupçonne d’être autant de pièges tendus à sa candeur. Certes, ils n’indiquent pas des corrélations véritables. Ils interpellent seulement. Ils inquiètent. Ils enseignent que, si les structures de l’univers sont en nombre limité, des modèles privilégiés doivent immanquablement faire retour.
La nature donne alors l’illusion qu’elle froisse son immuable ordonnance. Elle ménage en sa trame des traverses, des courts-circuits déroutants, toutes sortes de rappels imprévisibles, et qui paraissent le fait d’une hallucination. La tranquille et lente ramification des règnes et des embranchements, des classes, des ordres et des familles, des genres, des espèces et de leurs menues variétés s’en trouve bouleversée. Le fantastique, jusque dans la matière inanimée, déplie ses fastes et hisse ses signaux.
2. Le fantastique dans l’art
L’exclusion du réel
Le domaine de l’art fantastique, de prime abord, semble indéfiniment extensible. Dans les ouvrages qui lui sont consacrés, figurent aussi bien des chapiteaux romans et gothiques, des monnaies grecques et gauloises, des sculptures primitives, archaïques ou naïves, des symboles astrologiques ou alchimiques.
Parfois, la part de l’ethnographie est prépondérante (avec des objets, des motifs, des masques provenant de la Nouvelle-Guinée, du Mexique, du Bénin, du Kafiristan, de l’Afrique occidentale, etc.). D’autres fois, des tapisseries médiévales voisinent avec des miniatures orientales, avec des images d’Épinal, des cartes postales, des peintures d’aliénés et des illustrations d’œuvres littéraires.
Dans ces conditions, il devient évident que le sens du terme «fantastique» est purement négatif: il désigne tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, s’éloigne de la reproduction photographique du réel, c’est-à-dire toute fantaisie, toute stylisation et, il va de soi, l’imaginaire dans son ensemble. Pour la littérature, l’application du même principe, qui consiste à se garder de partir d’une définition préalable, conduirait à rassembler dans une anthologie fantastique, pêle-mêle, l’Apocalypse de saint Jean et les Fables de La Fontaine (puisque les animaux y parlent), un conte d’Edgar Poe et Gargantua , un procès-verbal de l’Institut métapsychique, un récit de science-fiction, un extrait de l’Histoire naturelle de Pline, en un mot tout texte qui s’écarte de la réalité, volontairement ou non, à quelque titre que ce soit.
La démarche est parfaitement défendable, mais l’ampleur de son libéralisme risque d’appauvrir à l’extrême une notion qui se révèle couvrir un monde immense, hétéroclite. Aucun autre moyen de renseigner sur elle ne subsiste que de préciser ce qu’elle excepte et qui est peu, à savoir la représentation fidèle et adroite des choses et des êtres familiers, car la gaucherie est souvent à son tour estimée source de fantastique.
Il est cependant d’usage de réduire l’art fantastique aux arts plastiques, en particulier à la peinture, et plus particulièrement encore aux œuvres des artistes qui manifestent une volonté délibérée de représenter un monde irréel. Ce répertoire du fantastique pictural essentiel comprend généralement des Italiens: surtout Bracelli et Bellini; des Allemands ou apparentés: Dürer, Grünewald, Schongauer, Baldung Grien, Cranach, Urs Graf, Altdorfer, Nicolas Manuel Deutsch; des Flamands: Bosch et Bruegel; des isolés: Monsu Desiderio, Arcimboldo, Goya, Blake; quelques peintres de l’époque symboliste: Gustave Moreau et Odilon Redon; enfin, après le douanier Rousseau et Marc Chagall, l’épanouissement surréaliste ou surréalisant avec Dali, Max Ernst, Chirico, Léonor Fini, Delvaux, Magritte, de nombreux autres. Avec Callot, Antoine Caron et Piranèse, d’une part; avec Munch, Füssli et Fuchs, de l’autre, voici accompli le tour des œuvres qui semblent s’imposer, quels que soient les goûts et les critères personnels des enquêteurs. Il faut bien avouer que ce catalogue, quoique étrangement étroit, demeure fort disparate et qu’il réunit, lui aussi, des œuvres éminemment hétérogènes, que rassemble seulement ce qu’elles excluent: le réalisme.
Le fantastique déclaré: jeu et système
Ainsi, les tableaux d’Arcimboldo (XVIe siècle) frappent par leur apparence délirante. Il est sans doute d’une aimable fantaisie d’assembler savamment des fleurs, des fruits et des poissons, de façon à faire surgir à la fin des visages ou des personnages composés uniquement d’éléments appartenant à une même série. Mais qui n’aperçoit qu’il ne s’agit là que d’un jeu, que d’une gageure? Plus tard, on s’est diverti à représenter Napoléon III et bien d’autres célébrités du jour en entrelaçant une multitude de corps de femmes nues. Le ressort est le même. Plutôt qu’un fantastique indubitable, il n’y a là qu’un procédé amusant, systématiquement employé, et qui, les règles une fois données, ne dépend plus que de l’habileté de l’artiste. Ranger de telles œuvres dans l’art fantastique, alors que leur nature de pure prouesse à la fois conventionnelle et mécanique saute aux yeux, paraît aberrant ou étrangement léger.
L’art d’Arcimboldo est parfois présenté comme surgissant par miracle, création absolue ou issue de douteuses influences extrême-orientales. La vérité est plus simple: durant tout le XVe siècle, de nombreux enlumineurs se sont ingéniés à composer des initiales faites de plantes, d’animaux ou d’hommes tordus et contorsionnés de façon à prendre la forme de lettres lisibles, mais dont chaque élément demeure bête, monstrueuse ou non, racine ou vrille, jongleur ou acrobate, sinon squelette désarticulé, chacun dessiné aussi fidèlement que possible et avec un grand luxe de détails. À l’origine, le procédé est clairement ornemental. Arcimboldo l’adopte, s’affranchit sans doute de l’alphabet, mais utilise le même détour pour faire surgir visages ou paysages de combinaisons industrieuses de formes à la fois indépendantes et appartenant à un même groupe naturel. Il s’agit d’inviter l’œil à décomposer et à reconstruire tour à tour l’image totale. Le stratagème est plaisant, mais il faut de la bonne volonté pour l’estimer mystérieux. Les paysages anthropomorphes de Joos de Momper, de Kircher, ceux qu’on pouvait acheter à Paris chez L. Dubois vers 1810-1820, ceux surtout du Maître des Pays-Bas méridionaux au XVIe siècle relèvent d’une plus subtile recherche. Mais, jeu pour jeu, gageure pour gageure, les fantoches cubiques de Dürer (1525), de Ehard Schön (1543), de Luca Cambiaso (1527-1585), les robots des Bizzarie de Bracelli (1624), sans compter, au premier rang peut-être, les menuiseries fabuleuses de la Geometria et perspectiva de Lorenz Stoer procurent une plus dépaysante impression.
Une fois lancé sur cette piste, est-il possible de s’arrêter si vite? Jérôme Bosch, que beaucoup tiennent pour le peintre fantastique par excellence, ne procure pas à tout le monde l’impression d’étrangeté irréductible, qu’il est après tout raisonnable de proposer, jusqu’à plus ample informé, comme pierre de touche du fantastique. Pourtant chaque détail y fait preuve d’une invention prodigieuse: les règnes s’y croisent, les plus lointaines alliances y sont courantes, et un homme perforé par les cordes d’une harpe est un des moindres spectacles que représentent de redondantes accumulations de merveilles. Mais, justement, ces merveilles accumulées finissent par constituer une cohérence; elles dérivent d’un parti pris qui fait de la féerie une manière de norme; elles sont là par obligation, pour illustrer la loi d’un univers tout entier insolite. Il est ainsi des gravures naïves qui représentent, par exemple, le monde à l’envers, les bœufs dirigeant la charrue où les hommes sont attelés, les poissons tirant les pêcheurs hors de la rivière, et le tout à l’avenant. Le fantastique n’est fantastique que s’il apparaît scandale inadmissible pour l’expérience ou pour la raison. Si quelque décision irréfléchie ou, circonstance aggravante, méditée, en fait le principe d’un nouvel ordre des choses, il est ruiné du même coup. Il ne saurait plus provoquer d’angoisse ni de surprise. Il devient l’application conséquente, méthodique, d’une volonté délibérée qui n’entend rien laisser hors du nouveau système.
En fait, le monde de Bosch est précisément systématique. Il a d’abord émergé dans les chapiteaux, les linteaux, les tympans des églises romanes. Il prolifère dans les marges des manuscrits, tout autour du texte qu’il enserre de sinuosités capricieuses. Il annexe les visions de l’Apocalypse, les supplices de l’Enfer, des hallucinations des anachorètes tentés dans le désert. Il déborde des flores, des bestiaires, des recueils de proverbes, de sentences drolatiques, de prodiges et d’oracles. Il est nourri d’une géographie fabuleuse et d’une histoire prétendue naturelle où fourmillent atlantes et sciapodes, basilics et griffons. S’évadant des encadrements et des clefs de voûte, grotesques et grylles, têtes à jambes et autres truculences s’étalent désormais au cœur de l’œuvre d’art. En même temps, le document est confondu avec le présage, le didactique avec l’allégorique.
Qui plus est, une tératologie généralisée épuise les permutations d’organes et d’ustensiles. Elle essaie les plus effarantes combinaisons à l’intérieur d’un règne, entre les règnes, sinon entre l’inerte, le vivant et le fabriqué. La croupe, la grotte et la cabane deviennent interchangeables, comme la pelle et la nageoire, la main, la griffe et la cuillère, la plume et l’écaille, la carapace et l’armure, la pelle, la béquille et la roue, l’entonnoir, la bouche et l’anus, les ailes (de papillon ou de moulin), les antennes, les palpes, les ouïes, les ventouses. Des sphères transparentes descendent les mages au fond des mers, tandis que des voilures de chauve-souris, de démon ou de vaisseau élèvent les poissons en plein ciel. Chaque substitution est risquée à tour de rôle par mille greffes successives, un peu comme dans les jeux enfantins où chaque partie d’un pantin démontable est remplacé par des parties mobiles appartenant à d’autres personnages ou à d’autres organismes.
Ici, toutefois, le clavier des métamorphoses s’étend à l’ensemble de l’univers créé et à toute invention de l’industrie humaine. C’est par là qu’il peut être dit fantastique. L’obscène s’y conjugue avec le burlesque, la parodie avec la cruauté. L’innocent monde à rebours de La Nef ou du Miroir des fous est perverti en anti-monde diabolique et sacrilège, où tout devient à la fois tentation et damnation, convoitise et châtiment. On recherche l’impossible en soi et l’interdit par excellence. La déraison épidémique se répand «comme une dépravation», estime Jurgis Baltrusaïtis qui a passé au tamis ces alluvions infernales et reconstitué la géographie de ces échanges. Il y reconnaît une véritable «physiologie du disparate et du difforme». C’est peu dire: insectes et reptiles, marmites et rôtissoires, jongleurs et ribaudes, grenouilles et stropiats réussissent les hybridations les plus déconcertantes et d’inconcevables bâtardises.
À la fin, cet univers apparaît si bien inversé, disloqué, brouillé comme un puzzle après brassage des pièces, que l’insolite n’y a plus de place, parce qu’il est partout. Or il n’est rien, il n’apparaît pas , s’il ne transgresse et ne déchire soudain une régularité bien établie et qui semblait imperturbable.
À cause de cet empire sans partage du chaotique et de l’aberrant, les tableaux de Jérôme Bosch n’apportent pas à un degré proportionné à l’éventail et à l’énormité des moyens mis en œuvre le sursaut d’irréductible étrangeté que d’autres provoquent plus intense, plus tenace, à de bien moindres frais.
Le fantastique d’institution
Pour des raisons analogues, les raffinements de l’enfer tibétain, les divinités inextricables du panthéon hindou, les chimères, les sphinx et les centaures de la mythologie classique, les miracles de l’hagiographie chrétienne, ni, pour le mode mineur, les illustrations, par exemple, des Contes de Perrault ne peuvent passer pour les types d’un fantastique affranchi de la volonté de surprendre ou d’effrayer et qui, pour ainsi dire, étonne ou inquiète malgré lui. En effet, le fantastique le plus digne de ce nom est aussi le moins aisément réductible à une bizarrerie locale, à une donnée inconnue ou à une décision délibérée. Le fantastique de parti pris, c’est-à-dire les œuvres d’art créées expressément pour dérouter le spectateur par l’invention d’un univers imaginaire, féerique, où rien ne se présente ni ne se passe comme dans le monde quotidien, le fantastique volontaire et forcé, qui naît de la simple décision de peindre à tout prix des œuvres propres à déconcerter, celui qui est le résultat d’un jeu, d’un pari, d’une esthétique ou d’une école, ne peuvent rivaliser à la longue avec celui qui surgit malgré l’obstacle de la réalité, sans doute avec la complicité et par l’entremise de l’artiste, mais presque en lui forçant l’inspiration et la main; dans certains cas extrêmes, à son insu.
Il convient également de récuser le fantastique d’institution, c’est-à-dire le merveilleux des contes, des légendes et de la mythologie, l’imagerie pieuse des religions et des idolâtries, les délires de la démence et jusqu’à la fantaisie désinvolte. Sans doute est-ce renoncer également aux hallucinations d’anachorètes, aux danses macabres du Moyen Âge, aux triomphes de la mort, aux supplices des Enfers ou de l’Enfer, aux squelettes anticipés qu’aperçoivent dans leur miroir de jeunes femmes inquiètes de leur brève beauté, aux sabbats présidés par le Bouc et aux sorcières chevauchant le balai, en un mot à toute monnaie courante de la crédulité ou même de la foi.
De même, ne fait pas bonne mesure l’étrangeté qui dérive des mœurs en usage et des croyances reçues sous quelque latitude lointaine ou proche, à quelque époque révolue ou présente. En effet, ces illustrations, replacées dans leur contexte, font partie du lot des images généralement acceptées: elles n’y apparaissent nullement fantastiques. Cette sévérité s’explique par le fait que fantastique signifie d’abord inquiétude et rupture. S’il existe un fantastique permanent et universel, il est issu, plutôt que du sujet, de la manière de le traiter.
Le fantastique insinué
Les récits des mythologies et les mystères des religions ne sont pas en eux-mêmes sources suffisantes de l’intrusion fantastique, et cela précisément parce que le merveilleux y est installé de droit divin et que tout y est par principe prodige ou miracle. Il semble pourtant injuste et, en fait, inexact de ne pas admettre qu’un élément étranger ou rebelle peut venir s’y greffer et réussir en quelque sorte à les dénaturer, à les rédimer de leur caractère surnaturel. Alors s’ouvrent la fissure, le décalage, la contradiction, par lesquels s’infiltre d’ordinaire le fantastique. Quelque chose d’insolite, d’inadmissible, de contraire à leur nature se trouve paradoxalement introduit dans ces univers trop libres, sans lois ni régularité.
Certaines illustrations des Métamorphoses d’Ovide, plusieurs œuvres d’inspiration religieuse, de Niccolo Dell Abbate et de Jacques Bellange notamment, où le sujet se trouve comme contredit par la manière de le traiter, les sorcières de Baldung Grien, qui sont simples femmes nues, quoique tordues par d’étranges soubresauts, démunies au demeurant des accessoires rituels, sauf de la cassolette maléfique, et qui forment un groupe où le souffle de la magie naissante n’est plus trahi que par l’invisible tempête qui couche les chevelures, ces divers exemples manifestent également l’élément résiduel qui subsiste, après analyse, dans les mythes, les superstitions, les orthodoxies. Cet élément qui à la fois les dépasse et les soutient continue, en effet, après leur disparition, de projeter son ombre sur l’imagination humaine.
Deux compositions significatives peuvent servir à illustrer pareille conception. Les tentations de saint Antoine sont d’ordinaire l’occasion de multiples diableries: monstres épouvantables, toutes griffes dehors, hérissés et squameux, crachant le feu, à la fois dragons et basilics. Or, plutôt que ces cauchemars redondants, Jan Gossaert (1478 env.-1536 env.) a représenté une tentation calme, solennelle, presque abstraite (musée de Kansas City). Au premier abord, il n’y a d’insolite que l’architecture. Deux colonnes somptueuses encadrent une énorme porte ronde pratiquée dans la muraille d’on ne sait quel édifice, œil-de-bœuf démesuré qui donne sur une cour, plus loin sur un verger, à l’horizon sur des rochers tourmentés et plantés d’arbres, qui forment une grande arche de pierre. Cette voûte naturelle est située dans l’exact prolongement de la porte humaine. Les deux ouvertures se répondent et semblent indiquer une mystérieuse direction. Sous le portique, d’un côté, le saint est assis; de l’autre, à demi agenouillée, une reine lui présente un vase précieux qu’on devine enfermer quelque merveille ou talisman. Quelle raison de refuser semblable offrande, si ne dépassait de la robe de la visiteuse la patte d’oiseau, la serre de rapace à laquelle on reconnaît les démons?
Le même recours à un fantastique insidieux de préférence à un fantastique déclaré apparaît dans une arche de Noé qui illustre un des nombreux ouvrages du P. Athanase Kircher (1602-1680), grand maître méconnu en cet empire de l’insolite. Devant le hangar flottant, parmi des croupes, des membres d’hommes et de chevaux, agonisent des poissons monstrueux, bicéphales ou aux yeux circonscrits de pétales de crucifères, submergés eux-mêmes par l’irrésistible inondation et comme suffoqués par l’abondance de leur propre élément. L’horrible est qu’ils semblent épargnés par la pluie, dont le rideau tombant d’effrayantes nuées d’orage s’arrête mystérieusement devant la troupe apeurée de ces épaves. On ne songeait pas auparavant que le déluge avait dû détruire jusqu’aux êtres aquatiques.
Classification
Cette distinction étant posée entre un fantastique de parti pris expressément voulu par l’artiste et un fantastique qui sourd de l’œuvre spontanément et sans recherche délibérée, il est possible, d’un autre point de vue, pour une exploration plus systématique de cette région de l’art, d’envisager quatre rubriques principales, où la part de fantastique est de plus en plus manifeste, sinon agressive, jusqu’au point où le fantastique, ne ressortant sur aucun fond, semble se renier lui-même.
1. Le message est clair à la fois pour l’émetteur , c’est-à-dire l’artiste, et pour le destinataire , c’est-à-dire le spectateur. C’est le cas général. C’est le cas des œuvres non fantastiques, tableaux d’histoire, tableaux de genre, portraits, paysages ou natures mortes. Cependant, il arrive que l’impression du fantastique se dégage d’une œuvre où rien ne paraît d’abord capable de la provoquer, et sans que le spectateur, de son côté, puisse reconnaître ce qui cause son malaise ou son désarroi. La scène la plus banale, la plus terre à terre, suscite alors une inexplicable interrogation. Ce genre de fantastique, qui est le plus rare et le plus discret, est aussi celui dont le charme s’avère le plus résistant. Il ne dépend pas de l’anecdote, qui souvent le contredit. C’est le style du peintre qui le fait naître.
2. Le message est clair pour l’émetteur, mais obscur pour le récepteur . Il faut ici subdiviser, car Le Sacre de Napoléon ou La Cène doivent être totalement déconcertants pour un Papou, un Fuégien ou un Hottentot. Il suffit que le tableau illustre une donnée familière au peintre, mais étrangère aux connaissances de l’observateur. C’est un peu ce qui se produit pour Les Énervés de Jumièges de E. V. Luminais (1821-1896, musée de Rouen), avant que le spectateur ne s’informe. C’est aussi ce qui explique la présence de fétiches et d’idoles des antipodes dans certains ouvrages européens consacrés au fantastique par des auteurs qui n’y mettraient pas des Annonciations , des Résurrections ou des Jugements derniers .
Il peut se faire aussi que le message, destiné à des initiés ou accompagné d’explications, paraisse «fantastique» à qui ne dispose pas des données suffisantes pour l’interpréter correctement. Tel est, par exemple, le cas des Ars memorandi où l’on articulait en un seul dessin les différents éléments destinés à rappeler le texte d’un ou plusieurs chapitres d’un livre pieux ou savant. Les recueils d’emblèmes, à la mode du XVIe siècle, quoique répondant à un propos différent, entrent dans la même catégorie: des dessins ingénieux illustrent des devises, des sentences ou des quatrains sans lesquels ils demeureraient à jamais inintelligibles.
Enfin, l’obscurité peut être calculée à dessein pour décourager la curiosité indigne et lui dérober le sens du message. Les gravures alchimiques offrent un excellent exemple de pareille démarche. Les opérations successives du Grand Œuvre sont représentées par autant de savantes allégories, parfois d’un exceptionnel intérêt artistique, et qui sont destinées à la fois à communiquer et à dissimuler un savoir, à guider et à égarer. Contrairement aux emblèmes moraux où la légende correspondante est claire, cette fois le texte n’est guère plus éloquent que l’image, et l’on se demande lequel est destiné à dévoiler le secret de l’autre.
3. Le message est obscur pour l’auteur, mais susceptible d’être déchiffré par un spectateur averti . Cette éventualité est restreinte: elle ne concerne guère que les œuvres créées dans un état d’hypnose, de demi-inconscience, sous l’effet d’une impulsion irrésistible ou d’un délire graphique, ou pour reproduire quelque vision ou image hallucinatoire. Ainsi de la persévérance de l’œil ou de l’araignée dans l’œuvre d’Odilon Redon, des ruines et des explosions dans celle de Monsu Desiderio. Un psychologue peut y déchiffrer une signification qui échappe au peintre ou au dessinateur. Les médecins le font communément avec les tableaux des malades mentaux qu’ils soignent.
L’observateur un peu attentif voit fréquemment une manière de mythologie affleurer dans l’œuvre des peintres. Sur leurs toiles reviennent maints éléments comme obsessionnels. Il arrive même à ceux-ci de se composer en un début de langage. D’autres fois, ils ne sont que détails à peine visibles dont la répétition est sans doute passée inaperçue à l’auteur même, distrait ou impatient. En tout cas, que celui-ci s’accommode de ces présences récurrentes ou qu’il les exploite, qu’il les néglige ou qu’elles lui échappent, il est d’autant plus loin de connaître leur signification exacte qu’il ne les a pas cherchées, qu’elles le hantent à son insu. Dès lors, une analyse perspicace et informée peut, sur ce point, en apprendre au peintre et prétendre fournir l’explication véritable de l’énigme de ses tableaux.
4. Le message est obscur à la fois pour l’émetteur et pour le destinataire . Un peintre souhaite exprimer ou représenter une atmosphère, un rapport, une scène qu’il imagine et qui l’émeut sans qu’il sache bien pourquoi, qu’il pressent significative sans en deviner parfaitement la portée. Il s’efforce alors délibérément de communiquer son impression, en espérant que le spectateur éprouvera la même révélation confuse, un ravissement analogue, non moins mystérieux et non moins envoûtant. L’inexplicable est alors accepté, subi peut-être avec un secret plaisir, mais qui reste associé au besoin d’une explication, sinon stimulé par cette attente, même si à ce besoin de clarté s’ajoute le soupçon inavoué que la clarté désirée pourrait être fatale à l’enchantement.
Il se peut que pareille crainte, d’abord honteuse, devienne si obsédante que le peintre conscient de cet état d’esprit en arrive à souhaiter prémunir son œuvre contre le danger d’éclaircissement qui en menace le charme. À partir de ce moment, il recherche décidément et laborieusement l’inintelligible. Il n’a de cesse de procurer des images qui soient à l’abri de toute exégèse. Il ne s’agit même plus pour lui de poser une question dont la réponse soit la plus difficile possible, mais d’inventer une question à laquelle il soit assuré que nulle réponse ne peut convenir. L’artiste essaie de créer une image qui, en aucun cas, ne puisse admettre un début d’explication. Tel est le but véritable que s’assigne la peinture surréaliste, même si l’artiste ne s’en rend pas compte nettement. Mais, objectivement, c’est ce résultat précis qu’il cherche à obtenir, si bien que le moindre semblant de cohérence qui subsiste dans ses toiles lui apparaît comme une négligence ou comme une faiblesse. On peut nommer infinies cette sorte d’images qu’on nommerait aussi bien nulles ; car, au sens fort du mot, elles ne veulent rien dire, ou plutôt veulent ne rien dire, dans le temps même où elles laissent tout entendre.
Ce sont des pièges à rêveries, des machines à dérouter, adaptées à leur fin aussi parfaitement qu’il est possible. Elles présentent toutefois une faiblesse, qui est d’avoir été expressément conçues dans cette intention, et qu’on le sait. À l’inverse des allégories où se trouve enfoui quelque secret à découvrir ou qui, du moins, invitent à une quête peut-être vaine, ces images ne guident ni ne nourrissent la rêverie. Elles la déconcertent et la découragent. Elles proclament d’avance que la recherche est inutile.
Peut-être une telle facilité, un tel excès permettent-ils d’entrevoir la loi fondamentale du genre: il faut au fantastique quelque chose d’involontaire, de subi, une interrogation inquiète non moins qu’inquiétante, surgie à l’improviste d’on ne sait quelles ténèbres, que son propre auteur fut obligé de prendre comme elle est venue et à laquelle il désirait lui-même, parfois éperdument, pouvoir donner réponse.
3. Le fantastique dans la littérature
Une première approximation désigne comme littérature fantastique tout écrit qui présente des êtres ou des phénomènes surnaturels, à l’exclusion toutefois des divinités ou des intercesseurs qui sont objets de foi et de culte. Mythes et cosmogonies, livres sacrés, vies et miracles des saints, même si le surnaturel en constitue à la fois le milieu et le ressort, ne peuvent passer pour littérature fantastique: ils sont ou ont été objets de croyance et à leur contenu correspondent prières, clergé, cérémonies, expiations, etc. Le fantastique est un domaine intermédiaire, qui exclut également les fables où les animaux parlent, les allégories où, par exemple, vices, vertus ou entités de toutes sortes sont personnifiés, ainsi que chaque récit dont le caractère rhétorique, conventionnel ou didactique répond à une intention évidente de l’auteur. Il n’en reste pas moins un vaste domaine qui comprend deux grands genres traditionnels: les contes de fées et les histoires de fantômes, auxquels est venue s’ajouter récemment une troisième espèce, communément appelée «science-fiction».
Il convient de définir l’originalité et, si possible, la généalogie de ces trois manières, qui coexistent et s’excluent à la fois.
Féerique et fantastique
Le féerique est un univers merveilleux qui s’ajoute au monde réel sans lui porter atteinte ni en détruire la cohérence. Le fantastique, au contraire, manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel. Autrement dit, le monde féerique et le monde réel se juxtaposent sans heurt ni conflit. Certes, ils obéissent à des lois différentes. Les êtres qui les habitent sont loin de disposer de pouvoirs identiques. Les uns sont tout-puissants, les autres quasi désarmés. Mais ils se rencontrent presque sans surprise et assurément sans autre effroi que celui, très naturel, qui saisit le chétif devant le colosse. C’est qu’un homme courageux peut combattre et vaincre un dragon crachant des flammes ou quelque géant monstrueux. Il est capable de les faire périr. Mais sa vaillance ne lui sert de rien devant un spectre, le supposerait-on bienveillant. Car le spectre vient d’au-delà de la mort. Ainsi, avec le fantastique apparaît un désarroi nouveau, une panique inconnue.
Le conte de fées se déroule dans un monde où l’enchantement va de soi et où la magie est la règle. Le surnaturel n’y est pas épouvantable, il n’y est même pas étonnant, puisqu’il constitue la substance de cet univers, sa loi, son climat. Il ne viole aucune norme; il fait partie des choses, il est l’ordre ou plutôt l’absence d’ordre des choses. L’univers du merveilleux est naturellement peuplé de dragons, de licornes et de fées; les miracles et les métamorphoses y sont continus; la baguette magique, d’un usage courant; les talismans, les génies, les elfes et les animaux reconnaissants y abondent; les marraines, sur-le-champ, exaucent les vœux des orphelines méritantes. En outre, ce monde enchanté est harmonieux, sans contradiction, pourtant fertile en péripéties, car il connaît, lui aussi, la lutte du bien et du mal: il existe de bons génies et de mauvaises fées. Mais, une fois acceptées les propriétés singulières de cette surnature, tout y demeure remarquablement homogène.
Au contraire, dans le fantastique, le surnaturel apparaît comme une rupture de la cohérence universelle. Le prodige y devient une agression interdite, menaçante, qui brise la stabilité d’un monde dont les lois étaient jusqu’alors tenues pour rigoureuses et immuables. Il est l’Impossible, survenant à l’improviste dans un monde d’où l’impossible est exclu par définition.
D’où une seconde et non moins décisive opposition: alors que les contes de fées ont volontiers un dénouement heureux, les récits fantastiques se déroulent dans un climat d’épouvante et se terminent presque inévitablement par un événement sinistre qui provoque la mort, la disparition ou la damnation du héros. Puis la régularité du monde reprend ses droits. C’est pourquoi le fantastique succède à la féerie et, pour ainsi dire, la remplace. Il ne saurait surgir qu’après le triomphe de la conception scientifique d’un ordre rationnel et nécessaire des phénomènes, après la reconnaissance d’un déterminisme strict dans l’enchaînement des causes et des effets. En un mot, il naît au moment où chacun est plus ou moins persuadé de l’impossibilité des miracles. Si désormais le prodige fait peur, c’est que la science le bannit et qu’on le sait inadmissible, effroyable. Et mystérieux: on n’a pas assez remarqué que la féerie, parce que féerie, excluait le mystère.
L’irruption de l’inadmissible
La démarche essentielle du fantastique est l’apparition : ce qui ne peut pas arriver et qui se produit pourtant, en un point et à un instant précis, au cœur d’un univers parfaitement repéré et d’où l’on avait à tort estimé le mystère à jamais banni. Tout semble comme aujourd’hui et comme hier: tranquille, banal, sans rien d’insolite, et voici que lentement s’insinue ou que soudain se déploie l’inadmissible.
La féerie est un récit situé dès le début dans l’univers fictif des enchanteurs et des génies. Les premiers mots de la première phrase sont déjà un avertissement: «En ce temps-là...» ou «Il y avait une fois...» C’est pourquoi les fées et les ogres ne sauraient inquiéter personne. L’imagination les exile aux origines, dans un monde lointain, fluide, étanche, sans rapport ni communication avec la réalité d’aujourd’hui, où l’on ne cherche pas à faire croire que pourraient s’introduire des êtres surnaturels. Il est même entendu que ce sont là inventions pour divertir ou effrayer les enfants. Rien de plus clair, nulle équivoque. Par définition, aucun adulte raisonnable ne croit aux fées ou aux enchanteurs. En outre, pourquoi les redouterait-on? Ils sont bénéfiques.
La différence est éclatante, dès qu’il s’agit de fantômes ou de vampires. Certes, ce sont aussi des êtres d’imagination, mais cette fois l’imagination ne les situe pas dans un monde lui-même imaginaire; elle se les représente ayant leurs entrées dans le monde réel; qui plus est, entrées incompréhensibles, inexplicables, invariablement funestes. Elle conçoit ces êtres, non pas confinés dans Brocéliande ou Walpurgis, mais traversant les murs de châteaux loués par-devant notaire et les miroirs achetés à la salle des ventes ou chez un brocanteur de quartier et dont la provenance demeure ainsi incertaine. De leurs mains transparentes, ils portent à leur bouche invisible le verre d’eau que l’infirmière a placé au chevet du malade. Les pas lourds de la statue de bronze ou de marbre ébranlent l’escalier. Un lambeau d’espace est aboli à l’improviste, et le voyageur ne retrouve plus au matin la chambre où il a dormi la nuit: la paroi est lisse et sonne plein. Il n’y a pas de chambre à cet endroit, il n’y en eut jamais. Le temps se dédouble, se multiplie ou s’immobilise. Il faut vivre deux fois, dix fois la même horreur, chaque matin, jour après jour. Les éphémérides, les journaux, les cachets de la poste répètent la même date impitoyable.
Une fée et ses pouvoirs, même introduits dans un décor moderne, y restent merveilleux. Ils ne suffisent pas à susciter le frisson du fantastique. Ils ne provoquent qu’une surprise amusée qui vient de l’incongruité de la scène et du principal personnage, sur qui tout repose et qu’on sait incompatible avec le cadre où il se meut et qui n’est pas de son temps. La contradiction est plaisante et non pas terrible, parce qu’elle n’exprime à aucun degré l’ombre et l’intervention de la mort et de l’au-delà, leurs voies sournoises ou brutales et surtout leur intrusion dramatique dans un univers qui les exclut. Il s’agit d’une fantaisie déclarée, d’un anachronisme qui se donne gaiement pour tel, non d’une fatalité ambiguë et acharnée.
En marge du fantastique
Les récits qui ont pour thème l’irruption du surnaturel dans le banal sont loin de reposer uniformément sur un parti pris aussi nettement tranché. Souvent l’auteur ne va pas jusqu’au bout du scandale et, par quelque artifice, résorbe le fantastique au moment de clore son récit. Plusieurs subterfuges sont couramment utilisés.
En premier lieu, il arrive que l’événement fantastique ne soit qu’apparemment surnaturel. Il ne s’agissait que d’une mise en scène conçue pour épouvanter le héros. Une machinerie subtile, démontée à la fin, apprend au lecteur que les sinistres apparitions avaient pour origine les stratagèmes tout humains. C’est là ce qu’il est convenu d’appeler le «surnaturel expliqué». Le Château des Carpathes de Jules Verne en offre une version plus moderne que les romans noirs où Ann Radcliffe et Hugh Walpole abusent du procédé avec une ingénieuse monotonie. Il est remarquable que l’épilogue, qui devait émerveiller par le raffinement de l’invention, manque rarement alors de décevoir. Le lecteur avait accepté l’idée d’un fantôme, la pensée d’un spectre l’avait fait frissonner. Si on lui annonce ensuite que le revenant n’était qu’un comparse revêtu d’un suaire et remuant des chaînes, il estime la plaisanterie ridicule et puérile. Il ne pardonne pas qu’on l’ait fait trembler pour si peu.
Une déception analogue est procurée par les contes aux péripéties déroutantes et dont les dernières lignes révèlent qu’il s’agissait d’un rêve, d’une hallucination ou d’un délire. Cette fantasmagorie trop purement psychologique laisse l’intelligence sur l’impression qu’elle a été dupée. Le Marchand de cercueils de Pouchkine constitue un illustre exemple de ce genre de malentendu.
Dans une troisième espèce de pseudo-fantastique, l’auteur recourt à une anomalie ou à une monstruosité qui transforme une espèce vivante. Une araignée grandit à la taille d’une girafe, des fourmis gigantesques traquent une humanité apeurée. Un caprice de la nature ou les expériences d’un savant diabolique sont à l’origine des métamorphoses. Erckmann-Chatrian et H. G. Wells restent les initiateurs de pareilles fantaisies biologiques.
La contribution des diverses sciences ne s’est pas fait attendre. Des inventions mystérieuses produisent à distance les plus surprenants effets. Toutes espèces d’ondes et de rayons ont été employées avec un succès variable. Des appareils délicats permettent de dérober les âmes, les rêves, les émotions. Le genre n’est pas toujours puéril: Le Docteur Jekyll et M. Hyde (The Strange Case of Doctor Jekyll and Mr. Hyde ) en apporte la preuve. Il est vrai que, dans ce cas, l’auteur n’approfondit pas la chimie de l’élixir dont se sert le héros. Ces extrapolations du savoir reculent les limites du merveilleux en étendant le domaine de la science. Elles ne reposent pas sur l’horreur qui naît de la révélation de l’impossible.
Une autre catégorie de contes mystérieux se plaît à utiliser les données des sciences parapsychiques: télépathie, spiritisme, lévitation, ectoplasmes, songes prémonitoires, etc. Comme manifestations de l’au-delà, il semblerait que des phénomènes de cette sorte dussent rentrer de plein droit dans le domaine du fantastique. Il en serait effectivement ainsi si les auteurs, en général, n’ajoutaient pas foi aux événements qu’ils relatent. Mais la façon un peu pédante qu’ils ont de les présenter, leur certitude proclamée que ces phénomènes relèvent de la science et que celle-ci les étudiera un jour les placent sur un tout autre plan et, loin d’en faire un piège pour l’imagination, livrent les données litigieuses à un esprit prévenu, méfiant, sur ses gardes et prompt à saisir le moindre prétexte à contestation.
Il convient ici d’éviter un malentendu tenace. Les récits fantastiques n’ont nullement pour objet d’accréditer l’occulte et les fantômes. La conviction, le prosélytisme des adeptes n’aboutissent en général qu’à exacerber l’esprit critique des lecteurs. La littérature fantastique se situe d’emblée sur le plan de la fiction pure. Elle est d’abord un jeu avec la peur. Il est même probablement nécessaire que les écrivains qui mettent en scène les spectres ne croient pas aux larves qu’ils inventent.
Recourir à la fiction signifie, en premier lieu, qu’on renonce à convaincre et qu’on ne se donne pas soi-même pour témoin. La question, toutefois, demeure ouverte. Certaines narrations impressionnantes de sir Arthur Conan Doyle démontrent qu’un écrivain habile peut essayer avec succès de faire partager à ses lecteurs sa crédulité obstinée. Peu importe, d’ailleurs, que ceux-ci continuent à ne pas croire: ils frissonnent du moins. C’est finalement la naïveté de l’auteur qui ménage aux incrédules la possibilité de l’effroi voluptueux, où réside l’attrait des histoires de fantômes.
Naissance et thèmes du fantastique
L’ordre et le fantastique
Compte tenu des réserves qu’il y a lieu de faire pour la Chine et le Japon, il est tentant d’avancer l’hypothèse que seules les cultures qui ont accédé à la conception d’un ordre constant, objectif et immuable des phénomènes ont pu donner naissance, comme par contraste, à la forme particulière d’imagination qui se plaît à contredire exactement une aussi parfaite régularité: l’épouvante surnaturelle. Mais, justement, la Chine et le Japon n’ont-ils pas connu pour leur part et d’une certaine manière la notion d’un ordre fixe et inévitable des causes et des effets? Ailleurs, où la féerie l’emporte, tout est prodige ou présage de prodige. L’effroi qui vient de la violation des lois naturelles n’y a aucune place. Car il n’y a pas encore de lois naturelles assez fixes et assez bien définies pour que le phénomène qui les nie provoque une sorte de panique mentale. Le fantastique est partout postérieur à l’image d’un monde sans miracles, soumis à une causalité rigoureuse.
En Europe, il est contemporain du romantisme. En tout cas, il n’apparaît guère avant la fin du XVIIIe siècle, et comme la compensation d’un excès de rationalisme. Le Moyen Âge, qui baigne dans le merveilleux, ne sait pas donner à ses diableries ou à ses enchantements la tension nécessaire, le haut degré d’angoisse indispensable au frisson futur. Mélusine et Merlin, Satan et Belzébuth sont les équivalents de Circé et d’Iblis. Ils ne font prévoir ni Hoffmann ni Edgar Poe. C’est qu’ils habitent un univers féerique. Ils ne forcent pas l’entrée d’un monde où l’étrange est interdit.
Le siècle des Lumières se termine par une éclatante poussée de merveilleux. Toutes les superstitions fleurissent, et avec d’autant plus de succès qu’elles empruntent quelque apparence scientifique. En outre, les féeries de style oriental sont à la mode. Il suffit, pour la France, de citer Le Diable amoureux de Cazotte et Rodrigue ou la Tour enchantée du marquis de Sade, pour l’Angleterre, le Vathek de Beckford. En Allemagne, Gœthe écrit plusieurs nouvelles allégoriques, dont un impitoyable symbolisme maçonnique ou rose-croix détermine les moindres détails. Le conte proprement fantastique se dégage assez lentement de cet excès de prodiges et de paraboles. Il n’empêche qu’on vit rarement pareil synchronisme dans la vogue d’un genre littéraire aussi précis. Hoffmann naît en 1776; en 1809 naissent Poe et Gogol. Entre ces deux dates William Austin (1778), Nodier (1780), Achim von Arnim (1781), Charles Robert Maturin (1782), Washington Irving (1785), Balzac (1799), Mérimée (1803) et Hawthorne (1804), soit tous les premiers maîtres du genre. Dickens (1812), Sheridan Le Fanu (1814) et Alexis Tolstoï (1817) suivent de près. De la Russie à la Pennsylvanie, en Irlande et en Angleterre comme en Allemagne et en France, c’est-à-dire sur toute l’étendue de la culture occidentale, la Méditerranée exceptée, des deux côtés de l’Atlantique, en l’espace d’une trentaine d’années, de 1820 à 1850 environ, ce genre inédit donne ses chefs-d’œuvre.
Transformation du merveilleux
Par le merveilleux de la féerie, l’homme, encore bien démuni des techniques qui lui permettraient de dominer la nature, exauce dans l’imaginaire des désirs naïfs, qu’il sait irréalisables: être ailleurs au même instant, devenir invisible, agir à distance, se métamorphoser à son gré, voir sa besogne accomplie par des animaux serviables ou des esclaves surnaturels, commander aux génies et aux éléments, posséder des armes invincibles, des onguents efficaces, des chaudrons d’abondance, des philtres irrésistibles, échapper enfin à la vieillesse et à la mort.
Ces prodiges traduisent des souhaits simples et dont le nombre est limité. Ils sont dictés, sans trop d’intermédiaires, par les infirmités de la condition humaine. Ils trahissent l’obsession d’y échapper, au moins une fois, à la faveur d’une décision exceptionnelle du sort ou des puissances supérieures. Seulement, ce ne sont pas les abracadabra , mais les techniques qui permettent à la fin le déplacement dans les airs ou le travail sans fatigue: l’avion réel éclipse le rêve du tapis volant ou du cheval ailé, la vapeur ou l’électricité rend inutile l’intervention d’auxiliaires miraculeux. La science, dans une vaste mesure, modifie la condition humaine, mais, par là même, elle en rend les frontières plus nettes et les fait reconnaître infranchissables. Plus de pouvoirs sont assurés à l’homme, mais les ténèbres de l’au-delà n’en paraissent que plus redoutables. De leur nuit, surgissent spectres et fantômes, revenants toujours prêts à saisir le vif au moment le plus inattendu. D’où le fantastique de terreur, irruption des forces maléfiques dans l’univers domestiqué qui les exclut.
Ce nouveau merveilleux est tout entier sous le signe de l’Autre Monde: pactes avec le démon, vengeances de défunts, vampires altérés de sang frais, statues, mannequins ou automates qui soudain s’animent et sévissent parmi les vivants. Ces êtres maudits hantent la mort et le noir, la face d’ombre des choses. Tapis dans l’invisible, ils attendent le moment de faire irruption dans le déroulement tranquille de la banalité quotidienne. Ce sont essentiellement des apparitions, et leur seule présence, un accroc dans la trame des certitudes scientifiques si solidement tissée qu’elle semblait ne jamais devoir souffrir l’assaut de l’impossible.
Les lois fondamentales qui régissent la matière et la vie n’entraînent pas non plus un nombre illimité d’impossibilités évidentes et absolues. Or, ce sont ces impossibilités flagrantes qui appellent une intervention fantastique et qui déterminent par conséquent les thèmes du genre. Les variantes sont infinies dans chaque catégorie, mais les catégories elles-mêmes demeurent relativement peu nombreuses. Les exemples les plus connus ou les plus remarquables de celles-ci sont les suivants:
– Le pacte avec le démon: le modèle est Faust ; il en existe une multitude de variantes.
– L’âme en peine qui exige pour son repos qu’une certaine action soit accomplie: un défunt revient sur terre pour persécuter son meurtrier; un châtiment attache un fantôme au lieu où il a accompli un forfait. L’Antiquité grecque connaît déjà ces différents types de revenants.
– Le spectre condamné à une course désordonnée et éternelle: c’est l’histoire médiévale du Chasseur sauvage et de la Maisnie Hellequin, que renouvela brillamment au XIXe siècle William Austin dans son conte Peter Rugg le Disparu .
– La mort personnifiée, apparaissant au milieu des vivants. Tantôt lors d’une fête, sous l’éclat des lustres, elle désigne ses victimes l’une après l’autre, conformément aux instructions de l’inéluctable destin. Tantôt elle attend celui qui la fuit dans la retraite même où il avait couru se réfugier. Parmi les récits qui la mettent en scène dans l’exercice de ses fonctions, se détachent par ordre d’efficacité croissante La Mujer alta de Pedro Antonio de Alarcón, Le Spectre de la Mort rouge d’Edgard Poe, l’anecdote persane où le calife, pour sauver son favori de la Mort, le dépêche à Samarcande, alors que c’est justement en cette cité qu’il était écrit qu’elle devait s’emparer de lui.
– La «chose» indéfinissable et invisible, mais qui pèse, qui est présente, qui tue ou qui nuit: Fitz James O’Brien et Ambrose Bierce, entre autres, en ont tiré des récits saisissants. La réussite inégalée de cette catégorie reste Le Horla de Maupassant.
– Les vampires, c’est-à-dire les morts qui s’assurent une perpétuelle jeunesse en suçant le sang des vivants: Hoffmann, A. Tolstoï, Balzac, Sheridan Le Fanu et bien d’autres ont fait de l’ancienne superstition étudiée par Don Calmet un des thèmes par excellence de la narration fantastique, un de ceux aussi qui entraînent régulièrement une rançon de monotonie. Une tradition impérative a en effet fixé la plupart des détails significatifs. Un récit d’Alexis Tolstoï, La Famille Vourdalak , constitue une heureuse exception à la docilité générale.
– La statue, le mannequin, l’armure, l’automate, qui soudain s’anime et acquiert une redoutable indépendance: les noms de Mérimée et d’Achim von Arnim sont particulièrement liés à ce type d’histoires, le premier pour la statue de La Vénus d’Ille , le second pour le Golem d’Isabelle d’Égypte et pour le mannequin de Marie de Melük-Blainville .
– La malédiction d’un sorcier, qui entraîne une maladie épouvantable et surnaturelle: La Marque de la bête de Rudyard Kipling en est l’exemple le plus connu, Lutundo de Edgar Lucas White l’exemple le plus atroce, avec Les Lèvres de Henry Whitehead.
– La femme-fantôme, issue de l’au-delà, séductrice et mortelle: dans les contes chinois, il s’agit presque toujours d’une renarde qui se transforme en créature merveilleuse; dans une nouvelle de H. H. Ewers, c’est une araignée au regard d’une inexprimable douceur.
– L’interversion des domaines du rêve et de la réalité: soudain comme un iceberg qui bascule, la réalité se dissout, disparaît, submergée, pendant qu’à sa place le songe acquiert l’écrasante solidité de la matière. Io de W. Onions et La Noche boca arriba de Julio Cortázar suffisent à démontrer la profondeur et l’importance de ce thème, rarissime il est vrai et difficile à traiter, mais qui tire une extraordinaire puissance du renversement total qu’il cherche à faire admettre. Ce type de contes est l’inverse de ceux où le lecteur est rassuré à la fin, se rendant compte qu’il ne s’agissait que d’un cauchemar. Ici, il s’agit au contraire d’un cauchemar qui se révèle soudain la réalité. D’où l’horreur.
– La chambre, l’appartement, l’étage, la maison, la rue effacés de l’espace. Jean Ray en procure une excellente illustration avec La Ruelle ténébreuse . Allant plus loin, Philip Macdonald dans Private, Keep out , Richard Matheson dans Disappearing Act , étendant de proche en proche, autour d’un être, une tache d’absence, ont aboli de l’espace et du temps, de la trame des souvenirs et des événements une vie humaine et ses multiples interférences avec les autres vies.
– L’arrêt ou la répétition du temps: à des minutes ou à des siècles d’intervalle, les mêmes faits se reproduisent dans le même ordre; une chronique ancienne relate avec exactitude un événement en train de se produire. Potocki, le Finlandais Toppila, Elisabeth S. Holding avec Vendredi 19 , plus timidement Edgar Poe dans La Chute de la maison Usher ont enrichi de mémorables retours cycliques le déroulement impeccablement linéaire de l’irréversible temps humain.
Crédulité et merveilleux
L’épouvante propre au conte fantastique sévit seulement en un monde incrédule, où les lois de la nature sont tenues pour inflexibles et immuables. Elle y apparaît comme la nostalgie ou la menace d’un univers accessible aux puissances des ténèbres et aux émissaires de l’au-delà. En outre, préfiguration d’une autre espèce de récits, le temps s’y dédouble ou s’y multiplie, l’espace y connaît d’étranges vides, des territoires interdits et sans étendue, des «poches» insituables. La causalité enfin subit en ces parages d’inexplicables injures.
Un mot presque oublié de Mme Du Deffand résume clairement l’état d’esprit de l’amateur de récits fantastiques: «Croyez-vous aux fantômes? – Non, mais j’en ai peur.» Ici, la peur est un plaisir, un jeu délicieux, une sorte de pari avec l’invisible, où l’invisible, auquel on ne croit pas, ne semble pas devoir venir réclamer son dû. Il subsiste toutefois une marge d’incertitude, que le talent de l’écrivain s’emploie à ménager. L’auteur y parvient le plus souvent à force de logique, de précision, de détails vraisemblables. Il est exact, scrupuleux, réaliste. C’est pourquoi, parmi les maîtres incontestés du genre, figurent tant de romanciers et de conteurs attachés à décrire platement la réalité la plus banale: Balzac et Dickens, Gogol et Maupassant. C’est qu’il convient d’abord d’accumuler les preuves circonstancielles de la véracité du récit invraisemblable. Toile de fond nécessaire à l’irruption de l’événement effarant, dont le héros sera le premier épouvanté. Son scepticisme humilié cède devant la manifestation irrécusable. Le fantastique, faiblesse et châtiment des esprits forts... Heureuse faiblesse et voluptueuse sanction.
Naissance et thèmes de la science-fiction
La science, la technique engendrent un merveilleux à leur tour. Il ne suffit pas cependant que l’écrivain se contente d’en extrapoler les succès, car la réalité rejoint vite l’anticipation. Pour ne parler que de récits d’un maître du genre, mais pour qui déjà le phénomène s’est produit, par exemple pour Jules Verne, l’invention du sous-marin rend caducs Mathias Sandorff et Vingt Mille Lieues sous les mers ; celle de l’avion, Robur le Conquérant ; celle de la fusée spatiale, De la Terre à la Lune ; celle de la télévision, Le Château des Carpathes . Ce ne sont là que les meilleurs exemples: Cinq semaines en ballon ne séduit plus que par son côté désuet, un peu à la manière d’un récit de voyage en diligence. Il faut prendre garde à cet aspect trompeur de la science-fiction, qui n’est pas celui par où elle relève de la catégorie du fantastique.
La remarque s’étend à la majeure partie du genre, qui répète ou varie indéfiniment les récits de voyages intersidéraux, de guerres de galaxies, de colonisations d’étoiles éloignées. Dans un temps où la conquête de l’espace devient réalité, cette prédilection n’est pas pour surprendre, mais les relations qu’elle inspire n’intéressent que rarement le fantastique. En effet, l’univers, pour s’étendre au-delà des nébuleuses, ne change pas de nature. Il continue d’être réglé par des lois de même type. La diversité des mondes laisse sans doute le champ libre à l’imagination la plus inventive, mais ces autres mondes explorés et catalogués ne sont jamais l’Autre Monde, celui où la mort introduit les vivants. Le vide interstellaire n’est pas un aussi grand abîme que ce changement d’état inévitable et prochain. Or c’est de cette déchirure que provient nécessairement le fantastique proprement dit.
Il arrive cependant que les planètes décrites ou la civilisation des êtres qui les peuplent procurent seulement des décors inédits ou inquiétants à des épisodes inexplicables. L’auteur, alors, spécule sur les singularités de ces êtres lointains et inconcevables qui habitent les confins du monde, sur leurs sens spéciaux, leurs facultés présumées, leurs modes de vie et de pensée, sur leur morale, les lois de leur cosmos, sur leur organisation politique et leur religion même. Le narrateur ressuscite et justifie rétrospectivement les données surnaturelles des anciens récits fantastiques en les présentant comme les normes d’une autre nature. Ainsi, dans le conte de Henry Kuttner et Catherine Moore intitulé Rite of Passage , sont décrits méticuleusement la vérité retrouvée et le mécanisme de la magie primitive (initiation, tabous et châtiment mystérieux du sacrilège), qui, dans cet univers, correspond effectivement à l’ordre des choses.
Fréquemment, la science-fiction est utilisée pour la satire sociale, exactement comme avaient procédé en leur temps Voltaire dans Micromégas , Swift dans Les Voyages de Gulliver . Toutes proportions gardées, un Ray Bradbury peut passer en ce domaine pour leur héritier direct. Ses récits d’anticipation, les expéditions spatiales ou les péripéties martiennes qu’il met en scène lui servent à donner à ses concitoyens des leçons de modestie, de bon sens, de tolérance ou de simple humanité.
Certains emploient couramment le récit d’anticipation pour exprimer une angoisse très communément partagée devant les progrès de la science et les menaces mortelles que les découvertes nucléaires font peser sur l’espèce entière. C’est alors la troublante et persistante série de nouvelles à la gloire des tziganes, véritablement maîtres du monde, après le quasi-anéantissement de l’humanité au terme d’une guerre atomique. Le peuple nomade, qui mit son honneur à refuser les villes et la civilisation, la science et l’industrie, reçoit alors la récompense de la sagesse. Chacun, sur la planète dévastée, lui offre son or ou ses filles en échange d’une recette de bonne femme, d’une herbe cicatrisante, des techniques simples et millénaires du vannier, du potier ou du braconnier.
Les découvertes biologiques suscitent une anxiété analogue. Les manipulations génétiques, l’audace accrue de la neuro-chirurgie conduisent à imaginer la naissance et le développement d’être nouveaux, profondément différents des hommes sous la même apparence humaine. La littérature spécialisée les appelle ordinairement des «mutants». Elle les présente comme instables, intermédiaires entre une forme de vie dépassée et une autre qui n’est pas encore fixée. Une réceptivité excessive leur rend perceptibles, immédiatement et parfois à distance, les pensées d’autrui, en sorte qu’ils vivent dans un vacarme à peine supportable, qui les torture. D’autres fois, les propriétés psychiques anormales les font considérer comme des monstres ou de dangereuses exceptions. De toute façon, leur supériorité les voue au malheur.
Le thème des mutants corrobore en quelque sorte celui des tziganes: double réponse à une même crainte devant le développement des sciences et la perspective d’une humanité anéantie ou déréglée. Les deux motifs n’appartiennent ni l’un ni l’autre au fantastique pur. Mais ils rentrent de droit dans la science-fiction et en sont même particulièrement caractéristiques. Eux aussi constituent des sortes de moules en creux des aspirations, des effrois, des desiderata de l’époque.
Ces récits, pour pathétiques qu’ils soient, ne prolongent que par accident la tradition du récit féerique ou du récit d’épouvante surnaturelle. Ce sont des innovations qui correspondent à une situation inopinée. La filiation est plus nette et le fantastique plus affirmé dans une autre variété du genre: celle qui repose sur l’analyse des notions d’espace et de temps.
En général, les spéculations sur l’espace sont demeurées à l’état embryonnaire. On n’a pas beaucoup utilisé la fable des êtres absolument plats, inventée par Einstein pour faire admettre qu’un monde puisse à la fois être fini et être perçu (et même calculé) comme infini. Les surfaces de Möbius, plans tordus et raccordés dont on parcourt l’endroit et l’envers sans changer de face, ne semblent pas non plus avoir inspiré de nombreux conteurs, si on excepte L’Homme non latéral , de Martin Gardner, et surtout Un métro appelé Möbius , de A. J. Deutsch. Hasard ou difficulté d’imaginer des intrigues qui épousent et illustrent les paradoxes de l’espace? Peut-être. Toujours est-il que la métaphysique du temps, quoique plus ardue en général, a suscité une variété sensiblement plus étendue de narrations ambiguës, déroutantes, qui jouent sur la seule nature de la durée. Une fantaisie, sans doute tributaire de la science, mais plus pittoresque que dialectique, invente d’abord les machines à explorer le temps, qui transportent un voyageur à son gré dans le passé ou dans l’avenir. S’il s’y comporte en spectateur invisible et désintéressé, il n’y a rien d’alarmant. Le problème commence au moment où il intervient à un point quelconque du passé. Ce faisant, il doit nécessairement y déterminer des modifications qui affectent l’enchaînement ultérieur des causes et des effets, de telle sorte que le voyageur lui-même risque de subir la répercussion du changement qu’il introduisit et qui peut provoquer sa propre annihilation. Sous sa forme la plus simple, le paradoxe est le suivant: un homme remonte dans le temps et tue son père avant que celui-ci l’ait conçu. Dès lors, il est clair qu’à partir de ce moment, le meurtrier ne peut pas avoir existé. Il est donc impossible qu’il ait voyagé dans le temps pour tuer son père. Mais si le père n’est pas mort avant d’avoir engendré le fils assassin, rien n’empêche que celui-ci... Ainsi de suite, à l’infini, à la manière du syllogisme d’Épiménide et des Crétois menteurs.
En résumé, à se fier aux données actuellement accessibles, il en va pour la science-fiction comme il en fut pour la féerie et pour le conte fantastique. Elle continue la narration irréelle et en remplit la fonction immuable. Le conte de fées exprimait les naïfs souhaits d’un homme en face d’une nature qu’il n’avait pas encore appris à dominer. Les récits d’épouvante surnaturelle traduisaient l’effroi de voir soudain la régularité, l’ordre du monde si péniblement établi et prouvé par l’investigation méthodique et la science expérimentale céder à l’assaut des forces irréconciliables, nocturnes, démoniaques. À son tour, le récit d’anticipation reflète l’angoisse d’une époque qui prend peur devant les progrès de la théorie et de la technique. La science, cessant de représenter une protection contre l’inimaginable, apparaît de plus en plus comme un vertige qui y précipite. On dirait qu’elle n’apporte plus clarté et sécurité, mais trouble et mystère. Dans les trois cas cependant, le climat général des œuvres, leurs thèmes de prédilection, leur inspiration essentielle dérivent des préoccupations latentes des époques respectives où le genre s’est épanoui.
La fantaisie de l’écrivain reste maîtresse de l’intrigue et du contenu des récits, mais non de leur problématique et des éléments – héros ou accessoires – qui s’y trouvent utilisés. Comme si l’auteur devait chaque fois puiser dans une même série de personnages types, les placer dans des situations peu variables, les pourvoir d’armes ou de vertus analogues, les exposer aux mêmes épreuves. Est-il réellement possible de recenser ces thèmes qui dépendent assez étroitement d’une situation donnée? À tout le moins, l’alternative demeure de les estimer dénombrables et déductibles, de sorte qu’on pourrait à l’extrême conjecturer ceux qui manquent à la série, comme la classification cyclique de Mendeleïev permet de calculer le poids atomique des corps simples qu’on n’a pas encore découverts ou que la nature ignore, mais qui existent virtuellement.
Féerie, narration fantastique, science-fiction remplissent ainsi dans la littérature une fonction équivalente, qu’elles semblent se transmettre. Elles trahissent la tension entre ce que l’homme peut et ce qu’il souhaiterait pouvoir: suivant les âges, voler par les airs ou atteindre les astres; entre ce qu’il sait et ce qui lui reste interdit de savoir. D’une part, elles prolongent dans l’imaginaire l’état présent de la puissance et de la connaissance d’un être dont l’ambition est sans bornes. De l’autre, comme ce même être est besogneux et fatigable, elles le bercent de l’éternel mirage de l’efficacité magique, instantanée, totale, qui ne lui coûterait que de faire un maître signe ou de prononcer un maître mot. Comme il est prévoyant et calculateur, elles tiennent contre lui en réserve l’inaccessible prédestination et l’inexorable fatalité; comme il est curieux et ignorant, la menace du mystère et la tentation de l’omniscience; comme il doit veillir et mourir, en même temps que les fontaines de jouvence et les élixirs de longue vie, les larves, les femelles et les ténèbres de l’Abîme; enfin, comme il est prisonnier de la distance, de la durée et du déterminisme, le rêve de se trouver soudain affranchi de l’espace, du temps ou de la causalité.
Ces fantaisies, en apparence les plus libres, dissimulent, sous des jeux variables de symboles, des nostalgies et des craintes qui se perpétuent à travers l’histoire et qui évoluent avec les changements que l’homme apporte à sa condition. Pour la part de cette dernière qui reste immuable, appréhensions et vœux demeurent fixes eux-mêmes. Mais pour le reste, leur visage se transforme, traits et expression. Comme en filigrane, la fiction en porte l’effigie, et celle-ci quoique floue et incertaine, est chaque fois identifiable, sinon révélatrice.
4. Le fantastique au cinéma
Longtemps dédaigné, parce que longtemps méconnu des historiens et de la critique, sinon des spectateurs eux-mêmes – ce qui peut sembler paradoxal pour un genre aussi ancien et populaire –, le fantastique cinématographique, après avoir conquis ses lettres de noblesse, se voit enfin reconnaître, au même titre que le western, le burlesque ou la comédie musicale, autrefois également qualifiés de genres mineurs, le droit à se réclamer du septième art.
D’une façon générale, le terme de fantastique, au cinéma, est une étiquette vague et commode, aussi imprécise que la définition du dictionnaire (fantastique : créé par la fantaisie, l’imagination; l’extraordinaire, le surnaturel, etc.) qui sert à désigner des œuvres très diverses et parfois même inclassables. D’autre part, il est fréquemment convenu d’opposer réalisme et fantastique, mais bien habile celui qui pourrait dire où s’arrête le réel et où commence le fantastique. Suggérons tout de même une définition: on peut parler de fantastique lorsque, dans le monde du réel, on se trouve en présence de phénomènes incompatibles avec les lois dites «naturelles».
Les grandes étapes
Georges Méliès, le «magicien de Montreuil»
Georges Méliès (1861-1938), le premier, fit d’un simple procédé de reproduction tel que le concevait Louis Lumière un véritable moyen d’expression. Il est le créateur du spectacle cinématographique. L’univers magique et enchanté de Méliès, ce sont ces courtes bandes auxquelles la candeur poétique alliée à la merveilleuse richesse d’invention confère, encore aujourd’hui, tant d’attraits, notamment: Le Manoir du Diable (1896), Le Voyage dans la Lune (1902), Le Voyage à travers l’impossible (1904).
L’expressionnisme allemand (1916-1926)
Au fantastique aimable et bon enfant de Méliès s’oppose, de 1916 à 1926 environ, l’expressionnisme allemand, avec ses jeux d’ombres et de lumières, ses décors étranges et déformés traversés par des personnages tourmentés et excessifs: Homunculus , d’Otto Rippert (1916), l’androïde fabriqué de toutes pièces, accablé par sa solitude et cherchant, en vain, à dissimuler sa monstrueuse origine; Le Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1919), où Conrad Veidt, somnambule halluciné, parcourt des toits obliques; Le Golem de Paul Wegener et Henrik Galeen (1914), d’après le roman célèbre de Gustav Meyrink; Nosferatu de F. W. Murnau (1922); Mabuse le Joueur (1922) et Les Nibelungen (1923) de Fritz Lang; H r n al-Rach 稜d, Ivan le Terrible et Jack l’Éventreur, tous réunis dans Le Cabinet des figures de cire de Paul Leni (1924); L’Étudiant de Prague de Henrik Galeen (1926), etc.: «Pour l’âme torturée de l’Allemagne contemporaine, ces films emplis d’évocations funèbres, d’horreurs, d’une atmosphère de cauchemar, semblaient le reflet de sa grimaçante image et tenaient lieu, en quelque sorte, d’exutoire» (Lotte H. Eisner). Les nombreux techniciens allemands émigrés aux États-Unis au commencement du cinéma parlant sauront se souvenir de la leçon de l’expressionnisme.
L’âge d’or du film fantastique américain (1931-1939)
De 1931 à 1939, aux États-Unis, c’est véritablement l’âge d’or du cinéma fantastique. On y assiste à l’avènement des grands mythes inspirés des classiques de la littérature de l’étrange et de l’effroi.
Dracula , réalisé par Tod Browning et présenté le 14 février 1931 aux États-Unis, est le premier film sonore d’épouvante. Adapté de l’œuvre de Bram Stoker qui avait inspiré Nosferatu , le Dracula de Browning avait pour opérateur Karl Freund, déjà responsable de la photographie de Metropolis (Fritz Lang), et trouvait en Bela Lugosi l’interprète idéal du comte Dracula, le maître des vampires, qui traversait, sans les déchirer, de gigantesques toiles d’araignées.
Frankenstein , mis en scène par James Whale, après le retentissement de Dracula , lui succède la même année. S’inspirant de l’œuvre de Mary Wollstonecraft Shelley Frankenstein, ou le Prométhée moderne (1818), Frankenstein donnait l’occasion à l’excellent maquilleur Jack Pierce de créer le masque pathétique porté par le monstre, incarné magistralement par un comédien jusqu’alors obscur, William Henry Pratt, plus connu sous le nom de Boris Karloff.
Alléchés par la vogue que connaissent Dracula et Frankenstein , les compagnies rivales de l’Universal mirent immédiatement en chantier tout un programme de films fantastiques, présentant un catalogue très complet de monstres, de médecins psychopathes et d’aliénés divers. En 1932, pour la Paramount, Rouben Mamoulian porte à l’écran le roman de R. L. Stevenson, Docteur Jekyll et M. Hyde , dont c’est la première – et sans doute la meilleure – version parlante, avec un étonnant Fredric March dans le double rôle de Jekyll-Hyde. United Artists présente, à son tour, Les Morts vivants (White Zombie ) de Victor Halperin (1932); la Metro Goldwyn-Mayer, Le Masque d’or (The Mask of Fu Manchu ) de Charles Brafin (1932). La R.K.O.-Radio Pictures propose Les Chasses du comte Zaroff (The Most Dangerous Game ) de Schoedsack et Pichel, d’après une nouvelle de Richard Connell (1932), et King Kong de Schoedsack et Cooper, le triomphe des effets spéciaux (1933). La Warner Bros, Masques de cire (Mystery of the Wax Museum ) de Michael Curtiz, un des premiers films d’épouvante en Technicolor, avec Lionel Atwill (1933). Erle C. Kenton porte à l’écran L’Île du docteur Moreau (Island of Lost Souls ), de H. G. Wells, avec Charles Laughton dans le rôle du savant fou, obsédé de vivisection, entouré de ses créatures mi-hommes, mi-bêtes (1933, Paramount). D’un climat bien différent est le Peter Ibbetson de Henry Hathaway, d’après le roman de George Du Maurier, interprété par Gary Cooper et Ann Harding (1935, Paramount), tandis que Frank Capra produisait, d’après l’œuvre de James Hilton, Les Horizons perdus , dont le héros, incarné par Ronald Colman, découvrait l’Eden au Tibet, avec Shangri-La (1937, Columbia), et que Victor Fleming retrouvait à l’écran toute la poésie de l’enfance dans Le Magicien d’Oz , tiré du conte de Frank L. Baum, où jouait la jeune Judy Garland (1939, M.G.M.).
Les dirigeants de l’Universal ne restaient pas non plus inactifs et poursuivaient avec bonheur leur production fantastique avec Le Crime de la rue Morgue de Robert Florey (interprété par Bela Lugosi), La Momie de Karl Freund – devenu metteur en scène –, où Boris Karloff incarnait Imhotep mort depuis 3 700 ans (1932), Le Chat noir d’Edgar G. Ulmer, réunissant Karloff et Lugosi (1934), Le Corbeau de Louis Friedlander (1935), Le Monstre de Londres (The Werewolf of London ) de Stuart Walker, avec Henry Hull, qui marque pratiquement les débuts à l’écran de la légende désormais célèbre du loup-garou, monstre sanglant, incapable de réfréner les instincts meurtriers qui le poussent à tuer ceux qu’il aime, les nuits de pleine lune (1935); La Fiancée de Frankenstein de James Whale, où, fait rarissime, une «suite» parvenait à surpasser l’original (1935). À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Le Fils de Frankenstein , de Rowland V. Lee, clôturait cette période riche en chefs-d’œuvre du baroque et de l’étrange. Mais la descendance de Dracula, de Frankenstein, de la momie ou du loup-garou allait être particulièrement prolifique (et rentable...), puisque, actuellement, les aventures de leurs fils, filles, femmes ou maîtresses sont encore projetées.
Le merveilleux français (1940-1945)
De 1940 à 1945, le cinéma français s’efforce d’oublier la guerre à travers des œuvres d’évasion et voulues telles. C’est un cinéma qui s’ouvre naturellement au fantastique, ou plutôt à tous les fantastiques.
L’année 1942 voit l’anticipation inspirer à André Swobada Croisières sidérales , voyages vers Vénus en l’an 2000, l’onirisme exploité par Marcel L’Herbier dans La Nuit fantastique , précédant de peu le fantastique médiéval des Visiteurs du soir de Marcel Carné; tandis que Serge de Poligny insuffle une sorte de romantisme poétique au Baron fantôme , dans lequel Cocteau momifié et recouvert de toiles d’araignées tombait en poussière au moindre souffle.
En 1943, les pactes avec le Malin se retrouvent dans La Main du Diable de Maurice Tourneur et L’homme qui vendit son âme de Jean-Paul Paulin, la féerie dans un film tiré d’une légende grecque, Blondine , de Mahé qui essaie le «simplifilm» (procédé remplaçant les décors construits par de simples dessins ou photographies placés entre l’objectif de la caméra et les personnages). L’Éternel Retour de Jean Cocteau et Jean Delannoy transpose de nos jours la légende de Tristan et Iseut , tandis que Cocteau et René Clément portent à l’écran, en 1945, celle de La Belle et la Bête . En 1945 également, Jacques Tati forme avec Odette Joyeux le couple aussi poétique qu’insolite de Sylvie et le fantôme de Claude Autant-Lara.
Roger Corman et l’American International Pictures
L’année 1957, aux États-Unis, fut marquée par un engouement pour une «nouvelle vague» de films fantastiques. Délaissant quelque peu les savants moyenâgeux perdus dans leurs repaires, les vampires du XIIIe siècle et autres monstres d’un passé révolu, des films tels que I Was a Teenage Werewolf , réalisé par Gene Fowler Jr, et I Was a Teenage Frankenstein de Herbert L. Strock, deux films à très petit budget, interprétés par des inconnus, mais produits par une nouvelle compagnie, jeune et dynamique, l’American International Pictures (A.I.P.), mettaient enfin, dans un contexte moderne, l’épouvante au goût des moins de vingt ans. Au rythme du rock and roll, d’aimables collégiens s’y transformaient, entre deux cours de mathématiques, en d’abominables créatures. La réussite fut immédiate, considérable et durable. Les années suivantes voyaient les efforts de l’A.I.P. se préciser et s’accroître à une cadence accélérée le nombre (une soixantaine en moins de dix ans!) des films produits et réalisés par le jeune Roger Corman (né en 1926) lequel s’affirmait bientôt comme l’illustrateur attitré des œuvres d’Edgar Poe, avec pour interprète principal le subtil Vincent Price: notamment La Chute de la maison Usher (1960), Le Masque de la mort rouge et La Tombe de Ligeia (1964).
Terence Fisher et la Hammer Films
C’est également au cours de l’année 1957 qu’une compagnie modeste, la Hammer Films, présentait en Grande-Bretagne une adaptation nouvelle du roman de Mary Shelley, Frankenstein s’est échappé , réalisée par Terence Fisher, avec Peter Cushing dans le rôle du baron Frankenstein et Christopher Lee dans celui du monstre. Le succès, là aussi, fut tel que Hammer dut entreprendre tout un programme de productions fantastiques rivalisant outre-Atlantique avec l’American International.
Travaillant avec une élite de techniciens (Jack Asher pour la photo, Bernard Robinson pour les décors et Jimmy Sangster pour les scénarios), tirant tout le parti possible de la couleur et de l’écran panoramique, Terence Fisher, le réalisateur le plus représentatif de la Hammer, a véritablement été le restaurateur des mythes, permettant ainsi à la nouvelle génération de spectateurs de se familiariser avec un fantastique cinématographique «invisible» qui renoue avec la tradition de l’Universal. Citons de Terence Fisher: Le Cauchemar de Dracula (1958), avec Christopher Lee qui compose un impressionnant comte Dracula; La Revanche de Frankenstein (1958), sans oublier La Nuit du loup-garou (1961), Le Fantôme de l’opéra (1962) et une adaptation originale du roman de Stevenson, The Two Faces of Doctor Jekyll (1960).
Riccardo Freda et Mario Bava
Toujours en 1957, mais cette fois en Italie, Riccardo Freda réalisait son premier film fantastique, Les Vampires , qui fut un échec. En 1959, fort de cette expérience, Freda signe Le Monstre immortel (Caltiki ) d’un pseudonyme anglo-saxon: Robert Hampton. Le public réagit favorablement, alors, il réalise successivement deux films d’épouvante: L’Effroyable Secret du docteur Hichcock (1962) et Le Spectre du professeur Hichcock (1964), tous deux interprétés par Barbara Steele qui prit un beau départ dans l’interprétation fantastique sous la conduite de Mario Bava, l’ex-opérateur de Freda. En 1960, en effet, Bava fait ses débuts dans la mise en scène par un coup de maître: Le Masque du démon , inspiré d’un conte de Gogol. Viendront ensuite Les Trois Visages de la peur (1963), Six Femmes pour l’assassin et Le Corps et le fouet (1964), pour lequel il signe John M. Old – usage consacré pour les westerns made in Italy .
Le nouveau fantastique américain
En 1968, aux États-Unis, le fantastique, lui aussi, descendait dans la rue... Grâce à Roman Polanski et à Rosemary’s Baby , les spectateurs allaient découvrir que l’épouvante pouvait naître dans le décor banal et quotidien d’une chambre à coucher, au détour d’un simple couloir ou sur l’asphalte d’une avenue.
Quant au fantastique traditionnel, il est bien dévalué; le loup-garou, le Dr Frankenstein et sa créature ou le comte Dracula sont désormais moqués: Le Loup-Garou de Washington (1973, Milton Moses Ginsberg), Frankenstein Junior (1974, Mel Brooks), Le Vampire de ces dames (1979, Stan Dragoti).
Transposée en 1973, dans une demeure très ordinaire de Washington, sur la personne d’une fillette de douze ans, la très vieille histoire de la possession diabolique retrouve une nouvelle jeunesse avec L’Exorciste (1973, William Friedkin) qui pulvérise le «box-office». L’«habitant habité» est une composante essentielle du fantastique américain des années soixante-dix: La Malédiction (1976, Richard Donner), L’Hérétique (1977, John Boorman), Audrey Rose (1977, Robert Wise)... Son pendant – et son contraire – l’«habitat habité» ou la «maison-qui-prend-possession-de-son-locataire» fait également florès: c’est Amityville (1979, Stuart Rosenberg) – un triomphe –, L’Enfant du diable (1980, Peter Medak), Shining (1980, Stanley Kubrick), Poltergeist (1982, Tobe Hooper), bien d’autres encore...
Nous ne sommes pas davantage à l’abri derrière le volant d’une automobile: Duel (1971, Steven Spielberg) en apporte la preuve. La terreur s’installe partout: même sur des lieux de détente comme la plage des Dents de la mer (1975, S. Spielberg), la campagne visitée par des jeunes touristes dans Le Piège (Tourist Trap – 1978, David Schmoeller) ou la fête foraine de Massacres dans le train fantôme (1981, Tobe Hooper).
Un cinéma de la violence
Avec La Nuit des masques (Halloween , 1978), John Carpenter ouvrait, quant à lui, la voie à une kyrielle de tueurs, de fous criminels (psycho killers ), descendants directs de Jack l’Éventreur, du pasteur assassin de La Nuit du chasseur de Charles Laughton (1955) ou bien du Norman Bates de Psycho , d’Alfred Hitchcock (1960). Obstinément attachés à leurs proie innocentes, ils sont les menaçants protagonistes de Maniac , Pulsions , Terreur sur la ligne , Le Bal de l’horreur , Le Monstre du train , et de tant d’autres, parmi lesquels se détache l’indestructible Jason, de la série des Vendredi 13 . Entre cauchemar et réalité, Freddy Krueger, moderne croque-mitaine échappé des Griffes de la nuit (Wes Craven, 1984), persécute les adolescents tout au long de ses six films et d’une série télévisée... Dernier avatar du psycho killer : le fameux Hannibal le Cannibale qui hante Le Silence des agneaux (Jonathan Demme, 1990).
À force de surenchère et d’effets spéciaux de plus en plus élaborés, les films sanglants (gore pictures ) ont atteint un réalisme stupéfiant dans le rendu des scènes à effets (décapitations, explosions et mutilations du corps humain). La liste est longue, de Blood Feast (H. G. Lewis, 1963) – l’ancêtre – aux films de George Romero (La Nuit des morts-vivants , Zombie ), de David Cronenberg (Scanners , Videodrome , La Mouche ), en passant par Sam Raimi (Evil Dead I, II et III ) et Stuart Gordon, dont le Re-Animator (1985) introduisait une dimension qui n’avait jamais été totalement absente du genre: l’humour, sans oublier la comédie macabre de Peter Jackson (Braindead , 1992), un sommet du «gore»...
De nouveaux talents
C’est durant les années soixante-dix et quatre-vingt que de jeunes réalisateurs présentèrent, avec un succès considérable, des œuvres très personnelles. Parmi les plus significatifs, il faut citer Brian DePalma (Phantom of the Paradise , 1974; Carrie , 1976), Tobe Hooper (Massacre à la tronçonneuse , 1975), David Lynch (Eraserhead , 1977, Elephant Man , 1980), Joe Dante (Gremlins , 1984) ou Tim Burton (Beetlejuice , 1988).
Pendant ce temps-là – à l’extérieur des États-Unis – se distinguaient également: Harry Kümel, en Belgique (Les Lèvres rouges , 1971); Alexandro Jodorowsky, au Mexique (La Montagne sacrée , 1973); Dario Argento, en Italie (Suspiria , 1976; Inferno , 1979); George Miller, en Australie (Mad Max , 1979); Neil Jordan, en Grande-Bretagne (La Compagnie des loups , 1984); Lars von Trier, au Danemark (Element of Crime , 1984) ou Bigas Luna, en Espagne (Angoisse , 1987). Sans doute trop «cartésienne», la France, durant cette période, ne s’est illustrée dans le fantastique que par le biais de la légende ou du folklore: Peau-d’Âne (Jacques Demy, 1970); Litan (Jean-Pierre Mocky, 1982); La Vouivre (Georges Wilson, 1989), et, dans le domaine de la fable: Alice ou la Dernière Fugue (Claude Chabrol, 1977); Le Dernier Combat (Luc Besson, 1983); Le Passage (René Manzor, 1986).
Et la science-fiction?
Si, à en croire Variety , quinze des vingt films arrivant en tête des «meilleures recettes de tous les temps» appartiennent au fantastique, les trois premiers sont des films relevant de la science-fiction proprement dite, où le spectaculaire s’appuie sur les effets spéciaux les plus élaborés: à la première place vient le célèbre E.T., l’extra-terrestre (Steven Spielberg, 1982), suivi de la fracassante Guerre des étoiles (George Lucas, 1977) et du Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983).
Si le western n’existe plus, et si les vaisseaux spatiaux ont remplacé les chevaux, les lasers les pistolets, on trouve toujours les bons d’un côté et les méchants de l’autre... Les nouveaux héros s’appellent désormais Superman (Richard Donner, 1978), Terminator (James Cameron, 1984), Robocop (Paul Verhoeven, 1987), Batman (Tim Burton, 1989), ou Les Tortues Ninja (Steve Barron, 1990). La science-fiction et le drame vont souvent de pair: Rencontres du troisième type (Steven Spielberg, 1977), Alien (Ridley Scott, 1979), Blade Runner (Ridley Scott, 1982) ou Total Recall (Paul Verhoeven, 1990). Mais la comédie a aussi sa part dans ce domaine. Mentionnons la saga de Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985), J’ai épousé une extra-terrestre (Richard Benjamin, 1988), Chérie, j’ai rétréci les gosses (Joe Johnston, 1989) et Chérie, j’ai agrandi le bébé (Randal Kleiser, 1992).
Les années quatre-vingt-dix
Le fantastique traditionnel semble revenir en force, avec ses archétypes: les fantômes dans Ghost (Jerry Zucker, 1990); l’invisibilité dans Alice (Woody Allen, 1990); l’insolite dans La Famille Addams (Barry Sonnenfeld, 1991); le merveilleux dans Hook (Steven Spielberg, 1991); ou l’éternelle jeunesse, avec La mort vous va si bien (Robert Zemeckis, 1992).
Rien de nouveau sous les sunlights, donc. En 1992 – soixante ans après Tod Browning – Francis Ford Coppola adapte le roman de Bram Stoker. Son Dracula , œuvre romantique, tournée dans des décors gothiques et bénéficiant d’une technologie ultramoderne, est saluée par de nouvelles générations de spectateurs enthousiastes qui propulsent derechef les vampires aux premières places du box-office...
Les deux tendances essentielles du cinéma fantastique
En dehors de ces étapes primordiales, il a existé dans tous les pays et à toutes les époques des tentatives plus ou moins nombreuses pour illustrer tous les aspects du fantastique à l’écran. On ne saurait ici les citer toutes. Toutefois, deux tendances essentielles dans la conception du fantastique cinématographique se dégagent: celle du fantastique «extérieur» ou manifeste et celle du fantastique «intérieur» ou occulte.
Le premier est le fantastique classique, de tradition folklorique, qui met en scène fantômes, spectres, créatures de légendes; les monstres physiologiques: vampires, loups-garous, zombies, tels Dracula et Frankenstein; les véritables monstres humains: nains et géants (Freaks , de Tod Browning, 1932); le gigantisme animal (King Kong et sa postérité japonaise: Godzilla, Rodan, etc.) ou encore les décors fabuleux du rêve ou du cauchemar (Les 5 000 Doigts du docteur T ).
Le second est celui des atmosphères imprégnées de terreur, d’étrangeté ou d’angoisse (Cat People , La Nuit du chasseur , Psychose , La Maison du Diable ). C’est aussi celui des monstres psychologiques (Le Voyeur , Répulsion , etc.).
De nos jours, le fantastique, sous toutes ses formes, est florissant sur les écrans. Certaines œuvres réconcilient le public et la critique: La Planète des singes (un conte philosophique), Rosemary ’s Baby (la sorcellerie) et 2001, l’Odyssée de l’espace (une réflexion métaphysique sur l’homme). Sans oublier un domaine du cinéma où, d’Émile Cohl à Norman MacLaren et de Walt Disney à Tex Avery, le fantastique a toujours triomphé: le dessin animé.
Mais, plus qu’un genre , le fantastique, aujourd’hui, s’est fait aussi regard . Regard que l’artiste porte sur les êtres et les choses qui l’entourent. Le fantastique n’est plus limité à l’anecdote: c’est une manière de percevoir le monde à travers une certaine sensibilité. Nombreux sont les réalisateurs contemporains qui s’attachent ainsi à traquer la vérité – leur vérité? – au-delà des apparences et des faux-semblants. Contestation d’une réalité dont ils se plaisent à souligner toutes les ambiguïtés par le jeu de techniques cinématographiques. Qualifiée d’insolite, d’irrationnelle, leur démarche déconcerte parfois, mais ce «fantastique dans le réalisme» parvient tout de même à s’imposer auprès d’un très large public et trouve sa consécration dans les œuvres de cinéastes tels que Luis Buñuel (Belle de jour ) – malgré les apparences les plus réalistes –, Georges Franju (Judex ), Michelangelo Antonioni (Blow Up ), Ingmar Bergman (Le Silence ), Alain Resnais (L’Année dernière à Marienbad ), Federico Fellini (Huit et demi ), Jean-Luc Godard (Week-end ), André Delvaux (Un soir... un train ), Bertrand Blier (Buffet froid ) ou Peter Greenaway (Meurtre dans un jardin anglais ).
Les perfectionnements des techniques, la conquête de l’espace détourneront-ils un jour les spectateurs du fantastique? À cette question le philosophe Maurice-Jean Lefebvre répond: «L’expérience montre que le progrès des sciences ne diminue pas le recours à l’irrationnel. Il le favorise au contraire. Frustré d’une part de mystère, l’homme réagit en en sécrétant une autre. Il compense. Le ciel est-il conquis, on se retourne vers la terre, les catacombes, l’enfer et les chauves-souris» (L’Image fascinante et le surréel ).
fantastique [ fɑ̃tastik ] adj. et n. m.
• XIVe; bas lat. phantasticus, gr. phantastikos, de phantasia → fantaisie, fantasque
1 ♦ Qui est créé par l'imagination, qui n'existe pas dans la réalité. ⇒ fabuleux, imaginaire, irréel, mythique, surnaturel. Être, animal fantastique. « Nous vivions un grand roman de geste, dans la peau de personnages fantastiques » (Céline).
♢ Spécialt (1859) Où domine le surnaturel. Histoire, conte, film fantastique. La « Symphonie fantastique », de Berlioz. « les tableaux fantastiques de Brueghel » (Baudelaire).
2 ♦ Qui paraît imaginaire, surnaturel. ⇒ bizarre, extraordinaire. « La fantastique beauté des Pyrénées, ces sites étranges » (Michelet).
3 ♦ (1833) Cour. Étonnant par son importance, par sa grandeur, etc. ⇒ énorme, étonnant, extravagant, formidable, incroyable, inouï, invraisemblable, sensationnel. Une réussite fantastique. Un luxe fantastique.
♢ Excellent, remarquable. Cette femme est absolument fantastique. ⇒ épatant, formidable, génial, sensationnel. C'est vraiment fantastique ! ⇒fam. 2. super.
4 ♦ N. m. Le fantastique : ce qui est fantastique, irréel. « Il me fallait le fantastique, le macabre » (Bloy). — (1859) Le genre fantastique dans les œuvres d'art, les ouvrages de l'esprit. Le fantastique en littérature. « Tout le fantastique est rupture de l'ordre reconnu, irruption de l'inadmissible au sein de l'inaltérable légalité quotidienne » (Caillois).
⊗ CONTR. Réel, vrai. Naturaliste, réaliste. Banal, ordinaire. Naturalisme, réalisme.
● fantastique adjectif (bas latin phantasticus, du grec phantastikos, qui concerne l'imagination) Créé par l'imagination : La licorne est un animal fantastique. Qui atteint un très haut degré ; dont les qualités sont très grandes : La fantastique beauté des Alpes. Un homme fantastique. Familier. Qui s'écarte des règles, de l'habitude : Il est fantastique : il est toujours de bonne humeur. Se dit d'une œuvre littéraire, artistique ou cinématographique qui transgresse le réel en se référant au rêve, au surnaturel, à la magie, à l'épouvante ou à la science-fiction. ● fantastique (expressions) adjectif (bas latin phantasticus, du grec phantastikos, qui concerne l'imagination) Délire fantastique, synonyme de paraphrénie. ● fantastique (synonymes) adjectif (bas latin phantasticus, du grec phantastikos, qui concerne l'imagination) Créé par l'imagination
Synonymes :
Qui atteint un très haut degré ; dont les qualités sont...
Synonymes :
- effarant
- fabuleux
- irréel
- phénoménal
Contraires :
- banal
- commun
Familier. Qui s'écarte des règles, de l'habitude
Synonymes :
- fabuleux
- inouï
Délire fantastique
Synonymes :
- paraphrénie
● fantastique
nom masculin
Ce qui n'existe que dans l'imagination, ce qui relève de l'inexplicable.
Le genre (littéraire, artistique ou cinématographique) fantastique.
● fantastique (citations)
nom masculin
Antonin Artaud
Marseille 1896-Ivry-sur-Seine 1948
[…] ce fantastique dont on s'aperçoit toujours plus qu'il est en réalité tout le réel, […].
Sorcellerie et Cinéma
Gallimard
Roger Caillois
Reims 1913-Paris 1978
Académie française, 1971
Le fantastique suppose la solidité du monde réel, mais pour mieux la ravager.
Images, images…
José Corti
fantastique
adj. et n. m. Sing.
d1./d Chimérique, né de l'imagination, irréel. Une vision fantastique.
d2./d Bizarre, surnaturel. Une histoire fantastique.
|| n. m. Sing. Ce qui est fantastique.
— Genre fantastique en art, en littérature.
d3./d Qui sort de l'ordinaire, étonnant, incroyable. Le spectacle fantastique d'un volcan en éruption.
Encycl. Littér. - La littérature fantastique se caractérise par l'irruption d'un objet insolite dans le champ du réel, d'abord perturbé puis transformé. Aux légendes que le Moyen âge exalte à l'aide du merveilleux et aux contes du XVIIe s. (Perrault) succèdent les livres "noirs" du siècle des Lumières, notam. le Diable amoureux de Cazotte (1772). L'épanouissement du genre est contemporain du romantisme: en Angleterre et en Irlande, avec le roman noir (Maturin, Lewis, Mary Shelley); en Allemagne, avec les contes d'Hoffmann et d'Arnim. Citons en France, Nodier (l'"école frénétique", v. 1820), Balzac, Mérimée, Gautier, Nerval; en Russie, Gogol et Dostoïevski; aux È.-U., Poe, Irving et Hawthorne; en Pologne, Potocki. Auj., le fantastique revêt souvent la forme de la science-fiction (Ray Bradbury, Lovecraft) et inspire le cinéma. Bx-A. - La variété des thèmes fantastiques ressortit au versant nocturne des choses: la forêt (Grünewald, Dürer, Cranach, etc.), les monstres (bestiaires du Moyen âge, Deutsch, Bosch, etc.), les scènes oniriques (Moreau, Redon, Ensor, De Chirico, Dalí, etc.), les lieux d'ombre et de ténèbres (Piranèse, Goya, Hugo, Picasso, etc.).
⇒FANTASTIQUE, adj. et subst.
A.— Vieux
1. [En parlant d'une pers.] Qui donne libre cours à son imagination, se forge des chimères. Un assez grand nombre (...) de rêveurs fantastiques se promettaient, (...) l'égalité des biens, ou le suffrage universel (GUIZOT, Hist. civilisation, Leçon n° 13, 1828, p. 21).
— P. méton. [En parlant de l'activité imaginaire d'une pers.] Qui n'est qu'une construction de l'imagination, n'a aucun fondement dans la réalité. Desseins, projets fantastiques. Synon. imaginaire. Je détruis, par le raisonnement, les idées fantastiques qu'on s'est faites du ciel, et je cherche à montrer où est vraiment le ciel (P. LEROUX, Humanité, t. 1, 1840, p. V). Une justice fantastique sortie de l'imagination des utopistes (SOREL, Réfl. violence, 1908, p. 339) :
• 1. L'imagination combine les idées conservées des objets simples, non selon leurs rapports réels qui forment les êtres existans, mais dans leurs rapports possibles ou supposés tels, dont résultent des êtres ou absens, ou chimériques, ou même fantastiques et contradictoires...
SENANCOUR, Rêveries, 1799, p. 145.
2. [En parlant d'un être vivant, d'un inanimé concr.]
a) Dont l'existence est purement imaginaire, constitue une invention. Synon. fictif. Je suis dans la ferme persuasion que l'île Grande est, comme l'île Pepis, une terre fantastique; le rapport de La Roche qui prétend y avoir vu de grands arbres, est dénué de toute vraisemblance (Voy. La Pérouse, t. 2, 1797, p. 43). Il fallait (...) mentir, inventer des histoires sur un sous-chef qui n'existait pas, sur un garçon de bureau fantastique (A. DAUDET, Trente ans Paris, 1888, p. 34).
b) Qui est visible, mais sans consistance réelle. Si elle [l'eau] les eût réfléchies comme la lumière, les formes des arbres et des terres qui bordent ses rivages eussent apparu à sa surface, (...) l'illusion se fût confondue sans cesse avec la réalité. Les oiseaux eussent voltigé en vain autour d'un saule fantastique pour y faire leurs nids, et les bœufs se fussent heurtés contre un saule réel (BERN. DE ST-P., Harm. nat., 1814, p. 199). Beaucoup (...) supposaient que le corps de Jésus avait été fantastique, que toute sa vie matérielle (...) ne fut qu'une apparence (RENAN, Évangiles, 1877, p. 421).
B.— Usuel
1. Qui appartient au surnaturel, qui est créé par l'imagination. Apparition, vision fantastique; monstres, ombres fantastiques. Synon. extraordinaire, irréel, merveilleux. Toute sa vie il avait été atrocement poltron, et quand il était ivre surtout, il était assailli par les revenants, (...) par le monde fantastique des superstitions du pays (SAND, Hist. vie, t. 1, 1855, p. 282). Nous ne savons pas ce qu'il y a dans les choses, mais nous avons découvert que les diables, lutins et farfadets n'y sont pas. Que ces êtres fantastiques soient possibles ou non, cela dépasse notre portée (ALAIN, Propos, 1932, p. 1104) :
• 2. ... le penseur le plus positif est prêt à jurer qu'il y a là-bas, dans ces ombres, sous quelque bocage fantastique, un être surnaturel et solitaire, une fée quelconque...
HUGO, Rhin, 1842, p. 141.
SYNT. Animaux, bêtes, figures, oiseaux, personnages, terreurs fantastiques.
— Emploi subst. masc. à valeur de neutre. Ce qui est surnaturel. Synon. féerique, irréel, surnaturel. Sans être précisément un vampire, une goule, un homme artificiel (...) il [un personnage mystérieux] participait, au dire des gens amis du fantastique, de toutes ces natures anthropomorphes (BALZAC, Sarrasine, 1831, p. 396). Moi qui, dès l'enfance, fus pourtant fermé au fantastique, à l'étrange, qui ne pouvais souffrir les histoires de nains et de fées (MAURIAC, Mém. intér., 1950, p. 27) :
• 3. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et d'un noir bien vulgaire depuis qu'elle n'a plus d'apparitions. On se dit : « Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout l'inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu'un canal épuise; la science, de jour en jour, recule les limites du merveilleux ».
MAUPASSANT, Contes et nouv., t. 2, Peur, 1884, p. 958.
2. Qui paraît imaginaire, surnaturel. Apparence, aspect, effet fantastique; formes, reflets, rochers fantastiques. La présence de M. de Monte-Cristo chez elle à une pareille heure, son entrée mystérieuse, fantastique, inexplicable, par un mur, semblaient des impossibilités à la raison ébranlée de Valentine (DUMAS père, Monte-Cristo, t. 2, 1846, p. 558). J'ai toujours aimé les voyages à l'heure crépusculaire. C'est le moment où la nature se déforme et devient fantastique (HUGO, Fr. et Belg., 1885, p. 157).
— P. ext. Dont la réalité, pourtant fondée, dépasse l'imagination par une certaine démesure. Synon. extraordinaire, fabuleux, faramineux (fam.), incroyable, mirifique, prodigieux. L'aisance fantastique du baron de Rothschild (BANVILLE, Odes funam., 1859, p. 163). Quelle effronterie fantastique!... (...) c'était une réflexion inouïe!... absolument inédite (CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p. 502).
• 4. ... nous vîmes l'immense et fantastique atelier du tissage : deux cents métiers, cent ouvriers. Cette variété infinie de mouvements sous une action commune est une des plus saisissantes choses que j'aie jamais vues. Cela ne peut ni s'imaginer, ni se rêver.
MICHELET, Journal, 1842, p. 475.
3. En partic., littér. et B.-A.
a) Emploi adj. [En parlant d'un auteur, d'un artiste; p. méton. de leur œuvre] Qui met en scène, présente des êtres irréels, des phénomènes surnaturels. Auteur, cinéma, conte, écrivain, histoire, œuvre, peinture, récit fantastique. Chez un Allemand, le conte de fées serait plus fantastique, plus féerique de tout point, non corrigé par la raison (SAINTE-BEUVE, Nouv. lundis, t. 1, 1861, p. 311). J'ai reçu les dessins fantastiques qui m'ont diverti (FLAUB., Corresp., 1872, p. 355). Jaloux m'a prêté « Ferelith », roman fantastique de Lord Kilmarnoch (...). C'est l'histoire d'une femme à qui un fantôme fait un enfant (GREEN, Journal, 1936, p. 50).
b) Emploi subst. Genre littéraire, artistique, caractérisé par l'évocation de thèmes surnaturels; p. méton. évocation du surnaturel dans une œuvre, chez un auteur. Le fantastique, qui lui semblait autrefois un si vaste royaume du continent poétique, ne lui en apparut que comme une province; il comprit qu'on ne fera jamais rien de beau en inventant des animaux qui ne sont pas, des plantes qui n'existent point, en donnant des ailes à un cheval, des queues de poisson à des corps de femmes (FLAUB., 1re Éduc. sent., 1845, p. 241). Son fantastique [de Goya] ne vient pas des albums de caprices italiens, mais du fond de la peur des hommes (MALRAUX, Voix sil., 1951, p. 97) :
• 5. Quand on pense aux innombrables trouvailles de Nosferatu, au carrosse noir dans la montagne, au pont des fantômes, aux chevaux qui s'ébrouent à l'aube, dans la prairie, au glissement du bateau noir qui porte le vampire sur les eaux du canal désert, on est tenté de croire que les metteurs en scène ont perdu le sens du fantastique et que Murnau était seul à savoir faire un film de ce genre.
GREEN, Journal, 1932, p. 110.
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. 1694-1932. FÉR. 1768 et FÉR. Crit. t. 2 1787 rappellent que quelques-uns usent de la graph. étymol. phantastique qu'ils jugent arch. (cf. fantôme). Étymol. et Hist. A. Adj. 2e moitié XIVe s. [ms.] « qui est créé par l'imagination, qui n'existe pas dans la réalité » (Légende doree, Maz. 1729, fol. 32b ds GDF. Compl.); 1392 (A. N. JJ 144, pièce 128 : home lunatic ou par aucuns intervalles fantastic). B. Subst. 1536 « fou insensé » (CALVIN, Inst. I, p. 27 ds HUG.); 1738 « ce qui n'existe que dans l'imagination » (PIRON, Métromanie, II, 8 ds LITTRÉ); 1821 genre littér. (NODIER, Smarra, p. 10 : L'Odyssée d'Homère est du fantastique sérieux). Empr. au b. lat. phantasticus « imaginaire, irréel », gr. . Fréq. abs. littér. :1 172. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 1 644, b) 2 254; XXe s. : a) 1 957, b) 1 195.
DÉR. Fantastiquement, adv. a) [Correspond à fantastique A 2] De façon prodigieuse, extraordinaire. Synon. extraordinairement, fabuleusement, incroyablement. Ma conception s'est fantastiquement élargie (VALÉRY, Corresp. [avec Gide], 1891, p. 122). Les insectes, si formidablement outillés pour l'attaque et si fantastiquement cuirassés (MAETERLINCK, Intellig. fleurs, 1907, p. 185). b) [Correspond à fantastique B] D'une manière étrange, surnaturelle. Ô la rivière dans la rue! Fantastiquement apparue (VERLAINE, Œuvres compl., t. 1, Romances sans par., 1874, p. 55). Or, la lune qui point tout juste en ce moment, Semble s'y regarder si fantastiquement [dans l'étang], Que l'on dirait, (...) Une tête de mort éclairée en dedans (ROLLINAT, Névroses, 1883, p. 326). — []. Cf. fantôme. — 1re attest. XVe s. [ms.] « d'une manière fantastique » (EVRART DE CONTY, Prob. d'Aristote, BN 210, f° 211a); de fantastique, suff. -ment2. — Fréq. abs. littér. : 17.
BBG. — GALL. 1955, p. 494. — LEW. 1960, p. 20, 251. — MAT. Louis-Philippe. 1951, p. 298. — ROQUES (G.). La Lexicogr. et l'alchim. R. Ling. rom. 1974, t. 38, p. 455.
fantastique [fɑ̃tastik] adj. et n. m.
ÉTYM. V. 1361; bas lat. phantasticus, grec phantastikos, de phantasia. → Fantaisie.
❖
———
I Adj.
1 Vx. (Personnes; facultés humaines). Qui se laisse aller à ses rêveries, à sa fantaisie. || Un esprit fantastique. ⇒ Chimérique (→ Apprenti, cit. 3).
♦ Vieilli. || Projets fantastiques. ⇒ Imaginaire.
2 Littér. Qui est créé par l'imagination, qui n'existe pas dans la réalité. ⇒ Fabuleux, imaginaire, irréel, surnaturel. || Être, personnage, animal fantastique.
1 (…) Persée, Bacchus, et d'autres personnages fantastiques ont des temples.
Voltaire, Essai sur les mœurs, Introd., Des Grecs…
2 (…) l'abbaye escarpée, poussée là-bas, loin de terre, comme un manoir fantastique, stupéfiante comme un palais de rêve, invraisemblablement étrange et belle (…)
Maupassant, Clair de lune, « Légende du Mont-Saint-Michel ».
3 Nous vivions un grand roman de geste, dans la peau de personnages fantastiques (…)
Céline, Voyage au bout de la nuit, p. 94.
♦ Qui suscite une impression d'irréalité, d'étrangeté (et peut faire l'objet d'un récit fantastique, au sens 3.).
3.1 (Pour Kafka et Blanchot…) il n'est plus qu'un seul objet fantastique : l'homme. Non pas l'homme des religions et du spiritualisme, engagé jusqu'à mi-corps seulement dans le monde, mais l'homme-donné, l'homme-nature, l'homme-société, celui qui salue un corbillard au passage, qui se met à genoux dans les églises, qui marche en mesure derrière un drapeau.
Sartre, Situations I, p. 127.
♦ Spécialt (d'une apparence). Qui est visible, mais n'a pas de réalité propre (reflets, etc.). ⇒ Fantomatique.
3 (1859). Dont le contenu est hors du possible et du réel. || Histoire fantastique où domine le surnaturel. || La « Symphonie fantastique » de Berlioz.
4 Dans les tableaux fantastiques de Brueghel le Drôle se montre toute la puissance de l'hallucination.
Baudelaire, Curiosités esthétiques, Quelques caricaturistes étrangers, IV.
♦ Spécialt. En littérature, Se dit des œuvres où des éléments non naturels ou non vraisemblables sont intégrés au récit et peuvent recevoir une interprétation naturelle (⇒ Étrange) ou surnaturelle (⇒ Merveilleux) sans que le lecteur puisse en décider d'après le texte (→ ci-dessous, cit. 14, T. Todorov). || Récit, conte fantastique. || Genre fantastique. || Littérature, discours fantastique.
5 Le retour au moyen âge, la ferveur catholique du premier groupe romantique devaient tout naturellement ramener la littérature à l'exploitation du décor et du personnage infernal, remis à la mode par Nodier et le succès des contes fantastiques d'Hoffmann.
Émile Henriot, les Romantiques, p. 447.
5.1 Dans le fantastique, l'événement étrange ou surnaturel était perçu sur le fond de ce qui est jugé normal et naturel; la transgression des lois de la nature nous en faisait prendre encore plus fortement conscience. Chez Kafka, l'événement surnaturel ne provoque plus d'hésitation car le monde décrit est tout entier bizarre, aussi normal que l'événement même à quoi il fait fond. Nous retrouvons donc ici (inversé) le problème de la littérature fantastique — littérature qui postule l'existence du réel, du naturel, du normal, pour pouvoir ensuite le battre (…) en brèche — mais Kafka est parvenu à le dépasser. Il traite l'irrationnel comme faisant partie du jeu : son monde tout entier obéit à une logique onirique (…)
Tzvetan Todorov, Introd. à la littérature fantastique, p. 181.
4 (1580). Qui paraît imaginaire, surnaturel; par ext., qui présente une apparence étrange, hors du commun, et qui stimule l'imagination. ⇒ Bizarre, extraordinaire. || L'aspect fantastique des cactus (cit. 1). || Des clartés (cit. 3) fantastiques. || Un monde fantastique (→ Cour, cit. 5). || Spectacle d'une fantastique beauté. ⇒ Féerique.
6 (…) la fantastique beauté des Pyrénées, ces sites étranges, incompatibles, réunis par une inexplicable féerie (…)
Michelet, Hist. de France, III, t. II, p. 119.
7 (…) créature maladive et fantastique, dont la poésie brille bien plus dans sa personne que dans ses œuvres (…)
Baudelaire, la Fanfarlo.
8 Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés de la campagne, l'on voit, plongé dans d'amères réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques.
Lautréamont, les Chants de Maldoror, p. 21.
8.1 Les murs d'enceinte présentent, à l'intérieur, un chemin de ronde (…) Une grande place, et un fort à demi ruiné. Tout cela fantastique, au clair de lune.
Gide, Voyage au Congo, in Souvenirs, Pl., p. 826.
5 (1833). Cour. Étonnant par son importance, par sa grandeur, etc. ⇒ Énorme, étonnant, extravagant, formidable, incroyable, invraisemblable. || Une réussite fantastique. || Un luxe fantastique. || Marchandises à des prix fantastiques, exceptionnellement bas.
♦ (Intensif). Excellent, remarquable. || Ce type est absolument fantastique. ⇒ Épatant, formidable, sensationnel. || C'est vraiment fantastique !
8.2 Quelle effronterie fantastique ! (…) c'était une réflexion inouïe.
Céline, Mort à crédit, Pl., t. I, p. 502.
———
II N. m. (1738). || Le fantastique.
1 Ce qui est fantastique, irréel, extraordinaire (→ Énormité, cit. 4).
9 Il me fallait le fantastique, le macabre, les ténèbres denses (…)
Léon Bloy, la Femme pauvre, I, XXVII.
10 Cette idée plut à mon imagination puérile, qui était encore près du fantastique (…)
J. de Lacretelle, Silbermann, p. 31.
2 (1859). Le genre fantastique dans les œuvres d'art, les ouvrages de l'esprit. || Le fantastique en littérature, venu d'Allemagne, pénétra en France vers 1830. || Aminadab (de Blanchot) ou du fantastique considéré comme un langage, essai de Sartre (cit. 11, ci-dessous). || Le fantastique dans les arts plastiques, à l'écran. ⇒ Expressionnisme (cit. 2).
11 Il n'est ni nécessaire, ni suffisant de peindre l'extraordinaire pour atteindre au fantastique. L'événement le plus insolite, s'il est seul dans un monde gouverné par des lois, rentre de lui-même dans l'ordre universel (…) On ne fait pas sa part au fantastique : il n'est pas ou s'étend à tout l'univers (…)
Sartre, Situations I, p. 124.
12 Le monde de l'art est fantastique en ce que les relations entre ses éléments ne sont pas celles du réel; mais d'un fantastique essentiel, distinct des inventions de l'imaginaire, et non moins présent dans Velasquez et dans Titien que dans Bosch ou dans Goya, dans Keats que dans Shakespeare.
Malraux, les Voix du silence, p. 310.
13 Tout le fantastique est rupture de l'ordre reconnu, irruption de l'inadmissible au sein de l'inaltérable légalité quotidienne.
14 Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu'on le rencontre rarement. Le fantastique occupe le temps de cette incertitude; dès qu'on choisit l'une ou l'autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l'étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel.
Tzvetan Todorov, Introd. à la littérature fantastique, p. 29.
❖
CONTR. Réel, vrai. — Naturaliste, réaliste. — Banal, ordinaire. — Naturalisme, réalisme.
DÉR. Fantastiquement.
Encyclopédie Universelle. 2012.