AFFECTIVITÉ
Quoique n’ayant guère plus d’un siècle d’existence, et d’un usage aujourd’hui devenu courant, le terme d’«affectivité», de la même famille qu’«affect» ou «affection», est chargé d’une ambiguïté qui traverse les âges: impliquant plus ou moins une passivité qui échappe à la maîtrise de la raison, l’affectivité est, en tant que «lieu» ou «système» des affects, plus ou moins éloignée ou rapprochée – parfois jusqu’à la confusion – du «lieu» ou «système» des passions. Avec la rigueur qui lui est propre, Kant est le premier à avoir clairement distingué l’affect de la passion, et est en ce sens, bien avant l’apparition du terme dans le vocabulaire, le premier philosophe de l’affectivité. Cette distinction permet de jeter un regard rétrospectif jusqu’aux Grecs, et de débrouiller le traitement philosophique – fût-il négatif – de la question aux XIXe et XXe siècles, jusques et y compris Heidegger, qui, en notre temps, l’a radicalement renouvelée. La perspective historique montre que «la chose même» que le terme désigne a toujours été pensée dans notre tradition aux croisements de la philosophie et de la médecine – mais aussi de l’expérience religieuse. Si l’on veut aujourd’hui envisager une phénoménologie de l’affectivité, ce ne peut être qu’en la confrontant à ces «pathologies de l’âme humaine» que sont les névroses et les perversions, mais aussi, par-delà ce que la psychanalyse a mis à jour, les psychoses. Les premières pourraient être nommées «pathologies des passions», au sens où, déjà, en parlait Marivaux: «Notre vie est moins chère que nous, que nos passions. À voir quelquefois ce qui se passe dans notre instinct là-dessus, on dirait que, pour être, il n’est pas nécessaire de vivre, que ce n’est que par accident que nous vivons, mais que c’est naturellement que nous sommes.» Les secondes pourraient, en revanche, être désignées comme des «pathologies de l’affectivité», portant la menace de la dislocation au cœur de l’existence (la vie) elle-même. Dans la mesure cependant où ce sur quoi ouvre la notion a toujours été l’objet d’un problème pour la philosophie – problème explicitement élaboré par elle –, son traitement paraît devoir être, préalablement, philosophique.
1. Difficultés du concept
C’est dans un contexte relativement indécis, aux frontières entre la philosophie et la psychologie, que le terme «affectivité» apparaît dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’équivoque de désigner tout à la fois le pouvoir d’être affecté et le «système» des «affects», lesquels se distinguent des sensations en tant que celles-ci sont exogènes alors qu’ils sont censés être endogènes. L’affectivité suppose donc la distinction entre la subjectivité, en tant qu’intériorité de la psyché, et l’extériorité du monde extérieur. Le terme «affect» est cependant d’origine plus ancienne, puisqu’il remonte à la seconde moitié du XVIIIe siècle, et semble désigner, plus ou moins indistinctement, le sentiment, l’émotion, voire la passion. Il dérive en effet du terme latin afficere qui signifie l’aptitude à être touché, et implique une modification subie par ce qui est ainsi «touché». Il y a dans le concept d’affectivité le concept d’une passivité – ce qui semble justifier son rapprochement avec le concept de «passion» ou de pathos –, et même, en un sens, d’une passivité constitutive du sujet. À ce titre, le problème sera toujours de savoir si l’affectivité endogène du sujet lui est strictement co-originaire ou si elle ne trouve à se déployer qu’à l’occasion de la rencontre d’un objet ou d’un événement extérieur – si le sujet est originairement affecté et affectif ou s’il ne l’est, perdant la neutralité de son autonomie, qu’en étant pour ainsi dire «obnubilé» par ses affects ou ses passions.
Quoi qu’il en soit, le concept d’affectivité émerge dans le cadre de l’institution moderne du sujet et de la subjectivité. Dira-t-on, à supposer qu’une «chose» ne commence à exister que quand elle est désignée par un nom ou un concept, que l’affectivité est une «invention» récente, et qu’elle n’existait pas auparavant? Ce serait là un nominalisme excessif, négligeant que ce que nous rassemblons depuis un siècle par le terme d’affectivité est en réalité propre à toute humanité, c’est-à-dire, dans la mesure où il n’y a pas d’humanité sans culture – sans institution symbolique d’humanité –, propre à toute culture. L’affectivité, pour autant qu’elle désigne «la chose même» à débattre, est donc autrement «codée» dans d’autres cultures, soit qu’elle apparaisse sous forme dispersée dans les récits mythiques ou mythologiques, soit qu’elle s’oriente et s’organise dans les textes religieux, soit encore qu’elle se rassemble, mais en portant d’autres noms, dans l’investigation philosophique. À cet égard, pour nous prémunir contre le risque d’ethnocentrisme qui consisterait à aller chercher l’affectivité là où elle ne se trouve peut-être pas, il faut limiter notre enquête au contexte d’origine du concept. Il est préférable, en effet, de l’expliciter rigoureusement, de la circonscrire autant qu’il est possible, avant d’entreprendre la recherche de ses équivalents dans d’autres cultures. Cela d’autant plus que, comme on va le voir, le concept d’affectivité, en tant que lié à celui de subjectivité, a été rapidement mis en question par Heidegger dans Être et Temps et dans une part importante de son œuvre ultérieure. Le lien et la disjonction entre l’affectivité et la subjectivité ont été l’objet du travail philosophique, et c’est à partir de là que se libère quelque chance de retrouver quelque chose comme l’affectivité dans la tradition philosophique elle-même.
Avant d’en venir à une sorte d’histoire problématique de la conjontion, puis de la disjonction entre affectivité et subjectivité, il faut cependant envisager le premier traitement systématique, quoique implicite, qu’en a proposé Kant, véritable charnière entre ce qui apparaît, après lui, comme deux époques de la modernité philosophique: la première, plus proprement «métaphysique» et, en ce sens, plus ancrée dans la tradition, et la seconde, plus «problématique» et, en ce sens, réfléchissant toute la tradition de manière critique.
2. La disjonction de l’affect et de la passion: Kant
La profonde nouveauté de Kant dans l’histoire de la philosophie, le «renversement» ou la «révolution copernicienne», consiste en sa conception architectonique de la pensée, c’est-à-dire en ce que les termes (concepts) et les choses (Sachen ) de la pensée dépendent, dans leur pouvoir de signifier, de l’orientation préliminaire de la pensée au sein du champ symbolique des concepts et de la langue dans et avec lesquels elle travaille. Il n’y a pratiquement pas, chez Kant, de distinction et de définition qui ne soient pas déterminées par une «motivation» architectonique, c’est-à-dire, en quelque sorte, par un «système» d’orientation. Par là, elles perdent leur statut ontologique-métaphysique, pour gagner leur statut architectonique, à savoir leur relativité eu égard aux axes d’orientation de la pensée, qui sont, on le sait, l’âme, le monde et Dieu – inaccessibles au traitement philosophique systématique. Ainsi, dire que l’homme est un «animal raisonnable», ne revient-il pas à dire que l’homme est un animal pourvu de logos ou de raison, mais à dire, en quelque sorte, que la langue philosophique est amenée à distinguer, en l’homme, une sensibilité et une raison – et la division bien connue de l’esprit (Gemüt ) et de la connaissance en «facultés» ou pouvoirs (Vermögen ) n’est pas elle-même métaphysique (ontologique) mais «topique». C’est dans le cadre de cette réflexion critique de la tradition philosophique, ou du redéploiement sur elle-même de la langue philosophique, que Kant propose de distinguer radicalement affects et passions, et ébauche par là, quoique en filigrane, le premier traitement philosophique systématique de l’affectivité – avant que le terme, absent comme tel de son œuvre, ne soit apparu.
Dans une note à la «Remarque générale» afférente au paragraphe 29 de la Critique de la faculté de juger , il écrit: «Les affects sont spécifiquement distincts des passions (Leidenschaften ). Les premiers se rapportent simplement au sentiment; les secondes appartiennent à la faculté de désirer, et sont des penchants qui rendent difficile ou impossible toute déterminabilité du libre arbitre par des principes. Ceux-là sont tempétueux et irréfléchis, celles-ci sont durables et réfléchies: ainsi l’indignation comme colère est un affect; mais la haine (soif de vengeance) est une passion. Celle-ci ne peut jamais et sous aucun rapport être dite sublime; parce que si dans l’affect la liberté de l’esprit (Gemüt ) est à vrai dire entravée, dans la passion elle est supprimée.» Cette distinction fait écho à celle de l’anthropologie. Ce qui les distingue est leur rapport au temps, leur rapport à la raison et par là au sentiment du sublime – auquel correspond un affect du sublime. Alors que l’affect est fugace comme le temps qui s’écoule, et que cela le rend propre à entrer dans la temporalisation du schématisme de l’imagination – cela, pourrait-on dire aussi, en vertu de son caractère irréfléchi –, les passions sont durables, «parce qu’elles utilisent à leur profit l’ordre et la stabilité qu’apporte la raison, et occupent aussi, en quelque sorte, la faculté de désirer» (F. Marty). En quelque sorte, les passions s’endurcissent en pervertissant la raison, ce qui en fait une espèce de «maladie incurable», à la mesure de leur travail souterrain, de leur perfidie et de leur dissimulation – on ne peut s’empêcher de penser, ici, au concept freudien de «pathologie psychique». Dans l’anthropologie, les passions proprement dites viennent de la culture, et sont liées à «l’opiniâtreté d’une maxime établie en vue d’une fin déterminée»: elles signifient donc que la raison y est asservie – et pervertie en tant que la fin déterminée y est prise pour le tout de la raison, c’est-à-dire pour sa liberté, et c’est pourquoi les passions ne peuvent jamais être dites sublimes. À l’inverse, les affects sont «sincères et ouverts», et leur insertion dans le temps les rend bénéfiques; leur caractère tumultueux signifie plutôt leur corporel, donc leur influence sur la santé, «leur lien avec la condition finie de l’homme» (F. Marty). S’ils peuvent «entraver» la liberté de l’esprit, ce n’est que dans le moment de leur irruption, leur détente incitant à schématiser le temps dans le temps. De la sorte, ils peuvent être dits «sublimes», c’est-à-dire ouvrir, du cœur de leur caractère sensible, sur l’illimité, et, par là, sur l’abîme du suprasensible. En ce sens, même la colère peut être sublime, en tant non pas qu’elle «asservit» la raison, mais qu’elle l’«affecte». Mais il n’y a pas, pour Kant, de raison qui ne soit, selon le mot de François Marty, «raison affectée»: «L’homme se définit bien par la raison, en toute sa force, mais elle ne se rencontre jamais en lui que sous la figure d’une “Raison affectée”.»
Cette importante distinction – que l’on retrouvera implicitement à l’œuvre jusque chez Heidegger, tant l’affect kantien, que l’on a aussi traduit, significativement, par «émotion», fait irrésistiblement penser à la Stimmung –, fait écho à celle que Rousseau, déjà, avait recherchée à travers toute son œuvre, entre la véracité d’une «voix» de la sensibilité qu’il imaginait venue de la nature, et la fausseté ou perversité des passions humaines qu’il rapportait à la civilisation comme culture des «artifices», eux-mêmes censés suppléer aux déficiences de la «voix» cachée dans les plis et replis de ce qui, proprement, se stabilise, se fige en s’instituant. Tout comme chez Rousseau, qui a souvent été mal compris, la distinction signifie la différence «topique» entre la sensibilité qui s’ouvre dans l’affect à ce qui l’excède absolument (chez Kant: la raison) et la sensibilité qui se ferme dans la passion à ce même excès en se l’appropriant et en l’utilisant à son profit pour s’y endurcir. L’affect s’ouvre à l’excès par le biais de la temporalisation, mais d’une temporalisation qui, on le sait, échoue à se reprendre, c’est-à-dire échoue au seuil de l’excès, dès lors sublime, qui en surgit. En ce sens, la passion peut être comprise comme un court-circuit prématuré de cette temporalité, qui la fait tourner en elle-même comme en l’apparence d’une stasis – apparente stabilité qui est aussi, selon l’énigmatique double sens du mot grec, conflit de la raison (pratique) avec elle-même. La perversion de la raison par la passion est, on le sait, chez Kant, l’origine du mal, et, en ce sens, le mal est aussi radical. S’il y a, dans l’«affectivité», rencontre, pour ainsi dire harmonique, entre la sensibilité et ce qui l’excède – ce qui fait du Gefühl , du sentiment, chez Kant, quelque chose d’à la fois sensible et spirituel, un certain type de «continuité» entre l’un et l’autre qui n’est pas transparence, à moins de prendre le mot dans son sens étymologique –, il y a, dans les passions, malencontre disharmonique, et générateur de servitude («l’asservissement de la raison»), puisque, se cultivant avec toutes les ressources de l’intelligence, la passion s’obnubile elle-même sur elle-même, perd tout axe d’orientation symbolique, étant à elle-même son propre axe, le simulacre de sa propre origine. De là vient peut-être ce que l’on entend généralement par l’«obnubilation» ou l’«aveuglement» des passions.
Parmi les affects, il faut compter la colère mais aussi l’impassibilité, le rire et les pleurs, l’étonnement, le respect (qui naît dans l’instant de la conscience de la loi morale), l’admiration, l’enthousiasme (où l’imagination est «sans bride», alors qu’elle est «sans règle» dans le fanatisme). Il y a communication entre les affects et le sentiment du sublime, alors qu’il n’y en a pas entre celui-ci et les passions. Finalement, ce qui distingue les affects des passions est l’ouverture des premiers à l’illimité et rien n’empêche, a priori, tel ou tel affect de se refermer en passion. Il n’est pas jusqu’au sentiment du sublime qui ne puisse se cultiver pour lui-même en passion mégalomaniaque du grandiose ou du gigantesque – de même que le sentiment du beau peut dégénérer en passion narcissique de l’«esthétisme».
3. Affectivité et passions dans la tradition classique
Sans pouvoir entrer ici dans l’extrême complexité et la richesse immense de l’expérience grecque de l’affectivité et des passions – notamment dans la littérature tragique –, il est néanmoins possible de placer quelques repères significatifs chez les philosophes. «Le Grec, écrit E. R. Dodds, a toujours vu dans l’expérience d’une passion une chose mystérieure et effrayante, l’expérience d’une force qui est en lui, qui le possède au lieu d’être possédée par lui. Le mot lui-même pathos en témoigne: comme son équivalent latin passio , il signifie quelque chose qui “arrive à” un homme, quelque chose dont il est la victime passive. Aristote compare l’homme dans un moment de passion à des personnes endormies, démentes ou ivres: sa raison, comme la leur, est suspendue.» À la passion correspond, chez Homère, l’atê comme état d’obscurcissement, comme «folie» passagère et «démonique», d’origine surnaturelle – le daimon se sert de l’esprit et du corps humain comme d’un instrument. Nulle place ne semble être faite, dans ce contexte, à ce que nous avons relevé avec Kant comme l’affect, pour lequel il n’y a, semble-t-il, pas de nom. Dans le Phédon , Platon défend l’idée que l’âme rationnelle, celle qui a le logos , «ne pourra reprendre sa véritable nature, qui est divine et sans péché, qu’une fois purgée de la “folie du corps” par la mort et par l’ascèse», et «que la vie bonne est la pratique de cette purgation, meletê thanatou» (E. R. Dodds). Et cependant, tout en écrivant, dans La République (IX, 572 b) qu’«il existe au fond de chacun de nous une forme terrifiante, sauvage et indisciplinée (anomon ) de désirs» et que «c’est bien là ce qui se manifeste dans les rêves», il conçoit, dans le même texte, les passions non plus simplement comme quelque chose d’origine extérieure dont il faudrait se débarrasser, «mais comme un élément nécessaire à la vie de l’esprit, et même comme une source d’énergie qui peut être “canalisée” vers une activité soit sensuelle soit intellectuelle» (E. R. Dodds). Le conflit (stasis ) entre les passions et la vie sage n’est donc plus un conflit contre quelque chose d’extérieur, mais un conflit interne à deux parties de l’âme, dont la théorie est formulée dans Le Sophiste (227 d-228 e). Et l’on sait le rôle central de l’éros dans Le Banquet et le Phèdre , pour l’accession à la disposition au savoir (cf. D. Montet). À cet égard, déjà, on trouve chez Platon la distinction, dans la «chose même», entre l’amour comme passion qui se ferme et se durcit et ce que nous nommerions l’amour comme affect – les deux sollicitant les puissances du désir.
Cette ambiguïté des «passions», selon qu’elles obnubilent ou qu’elles livrent au passage, éventuellement en y aidant, à la vie sage, caractérise d’une certaine manière la conception grecque de la sensibilité humaine. Ainsi le «pathique» est-il tantôt finement analysé en tant qu’obstacle, mais aussi ressource de la vie éthique, comme chez Aristote, en particulier dans l’Éthique à Nicomaque , tantôt entièrement rejeté comme obnubilant et obscurcissant – comme si tout affect se confondait avec la passion –, par exemple chez les stoïciens orthodoxes, les épicuriens et les sceptiques – tout trouble devant être éliminé en vue de l’ataraxia .
Comme toujours cependant, les choses sont beaucoup plus complexes dans le détail. Deux cas valent la peine d’être signalés: celui du livre II de la Rhétorique d’Aristote et celui de la conception des passions dans l’ancien stoïcisme. Ce qui fait tout l’intérêt de l’étude aristotélicienne des passions dans la Rhétorique – intérêt fortement souligné par Heidegger dans Être et Temps – est qu’elle ne distingue pas entre l’événement intérieur et l’attitude extérieure qui le manifeste, et qu’elle analyse plus particulièrement des comportements – Heidegger, on y reviendra, y voit la possibilité de disjoindre l’affectivité de la subjectivité. Chaque «passion» est en effet décrite, dans le cadre de l’«art rhétorique», qui est par définition social ou intersubjectif, en trois parties: l’indication des dispositions durables dans lesquelles on est porté à l’éprouver; l’énumération des personnes envers lesquelles on la ressent ordinairement; le dénombrement des objets à propos desquels elle peut être émue (M. Dufour). Sont passés en revue la colère, le calme, l’amitié, la haine, la crainte, l’assurance, la honte, l’impudence, l’obligeance, la désobligeance, la pitié, l’indignation, l’envie, l’émulation. Ces «passions» qui ne sont ici ni vertus ni vices, qui sont donc prises hors de toute dimension éthique, sont comprises comme les causes, accompagnées de plaisir ou de peine, dont les changements font porter aux hommes des jugements différents, et Aristote les étudie dans leur contingence. Après quoi il envisage les caractères (éthà ), comme étant ceux des auditeurs auxquels l’orateur doit adapter son discours, et ils sont à leur tour décrits selon les passions (kata ta pathè ), les habitus (tas hexeis ), les âges et les conditions de fortune. Il s’agit donc, en un sens, d’une description quasi phénoménologique du contexte intersubjectif possible dans lequel intervient l’art de l’orateur. Même si les analyses aristotéliciennes sont très décevantes pour un phénoménologue, elles indiquent au moins le lien toujours déjà noué entre la «passion», l’«émotion» ou l’«affect» (Aristote ne les distingue pas) et des contextures de langage. Certes, on pressent, ou on sait depuis toujours qu’un homme ou un groupe d’hommes entêtés dans une passion sont impossibles à convaincre ou à persuader. Mais l’étude aristotélicienne, par sa finesse, montre bien toute la subtilité de la distinction entre la passion comme mania , comme «folie», et la passion, que l’on pourrait nommer «affect» selon la distinction kantienne, en tant qu’elle peut être utilisée voire mobilisée par le logos persuasif. Aristote nous apprend, plus radicalement peut-être que Platon, que le pathos , pour être muet, n’est pas pour autant alogos , ne signifie pas pour autant une interruption catastrophique du logos , mais quelque chose qui, comme un temps fort ou faible, peut faire partie du logos . Cela ouvre d’ailleurs, en quelque sorte à rebours, sur le lien entre pathos et ethos , et sur la distinction éthique qui peut être faite entre pathos comme «vice» – ce qui relèverait des passions au sens kantien – et pathos comme «vertu» – ce qui relèverait des affects dans la conception de Kant.
Sans qu’il soit possible de relever de quelconques filiations – tant les documents nous manquent – et sans qu’il soit possible non plus de débrouiller les apparentes contradictions de la doctrine – nous ne disposons que de fragments plus ou moins épars –, il semble bien qu’il y ait eu, dans l’ancien stoïcisme, une conception double du pathos comme «passion» et comme «affect». D’une part, en effet, les stoïciens soutiennent que «la passion (pathos ) n’est pas différente de la raison (logos )» (Stoicorum Veterum Fragmenta , S.V.F. , t. II, fragm. 459, ll. 27 et 28), que «la passion et la raison ne s’opposent pas entre elles ni ne s’affrontent, [mais qu’]elles sont les deux aspects d’une même âme» (ibid. , ll. 28 et 29), ou «qu’il n’y a pas de différence de nature entre la partie irrationnelle et passionnelle de l’âme et sa partie rationnelle» (ibid. , ll. 17 et 18). Selon la formule de Chrysippe, l’homme est «continu», et le «siège de la raison» (hégémonikon ) est transféré de la tête dans le cœur. Cette doctrine, où Maria Daraki voit l’origine de la «psychologie des affects» et de la «psychologie de l’intelligence», va, indique-t-elle, contre les théories médicales de l’époque qui situaient la faculté pensante dans la tête et les «affects» dans le cœur. Mais, d’autre part, cette conception est en contradiction ouverte avec cette autre définition stoïcienne de la passion: «impulsion démesurée (ametros ), déraisonnable (alogos ) et contraire à la nature» (par exemple S.V.F. , t. I, fragm. 205). «Contraire à la nature», cela est à comprendre, selon Chrysippe, s’opposant au logos droit de la nature. Et de fait, il semble, toujours selon Maria Daraki, que tout tienne dans la mesure ou la démesure de l’«impulsion» (hormè ), qui s’articulent respectivement à l’«appétit» (orexis ), apanage du sage, et au désir (epithumia ) allié au plaisir (hédonè ), propre au phaulos , autre race d’hommes, pervertie originairement par la démesure des passions, et apparemment «incurable». À cet égard, c’est aussi parce qu’elle est démesurée que la passion est, selon l’expression de Chrysippe, «un jugement» – mais unilatéral et faux. On se retrouve très près de la distinction kantienne, plus teintée de stoïcisme qu’il le semble à première vue, puisque «la notion d’“homme continu” vaut aussi bien pour le vilain que pour le sage, mais avec des résultats diamétralement opposés» (M. Daraki). La continuité souterraine, transhistorique, est également frappante avec Rousseau, puisque l’«affect», comme «impulsion» ou «émotion» mesurée, trouve sa mesure dans l’accord harmonique avec le logos de la nature: à ce titre, il «pénètre aussi les êtres innocents, les animaux et les enfants» (idem ). La démesure de la passion est donc une sorte de fait de culture, une hybris contre nature.
Il y aurait beaucoup à dire sur la résurgence de la sagesse stoïcienne à l’époque moderne. Il faudrait en particulier mesurer l’importance du christianisme, plus particulièrement occidental, dans l’élaboration, depuis Augustin, de l’intériorité de l’âme humaine, avec l’aide de la langue grecque de la philosophie. On y retrouverait sans doute la distinction entre l’affect en tant qu’ouvert, dans l’amour, à la transcendance divine (par exemple, la «passion» du Christ) – et on en sait toute l’importance chez les mystiques chrétiens –, et la passion, comprise comme «péché», c’est-à-dire non plus seulement comme excès ou hybris censés interrompre le logos en se l’appropriant, mais aussi comme «révolte», retournement sur soi de l’affect utilisant toutes les ressources de l’intelligence pour se poser comme «incréé», à soi-même sa propre origine en laquelle la création n’est pour rien. Nul doute que, dans le long travail des siècles qui va de l’antiquité tardive jusqu’à la Réforme, de grands raffinements de pensée n’aient été déployés et conquis dans l’analyse de ce que nous entendons au jourd’hui par «affectivité» – au risque, il est vrai, mais c’est loin d’être propre à cette attitude d’esprit, de la dégénérescence de cette véritable «culture» de l’intériorité en des systèmes scolastiques inutilement compliqués.
Quand donc nous entreprenons de retrouver les termes du débat à l’époque moderne, il ne faut jamais négliger que c’est dans le double contexte de l’élaboration – et de la réélaboration, par la Réforme – chrétienne de l’intériorité, et du retour à l’antiquité païenne ouvert par la Renaissance. C’est en quoi, avant la révolution kantienne, la problématique reste toujours prise par la détermination métaphysique de ses pôles. Cela ne va pas, néanmoins, sans ce qui constitue sans doute la dimension la plus profonde de l’esprit moderne, et qui est, dès le début, le soupçon à l’égard de tout ce qui paraît autoévident, aller de soi. C’est particulièrement frappant, dans le champ politique, chez Machiavel et chez Hobbes, dans le champ plus proprement philosophique chez Descartes, pour qui, on le sait, le réamorçage de la philosophie ne peut se faire qu’à travers l’épreuve du doute, non seulement méthodique, mais hyperbolique. Il est caractéristique que, sous l’exposant du soupçon, dans Les Passions de l’âme (1649), Descartes confonde passions et affects. Dans le cadre du célèbre dualisme entre âme et corps, Descartes y définit en effet les passions comme «les perceptions» qui «se rapportent à l’âme même», ou encore «les perceptions», les «sentiments» ou «émotions de l’âme qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits» – où il faut entendre ce dernier terme au sens matériel. Ces «perceptions», «reçues en l’âme en même façon que les objets des sens extérieurs», sont également «confuses et obscures» «parce qu’elles ont leur lieu dans l’étroite alliance qui est entre l’âme et le corps», union substantielle qui est contingente et incompréhensible – signe précurseur de ce qu’on entend aujourd’hui, depuis Heidegger, comme «facticité». Cela n’empêche pourtant pas Descartes de les assimiler, au moins implicitement, à des pensées – à des mouvements ou plutôt à des «changements» de l’âme: à ce titre, on peut les nommer «émotions». L’énigme des passions tient à l’énigme de la «glande pinéale» comme «siège» de l’âme dans le corps. Les passions, émotions ou sentiments sont donc des sortes de perceptions endogènes, non pas seulement du corps, mais de l’union de l’âme et du corps: relevant de ce que l’on a nommé par la suite coenesthésie – sensation globale ou commune (koinos ) du corps animé par lui-même –, elles sont, pour Descartes, le seul moyen de connaissance, confus et obscur, de ce que nous sommes facticement. C’est à ce titre que Spinoza critiquera la doctrine, alléguant que cette connaissance n’est confuse que parce qu’elle est mutilée, et qu’elle n’est qu’un cas particulier de l’union universelle des idées avec leurs objets (M. Gueroult), devant être traité dans ce cadre plus global. Sur ce point, on le sait, Leibniz considère l’union de l’âme et du corps dans la monade – l’âme étant l’unité du corps et le corps le point de vue de l’âme – comme l’harmonie préétablie de deux substances métaphysiques: le corps est poussé à exécuter les ordres de l’âme, en tant que celle-ci a des perceptions distinctes, et l’âme se laisse incliner par des passions qui naissent des représentations corporelles. En sorte que, d’un côté, les perceptions distinctes dominent sur les perceptions confuses, et que, de l’autre côté, les perceptions confuses contribuent aux perceptions distinctes, selon un double mouvement continu de développement et d’enveloppement – du confus dans le distinct et du distinct par le confus. Il y a par ailleurs trois degrés dans cette union: celui du vivant, caractérisé par la perception et l’appétition pures et simples; celui de l’âme, où la monade se perçoit dans le sentiment, perception déjà plus distincte que celle du simple vivant; celui de la conscience proprement dite ou aperception, où la mémoire s’associe à la perception, et celui de l’esprit, où surgissent la réflexion et la raison. Il est curieux de constater que toute la conception leibnizienne, sous-tendue par celle de l’homogénéité du tout infini avec chacune de ses parties finies (monades), et celle corrélative de l’universelle harmonie préétablie – ce que l’on a nommé à juste titre l’«optimisme» leibnizien – semble à son tour faire plutôt rentrer les «passions» dans les «affects». «Affective» en tant que portée par l’appétition et se percevant dans le sentiment, la monade semble ignorer la positivité persistante de la passion – en l’occurrence du péché et du mal, qui ne viennent que de la privation, d’un déficit ontologique en «perceptions distinctes». Intégralement «rationaliste», à l’instar de celle de Spinoza, la doctrine de Leibniz, en ajoutant le principe de raison suffisante comme principe du «meilleur», s’institue de l’identité symbolique agissante entre le vrai et le bien universels, selon ce qui apparaît – tel n’était pas le cas chez Spinoza – comme le télos toujours déjà réalisé de la création. Au parallélisme des attributs infinis de la substance divine, poussant le dualisme cartésien à l’extrême et susceptible de se résorber seulement dans la science absolue, se substitue leur unité intime selon une échelle infiniment continue des êtres (des monades), dont l’économie d’ensemble est la plus parfaite. Les «passions» y sont «aveugles», et le paradoxe leibnizien y sera toujours que leur non-être, leur inconsistance ou leur confusion puissent se donner l’apparence de l’être, du persistant et de l’obstinément «distinct» – déterminé au point de saturer et d’obnubiler la pensée. C’est sur ce point aussi que Kant a patiemment travaillé, pendant près de quarante ans, à la lente «déconstruction» de l’édifice leibnizien, d’une importance capitale pour toute la philosophie allemande.
4. Affectivité et passions dans la philosophie allemande des XIXe et XXe siècles
Il ne saurait être question d’entrer ici dans une étude détaillée de l’idéalisme allemand (Fichte, Hegel, Schelling), qui, en tant que réinstitution de la métaphysique sur la base de ce que Kant n’avait réaménagé de la langue philosophique que dans un cadre architectonique, n’eut pas de postérité philosophique immédiate – exception faite de Hegel, mais dans le champ de la philosophie de l’histoire. Signalons néanmoins que Fichte est probablement l’inventeur du concept de «pulsion» (Trieb ) en philosophie, et que Schelling traita de la différence qui nous occupe dans les célèbres Recherches sur la liberté humaine , au sein d’une métaphysique du bien et du mal qui reprenait à son compte la conception kantienne du mal radical.
Deux apports se sont montrés extrêmement prégnants pour notre temps, l’un issu de la philosophie (Nietzsche), l’autre, de la médecine (Freud). Et il est caractéristique que, dans les deux cas, l’affectivité y soit dans une position instable, voire à la limite de l’extinction, comme si le soupçon moderne y avait été poussé à l’extrême. Ce qui est significatif chez Nietzsche, dans sa conception de la «volonté de puissance», c’est que l’affectivité comme ouverture à l’excès susceptible de la dépasser semble disparaître en s’enfouissant dans le champ des pulsions ou des passions. Cependant, comme l’écrit Michel Haar, la volonté de puissance – qui n’est pas sans évoquer, par son caractère originaire, la multiplicité des appétitions de la monade – «possède une réflexivité fondamentale, ce qui veut dire qu’elle est toujours autodépassement, soit dans l’action, soit dans la réaction. Elle se présente originairement à elle-même comme la diversité chaotique et contradictoire des pulsions élémentaires: elle est l’affectivité primitive». Selon Nietzsche, tout individu, toute culture, toute civilisation, se présente selon une certaine «idiosyncrasie» des pulsions, soit dans l’affirmation active de la vie, soit dans sa négation réactive: dans la santé ou dans la décadence, où Nietzsche range les élaborations métaphysiques et religieuses qui «déprécient» la vie au profit d’une «autre vie» inaccessible dans un «arrière-monde». Le renversement nietzschéen – dont on ressent, à titre de symptômes, les effets jusqu’à aujourd’hui – consiste à assimiler ce qui était classiquement reconnu comme l’excès transaffectif, sur lequel était censé ouvrir l’affect, à une passion, avec toute l’intelligence qu’elle comporte, de négation de l’affect, et, de là, de la vie – à un ressentiment. Tout au contraire, l’affectivité y est conçue comme ce qui livre passage à la vie, dans son libre jeu d’elle-même à elle-même comme accroissement infini – ce jeu étant celui, innocent, du devenir et de l’éternel retour. La «transmutation de toutes les valeurs» est donc, pour Nietzsche, une sorte de «médecine» de l’âme et de la civilisation, propre à délivrer celle-ci du «nihilisme» en tant qu’asthénie de la vie. Pensée ambiguë et dangereuse en ce que rien, en elle, ne semble la prémunir d’une glorification unilatérale des passions humaines – dont la passion de la puissance qui, on le sait, s’en est emparée en profitant du malentendu.
Beaucoup plus claire, mais aussi très clairement mutilante, en ce sens, est la théorie freudienne des affects, tout au moins en tant que théorie philosophique – ce à quoi elle prétendait, ne fût-ce que par l’affirmation dogmatique de son caractère «scientifique». On pourrait dire de cette conception qu’elle est une théorie remarquablement cohérente des «passions» et qu’elle échoue complètement à saisir l’affectivité. L’affect, terme technique de la psychanalyse, n’y est en effet que «l’expression qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle et de ses variations» (J. Laplanche et J.-B. Pontalis). L’affect y est traité dans le cadre d’une «théorie quantitative des investissements, seule capable [selon Freud] de rendre compte de l’autonomie de l’affect par rapport à ses diverses manifestations» (Idem ). Que ce soit dans la première ou dans la seconde topique de l’«appareil psychique» – étrange construction théorique, dont le statut, même pour la psychanalyse, demeure mystérieux –, l’affect porte en lui l’énigme et la difficulté du passage de la quantité d’«énergie psychique» à la qualité. Il entre dans la genèse et la configuration (remarquablement décrite par Freud) des névroses et des perversions, comme complexes signifiants (Lacan) où s’organisent et prennent littéralement corps ce que l’on entend depuis le début par «passions». Mais tout comme il est étonnamment discret sur ce qui constitue l’essence et la vie de la conscience, Freud l’est encore plus sur ce qui pourrait constituer la vie affective. Déformée ou obnubilée sans doute par les «objets» qu’elle étudie, sa théorie échoue aux lisières de l’affectivité avec le terme vague de «sublimation» – comme si, précisément, l’affectivité ne pouvait consister qu’en un jeu plus ou moins harmonieux de «passions» équilibrées. C’est là, pourrait-on dire, l’aporie d’une doctrine thérapeutique seulement attentive aux «pathologies» de l’âme. Et l’on sait à quelles mutilations tragi-comiques peut conduire une conception selon laquelle «tout homme bien portant est un malade qui s’ignore».
À l’autre extrémité du «spectre» problématique, l’affectivité a été dégagée pour elle-même, dans une certaine naïveté, puisque ce fut, il le semble, au détriment d’un traitement, au moins en ébauche, de la question des passions. Reprenant l’œuvre de Brentano, qui distinguait déjà, parmi les phénomènes psychiques, les représentations, les jugements et les mouvements affectifs, Husserl a été le premier à voir, avant Scheler, dans l’affectivité «une intentionalité à part entière et non pas un simple épiphénomène» (F. Dastur). Cela signifie par exemple que le plaisir ou le déplaisir pris à une chose exigent la relation à cette chose qui plaît ou qui déplaît. Il y a donc pour Husserl des actes affectifs, eux-mêmes édifiés, tout comme dans la perception, sur une hylé affective, condition inapparaissante du phénomène affectif, «sensation» affective ou sentiment. Et ces actes se mêlent toujours à ce qui, dans l’intentionnalité, est proprement «représentatif», c’est-à-dire «objectivant» et «cognitif». Malgré cette intentionnalité de l’affectivité, sur laquelle reviendra Scheler, celle-ci n’a cependant, chez Husserl, aucune valeur cognitive – alors que Scheler en tirera le parti que l’on sait pour ce qu’il défendra comme une «connaissance axiologique».
Il faut s’entendre sur cette intentionnalité de l’affectivité, à laquelle Michel Henry déniera toute portée, défendant avec force l’immanence absolue de l’affectivité à elle-même – et allant jusqu’à dire que l’affectivité, comme sentiment de soi et sentiment immédiat de la vie, est le seul phénomène véritablement originaire, qui ne peut faire l’objet d’aucune perception: attitude qu’on pourrait dire néo-métaphysique en ce que le fond de l’être, ou, en termes heideggériens, l’être de l’étant, y est assimilé à cet absolu de l’immanence affective, coextensive de l’authentique subjectivité. Si l’on tient compte en effet de l’œuvre posthume de Husserl, publiée peu à peu dans la collection des Husserliana , et des changements profonds qu’elle induit dans l’idée que l’on peut se faire de l’œuvre du fondateur de la phénoménologie, on s’aperçoit que Husserl a mis très tôt l’affectivité en rapport avec la rencontre «intersubjective», et l’a conçue comme rigoureusement inséparable des sens de langage toujours déjà mis en œuvre et déployés dans la communauté humaine: s’il y a «expression» de l’affectivité dans les affects, ce n’est pas primairement parce que ceux-ci seraient dirigés sur des objets, mais parce que, se déployant dans la sphère interhumaine, leur «expression» est déjà langage – déjà sens, non pas seulement pour soi, mais aussi pour un autre et des autres, et sans que ce sens doive pour autant s’énoncer dans une langue. Autrement dit, il n’y a pas d’affectivité, du point de vue phénoménologique, sans distance interne par rapport à elle-même, sans écart entre l’affect et le sujet affecté (M. Richir). Il faudra tenir compte de cette dimension pour une phénoménologie de l’affectivité, puisqu’elle implique déjà, mais de manière originale, le désancrage de l’affectivité par rapport à la subjectivité, qui a été l’œuvre révolutionnaire de Heidegger.
5. La disjonction de l’affectivité et de la subjectivité: Heidegger
Ce n’est pas le lieu, ici, de redéployer toute la problématique, difficile par sa subtilité et par sa nouveauté, d’Être et Temps . Rappelons que, au lieu de caractériser l’homme par la subjectivité ou la conscience – ce qui sous-tend toujours, par l’autonomie de ce que ces concepts sont censés désigner, l’équivoque d’un être qui pourrait être tout autant hors du monde qu’être dans le monde ou au monde, tout autant dans le recoin d’une intériorité coupée du monde ou fermée au monde que projetée, au-dehors, sur les êtres et les choses du monde –, Heidegger le caractérise par le Dasein , terme littéralement intraduisible qui signifie que l’homme est un être toujours déjà «là» (Da ), au monde, existant, au sens transitif, non pas seulement soi, mais le monde, l’existence n’étant pas une existence «en soi», métaphysique, mais ek-sistence, être soi à l’écart originaire de soi, concrètement, au monde, et au temps. C’est dire que l’existence est originairement mondaine et temporelle, mortelle, se déployant chaque fois dans la temporalisation selon les guises des articulations des trois ek-stases du temps (futur, passé, présent), dans ce qui est chaque fois un monde dans sa «mienneté» (Jemeininigkeit ), sous l’horizon duquel paraissent les êtres et les choses – les étants. C’est dire aussi que le Dasein est inséparable de «son» monde, et que, sans être assimilable à un fait brut, il est néanmoins toujours, chaque fois, «factice».
«Factice», cela signifie que le Dasein , plus ou moins en souci de son origine – c’est-à-dire de son être –, se trouve originellement – pour peu qu’il s’y «résolve dans l’authenticité» de son souci – dans l’impossibilité non pas de se représenter imaginairement son origine, mais d’y accéder à la mesure de l’abîme qu’elle creuse. Autrement dit, cela signifie que le Dasein «se trouve» toujours déjà au monde en même temps que le monde où il est. Cette découverte originelle du monde – de l’être-au-monde – s’effectue, pour Heidegger, dans la Stimmung , mot pareillement intraduisible qui signifie en même temps «vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif» (M. Haar). La Stimmung est à la fois comme le ton qui donne le ton de l’être-au-monde, et ce par quoi le Dasein est gestimmt , irréductiblement tenu au monde. Rattachée classiquement aux «humeurs» ou aux affects, elle est par essence imprévisible, «elle n’est nulle part et peut survenir de partout» (M. Haar), et cela aussi bien dans les modes d’être «inauthentiques» du Dasein – dans l’anonymat du «on» – que dans ses modes d’être «authentiques», à ceci près que certaines Stimmungen s’y convertissent, chaque fois, en Grundstimmung , où le Dasein découvre l’étrangeté inquiétante (Unheimlichkeit ) du monde et de son être-au-monde – à l’époque de Sein und Zeit , c’est dans l’angoisse ou «l’ennui profond», là où les êtres et les choses, ainsi que leurs réseaux quotidiens de significabilités réciproques, s’évanouissent et glissent dans le néant.
Dans la Stimmung , le Dasein se trouve donc toujours déjà, sans qu’il l’ait voulu, et sans qu’il puisse le maîtriser, affecté dans son être-au-monde ou en tant que rapport originaire du monde. Cet être affecté comme tel, où le Dasein «se trouve» toujours originairement, Heidegger le désigne comme Befindlichkeit – à la fois «affectivité» et «sentiment de la situation» (de Waelhens et Bœhm) – qui signale, pour ainsi dire, ce qui, du Dasein , se découvre comme être toujours déjà projeté au monde. Ce «toujours déjà» signifie, à son tour, que la Befindlichkeit est le lieu par excellence de la temporalisation originaire de l’être du Dasein – et indissocialement de l’être du monde – depuis et en un passé originaire qui n’a jamais été présent, et sur lequel, dans sa présence, prenant sens depuis le projet de ses possibilités d’exister à partir du futur, le Dasein , comme le monde, est toujours en retard. C’est en ce sens que toute pensée, c’est-à-dire, en termes heideggériens, toute compréhension, est «disposée à sa façon» (M. Haar), a sa Stimmung comme son passé muet. La Stimmung est d’une certaine manière le silence de la pensée, cela même que la pensée a à écouter, comme la «voix» (Stimme ) du silence de la Stimmung , qui constitue en quelque sorte l’«envers» de celle-ci (M. Haar). C’est par là que, dans une conception qui ne se départira jamais de cette structure malgré son évolution (M. Haar), Befindlichkeit et Stimmung s’articulent à l’être même, et jamais aux étants: elles ne font jamais l’objet d’une autoposition, dans la mesure où, en proie à la facticité, elles ne se posent pas elles-mêmes. En ce sens, l’on y retrouve bien le caractère essentiel de l’affectivité, qui est l’ouverture en elle-même à ce qui l’excède – et il n’est pas illégitime de rapprocher la Stimmung du Gefühl kantien, sauf que, apparemment, le «système» heideggérien de l’affectivité paraît dégagé de toute connotation éthique. «Apparemment», car il est difficile de ne pas voir dans le choix heideggérien de ce qui est propre à se muer en Grundstimmung – et dans l’évolution de ce choix au fil de l’évolution de sa pensée – quelque chose comme une éthique – éthique de l’authenticité, puis éthique de la radicalité. Simplement, pourrait-on dire, les choix ne sont plus ceux de Kant.
Quoi qu’il en soit, cette conception de l’affectivité est très forte et très neuve: l’affectivité est plutôt rapportée aux comportements humains en tant que modalités de l’être-au-monde qu’à une quelconque intériorité subjective qui n’en est jamais qu’une représentation imaginaire, et l’on comprend tout ce qui a dû séduire Heidegger, sans qu’il en ait, apparemment, tiré quelque chose de plus concret, dans le livre II de la Rhétorique d’Aristote. À son égard se posent cependant deux ordres de questions. Tout d’abord, aucun traitement spécifique ne paraît y être réservé aux «passions», et il y a un aveuglement certain de la pensée heideggérienne eu égard, au moins, à ce qui met en jeu la psychanalyse. Ensuite, dans la mesure où Être et Temps a exercé une profonde influence sur tout un courant de la psychiatrie que l’on pourrait dire «phénoménologique» (Binswanger, Strauss, Von Weizsäcker), en quoi la conception heideggérienne de la Befindlichkeit a-t-elle permis d’accomplir des progrès dans la compréhension des psychoses, et en quoi y a-t-elle trouvé, d’une certaine manière, sa limite?
Le premier ordre de questions est très vraisemblablement lié au fait qu’il n’y a pas, à rigoureusement parler, chez Heidegger, de pensée du «corps animé» ou du «corps-de-chair» (Leib ) – celui-ci, autant que la différence sexuelle, paraissant lié à la dispersion, voire à l’ontique, au factuel. Heidegger paraît bien avoir perdu ce qui était pourtant l’enseignement de Husserl: à savoir que le Leib n’est pas seulement un être-de-monde, mais lui-même un être-au-monde, indissociable du Dasein comme être incarné. C’est ce qu’à sa manière Sartre avait déjà entrevu à travers sa paraphrase très particulière et pleine de distorsions d’Être et Temps . Après en avoir repris quelque chose dans son Esquisse d’une théorie phénoménologique des émotions (1937), où il dégage l’émotion comme modification globale de la conscience et de ses relations au monde qui se traduit par une altération radicale du monde, il défend, dans L’Être et le Néant (1943), l’idée que l’affectivité originelle (avant l’affectivité constitutive comme conscience du monde) est la «conscience non thétique du corps», dans son insaisissable contingence sans couleur, où la conscience se saisit comme originairement affectée et factice. En ce sens, l’affectivité originelle est coenesthésique et définit d’abord le corps tel qu’il est pour-moi. Et c’est dans l’articulation du corps-pour-moi et du corps-pour-autrui que doit surgir le désir, et avec lui un traitement possible de la passion. Mais, en reprenant l’enseignement hégélien, il est vrai très juste, selon lequel le désir est nécessairement le désir de l’autre, et en rabattant la conception heideggérienne du Dasein sur la conception d’un pour-soi comme liberté originelle à l’égard de son projet, Sartre, dans ce qui fait la singularité incontestable de son projet philosophique, reperd de ce côté ce qu’il semblait avoir gagné de l’autre: on ne peut dire que sa construction très personnelle d’une «psychanalyse existentielle» ait rencontré toute l’énigme concrète, dans son épaisseur, de ce qui constitue le caractère opiniâtre des «pathologies psychiques». Bien que moins «totalisant», et beaucoup plus fidèle à l’inspiration de la phénoménologie, le propre de Merleau-Ponty, depuis la Phénoménologie de la perception (1945) jusqu’à l’œuvre posthume, Le Visible et l’Invisible (1964), a porté remarquablement l’attention sur l’incarnation originaire de l’affectivité dans le Leib , au point d’évoluer vers une philosophie de la chair et de l’incarnation, qui demeure comme un apport inestimable à la phénoménologie. Mais on ne peut dire non plus, malgré une attention soutenue à l’œuvre de Freud et de la psychiatrie phénoménologique, que Merleau-Ponty soit arrivé à saisir, comme il eût fallu, le «passage», il est vrai énigmatique, de l’affect à la passion.
Cela conduit au second ordre de questions, qui trahit une difficulté bien réelle dans la pensée heideggérienne de la Befindlichkeit . Si celle-ci se temporalise toujours déjà au passé, si le Dasein se trouve toujours déjà lié (gestimmt ), en son être-au-monde, au monde par la Stimmung , qu’est-ce qui est susceptible de distinguer une Stimmung – et même une Grundstimmung – du Dasein «normal», faisant concrètement, dans l’épreuve de la Stimmung , l’épreuve de l’être même et du monde même, d’une Stimmung de Dasein «malade» – Stimmung qui serait même Grundstimmung en ce qu’elle est dominante et exclusive –, en particulier dans la mélancolie et dans la manie, qui constituent à elles deux l’un des deux axes des psychoses? Si, d’un côté, la conception heideggérienne de la Befindlichkeit semble propre à jeter un jour tout nouveau sur la compréhension des psychoses, c’est peut-être, aussi, dans une proximité trop grande avec ce qui s’y manifeste: Qu’est-ce qui distingue la mélancolie du philosophe ou de l’artiste de la mélancolie du psychotique? Et ce d’autant plus que le «malade» mélancolique appréhende toute son existence et le monde depuis le passé? D’où vient cette paralysie du temps, de la vie, et du monde, qui n’est pas sans évoquer ce que Heidegger lui-même entendait par l’«ennui profond»? Qu’est-ce qui distingue cet ennui pour ainsi dire «métaphysique» de l’atonie du dépressif? Et de la plainte du mélancolique disant à sa manière que plus rien ne peut désormais se passer? Problème que Binswanger lui-même a reposé à la fin de sa vie sans vraiment le résoudre, et où il apparaît que la «santé» ne peut consister tout simplement en la concentration d’une «résolution» (Entschlossenheit ) heideggérienne où le Dasein oserait enfin affronter, dans sa facticité, l’inéluctabilité de son destin. Ce n’est pas seulement aux «passions» se donnant libre cours dans les formes diverses de névroses et de perversions que l’œuvre heideggérienne se montre aveugle, mais aussi aux psychoses en tant, semble-t-il, que pathologies de l’affectivité elle-même. Les psychoses semblent rappeler, aujourd’hui, ce que les Grecs savaient bien à leur manière: l’irruption de l’affect n’est jamais très éloignée de l’irruption de la mania , et c’est cela sans doute, dans leur souci presque intempérant de l’harmonie, qui les rendait si circonspects, non pas seulement quant aux passions reconnues, en général codées dans la société, mais encore quant aux affects (sentiments, émotions, dont on a vu qu’ils les confondaient avec des pathè ) dès lors qu’ils paraissent démesurés et, en ce sens, sinon méconnaissables, tout au moins inconnaissables.
6. Prolégomènes pour une phénoménologie de l’affectivité
Dans la mesure où elle doit méthodologiquement se tenir dans une situation de mise hors circuit (épochè ) de toute téléologie d’ordre éthique, une phénoménologie de l’affectivité ne sera conséquente que si elle traite de front la problématique dans sa teneur classique et les pathologies que l’on a mises jusqu’ici sur le compte du «mental». Deux voies semblent s’ébaucher pour un tel traitement: le premier consiste à reposer, dans la ligne de Husserl et de Merleau-Ponty, le problème de la Befindlichkeit heideggérienne comme Befindlichkeit incarnée, et la seconde consiste corrélativement à prolonger dans le champ de la phénoménologie la voie toute nouvelle qui a été proposée par Henri Maldiney, pour la compréhension des psychoses, avec son concept de «transpassibilité».
Selon la première perspective, l’incarnation de l’affectivité – qui fait écho, à sa manière, en son énigme, à ce que Descartes pensait comme l’énigme de l’union substantielle et cependant contingente (factice) de l’âme et du corps – signifie tout à la fois, d’une part que le corps-de-chair (Leib ), distinct du «corps objectif» (Körper ), est un être-au-monde, pris dans sa chair à l’existentialité du Dasein (Merleau-Ponty), et qu’en ce sens il n’y a pas de Stimmung qui ne soit du même coup Stimmung incarnée ou Stimmung de chair, et d’autre part que, prise de la sorte à l’existentialité de l’être-au-monde, l’affectivité est aussi prise au champ «intersubjectif» ou «interfacticiel» du Mit-sein , c’est-à-dire, dans son «expression», au langage comme temporalisation-spatialisation de sens (M. Richir). Cela signifie donc, contrairement à l’«hyperbole métaphysique» de Michel Henry, que l’affectivité est généralement à distance de soi , originairement divisée entre ce qui lui paraît comme son intériorité (ou son immanence: M. Henry) et ce qui d’elle est toujours déjà exposé au dehors, en tant que porteur de sens. Ce n’est pas seulement, en effet, «mon» affectivité que je saisis immédiatement, mais aussi celle des autres, et la réciproque est tout aussi vraie. Sans que cela veuille dire que l’affectivité ait une portée «cognitive» – encore que, comme l’a remarqué Heidegger, la theôria soit portée par la Stimmung du calme ou de la paix «contemplative» –, cela veut dire néanmoins que le mode de temporalisation de l’affectivité – indissociable de son mode spatialisation tout aussi originaire dans le Leib que j’aperçois comme le mien ou celui des autres – n’est pas à comprendre exclusivement «au passé» originaire, mais aussi dans la présence d’un sens se faisant – et ne se faisant pas nécessairement dans une énonciation linguistique. Or cette perspective communique avec la seconde, celle de Henri Maldiney, si l’on remarque que l’irruption de l’affectivité dans une situation a toujours, en tant que telle, la signification d’un événement , c’est-à-dire de l’inattendu, et que la distance de l’affectivité par rapport à elle-même, requise par son incarnation, signifie non pas que l’affectivité puisse s’autoaffecter circulairement elle-même dans ce qui serait son immanence métaphysique, mais s’accueillir elle-même dans son étrangeté, par-delà ce qui la rend possible à ce qu’elle semble avoir toujours été dans son passé ontologique. Cet accueil de soi au-delà de soi: telle est la transpassibilité. La dimension «intersubjective» apparaît alors comme dimension «interfacticielle», celle de la rencontre de facticité de Dasein à facticité de Dasein , où la Befindlichkeit comme incarnée n’est pas seulement lieu ontologique-existential du passé, mais encore et surtout lieu de rencontre d’affects qui, avec leur passé mais dans leur irruption, ouvrent au sens (à la présence) transpassible de l’événement – transpassibilité elle-même coextensive d’une transpossibilité excédant originairement les possibilités factices d’exister du Dasein : le réel, dit H. Maldiney, est ce qu’on n’attendait pas.
Il est remarquable que ce soit au fil d’une patiente méditation, étendue sur des dizaines d’années, autour des problèmes posés par les psychoses, que H. Maldiney soit arrivé à sa conception de la transpassibilité – et de la transpossibilité. Celle-ci jette en effet sur les psychoses un jour nouveau: le séisme de la folie, cette véritable «catastrophe» qui survient à certains d’entre nous, et qui, comme tout fait humain fondamental, demeure inexplicable, vient d’un énigmatique court-circuit de la transpassibilité, qui non seulement coupe de la réalité comme de l’inattendu, rend la rencontre interfacticielle impossible, mais encore désincarne le «sujet», en tant que, fixé à son affectivité sans distance, le Dasein n’est plus en mesure de s’accueillir lui-même en son incarnation par-delà lui-même (dans la transpassibilité), sinon dans ce qui subsiste de lui dans la «catastrophe», mais comme «esprit» plus ou moins séparé d’un corps qui semble par là mener sa propre vie, sans que l’«esprit» puisse s’en faire du sens. L’immanence absolue de l’affectivité ou sa temporalisation exclusive au passé correspondent bien, par là, à une pathologie de l’affectivité, à une division «schizophrénique» du Dasein – sauf que, chez les philosophes, cette pathologie demeure le plus souvent dans la construction imaginaire. L’immanence absolue d’une affectivité qui s’auto-apparaîtrait purement (M. Henry) ne serait pas distincte de ce que, dans Le Cas Suzanne Urban , Binswanger décrit comme l’«horreur nue» du schizophrène ayant à vivre indéfinivement la vie nue s’écoulant à côté de lui dans un temps suspendu. Et la temporalisation exclusive de la Stimmung au passé ontologique de la Befindlichkeit ne permettrait pas de distinguer la «tonalité» de l’angoisse ou de l’ennui profond de la tonalité mélancolique dont elle constituerait juste une sorte d’arrière-fond «métaphysique». La transpassibilité est accueil d’une «possibilité» qui nous excède, fonde pour nous toute possibilité d’exister, parce qu’elle est, en deçà de tout projet conçu comme projet ontologique, dans et par le Dasein , de ses possibilités d’être (et non pas d’étant) – et celles-ci fussent-elles déjà jetées dans le projet jeté –, transpassibilité de l’accueil non seulement de toute facticité qui nous est étrangère, mais encore de la nôtre, avec leurs modes de temporalisation. Comprise sous l’horizon de la transpassibilité, l’affectivité n’est donc pas seulement le lieu ou le «système» de ce qui affecte, celui-ci désignât-il le soi lui-même, non pas simplement le lieu de ce qui serait censé avoir toujours déjà eu lieu sans avoir eu lieu dans une présence, mais le lieu d’une «susceptibilité» à ce qui, tout en ayant le même caractère, l’excède absolument. Le renfermement de l’affectivité sur elle-même, dans les psychoses où elle paraît se figer, est d’autant plus bouleversant que l’affectivité, comme l’avait déjà pensé Kant, ne vit que de son ouverture originaire à ce qui la transcende – ce pourquoi l’une de ses manifestations privilégiées est sans doute l’art, plus particulièrement la musique et la poésie, dont l’un des caractères est précisément de temporaliser les affects.
Ce n’est donc pas, comme le pensait Heidegger, que la Stimmung soit muette, c’est qu’elle ne le paraît qu’après coup, une fois qu’a mûri la temporalisation du sens qui s’est amorcée en elle, et où elle continue d’habiter dans les frémissements de l’acte de langage, entre les lignes, les notes musicales ou les mots. Ce n’est que pour les diverses formes de délire psychotique qu’elle continue de se refermer dans l’opacité compacte et irréductible de ce que le délire s’épuise indéfiniment à mettre en sens, dans une fuite en avant qui est comme une effrayante course à l’abîme, tournoyant autour de son foyer inaccessible. Court-circuité par le court-circuit de la transpassibilité comme dimension profonde de l’affectivité, ce foyer est comme le centre absent de la «catastrophe» – dont, par définition, personne n’est maître, et que les Grecs rapportaient au divin. Il y a donc toujours, si l’on se rapporte à l’œuvre de Kant, une dimension sublime dans l’affectivité: mais la rencontre de l’excès auquel elle est originairement ouverte peut aussi bien se retourner en malencontre . Et celui-ci, faut-il à présent expliquer, n’est pas nécessairement celui de la «folie». Il est le plus souvent celui des «passions» qui, mobilisant les affects, ne se prennent à l’excès que pour en distribuer des figures présentables. En ce sens, pourrait-on dire, les névroses et les perversions sont des «protections contre la folie», mais à condition de préciser tout aussitôt que ce qui fait tout l’entêtement des passions est déjà le malencontre de ce qu’il y a de sublime dans l’affectivité, en tant que le sublime s’y présente unilatéralement sous la figure du terrifiant, comme l’imminence de la mort, voire de la «catastrophe» psychotique imaginée. Ce ne sont pas tant, comme l’ont pensé Freud et la psychanalyse, le refoulement, la dénégation (névroses) ou le déni (perversions) qui font ces types de pathologies que la «peur» en quelque sorte «panique», originaire et existentiale-ontologique (en un sens hyper ou quasi heideggérien), de l’excès qui transparaît dans l’affectivité comme transpassible.
Pour le comprendre, il faut en revenir là où l’on avait commencé: il n’y a pas d’«affect», ni de «passion» qui ne soient, dans toute culture, codés symboliquement, pris dans un réseau de détermination symboliques, aveugles dans la mesure où le plus généralement c’est depuis eux que l’on pense sans en avoir décidé nulle part, et non pas en deçà d’eux, dans ce qui apparaîtrait comme la liberté (illusoire) de la décision de penser. C’est dire que, sans que cela aille nécessairement jusqu’à des taxinomies explicites, la «prise» interfacticielle de l’affectivité est toujours indissociable, dans une culture donnée, des significations qu’on leur accorde, de valorisations et/ou de dévalorisations, et que leur absence d’origine causale, du point de vue phénoménologique, est redoublée par leur absence d’origine causale, du point de vue symbolique. Dans ce contexte, l’excès qu’il y a dans l’affect, mais aussi, quoique autrement, dans la passion, peut, selon les cas, être recodé comme le même – excès du corps, excès des dieux, etc. –, ou être différencié, avec une confusion ou une distinction corrélatives des affects et des passions, et l’effet coextensif que la sagesse ne peut être atteinte que dans l’ataraxie ou dans l’ouverture des affects à ce qui les excède. Dans les deux cas, cependant, l’excès, qui l’est toujours par rapport à la commune mesure ou un commun logos , paraît comme effrayant, en tant que menaçant l’ordre institué des êtres et des choses, et porteur, en ce sens, quels que soient ses recodages symboliques multiples, d’un «moment» sublime.
Mais ce «moment» peut être «négatif» (malencontre) ou «positif» (rencontre), l’effroi appréhendé comme une menace unilatérale de mort ou comme une «transpassibilité» au dépassement. Dans le premier cas, comme le montrent les «faits» psychopathologiques mis en évidence par la psychanalyse, l’affectivité, comprise en son sens le plus large, est plus ou moins bien «disciplinée» en étant redistribuée dans des recodages symboliques dont l’énigme est qu’ils sont inconscients, au fil d’une économie qui est «économie de la mort» (Freud) aux deux sens du génitif: canalisée ou polarisée par les «passions», l’affectivité apparaît simultanément, tel est le paradoxe, comme cela même qui doit être l’«esclave» de toutes les ruses qu’il y a dans les «passions», et comme cela même qui s’asservit toute mesure et tout logos par leur intermédiaire. Il y a dans les «passions» comprises en ce sens – et qui ne sont pas sans évoquer ce que la tradition juive et la tradition chrétienne nomment le «péché» – une sorte de servitude symbolique, qui est servitude volontaire, à l’excès en tant qu’il est représenté comme l’origine à l’égard de laquelle tout le «sujet», mais aussi tout le Dasein , est originairement en dette: mieux vaut cette servitude que la rencontre de la mort et la catastrophe. Mieux vaut même, s’il le faut, mourir empiriquement pour sa «passion» que mourir symboliquement – à savoir que disparaître comme être symboliquement identifiable qui n’est censé tenir son identité que de l’ordre symbolique existant, c’est-à-dire aussi de soi-même en tant qu’identité reconnaissable. Dans cette configuration, aucun rôle spécifique n’est reconnu à l’affectivité qui n’est jamais qu’un mode déguisé des «passions»: le soupçon, porté à son maximum sur l’«authenticité des affects», conduit, à travers leur relativisation intégrale, qui est du même coup celle de la mesure et du logos , non seulement à la corruption des mœurs d’une société, mais aussi à la corruption politique – puisque quitter une servitude ne peut être qu’entrer dans une autre, ce que Platon, déjà, avait fort justement marqué.
Dans le second cas, celui du «moment positivement sublime», l’effroi porté par l’excès porte à son tour à une traversée de l’affectivité par elle-même à travers son écart originaire, au fil de cela même que Maldiney nomme «transpassibilité»: le sentiment kantien du sublime est à la fois «sensible» et «spirituel», ce qui signifie que, dans le transparaître – le paraître au travers – de l’excès, l’affectivité est transpassible à ce qui l’excède absolument. Ce qui signifie aussi que la traversée qui s’y effectue est traversée de l’ordre symbolique et de la mort symbolique au symbolique, exhaustion ou dépassement en lequel vacille l’ordre institué pour être réélaboré autrement, de manière à ce que le Dasein y soit non pas simplement assigné à sa condition finie, mais accueilli dans l’indétermination relativement innocente de sa liberté, c’est-à-dire ouvert, non pas simplement à sa «propre» immanence (Heidegger), mais aux facticités autres des autres et à la facticité en général et indéterminée de ce qui l’excède absolument. Or l’ouverture de l’affectivité à ce qui la dépasse absolument est «la vie même», non pas en tant que vie animale et encore moins biologique, mais en tant que vie proprement humaine, dans son énigme, et loin que l’affectivité soit quelque lieu de paisible et absolue transparence du sensible au suprasensible – dans ce qui serait une confusion les dissipant tous deux en nuées de pure lumière, ce qui a été, dans une certaine mesure, une idéologie «romantique» (R. Legros) –, elle est au contraire ce qui ouvre, dans les abîmes de ses obscurités, à la transcendance de l’excès comme abîme – comme énigme irréductible, que toute culture, à sa manière, a rencontrée, c’est-à-dire élaborée sans pouvoir la «résoudre»: dans les mythes, les mythologies, la tragédie, la philosophie, mais aussi dans les traditions religieuses. Sans doute tout cela est-il difficile à admettre pour notre époque excessivement matérialiste (dont témoignent aussi, et peut-être surtout, ses superstitions les plus irrationnelles), relativiste et nihiliste, où la confusion semble être à son comble entre «affects» et «passions», dans une complaisance narcissique en réalité très agonistique. «Reconnaître» l’affectivité n’est pas s’abandonner avec plus ou moins de ruses à «l’expérience irrationnelle d’un voyage subjectif», mais éprouver du dedans une traversée qui, pour porter ailleurs, n’en rouvre pas moins à la juste appréhension de la mesure et du logos . Certes, la traversée n’est pas sans risque, et chacun y fait plutôt ce qu’il peut que ce qu’il veut, mais précisément c’est là seulement qu’il peut savoir ce qu’il peut, comme c’est là aussi qu’il peut mourir, de mort lente et inexorablement administrée, d’avoir peur de courir le risque. C’est en ce sens, peut-être, qu’il y a encore une «vérité» dans l’injonction de Nietzsche de prendre le «corps» (c’est-à-dire l’affectivité) comme «fil conducteur». Il y va en effet de l’énigme de notre vie comme incarnation, à l’écart de toute domination ou de tout asservissement volontaires.
affectivité [ afɛktivite ] n. f.
• 1865; de affectif
1 ♦ Aptitude à être affecté de plaisir ou de douleur.
2 ♦ Ensemble des phénomènes de la vie affective. ⇒ sensibilité. Une affectivité mal contrôlée.
● affectivité nom féminin (de affectif) Ensemble des sentiments, par opposition à ce qui relève du raisonnement ; sensibilité. Ensemble des réactions psychiques de l'individu face au monde extérieur. ● affectivité (synonymes) nom féminin (de affectif) Ensemble des sentiments, par opposition à ce qui relève du raisonnement ;...
Synonymes :
- sensibilité
affectivité
n. f. Ensemble des phénomènes affectifs.
⇒AFFECTIVITÉ, subst. fém.
A.— Caractère des phénomènes dits affectifs :
• 1. Que l'on prenne un désir isolément ou la constellation mentale à un moment donné, je suis toujours en face d'une symphonie inachevée. Cette idée est la suite rigoureuse de nos réflexions sur l'affectivité; par essence l'affectivité est confuse; devant une impression affective, je peux indéfiniment demander : qu'est-ce que c'est? Tout sens, recueilli dans des mots, doit être déterminé, défini, c'est-à-dire compris à partir d'un faux infini, d'un indéfini, l'affect.
P. RICŒUR, Philosophie de la volonté, 1949, p. 137.
B.— Ensemble des sentiments et des émotions :
• 2. Les idées sont la parure de nos haines ou de nos amitiés, mais l'affectivité toute pure nous détermine et nous gouverne, ...
G. DUHAMEL, Chronique des Pasquier, Les Maîtres, 1937, p. 129.
• 3. On conçoit d'ordinaire l'affectivité comme une mosaïque d'états affectifs, plaisirs et douleurs fermés sur eux-mêmes qui ne se comprennent pas et ne peuvent que s'expliquer par notre organisation corporelle. Si l'on admet que chez l'homme elle se « pénètre d'intelligence », on veut dire par là que de simples représentations peuvent déplacer les stimuli naturels du plaisir et de la douleur, selon les lois de l'association des idées ou celles du réflexe conditionné, que ces substitutions attachent le plaisir et la douleur à des circonstances qui nous sont naturellement indifférentes et que, de transfert en transfert, des valeurs secondes ou troisièmes se constituent qui sont sans rapport apparent avec nos plaisirs et nos douleurs naturels. Le monde objectif joue de moins en moins directement sur le clavier des états affectifs « élémentaires », mais la valeur reste une possibilité permanente de plaisir et de douleur. Si ce n'est dans l'épreuve du plaisir et de la douleur, dont il n'y a rien à dire, le sujet se définit par son pouvoir de représentation, l'affectivité n'est pas reconnue comme un mode original de conscience.
M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 1945, pp. 180-181.
• 4. Entre ces deux pôles de l'affectivité, que nous nommons sentiment et émotion, la nature a placé mille degrés, mille nuances, mille variations; même, elle ne se fait connaître que par ces transitions et ces mélanges, et ne nous offre presque jamais les deux thèmes de la fugue à l'état pur.
J. VUILLEMIN, Essai sur la signification de la mort, 1949, p. 112.
• 5. Selon ce principe de constance tout apport stimulant, né de sources intérieures ou du dehors issu, est renvoyé aussitôt sur d'autres voies. Ces réactions vont des cris d'enfants aux plus subtiles conduites d'adultes civilisés. Elles ont été réunies sous le nom de motilité. Les sentiments qui les accompagnent composent l'affectivité.
M. CHOISY, Qu'est-ce que la psychanalyse?, 1950, p. 31.
C.— Faculté d'éprouver, en réponse à une action quelconque sur notre sensibilité, des sentiments ou des émotions :
• 6. Je ne veux pas entrer dans le détail et chercher à vous démontrer que mes tableaux n'ont pas été choisis si à l'aveuglette que vous le dites et que l'homme qui veut bien écouter la pièce y trouvera cette perversion de l'affectivité, qui, selon vous, manque.
E. et J. DE GONCOURT, Journal, déc. 1888, p. 886.
• 7. Des effluves de bienveillance universelle partaient de la personne magnétique de Monsieur Cabillaud, s'enroulaient autour du distingué Monsieur Espérandieu, effleuraient sans pénétrer sa dure écorce le sombre et regrettable Monsieur Léotard, et, retombant enfin en nappes insinuantes sur le jugement et l'affectivité de Jacques, changeaient ses manières d'envisager, jusqu'à ce qu'il ne vît plus autour de lui, sous leur attendrissante influence, que des personnes charmantes.
F. DE MIOMANDRE, Écrit sur de l'eau, 1908, p. 246.
• 8. Il s'est épris de Gise, simplement parce qu'il avait de l'affectivité sans emploi; ...
R. MARTIN DU GARD, Les Thibault, La Sorellina, 1928, p. 1188.
Rem. Si, dans l'ex. 8, le mot désigne la faculté d'éprouver un sentiment (d'affection), et, dans l'ex. 5, un ensemble de sentiments, la distinction est plus délicate dans la plupart des autres ex. D'autre part si l'oppos. semble nette entre affectivité et jugement (ex. 7), elle est plus ou moins contestée dans l'ex. 3. Pas d'ex. de ce mot au plur.
Prononc. :[]. Enq. :/afektivite1/.
Étymol. ET HIST. — 1865, philos. (LA CHÂTRE t. 1 : Affectivité :Faculté de l'âme en vertu de laquelle se produisent les phénomènes affectifs).
Dér. de affectif; suff. -ité.
STAT. — Fréq. abs. litt. :160.
BBG. — BATTRO 1966. — BÉL. 1957. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — JULIA 1964. — LAFON 1963. — LAL. 1968. — MOOR 1966. — MUCCH. Psychol. 1969. — PIÉRON 1963. — POROT 1960. — Psychol. 1969. — SILL. 1965. — SPRINGH. 1962.
affectivité [afɛktivite] n. f.
ÉTYM. 1865; de affectif.
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1 Didact. Ensemble ou caractère des phénomènes affectifs; ensemble des sentiments, des émotions, des affects. ⇒ Sensibilité. || L'analyse de l'affectivité par les philosophes (cf. par ex. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 180 sqq.).
1 Que l'analyse vienne à surprendre sa faiblesse, il conviendra de ne pas se payer du recours à l'affectivité, Mot-tabou de l'incapacité dialectique qui, avec le verbe intellectualiser, dont l'acception péjorative fait de cette incapacité mérite, resteront dans l'histoire de la langue les stigmates de notre obtusion à l'endroit du sujet.
J. Lacan, Écrits, p. 249.
2 Plus cour. Aptitude à être affecté de plaisir ou de douleur. ⇒ Sensibilité. || L'affectivité de qqn. || Il est d'une affectivité extrême, excessive. || Une affectivité à fleur de peau.
2 Il s'est épris de Gise, simplement parce qu'il avait de l'affectivité sans emploi.
Martin du Gard, les Thibault, t. V, p. 5.
Encyclopédie Universelle. 2012.