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RENAISSANCE
RENAISSANCE

André Chastel faisait remarquer un jour que la Renaissance était la seule période de l’histoire qui se fût donné un nom dès les premières manifestations de son essence (les humanistes italiens du Quattrocento parlaient déjà de Rinascità ), et Alphonse Dupront commençait un célèbre article intitulé «Espace et humanisme» en identifiant la Renaissance à une idée ou à un mythe spécifique de force, de création, de jeunesse. On ne s’attardera pas ici, après tant d’autres, à examiner l’état actuel d’un problème historique qui, depuis Michelet et Burckhardt, a suscité tant de controverses et de prises de position. Donnera-t-on au mot «Renaissance», du point de vue d’une histoire totale, la signification que lui attribue Jean Delumeau, à savoir «la promotion de l’Occident à l’époque où la civilisation de l’Europe a de façon décisive distancé les civilisations parallèles»? Ou bien, sous prétexte que la continuité entre le Moyen Âge et la Renaissance se révèle dans tant de domaines de la vie sociale, économique, politique, parlera-t-on, comme on le faisait il y a une quinzaine d’années, d’un «crépuscule de la Renaissance», d’une Renaissance Dämmerung , en problématisant le terme à l’instar de ceux de maniérisme ou de baroque? Comme on prouve le mouvement en marchant, Chastel démontrait, dans un colloque sur la Renaissance en 1956, le caractère infiniment original de l’esthétique et du développement des arts des XVe et XVIe siècles européens; de son côté, le médiéviste M. Mollat insistait sur l’élargissement du champ de l’économie propre aux «marchands» du XVIe siècle, tout en montrant que leur dynamisme expansionniste était pondéré par une inquiétude religieuse et métaphysique, alimentée aux sources vives de la morale scolastique; enfin, troisième volet du triptyque, la notion d’État confrontée à l’idée de la Renaissance permettait à F. Chabod de définir une «modernité» de l’État centralisateur dont le XVIe siècle présente plus qu’une ébauche, avec des traits encore accentués par l’idéal du cortegiano , et qui représente un dépassement du débat spécifiquement médiéval entre la «grâce» et la «dévotion» appliqué aux affaires politiques.

Ce qu’il y a de certain, pour le propos de cet article, c’est que les intellectuels de la Renaissance, en Italie d’abord, puis dans l’Europe tout entière, se pensent eux-mêmes, comme ils pensent l’homme et le monde, en termes de rupture et non de continuité. Certes, on se rend mieux compte aujourd’hui de tout ce que la pensée de l’humanisme chrétien doit à la devotio moderna et aux mystiques flamands du XVe siècle, et l’on aurait du mal à comprendre le sens de l’individuel ou de la «variété des choses» d’un Jérôme Cardan sans remonter à l’«école de Paris» du XIVe siècle, au nominalisme d’Occam, de Buridan ou d’Oresme, à l’examen critique de la proposition d’Aristote: «Il n’y a de science que du général.» Mais ces filiations ou cet enracinement médiévaux, comme l’admiration si souvent proclamée et éprouvée pour la pensée antique, ne doivent pas dissimuler ce qu’on appellerait volontiers les grandes mutations intellectuelles de la Renaissance ou, reprenant l’expression hardie d’Eugenio Garin, une révolution culturelle. «La Renaissance, écrit-il avec force, ne prend une signification adéquate au terme que sur le terrain de la culture: elle est, avant tout, un fait de culture, une conception de la vie et de la réalité, qui imprègne les arts, les lettres, les sciences, les mœurs.»

Retenant le terme plus général, et peut-être plus vague, de pensée , de préférence à celui de philosophie (ou de philosophies, au pluriel, comme le propose Hélène Védrine), on insistera, en considérant la totalité théorique du champ culturel de la Renaissance, sur les points névralgiques ou les points «chauds» de cette révolution, marquant, sans souci d’une séparation des «domaines», des convergences peut-être inattendues ou des divergences dans lesquelles la position doctrinale énoncée ou le «dit» de l’œuvre compte moins, pourrait-on estimer, que les mentalités et les motivations sous-jacentes. Il est nécessaire, par suite, de concilier, dans cette série de problématiques, le schéma synchronique des correspondances ou des contrepoints idéologiques ou culturels, et le schéma diachronique qui seul permettra de mesurer les idées à longue portée, sans illusion rétrospective ni témérité prospective.

Contrairement à certains termes utilisés pour définir un style artistique historique («gothique », «baroque»), le mot de Renaissance a eu, dès le début de son emploi, un sens extrêmement positif; il marque, en effet, une rupture nette avec le passé et désigne un mouvement culturel qui dépasse largement le domaine artistique bien qu’il donne aux arts une place de premier plan. Après plus d’un millénaire de décadence (après la chute de l’Empire romain et malgré le succès du christianisme), on aurait enregistré un renouveau qui touche non seulement les arts, mais la littérature et la pensée philosophique. Telle est, dans sa formulation la plus stricte, la théorie de la Renaissance énoncée par ceux-là mêmes qui en furent les artisans.

Les historiens ont considéré de façon un peu mythique que ce mouvement s’étend sur les trois siècles qui correspondent approximativement à la période comprise entre le XIVe et le XVIe siècle. Comparé à la pauvreté créatrice qui régnait auparavant, ce renouveau fut assez rapide; il est caractérisé par de grands progrès, à la fois sur le plan de la conception et sur celui des techniques. Ces progrès entraînèrent d’extraordinaires réussites dans tous les domaines. Les nouveaux artistes se sont servis des enseignements et des exemples de l’Antiquité, mais ils ont parfois surpassé leurs modèles. Ils ont aussi renouvelé les techniques de la perspective, ils ont fait progresser l’anatomie et la recherche scientifique, dont les acquis antérieurs avaient été oubliés ou qui étaient devenus insignifiants. Les renaissants présentent de façon dramatique le contraste qui existe entre la nouvelle civilisation et les précédentes: du fait des grandes invasions ou de l’attitude anticulturelle de l’Église, tous les talents avaient été étouffés, et cela aussi bien dans le monde grec que dans le monde latin; la technique architecturale était devenue barbare et désordonnée, la peinture sombrait dans la naïveté, la sculpture étai gauche et avait perdu le sens des proportions. Quoi qu’il en soit de ces jugements abrupts, il y a une différence essentielle entre l’art antérieur à la Renaissance et les arts appelés modernes; celui-là ne découlerait que d’activités techniques qui copiaient probablement de façon mécanique des exemples et des modèles indiscutés; les seconds sont au contraire élaborés en fonction de conceptions, de raisonnements; ils procèdent d’une méthode (qui exige, par exemple pour les raccourcis, dans le domaine de la perspective, que le dessin soit préalablement préparé sous forme de plan et de projection) ou d’études critiques. Avant de les prendre pour modèles, les artistes commentent et vérifient les règles énoncées par Vitruve lorsqu’ils étudient les ruines qu’il décrit. Les théoriciens proclament donc que l’artiste doit avoir d’amples connaissances, par exemple en géométrie, en optique, en perspective, en anatomie, en histoire, en poésie, en astrologie et naturellement en théologie. Il faut apprendre ces sciences dans des manuscrits compliqués, et elles sont d’une application très difficile. La plupart des ouvrages traitent de problèmes didactiques, et ce n’est pas un hasard si l’on demande souvent à leurs auteurs de faire des conférences ou de donner des cours dans les académies, sortes d’instituts professionnels qui supplantent les ateliers médiévaux. On peut effectivement suivre l’expansion des idées de la Renaissance à travers la publication des traductions de Vitruve, ou celle d’autres textes canoniques, hors de l’Italie. La différence entre le Moyen Âge et la Renaissance est donc surtout d’ordre intellectuel. Le passage de l’un à l’autre marque l’introduction dans les arts d’un plus grand esprit de méthode, d’un contrôle rationnel, parfois même pédant comme dans les constructions en perspective ou dans l’emploi de cartons perforés destinés à reporter un dessin. Les phénomènes de renaissance antérieurs, qui semblent parfois se caractériser par autant de rigueur, doivent être considérés comme des faits isolés. Ces renaissances ont été liées à un mécénat impérial occasionnel; il est évident que seules les cours importantes avaient maintenu une certaine continuité culturelle avec l’Antiquité. Cependant, le sentiment de progresser qu’eurent les hommes de la Renaissance les conduisit à sous-évaluer l’importance des chefs-d’œuvre du passé et à commettre de véritables sacrilèges tels que la démolition de l’ancienne basilique Saint-Pierre à Rome, malgré les innombrables souvenirs qu’elle renfermait, ou la destruction, aux XVe et XVIe siècles, d’édifices construits au XIIIe siècle et qui comportaient peut-être des nouveautés stylistiques de grande valeur (par exemple l’ancienne chapelle Sixtine).

La première interprétation qui ait été donnée de la Renaissance est florentine. Il faut le souligner, d’illustres artistes étrangers qui étaient entrés en contact avec l’art italien, comme Dürer ou Francisco de Hollanda (actif en Espagne), bien qu’ils aient suivi des directions différentes, ont reconnu que cette interprétation était juste, et ils s’en sont faits les garants. En outre, ces peintres ont jugé que le mouvement avait ses racines dans la culture et la situation sociale des artistes italiens ainsi que dans la générosité et l’intelligence de leurs mécènes.

Contre l’idée d’une renaissance toscane, on peut avancer les remarques suivantes: on trouve déjà au Moyen Âge des exemples de recherches approfondies concernant l’Antiquité; en particulier, un effort pour renouer avec les origines (les citations de Vitruve, par exemple, en fournissent la preuve et, d’ailleurs, tous les textes antiques qui existent encore ont été sauvés par les scribes médiévaux). La théorie des proportions et de leur symbolisme est certainement plus complexe, ou tout au moins exposée de façon plus explicite au Moyen Âge qu’aux XVe et XVIe siècles; c’est le cas aussi pour la technique architecturale. Les effets lumineux et spatiaux d’une cathédrale (les cathédrales anglaises, celles de style manuélin au Portugal, par exemple) où l’alternance des proportions, des zones d’ombre et de lumière est agencée très savamment témoignent d’une profonde connaissance de la perspective. Les transports de marbres ornementaux de Ravenne à Aix-la-Chapelle ou le transfert à Pise des colonnes de marbre provenant des îles espagnoles apportent la preuve que le Moyen Âge rendait un véritable culte à l’Antiquité et qu’il l’a sauvée de l’oubli. Si la continuité du goût n’était pas restée suffisamment forte à Florence et si l’expansion des styles dans d’autres régions n’avait pas été facilitée par des intérêts politiques (par exemple à Rome où la famille Médicis réussit à faire élire pape l’un de ses membres), l’hôpital des Innocents de Brunelleschi serait resté un phénomène aussi isolé que l’église de San Miniato al Monte ou que l’église des Santi Apostoli, et la peinture flamande, le style graphique, expressionniste et naturaliste qui s’élaborait autour de Dürer, ou le style gothique tardif auraient pu dominer la Toscane. Ces objections ne font cependant que souligner combien l’expansion de la Renaissance fut extraordinaire et imprévisible. Les raisons doivent en être cherchées dans des événements antérieurs. L’une d’elles est certainement l’influence qu’eut en Europe l’œuvre de Pétrarque; on rappellera que le poète possédait une œuvre de Simone Martini et peut-être même une de Giotto. Le temps était venu où une culture antiquisante pourrait s’épanouir; et l’art florentin (bien qu’il ne méritât pas toujours ce qualificatif) fut accueilli comme un système correspondant à l’humanisme en littérature; c’est ainsi qu’il conquit ses lettres de noblesse.

1. Les États de la Renaissance

Y a-t-il un État de la Renaissance? Et comment en donner une définition? Sur le plan esthétique, dans le domaine de l’économie, des arts comme de la politique, la période 1400-1600 se révèle tellement pétrie de courants contradictoires, si pleine de recherches de toutes espèces, que les vieilles conceptions d’un Burckhardt (si importantes, pourtant, pour la compréhension des États italiens), d’un Wölfflin et de leurs successeurs apparaissent singulièrement fragiles. «Renaissance est un terme élastique, qui ne doit pas servir à enfermer les réalités dans des cadres trop rigides» (M. Mollat). S’il fut un temps où les historiens ont privilégié la «modernité» du XVIe siècle (H. Hauser), la tendance actuelle serait plutôt d’en souligner les liens avec la période précédente. On peut donc admettre comme point de départ l’idée classique que cet État de la Renaissance correspond, en gros, aux États européens d’un XVIe siècle au sens large du terme, englobant par conséquent au moins la seconde moitié du XVe siècle. Les faits parlent alors d’eux-mêmes: il y a une prépondérance sur le devant de la scène politique des États italiens comme modèles (au moins verbaux) et des États ibériques en tant que premières grandes puissances mondiales; on constate la montée des États moyens (France, Angleterre), tandis que les politiques dynastiques coïncident à peu près avec l’existence de sentiments populaires «nationaux». Apparaissent des transformations internes plus ou moins accentuées de ces États, mais, par-delà ces traits saillants, le plus important est l’éclatement de la «nébuleuse chrétienne» (J. Delumeau). L’implosion oppose les États de la Réforme aux États traditionnels catholiques d’avant et d’après la Contre-Réforme. L’explosion répand, comme une lave, navires et conquérants européens sur une partie du globe. Jamais encore l’espace économique, scientifique et politique ne s’est distendu aussi vite, ni si puissamment. Or les États européens, du moins les plus marquants d’entre eux, participent à ces quêtes variées. La chose, pour habituelle qu’elle nous soit devenue, est d’une dimension telle qu’elle relègue toute autre considération au second plan. C’est donc ce fait qu’il convient sinon d’expliquer, du moins de comprendre. Il faut d’abord, à la suite de F. Braudel et de P. Chaunu, peser, avec les instruments que l’historiographie récente est en train de constituer, ces États de l’Europe des XVe et XVIe siècles. Le nombre des hommes, leur efficacité réelle (c’est-à-dire, en suivant C. Colin Clark et J. Fourastié, la multiplication du nombre des hommes par leurs esclaves mécaniques) doivent se comparer aux cartes de répartition et de densité des villes. C’est à ce prix seulement que peut s’opérer l’approche de la structure de l’État de la Renaissance. Ce substrat une fois mis en place, l’historien peut décrire les dynamismes étatiques: passage de l’ère des grands empires à celle des États moyens, perte du poids relatif des États urbains qui avaient pourtant largement contribué à préparer l’évolution générale. Alors se mesurera un peu moins mal la portée effective des philosophies, des idéologies et des utopies politiques, donc sociales, d’une époque féconde entre toutes en ce domaine précis – face à la force des choses. Le jeu combiné de ces facteurs conduira ensuite à aborder le problème posé par Hauser de la «modernité» du XVIe siècle. Resteront, enfin, les instruments et les supports de ces États. Leur description doit permettre de jauger les rapports de réciprocité ou d’antagonisme qui lient ces États aux sociétés qu’ils couronnent. Peut-être sera-t-il possible de dégager, en fin de compte, quelques remarques à propos de la vieille étiquette inventée par Vasari et magnifiée par Michelet et Burckhardt.

Pesées démographiques: l’Europe du XVIe siècle et le monde

L’augmentation de la population

Le XVIe siècle est, sauf en Amérique, le siècle des gains démographiques. Après les grandes catastrophes des XIVe et XVe siècles, avant le recul démographique marqué, quoique très inégal, du XVIIe siècle, on constate, au «siècle de la Renaissance», que coïncident un fort développement humain mondial et l’affirmation de l’hégémonie européenne sur la majeure partie du globe. Tel est le principal résultat auquel a abouti la longue patience des historiens démographes des deux dernières décennies. Pour discutables que soient certains chiffres avancés sur les cartes (ceux du monde africain reposent nécessairement sur des évaluations des plus arbitraires et ceux du monde indien sont compris à l’intérieur d’une fourchette d’erreur très large), la tendance générale ne s’en dessine pas moins avec une extrême netteté. Les cultures américaines subissent très mal le terrible choc viral et microbien que provoque le contact avec les conquistadores, et, pour exagérées qu’aient été les accusations de l’époque, il est incontestable que l’exploitation coloniale qui se superpose à ce choc pathogène réduit l’humanité amérindienne à la situation de groupe humain reliquat. Mais, partout ailleurs, la «Renaissance» est une époque d’euphorie démographique. En Europe, en Chine, aux Indes, dans le monde musulman, la population augmente de 40 à 100 p. 100, suivant les cas et les estimations. L’Europe de la Renaissance n’est donc pas privilégiée sur ce point. La conquête des Amériques et des mers du globe par les marines ibériques met en jeu, comme toutes les grandes «invasions» d’antan, des masses humaines relativement faibles. Le monde européen a, peut-être, fourni de 300 000 à 500 000 émigrants. Ce qui, localement (surtout au Portugal où cette émigration représente de 10 à 20 p. 100 de la population masculine), a pu avoir des effets considérables, mais ne compte guère dans le calcul d’une «pesée globale». D’où la nécessité de recourir à une double interrogation. Pourquoi, d’abord, ces pulsations globales? En quoi réside et sur quoi repose l’avance européenne? Il n’est pas question, du moins à l’heure actuelle, de donner des réponses définitives. Cependant, les recherches menées autour d’une anthropologie renouvelée et hissée, enfin, au rang d’une science humaine permettent, avec l’école de Berkeley et certains historiens français (F. Braudel, E. Le Roy Ladurie), de proposer quelques éléments d’interprétation.

L’évolution favorable du climat

L’élément climatique a certainement joué un rôle: si l’on suit les conclusions des glaciologues américains, anglais et danois qui se fondent sur la teneur en isotopes (16O et 18O) de l’oxygène contenu dans les carottes glaciaires prélevées à grande profondeur dans l’inlandsis groenlandais, la courbe des oscillations thermiques peut se résumer comme suit: après une période chaude de 1450 à 1480, suivie d’un demi-siècle très froid de 1480 à 1530, le XVIe siècle semblerait généralement doux ou chaud, représentant une phase d’oscillation thermique positive qui contraste avec un XVIIe siècle particulièrement froid, étant entendu que ces oscillations thermiques restent d’amplitude absolue faible (de l’ordre de 1 0C). Ces alternances ont parfois joué un rôle direct. Le froid de la fin du Moyen Âge a bloqué la route de l’Atlantique nord ouverte par les Vikings. Les déplacements du plancton, en liaison avec les instabilités géographiques des courants maritimes, aboutissent à défavoriser les secteurs de pêche danois au profit de ceux des Hollandais. Les variations climatiques ont probablement des rapports avec les grandes pandémies. On entrevoit donc une problématique nouvelle de l’histoire des épidémies, même si l’étude des variations historiques des vecteurs et des facteurs pathogènes reste à faire.

De même, le climat a exercé son influence sur les récoltes, mais de manière très différente suivant les régions climatiques. Du reste, la réponse de l’homme aux défis de la nature a pu, plus ou moins, surmonter les obstacles ou, comme au XVIe siècle, profiter des conditions favorables. Quoi qu’il en soit, les grandes découvertes technologiques se sont faites, tant en Europe qu’en Asie, au cours du Moyen Âge. Dans l’Europe du Centre et du Nord-Ouest, c’est aux XIe et XIIe siècles que l’ensemble des techniques agraires subit une profonde modification. D’un seul coup, l’optimum de peuplement s’élève substantiellement, rendant possible l’apparition, entre la plaine de l’Italie du Nord et les Pays-Bas, des fortes densités humaines de l’Europe médiane. Or celle-ci reste, jusqu’à l’époque actuelle, l’épine dorsale du continent, aussi bien de l’Europe savante, riche, que de l’Europe progressivement alphabétisée, puis industrialisée qui va du bassin de Londres aux Apennins et de la Seine à l’Elbe. Par la suite, la population ayant rapidement atteint le plafond numérique compatible avec l’accroissement des ressources alimentaires, le vieux rythme des crises reprend ses droits, même si c’est à un niveau plus élevé de population. La surpopulation, qui dépend des conditions économiques, rend l’humanité européenne d’autant plus sensible aux variations climatiques (comme aux autres paramètres historiques: épidémies, crises politiques et sociales, etc.). D’où une courbe démographique en dents de scie avec un optimum au XIIIe siècle, des crises aux XIVe et XVe siècles, une remontée au XVIe siècle suivie d’une crise au XVIIe et d’une nouvelle remontée au XVIIIe: telle est la trame de l’histoire moderne. Or ces rythmes semblent se retrouver dans toutes les grandes civilisations de l’Ancien Monde.

L’avance technique de l’Europe

Et, pourtant, c’est l’Europe seule qui réalise la percée maritime commerciale et politique du XVIe siècle, et non les civilisations chinoise, indienne ou musulmane. C’est là la manifestation de cette «échappée» européenne dont la Renaissance stricto sensu est, à la fois, l’aboutissement et l’une des multiples manifestations partielles. La raison majeure de l’échec des pays non européens et de la réussite européenne réside probablement dans l’extrême spécialisation des civilisations orientales. Le déplacement lent du centre de gravité de l’Empire chinois du nord vers le sud, le développement des civilisations de l’Insulinde sont liés à la spectaculaire maîtrise des techniques d’irrigation qui rendent possible la riziculture à forts rendements. Cette percée en «profondeur» permet (comme, dans un autre domaine géographique, la culture du manioc ou du maïs) la réalisation de densités humaines infiniment supérieures aux 15 à 30 habitants par kilomètre carré qu’atteignent les secteurs privilégiés de l’Europe. À cet égard, le retard apparent de la péninsule européenne est patent. Mais ces réussites asiatiques ont pour contrepartie l’abandon du secteur montagnard, véritables déserts humains où se formeront, pendant longtemps, des groupes d’envahisseurs. L’existence d’immenses «frontières», toujours prêtes à accueillir les surplus de population, stérilise toute velléité de contacts maritimes continus. Plus encore, toutes ces civilisations ou cultures reposent sur le seul moteur humain. Partout, l’élevage y est réduit. Or, en Europe, la percée médiévale s’est traduite par la domestication généralisée de l’énergie éolienne (voile, moulin à vent), hydraulique (moulin à eau) et, plus encore, par une énorme amélioration de l’efficacité du moteur animal (collier d’attelage, charrue à roues, etc.). L’historien qui utilise le vocabulaire de Colin Clark constate que chaque Européen dispose, en sus de sa propre force musculaire, d’un certain nombre d’esclaves mécaniques: une dizaine peut-être, voire plus. Aussi le «poids» de l’Europe face au reste du monde est-il, en réalité, beaucoup plus lourd que ne le font apparaître les seuls chiffres de population. Alors qu’on estime qu’à la fin du XVe siècle la population mondiale est comprise entre 380 et 450 millions d’habitants (auxquels on ne peut affecter qu’un coefficient très médiocre d’esclaves mécaniques), la chrétienté européenne, qui ne représente même pas le cinquième du total (15 p. 100 environ), dispose, en fait, d’une force esclave économique de 600 millions d’unités. À elle seule, l’Europe contrebalance, en force économique, le reste du monde. Tel est le bénéfice de la multiplication des micro-innovations qui, fusant dans toutes les directions possibles, n’entraîne certes en aucun domaine de percée profonde analogue à celle de la riziculture inondée, mais exploite toutes les possibilités, évite les spécialisations uniformes et stérilisantes. Cette combinaison originale présente des avantages jusque dans l’adaptation aux grandes crises de la fin du Moyen Âge. Car le recul démographique du XIVe siècle a permis de réorienter l’évolution européenne. L’abandon des terres de rentabilité marginale, la diminution de la densité démographique, l’importance accrue des villages refuges face aux campagnes ravagées par les razzias militaires se traduisent par le mieux-être alimentaire des survivants. La consommation en protéines d’origine animale augmente rapidement, entraînant le développement de l’élevage (et, par conséquent, celui de la consommation du sel et des épices) et de la pêche. Le sucre et les épices dans l’Europe du Sud, le poisson dans l’Europe atlantique comptent parmi les moteurs des Grandes Découvertes, qui viennent s’ajouter aux motivations religieuses et politiques (lutte contre l’islam). D’où la nécessité de l’intervention des États. Le Portugal organise systématiquement la découverte, qu’il utilise à son profit. L’État européen reste sans doute trop faible pour tout diriger, et, les distances aidant, l’initiative individuelle, en ce qu’elle a de meilleur comme en ce qu’elle comporte de pire, échappe rapidement à tout contrôle. Il s’établit alors un certain équilibre entre l’aide publique et l’activité personnelle, qui se retrouve dans tous les domaines, de sorte que le prélèvement étatique se réinvestit partiellement dans des activités productives. Ainsi naît une administration dont les buts ne sont plus seulement militaires, financiers et qui suscite le dynamisme individuel ou collectif des groupes sociaux.

Un examen rapide du rapport des forces entre l’Europe et le reste du monde révèle l’émergence d’une situation nouvelle, le franchissement d’un seuil, longuement mûri au cours de la période qui va du XIe au XVIe siècle. Les hommes de la Renaissance européenne, États en tête, tirent profit plus ou moins systématiquement des virtualités préparées. Ce qui suppose une mentalité capable d’entrevoir quelques-unes au moins des lignes de force exposées: les XVe et XVIe siècles sont ainsi l’époque de l’exploitation de la supériorité acquise.

L’Europe des villes

Le mot même de Renaissance recouvre une grande diversité et s’applique inégalement aux différentes parties de l’Europe: l’Italie, mère des arts pour longtemps encore, les États ibériques, lourds instruments de domination politique, l’Europe germanique des villes et de la Réforme, enfin le nord-ouest de l’Europe, qui connaît une ascension rapide concrétisée par la victoire des «gueux de la mer» et le triomphe de l’Angleterre d’Élisabeth. Une telle énumération souligne la variété des formes des États et de leurs dynamismes respectifs, ce qui augmente les possibilités de l’ensemble. On n’en a que trop retenu les inconvénients générateurs de tensions multiples.

Les limites de l’Europe

En 1492, l’Espagne a achevé la reconquête de la Péninsule. En revanche, l’Europe recule dans les Balkans. En 1521, les Turcs prennent Belgrade, en 1522 Rhodes, et en 1526 la victoire de Mohács leur vaut la majeure partie de la Hongrie. La victoire de la Prévesa (1536) donne à la marine turque la domination des mers, qu’elle ne perdra qu’après Lépante. Puis, en 1541, les Turcs occupent Gran et Bude. Ils sont vainqueurs à Djerba (1560), prennent Chio (1566) aux Vénitiens et s’emparent de Chypre (1570); en 1574-1575, la reprise de La Goulette et de Tunis consacre l’échec de la politique des présides espagnols en Afrique du Nord. Au prix d’énormes efforts, souvent dispersés et mal coordonnés, l’Europe réussit quelques coups d’arrêt: 1529, siège manqué de Vienne; 1564, échec turc contre Malte; le 7 octobre 1571, c’est l’épopée de Lépante qui «brise l’enchantement de la puissance turque» (F. Braudel). En contrepartie, la Moscovie a tendance à se rapprocher de l’Occident. Le Kremlin est l’œuvre d’architectes italiens et Moscou joue, face aux Tatars, le rôle de môle de résistance et de tremplin de reconquête. La prise de Kazan par Ivan le Terrible (1552) se paie en 1571 par l’incendie de Moscou. Il est vrai que ce rapprochement, ce début d’intégration sont stoppés après la mort d’Ivan le Terrible (1584) par le dramatique «temps des troubles», dont l’effet dévastateur est comparable à celui de la guerre de Trente Ans. Ainsi se trouve interrompue une évolution qui eût pu être décisive: en effet, il est probable que le refroidissement du climat au cours du XVIIe siècle a considérablement accentué la gravité de ces événements en plaçant l’agriculture du nord de la Russie dans une situation des plus précaires. Au total, on peut dresser le constat d’une Europe en situation de défense face à l’Islam turc, qui atteint son apogée entre 1520 et 1550: elle est victorieuse sur ses deux ailes et, de ce fait, elle est libre d’exploiter au maximum la percée réalisée sur les mers du globe.

Répartition de la population

Cette Europe est très divisée. À la fin du XVe siècle, trois grandes masses humaines de 10 à 15 millions d’habitants (France, Saint Empire, Italie) forment le noyau européen autour duquel s’agglomèrent des centres moyens de 4 à 8 millions d’habitants (Espagne, îles Britanniques, Hongrie, Pologne et Russie) que complètent, enfin, les groupes périphériques moins importants. Mieux que toute énumération, les cartes des populations européennes illustrent cette répartition des forces sur lesquelles se superposent les États. L’augmentation de la population, amorcée vers 1450, permet à l’Europe de doubler ces effectifs (soit une moyenne de 7 p. 100 d’augmentation annuelle, plus forte au cours de la première moitié du siècle, plus faible après 1550), en sorte qu’au début du XVIIe siècle le schéma général n’a guère changé. Il semble cependant que ce sont les groupes «marginaux», placés dans une situation de frontière, qui enregistrent les plus forts taux de croissance (Europe du Nord, Europe de l’Est, Angleterre, etc.). Un quart des Européens encore vivent autour du bassin occidental de la Méditerranée, alors que près de la moitié habitent la France et l’Europe centrale. On constate d’emblée que ce ne sont pas les très grandes masses qui influent le plus sur l’évolution politique: Italie et Saint Empire romain germanique sont trop morcelés.

Cette première image du jeu des forces politiques serait très incomplète si l’on ne tenait pas compte des réseaux urbains. Plus encore qu’au Moyen Âge, l’Europe du XVIe siècle est une Europe des villes. À la fin du XVe siècle, il n’existe pas encore de très grandes villes européennes. Un peu moins d’une dizaine seulement dépasse 50 000 habitants: sept d’entre elles sont italiennes; quatre d’entre elles seulement dépassent 100 000 habitants (soit, par ordre décroissant, Paris, Naples, Venise et Milan). On comprend dès lors l’émerveillement des Espagnols devant les villes précolombiennes. Comparons cette image, somme toute modeste, à la situation urbaine des années 1600-1610. L’accroissement urbain dépasse, et de beaucoup, celui de la population globale. Dix-sept villes atteignent désormais 50 000 habitants, dont huit en Italie. Paris et Naples ne sont plus les seules grandes métropoles. Londres, Amsterdam, Lisbonne et Séville les ont rejointes. L’Europe urbaine, par excellence celle de la «Renaissance» (et plus encore celle du maniérisme), est d’abord italienne, ibérique, allemande. Londres et Paris restent des exceptions, mais seule l’Italie présente une densité urbaine assez marquée. Deux faits méritent de retenir l’attention. La capitale espagnole, Madrid, création récente, n’est qu’une ville moyenne. L’Allemagne, honorablement représentée à la fin du XVe siècle, n’a pas vu ses villes croître au même rythme que les autres cités européennes.

L’Europe des États

Une simple comparaison des cartes de l’Europe urbaine avec celles, classiques, des États européens du XVIe siècle montre combien la différence est grande. Les États de la Renaissance sont économiquement et politiquement «désarticulés», hétérogènes, découpés suivant des cadres «partiellement anachroniques» (P. Chaunu). Ce sont pourtant ces États mal adaptés qui imposent le jeu, superficiel et déterminant, des variations politiques. La seconde moitié du XVe siècle voit encore survivre (parfois prospérer) un certain nombre d’États féodaux comme la Franche-Comté ou la Bretagne, combinaisons harmonieuses de petits «pays» aux ressources médiocres mais complémentaires. Un siècle plus tard, les illusions ne sont plus de mise. Ils ont été obligés de s’intégrer aux grands États, selon des schémas variés. De la mer du Nord à l’Italie du Sud subsistent, en revanche, nombre de petites principautés. De forme plus moderne que les États-provinces (puisque bâtis, la plupart du temps, par des villes dynamiques), ces États italiens ou germaniques ont beaucoup innové, mais ils ne mènent plus le jeu politique. L’évolution s’est faite en trois grandes phases. De 1480-1490 à 1520-1530, les «empires» semblent triompher, et, parmi eux, face aux Turcs, l’Empire bourguignon-austro-ibérique de Charles Quint. Ces empires correspondent à l’époque de la «grande mutation spatiale», à l’explosion européenne par-devers le monde. De 1540 à 1570 environ, cette situation se modifie progressivement. Tandis que les empires coloniaux portugais et espagnols se consolident par une certaine reprise en main étatique, les trésors d’outre-mer profitent de plus en plus aux États moyens de l’Europe du Nord-Ouest. Peu à peu, les «inventeurs» méditerranéens s’effacent. De 1570 à 1600-1610, les États du Nord-Ouest, petits ou moyens, s’affirment, dominant des espaces continus, maintenant ou renforçant leur indépendance, participant directement à l’aventure mondiale. Schéma simple, auquel correspondent tant bien que mal les mutations de l’Empire turc. Le XVIIe siècle voit, suivant l’expression de P. Chaunu, le «triomphe des États continus sur les constructions politiques spatialement discontinues».

Comment s’explique cet agencement des faits? Dans quelle mesure y a-t-il un État type que l’on puisse qualifier de «renaissant»? Les descriptions qui précèdent permettent peut-être de repenser la manière dont on a longtemps abordé cette problématique. Les discussions amorcées depuis le livre fondamental de H. Hauser, marquées ensuite par le rapport de M. Chabod lors du colloque sur la Renaissance tenu en 1958, ont porté sur un certain nombre de points précis: nationalismes, frontières et douanes, théories politiques et, surtout, problème de la monarchie absolue, rôle de la politique extérieure, montée du monde des «officiers» (et donc de la vénalité des offices), développement du mercenariat, affrontements entre noblesses et bourgeoisies. Ainsi, la Renaissance, au sens précis du terme, apparaît comme un phénomène essentiellement italien, dont l’apogée se situe entre 1500 et 1530 (1527: sac de Rome par les Impériaux). Il s’est répandu sur toute l’Europe, mais ce d’une manière très partielle et très divergente. L’ensemble de ces courants est, on l’a vu, fondé sur un aboutissement de multiples améliorations dont le mérite revient à l’Europe du Nord-Ouest, à l’Europe rhénane et à l’Italie. En schématisant, on pourrait dire que le développement agricole revient en majeure partie à l’Europe au nord des Alpes, le développement des techniques financières, commerciales et intellectuelles à celle du Sud. Il est donc logique que l’analyse des États révèle tantôt l’évolution lente des structures anciennes, tantôt la montée des nouveautés. Ces dernières sont plus apparentes dans l’Europe méditerranéenne, la continuité caractérisant davantage le reste de l’Europe. Enfin, comme dans tout phénomène humain, une tendance générale provoque des contre-courants. Face à la description classique de la «Renaissance», H. Haydn et F. Battisti ont affirmé l’importance de l’«Antirinascimento », qui peut s’étendre au domaine politique. À certains égards, le maniérisme (dont l’existence est directement liée aux formes nouvelles qui affectent les États) est une manière d’anti-Renaissance. Ainsi, les discussions sur la modernité des États du XVIe siècle est affaire de point de vue. Mais, comme le remarque F. Braudel, «chaque époque a sa modernité, si ce mot signifie le contraire de l’inertie». Or, et c’est là l’essentiel, les gens de l’époque ont eu le sentiment très vif de la «novelleté». Vrai ou faux, ce sentiment est déjà, en soi, une force fondamentale; à lui seul, il justifie cette vieille étiquette usagée qu’est devenu, de longue date, le vocable «Renaissance».

Idéologies et réalités

Le prince, le monarque et les utopies

L’idéologie politique a été florissante au XVe et au XVIe siècle. Elle compte quelques chefs-d’œuvre: Le Prince de Machiavel (1516), L’Histoire de l’Italie de F. Guichardin (1561), ou l’œuvre, multiple et contradictoire, de Jean Bodin (Méthode pour la connaissance facile de l’histoire , 1566; Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit , 1568; De la république , 1576). On pourrait y incorporer une bonne partie des drames shakespeariens. L’utopie ne manque pas à l’appel avec l’Utopie de Thomas More (1516), La Cité du Soleil de Campanella (1623), pour ne pas parler de Rabelais. Quel que soit le dosage de ses divers ingrédients (aversion, souvent justifiable, du présent, érudition antiquisante, mélanges de philosophies diverses dont le néo-platonisme est la plus marquante), l’utopie, plus que prémices du socialisme, fait partie de ces paradis artificiels dont raffolait l’«automne du Moyen Âge». Son action pratique a été, dans l’ensemble, minime. Quant à l’œuvre des grands théoriciens comme Bodin et Machiavel, elle a suscité une énorme littérature, riche en controverses. La gloire actuelle du premier tient plus à sa théorie quantitative de la monnaie qu’au reste de ses idées. Quant au rayonnement extraordinaire de Machiavel sur les siècles ultérieurs, il faut se souvenir que Le Prince est un opuscule de circonstance et qu’il se prête à toutes les interprétations. Que n’a-t-on écrit sur l’amoralisme ou la religiosité de Machiavel, sur son choix entre souverain, législateur et république! Ces traits ne relèvent-ils pas, tout simplement, des contradictions de l’homme et des hommes de l’époque?

Une doctrine officielle domine en réalité toute l’époque: celle de la monarchie «absolue». Elle remonte très haut dans le Moyen Âge (R. Mousnier) et n’a guère été mise en cause qu’au moment des guerres de Religion, pendant lesquelles «monarchomaques» protestants (1573-1579) ou ligueurs catholiques contestent sa valeur. Il est vrai que, sur ce plan, la «renaissance» de l’Antiquité est réelle, grâce à l’apport du droit romain (surtout en Italie et en France), qui vient renforcer la vieille doctrine absolutiste. Les théologiens, catholiques comme protestants, ont apporté leur pierre à cet édifice composite. Le cas de l’école de Salamanque est révélateur. Le théologien Francisco de Vitoria (1480-1546) dénie toute suprématie politique aux Espagnols sur les Indiens, et donc toute politique fondée sur la guerre et la conquête. Pensée admirable d’audace et, de ce fait, si parfaitement inefficace qu’elle n’aboutit même pas à faire inquiéter sérieusement son auteur. Par contraste, Bartolomé de Las Casas, parce qu’il connaît bien les situations concrètes et qu’il propose des solutions applicables, aboutit à une œuvre législative remarquable, d’une efficacité limitée certes, mais réelle. L’influence de Las Casas n’a pu s’exercer pourtant que parce que Charles Quint y a été sensible. Charles Quint est sans doute, de tous les gouvernants, celui qui se rapproche le plus de l’idéal «renaissant». Érasme avait dressé pour lui tout un programme d’éducation, que M. Morineau qualifie joliment d’enchiridion principis christiani. Il en est resté quelques traces dans sa politique, bien que les événements en aient singulièrement limité les conséquences.

Nationalisme et raison d’État

Le mot «État», dans son acception contemporaine, date du XVIe siècle. En 1547, Giovanni della Cosa utilise pour la première fois l’expression «raison d’État». Alors que chez Machiavel le vocabulaire politique reste encore assez imprécis, ne différenciant pas nettement nazione de provincia (F. Ercole), les écrivains politiques de la fin du XVIe siècle savent faire nettement la différence. La grande nouveauté de l’État de la Renaissance, c’est qu’il est ressenti comme tel (F. Meinecke). C’est une notion qui, progressivement, domine tout et incorpore en un imbroglio que les contemporains n’ont guère ressenti les idées politiques médiévales et les forces neuves. On conçoit donc aisément combien les interprétations qu’on a données des États du XVIe siècle ont pu être contradictoires.

Il subsiste partout nombre des fondements sur lesquels s’étaient édifiées les constructions politiques médiévales. Pour une bonne partie de la noblesse, surtout française et germanique, la pyramide vassalique, avec son cortège de clientèles, ses rapports de droits et de devoirs réciproques, reste fondamentale. Que l’un des partenaires rompe le contrat, et l’inférieur peut se sentir dégagé de toute obligation. D’où l’attitude du connétable de Bourbon et de tant de soldats ou de politiques se mettant au service d’un autre souverain que celui de leur pays d’origine. On peut donc nier l’efficacité du sentiment national. Cependant Bayard ressent l’attitude du connétable de Bourbon comme une trahison vis-à-vis non seulement du souverain, mais de la «patrie». Il existe, un peu partout, une littérature humaniste violemment nationaliste. Elle est représentée en Italie par Guichardin; elle fleurit en Allemagne sous la plume d’un Wimpheling ou d’un Ulrich von Hutten; en France, Ronsard et Budé s’y essaient. Mais les tirages des éditions de l’époque dépassent rarement 1 500 exemplaires! La portée exacte de cette littérature, difficile à mesurer, est donc probablement très faible. Pourtant, le sentiment national existe. L’attitude des États de Bourgogne après le traité de Madrid est, à cet égard, significative. En revanche, les passions religieuses sont telles qu’elles font passer le réflexe national après le religieux. Les ligueurs en appellent à l’Espagne comme les protestants français aux reîtres allemands ou aux troupes anglaises. Face à ces attitudes contraires, deux précisions s’imposent. Tout, d’abord, est question de temps et de lieux. Nul ne peut nier l’existence du nationalisme espagnol, hollandais ou anglais: c’est qu’il se superpose aux facteurs religieux. En revanche, le stade du nationalisme urbain, si typique des villes italiennes et allemandes du XVe siècle, subsiste intact dans la majeure partie du peuple de ces régions. Deuxième remarque: le contenu de ces nationalismes est étonnamment hétérogène. À la base, il y a, surtout dans les pays victimes des répressions étrangères (ou du passage des troupes), le traditionnel réflexe de xénophobie. Il s’y joint l’attachement aux personnes royales, plus ou moins revêtues de caractère sacré. À défaut, les princes protestants se transforment en chefs d’Église. Enfin, l’orgueil national apparaît de manière très sensible chez l’Espagnol d’abord, l’Anglais ensuite. De ce fait, le XVIe siècle a développé toute une géopsychologie d’Épinal, où le voisin est toujours malmené: «fausseté» anglaise, «inconstance» française (Shakespeare), Allemands bretteurs et buveurs (Luther), etc. Jugements bruts, qui ne sont pas toujours nouveaux, mais qui se renforcent (que l’on songe aux dénominations diverses de la syphilis: mal espagnol en Italie, mal napolitain en France, mal français en Europe du Nord). Les États, naturellement, ont tendance à mieux utiliser ces forces latentes. L’unification de la langue commence. Luther utilise dans la traduction de la Bible la langue de la chancellerie saxonne, préparant ainsi la victoire de l’allemand écrit sur les variétés régionales; l’édit de Villers-Cotterêts tend à imposer en France la langue «vernaculaire» pour tous les usages administratifs. Le nationalisme est une force grandissante, mais encore insuffisante pour être le moteur premier de l’État. Les intérêts dynastiques, les politiques familiales, les impulsivités successivement contradictoires des chefs d’État ont encore une large part dans les motivations étatiques. Il convient, certes, de ne pas surestimer la sensualité d’un Henri VIII, mais il ne faut pas non plus la nier.

Marches et frontières

Dans ces conditions, le problème des contacts entre États se transforme. Au XVe siècle, la cartographie politique n’existait pas. Quelle vision de son État pouvait avoir un dirigeant? Probablement celle d’une liste de villes, soigneusement conservée dans les archives-terriers. Le Moyen Âge n’a pas connu de lignes frontières. Le long des zones de contact, les droits se superposent et s’imbriquent, formant des régions de «marches» plus ou moins indécises qui s’appuient, du moins dans l’Europe du Nord, sur les lambeaux subsistants des vieilles forêts séparatrices. Mais en ce domaine tout évolue vite. Les États maritimes disposent dès la fin du XVe siècle d’une cartographie côtière qui tend à faire préciser les contours terrestres. Les frontières seront tracées sur le papier au cours du XVIIe siècle. Les «frontières naturelles» ne jouent donc pas de rôle important. Le royaume de France ne se défend pas sur la ligne des crêtes des Alpes, mais à Pignerol. La première carte du royaume n’est publiée qu’en 1525; le premier atlas national (Bouguereau) date de 1594. En Espagne, la première description de la Péninsule est éditée en 1543. En fait, l’évolution vers des frontières linéaires est précipitée par le développement des douanes. Celles-ci se généralisent au XVIe siècle. D’origine musulmane, les douanes s’étaient imposées en Angleterre dès le XIVe siècle. Expédient fiscal, fondé au point de départ sur les taxes à l’exportation, donc sujet aux fraudes, il ne peut se limiter à des points précis. Progressivement, les douanes sécrètent la frontière linéaire. Cela est vrai aussi des douanes internes (fermes fiscales). Remodelant les institutions déjà en place, l’État de la Renaissance amplifie une tendance préexistante et provoque ainsi des conséquences primitivement non prévues.

Supports et instruments étatiques

Des juristes, tels Jean Ferrault ou Charles de Grassaille de l’école de Toulouse, Claude de Seyssel (La Grant Monarchie de France , 1519), sir John Fortescue ou sir Thomas Smitt en Angleterre, des «praticiens» issus des milieux militaire, diplomatique, judiciaire ou financier ont longuement décrit les caractéristiques des États du XVIe siècle. Il faut pourtant dépasser leurs analyses, beaucoup trop statiques, où tout sens de développement historique est absent. Or, l’évolution des États s’explique d’abord par les impératifs militaires.

La guerre

Peu importe que la guerre n’ait pas provoqué d’innovations techniques et qu’elle n’ait fait que profiter des techniques pacifiques. Quelle que soit sa forme, l’État est guerrier. Et la guerre s’est considérablement transformée. L’artillerie, déjà efficace contre les murailles classiques, commence à être utilisée dans les batailles en rase campagne, et son rôle est décisif dans la bataille navale. Les traditions, certes, se maintiennent. L’armure individuelle, pratiquement inefficace vers 1530, reste d’utilisation courante (il est vrai qu’aux Amériques elle a été probablement plus décisive que le canon). Qu’importe: nul féodal ne peut résister à l’argument majeur du canon. La cuirasse, sans doute, trouve des parades. La forteresse remplace les murs médiévaux par l’enceinte enterrée en bastions, dont l’aboutissement est, bien avant Vauban, la ville pentagonale créée de toutes pièces par les Vénitiens à Palma Nova. Tout cela coûte fort cher et dépasse les moyens financiers des petits féodaux et des princes de faible envergure. L’artillerie française décide du sort de la Bretagne, rendant caduque la ligne de forteresses créées à grands frais par les ducs de Bretagne. À Lépante, les galéasses vénitiennes écrasent les galères turques. La République strasbourgeoise impose le respect par son parc de canons. Après 1550, seuls les grands et moyens États sont en mesure de disposer de cette ultima ratio. L’artillerie, beaucoup plus que l’« armée permanente» qui, en Espagne, se réduit aux guardias viejas (les tercios ne datent que de 1534) ou qui, en France, remonte aux célèbres compagnies d’ordonnance de Charles VII, oblige l’État à disposer de finances abondantes. En 1543, Charles Quint, sur le point de quitter l’Espagne, écrit à Philippe II: «Puisque les questions financières sont aujourd’hui les plus importantes et les plus graves de l’État, accordez-leur la plus grande attention.» Le rôle de la cavalerie diminue; corrélativement, l’importance du ban et de l’arrière-ban recule.

Devant l’insuffisance des ressources financières, les États sont obligés de recourir à des palliatifs. Le système de la vénalité des offices a son pendant dans celui du mercenariat, donc de l’entrepreneur de guerre. Mis en place dès le XVe siècle, ce double système caractérise vraiment l’État «moderne» de la Renaissance entre 1480-1490 et 1650-1660. Il représente le compromis inévitable entre les besoins accrus des armées et la médiocrité du rendement des systèmes fiscaux. Même sur mer, les États se déchargent volontiers sur des entrepreneurs des immenses frais suscités par les armements navals, ce qui explique le manque de continuité de toutes les politiques navales. La marine militaire anglaise, forte sous Henri VIII, recule entre 1550 et 1580 pour se reconstituer ensuite. François Ier crée Le Havre, mais les guerres de Religion interrompent tout. Les États recourent donc à la location d’escadres comme dans le cas de l’Invincible Armada. Quant à la course, elle est, surtout après Lépante, affaire de petites communautés autonomes. Petite revanche des États-villes: Alger, Tunis du côté barbaresque; Malte, Livourne du côté chrétien. Cette situation s’explique parce qu’il s’agit désormais d’un front secondaire. Au total, la force de l’État moderne, seul capable de mobiliser l’artillerie en grande quantité, fait du même coup sa faiblesse, car les dépenses croissent sans mesure par rapport à celles de l’État médiéval.

Fiscalité et dettes publiques

En France, la taille quadruple au cours du siècle (20 millions de livres en 1590). En Castille, les impôts triplent de 1550 à 1600 (3 700 millions de maravédis, dont 800 en métaux précieux d’Amérique, soit 21 p. 100 du total). De 1510 à 1605, les ressources pontificales s’accroissent de 440 p. 100 (J. Delumeau); celles de l’État florentin de 365 p. 100. La fiscalité a donc paru accablante aux contemporains. Comme dans le domaine militaire, l’État, faute d’un appareil de fonctionnaires, a recours au système des fermes, générateur d’abus. Et, en dépit de ces augmentations spectaculaires (en partie absorbées par la hausse des prix), l’excédent des dépenses force à recourir aux emprunts. Déjà la guerre de Cent Ans avait été financée, chez les deux belligérants, de cette manière, entraînant la déconfiture des Bardi et des Peruzzi. Jacob Fugger assure l’élection de Charles Quint: 850 000 florins, soit 1 200 kg d’or, dont 63 p. 100 sont fournis par les Fugger, 16 p. 100 par les Welser, 20 p. 100 par divers banquiers génois et florentins. L’État espagnol vit autant des asientos que des métaux précieux d’Amérique. Le financement «exceptionnel» devient normal. Les États s’endettent, font faillite, causant la chute de leurs fournisseurs d’argent. Pour prendre l’exemple habsbourgeois, l’Empire a été financé en deux grandes étapes. De 1500 à 1560, les banques d’Allemagne du Sud dominent; après 1560, le recul des Fugger et des Welser est compensé par le rôle croissant de la richesse génoise, qui avait d’abord soutenu les rois de France, grâce aux foires de Besançon, créées en 1534, transférées après 1579 à Plaisance. En France, la situation est identique. En 1522, le roi doit 550 000 livres. Au milieu du siècle, ce chiffre a doublé. De 1560 à 1580, Frumenteau (mais que vaut son témoignage?) affirme que les emprunts ont dépassé 128 millions de livres. Chiffres fabuleux pour l’époque, qui atteignent un seuil. L’État de la Renaissance est un manieur d’argent d’une tout autre envergure que celui de l’époque précédente.

Impôts et emprunts ne suffisent d’ailleurs pas à couvrir tous les besoins. Les États font flèche de tout bois et recourent aux pires expédients. Il n’est que de relire les pages classiques que L. Febvre y consacre dans sa description de la Franche-Comté. Cela n’empêche ni les paiements en retard, ni les suspensions de paiement, ni les banqueroutes (France: 1558, 1567; Espagne: 1557, 1575, 1596). Encore ne faut-il pas se laisser tromper par les mots. Quelques-unes au moins de ces faillites sont plutôt des conversions de rentes à court terme et à fort taux d’intérêt (dette flottante) en un endettement à long terme à taux d’intérêt modéré. Il faut ajouter, enfin, que tous les États ont fait un gros effort de tenue des registres, provoquant ainsi le développement d’une bureaucratie spécialisée. Bureaucratie et crédit sont d’ailleurs liés. Quand le crédit public devient insuffisant, on a recours aux emprunts indirects, par exemple auprès ou par l’intermédiaire des villes (1522: emprunt sur l’hôtel de ville de Paris). Couronnant le tout, apparaissent les banques d’État ou liées à l’État (1587: Banco di Rialto à Venise; de la Tavola à Messine; 1593: Banco de Santo Ambrogio à Milan, succédant à l’ancienne Banco di San Giorgio à Gênes dès 1408). Il faut par ailleurs évoquer les maniements des monnaies, les poursuites judiciaires lancées contre les trop grands financiers.

On peut en mesurer les résultats. Les batailles de la guerre de Cent Ans n’avaient mis en ligne que 5 000 à 7 000 combattants. L’armée permanente de Charles VII comprenait à peine 18 000 hommes. À Lépante, l’Occident réussit à mobiliser une escadre de 300 navires, montée par près de 100 000 hommes. On apprécie le chemin parcouru, même s’il s’agit d’une coalition éphémère, d’un effort unique. L’Invincible Armada (1588) compte cependant 130 navires, jaugeant environ 60 000 tonneaux, avec 30 000 hommes et 2 400 canons. L’Angleterre d’Élisabeth réplique par l’expédition de Lisbonne: 150 navires, 20 000 hommes – un effort, eu égard à la population anglaise, bien plus considérable encore que l’espagnol et tout aussi vain.

La vénalité des offices

Au développement des armées, rendu possible par le soutien d’un capitalisme commercial et financier, s’ajoute, surtout en France, la généralisation de la vénalité des offices. L’idée de vendre les charges publiques n’est pas neuve, et l’on en trouve des exemples dès le XIIIe siècle. Charles VII, comme Louis XI, utilise couramment le procédé. On peut, cependant, penser que la vénalité des offices est, en tant que système gouvernemental, une création de l’État vénitien du XVe siècle. La monarchie française de Louis XII et de François Ier l’a systématiquement développée. Les inconvénients en sont évidents.

Ce serait pourtant une singulière erreur d’optique que de croire que les politiques du XVIe siècle l’auraient adoptée si elle n’avait comporté des avantages certains. Dans une trésorerie en crise permanente, la vente des offices apporte de l’argent immédiatement mobilisable. L’adoption de la vénalité semble avoir reposé sur deux principes essentiels. D’une part, la richesse mobilière est une condition essentielle pour l’exercice d’une fonction publique, car elle est capable de surmonter les à-coups du trésor public. La richesse est d’ailleurs liée à la capacité, à l’éducation. Pour choquante que paraisse cette opinion (pourtant encore défendue par Montesquieu), elle s’appuie sur l’exemple de l’Antiquité: liturgies grecques et curies municipales du Haut-Empire. Le problème éducatif devient d’ailleurs capital au moment où, grâce à l’imprimerie, la civilisation de l’imprimé et de l’écrit succède à la culture relativement unifiée du Moyen Âge, largement fondée sur l’oral et l’apprentissage par le «voir faire». Ainsi s’installe une dichotomie fondamentale opposant l’éducation savante, livresque et coûteuse des élites et la formation de l’œil et de la main réservée à la masse de la population. L’autre principe est que les monarchies se méfient des aristocraties féodales qu’elles combattent. D’où le déclin des assemblées traditionnelles, tels les états généraux, qui ne jouent qu’un rôle mineur, sauf en période de crise. Le recours au système des officiers est un moyen de lutte très efficace contre les factions de la noblesse. Montaigne a parlé du «quatrième état». Il ne faut cependant pas trop généraliser les conséquences sociales de la vénalité des offices. En Italie, une partie de la noblesse s’est très vite intégrée dans le système. À Mantoue comme à Florence, on trouve partout des nobles, qui ont acquis la mentalité du servia. En Espagne, où la fidélité au roi est grande dans les milieux nobiliaires, le système s’est moins développé. Il atteint son apogée en France. Si l’une des raisons fondamentales des guerres de Religion se trouve être la «disponibilité» de la noblesse, rendue oisive par la fin des guerres d’Italie, la victoire d’Henri IV peut aussi être comprise comme celle «des officiers, d’une partie de la bourgeoisie des offices et de la noblesse de fonction» (R. Mousnier). Cela n’a pas été sans réticences, car l’esprit de corps des officiers a rapidement pris le dessus sur les intérêts de l’État. Les succès des protestants au début des guerres de Religion ne sont peut-être pas sans rapports avec l’attitude d’une partie des «officiers». Le quatrième état est donc tiraillé entre deux attitudes contradictoires. Il s’oppose à la noblesse et développe, chez nombre de ses membres, une mentalité administrative, au service de l’État, tout en redoutant ce qui pourrait, dans l’évolution étatique, menacer ses intérêts. De là, sa méfiance envers tout ce qui, de près ou de loin, se rapproche du type «fonctionnaire». L’État du XVIe siècle n’est cependant pas encore en mesure d’entretenir un corps administratif développé.

La diplomatie constitue un domaine à part. Grâce à l’abondance des archives, c’est un secteur bien connu. Les États italiens du XVe siècle ont, une fois de plus, montré la voie. Ils ont remplacé les vieilles habitudes de contacts directs intermittents et occasionnels par la création d’une organisation diplomatique permanente (Chabod). La diplomatie forme donc une «carrière», souvent privilège de la haute noblesse, doublée d’un corps de petits fonctionnaires. À certains égards, c’est la première organisation administrative de «fonctionnaires» où les officiers sont relativement peu nombreux.

Au total, l’État de la Renaissance innove moins qu’on ne l’a longtemps pensé. Sa «novelleté» réside dans le fait qu’il généralise largement des procédés anciens. Ce faisant, il s’appuie désormais sur le nombre: pièces d’artillerie, armées agrandies, personnel d’officiers, poids des budgets, tout ce qui se compte. En matière d’État, le XVIe siècle est le premier siècle «quantitatif». Un seuil a été irrémédiablement franchi. La deuxième innovation est implicite: l’État, en juxtaposant, en intégrant ces divers procédés en un ensemble unique, lui donne, sans le savoir, un visage nouveau.

État et société

De tous les thèmes que l’on peut consacrer à l’État de la Renaissance, celui de l’étude des rapports entre État et société est le plus fascinant. Une mise en garde s’impose cependant. Que savons-nous, en réalité, de la société du XVIe siècle et de ses rapports avec l’État? Un grand livre sur le monde méditerranéen, de bonnes monographies urbaines en Espagne et en Italie, des analyses juridiques ailleurs, des essais sur l’Angleterre: le bilan est restreint. Ni le mot de noblesse ni celui de bourgeoisie n’ont été explicités. Leur sens était, pourtant, notablement différent de ce qu’il deviendra au XVIIe ou au XVIIIe siècle. Il faut donc se contenter d’approximations, et oser avouer qu’il s’agit bien plus d’hypothèses que de certitudes.

Oppositions et tensions

L’augmentation de la densité de population, l’urbanisation accélérée, le renforcement, fût-il relatif, de la puissance étatique enserrent l’individu dans un filet de réglementations beaucoup plus strictes qu’au cours des époques précédentes. Or la Renaissance est l’époque des fortes individualités, de la virtù.

Ces fortes personnalités profitent sans doute du «desserrement» des cadres de vie traditionnels. De nouvelles possibilités d’ascension sociale se sont ouvertes, souvent liées au développement des États. Mais le XVIe est aussi un siècle urbain, avec ses contraintes liées à la vie de la ville. Les utopies traduisent l’importance des «asociaux». Ainsi, les Morisques s’adaptent mal à la société espagnole, ce qui amène leur expulsion (1609-1611). Dans les deux péninsules méditerranéennes, le banditisme progresse, signe de pauvreté, mais aussi de révolte contre un certain type de société. Qui écrira, un jour, l’histoire des renégats chrétiens qui, en fait, mènent la course barbaresque? Les courses chrétiennes, la flibuste atlantique sont une manière plus élégante mais semblable de se soustraire aux autorités civiles. C’est dans ce contexte que se situe la mise en cause des hiérarchies sociales, dont L’Éloge de la folie d’Érasme constitue un bon exemple. L’exemple de la littérature n’est d’ailleurs pas le meilleur, car les poncifs hérités des littératures antiques y abondent.

À leur manière, les tensions religieuses traduisent ces inadaptations, surtout là où le protestantisme est minoritaire. La nouvelle religion, qui n’apparaît telle, aux yeux de bien des populations, qu’assez tard, entre 1550 et 1580, ne crée cependant pas une attitude politique unique. Jusqu’à la Saint-Barthélemy, les protestants français distinguent entre le roi «mal informé» et son entourage. Même après les massacres du 24 août 1572, il est resté des protestants royalistes. Le protestantisme n’en incorpore pas moins un certain nombre d’éléments de mécontentement politique et social. La résistance du protestantisme français s’explique par l’appui que lui donne une partie de la noblesse, surtout dans le Sud-Ouest, et par l’aide des villes ralliées au protestantisme, comme La Rochelle, véritable république indépendante de fait. Dans les deux cas, des motivations politiques anti-absolutistes ont joué.

Renaissance de la noblesse en Europe méditerranéenne et orientale

Le XVe siècle avait été le triomphe des États-villes d’Italie. Le XVIe siècle, par le triomphe initial des empires «personnels», puis des États moyens de l’Occident, signifie leur déclin. Que le pouvoir s’affaiblisse, ou qu’il soit lointain, et elles reprennent leur rôle: États-villes barbaresques, Malte, villes mi-commerçantes, mi-pirates de l’Ouest atlantique. Par-delà ces exemples partiels, le succès hollandais peut être interprété comme la revanche de l’État-ville. En Espagne, au contraire, la révolte des communeros (1521) s’achève par leur défaite; tout comme en Italie, la domination espagnole se traduit par la transformation, déjà en cours, des États-villes du XVe siècle en États princiers, fondés sur la «monarchie absolue». C’est, d’une certaine manière, revenir à notre point de départ: le triomphe des fortes personnalités. Par un jeu dialectique, somme toute classique, la tendance individualiste aboutit à la suprématie du prince. C’est dire que l’interprétation générale qui consiste à souligner l’accord entre monarchies et bourgeoisies urbaines liguées contre les féodaux demande à être nuancée. F. Braudel a ainsi pu parler de la «trahison de la bourgeoisie» italienne, se muant au service du prince en une nouvelle noblesse, investissant ses capitaux en seigneuries et en terres, tout comme le firent les Fugger. Mais, en Italie, l’évolution se fait en sens inverse, les noblesses pénétrant dans le monde des offices et des bureaux. On peut se demander si le vrai débat ne se situe pas ailleurs. Le XVIe siècle a été le moment majeur d’une transformation fondamentale de l’élite de l’Occident européen. Et l’utilisation, consciente ou non, que cette élite a faite des États aboutit à des résultats divergents. Le cas castillan est révélateur. À la différence de maintes autres noblesses européennes, l’espagnole est restée d’un dévouement sans faille à ses rois, que ce soit le Bourguignon-Flamand qu’a été, à ses débuts, Charles Quint, ou le roi «très prudent» et ultra-castillan qu’a été Philippe II. L’hispanisation de la partie de l’empire personnel de Charles Quint dévolue à Philippe II s’est traduite par une évolution inverse de celle de la France. Les lettrados de l’entourage de Charles Quint sont remplacés au cours de la seconde moitié du siècle par des nobles espagnols. En Italie aussi, la noblesse a renforcé ses positions; en même temps, une partie de la bourgeoisie s’y anoblit. En Hongrie, l’évolution est plus complexe. Au début du siècle, la petite noblesse, réagissant contre les excès et les désordres provoqués par la toute-puissance des «magnats», essaie de créer un État fort sous la direction de Mathias Corvin. L’essai fut de courte durée. Décimée par les pertes subies à la bataille de Mohács, balayée de la partie du pays occupée par les Turcs, la noblesse hongroise, en majorité convertie au protestantisme (après 1540), réussit à maintenir une très large autonomie de fait vis-à-vis de la monarchie habsbourgeoise. En Pologne, la croissance de la puissance nobiliaire est patente. Il y existe même une noblesse paysanne, surtout au nord-est de Varsovie et en Russie blanche. La noblesse asservit le monde paysan grâce aux ventes de grains, ces grains qui, à partir de 1570, viennent en Méditerranée relayer ceux des greniers à blé traditionnels.

Ainsi, de l’Espagne à la Moscovie, se dessine un croissant nobiliaire où, loin de voir son influence décroître, la noblesse, ancienne ou rajeunie, renforce au contraire son ascendant, parfois au prix de l’élimination d’une partie de la vieille noblesse appauvrie. Fait significatif, une partie des mines de métaux précieux (cuivre et plomb argentifère) de Hongrie, de Bohême et de Pologne appartiennent à la noblesse.

Une bourgeoisie riche et une aristocratie de cour

Les choses sont plus complexes en Europe occidentale et dans le Saint Empire romain germanique. On a cru pendant longtemps pouvoir affirmer le «déclin» de la noblesse française. Ruinée par les pillages de la guerre de Cent Ans, massivement amputée par les hécatombes de la peste noire, de Crécy et d’Azincourt, prisonnière de sa mentalité qui lui fait multiplier les testaments coûteux et les pratiques successorales génératrices de difficultés inextricables, la vieille noblesse est confrontée à la hausse des prix, au renforcement de l’État. Le coût croissant des armements nouveaux, les transformations du train de vie lui posent de redoutables problèmes. La réponse des historiens a d’abord été fort simple. La chute des revenus fixes a déterminé une baisse considérable des revenus réels: les «rentiers» du sol, ruinés, auraient disparu; ils ont été remplacés en grande partie par de nouveaux acquéreurs bourgeois, devenus les nouveaux seigneurs; à la gestion inefficace des anciens maîtres succède un contrôle plus efficace, modelé sur les méthodes de gestion commerciales. Ce schéma n’est certes pas faux. Nul doute qu’en France il se soit opéré une gigantesque transfusion de sang: la bourgeoisie entre massivement dans la noblesse, dont elle acquiert, en contrepartie, l’essentiel de la mentalité.

Il faut compléter cette description par deux remarques. D’une part, une partie de l’ancienne noblesse a su, très vite, s’adapter aux situations nouvelles, transformant ses censives en «métairies» affermées ou louées en métayage. D’autre part, elle a, grâce à l’appui de la royauté, dirigé une vaste entreprise de réaction nobiliaire et seigneuriale. Or la royauté française a profité de cette situation. Elle a arbitré les problèmes posés par cette réaction en légiférant dans un sens favorable à ses finances. Elle a, à l’image de l’Espagne et de l’Italie, transformé la cour en organisme étatique. La politique de Louis XIV ne fera que systématiser ce qui a été expérimenté au XVIe siècle. La cour est d’abord, avec ses raffinements, ses fêtes, ses voluptés et son luxe, le moyen d’attirer la haute aristocratie à l’ombre du prince. Mais elle est aussi, jusqu’à la Fronde, le lieu de rassemblement des jeunes gentilshommes, cadets de Gascogne ou d’ailleurs, désireux de faire fortune et de se battre. Le premier aspect prime, relativement, de François Ier aux guerres de Religion, le second prédomine ensuite. D’où les différences de tonalité entre la cour de Diane de Poitiers ou celle de Catherine de Médicis, et la cour d’Henri IV, voire celle de Louis XIII.

En Angleterre et dans les pays protestants, l’accent doit être mis sur le problème clef des confiscations opérées aux dépens des ordres monastiques. Tous les États protestants ont considérablement renforcé leur efficacité interne. La sécularisation a permis à l’État de s’enrichir et de monnayer la fidélité des catégories dirigeantes. L’attrait matériel et politique, s’il ne doit pas être surestimé, n’en a pas moins joué un rôle considérable. Henri VIII a, en dix ans, gagné 1 500 000 livres. La force de l’État suédois des Vasa se fonde en partie sur la «réduction» des biens de l’Église. Mais quelle a été la part du butin réalisé par les diverses aristocraties? La question est encore mal éclaircie; il semble cependant qu’elle ait été moins grande qu’on ne l’a cru et qu’elle ait, pour l’essentiel, profité à la seule haute noblesse. Ainsi, l’État protestant gagne sur tous les tableaux: enrichissement, fidélité des récompensés, cohésion religieuse, sans compter que le clergé protestant ne peut en aucune façon mesurer son prestige à celui dont avait joui le clergé catholique.

On retrouve la même diversité dans l’attitude des bourgeoisies. En Moscovie, les bourgeoisies de Pskov et de Novgorod appuient la politique extérieure des tsars, qui leur permet de mieux participer au grand commerce international. En Pologne et en Hongrie, les bourgeoisies urbaines, qui avaient joué un rôle important à l’époque antérieure, déclinent, au point de se voir interdire l’achat des terres. Ce qui explique la pénétration très limitée de la bourgeoisie dans la noblesse, alors qu’elle est forte en Russie. Ce recul bourgeois ne s’amorce en Allemagne qu’à la fin du siècle: la guerre de Trente Ans accélérera un phénomène déjà ébauché. En Occident, l’ascension des bourgeoisies est continue. En Hollande, le système institutionnel permet, certes, à la noblesse d’être présente dans les conseils, mais il lui enlève en réalité tout pouvoir de décision et assure une confortable majorité aux représentants des villes.

On peut donc dégager deux aspects fondamentaux du problème des relations entre État et société: d’une part, l’éternelle question de l’élite; d’autre part, les rapports de force, c’est-à-dire l’importance numérique respective de la noblesse et de la bourgeoisie. La «Renaissance», comme l’humanisme, a eu pour effet majeur de creuser un fossé de plus en plus difficilement franchissable entre la culture intellectuelle et les cultures populaires. Il est vrai qu’en contrepartie la Réforme s’appuie sur l’imprimé et se révèle donc rapidement comme un extraordinaire facteur d’alphabétisation. L’Europe «dense» protestante est le berceau de l’imprimerie, et plus encore de l’alphabétisation populaire. En France, testaments et donations pieuses assurent la création d’écoles pour pouvoir lutter contre les écoles protestantes. Les États protestants favorisent le mouvement. Ainsi, le clivage religieux de l’Europe aura de sérieuses conséquences sur l’avenir. En revanche, il n’y a pratiquement nulle part de véritable affrontement entre bourgeoisie et noblesse. Cette dernière reste l’idéal social à atteindre. Si les contenus humains changent, les hiérarchies restent en place.

Il ne peut en être autrement. Les populations urbaines forment une petite minorité et l’Europe est encore, pour longtemps, l’Europe des villages. Pour que le conflit entre noblesse et bourgeoisie puisse se développer, il faut que le chiffre numérique de la bourgeoisie devienne tel que l’intégration dans la noblesse soit mathématiquement impossible, et que se produise une prise de conscience de cette situation.

Les masses populaires, la ville et le roi

Quant aux peuples, les États du XVIe siècle ne s’en préoccupent guère, sinon pour en tirer plus d’impôts. Le sort des pauvres s’est, en général, dégradé, ce qui explique que l’âge d’or soit situé au temps d’un Louis XII trop rapidement surnommé «père des peuples». La surperposition de l’exploitation étatique toujours accrue à l’exploitation seigneuriale ancienne aboutit à des révoltes de la misère (guerre des Paysans, en 1525, condamnée par Luther). Ces soubresauts mis à part, les campagnes n’apparaissent, aux yeux d’un Luther ou d’un Érasme, que comme un «océan de barbarie» d’où émergent les citadelles de la civilisation que forment les villes. Sentiment profond qui a, plus que tout autre, contribué à la cohésion des États, la ville payant sa sûreté par la perte de son indépendance. Les États apparaissent ainsi comme des constructions complexes, résultant moins d’une logique sociale qui resterait à démontrer que des contingences héritées des époques passées. Ces fragiles échafaudages sont engagés dans une série de secousses novatrices. Face à ces transformations, les hommes réagissent en fonction de leur mentalité ancienne: les relations de personne à personne priment tout. Le roi de France voyage, surtout quand il est mineur: il faut qu’il se montre. L’empire de Charles Quint est, en réalité, une construction issue sinon d’une politique matrimoniale consciente, du moins d’une conception très familiale. L’honneur, et surtout l’honneur des princes, détermine encore largement des réactions politiques. L’homme politique du XVIe siècle est, certes, capable d’abstractions, et il ne manque pas de vastes desseins; il est cependant tributaire de son impulsivité. Aucune explication partielle n’est donc admissible.

En fin de compte, la question qui pourrait se poser est moins celle de savoir pourquoi et comment les États du XVIe siècle se sont transformés, mais comment ils ont réussi à subsister en surmontant ces chocs. L’indifférence profonde des masses paysannes, plus retranchées que jamais de tout ce qui n’était pas leur vie matérielle et la satisfaction immédiate de leurs besoins alimentaires, l’hostilité des masses urbaines dont le sort semble s’être en général aggravé (sauf, toutefois, dans la plupart des ports), la turbulence anarchique de la petite noblesse, l’insatisfaction résultant de la hausse des prix et de l’accroissement de la pression fiscale sont autant de facteurs de désorganisation. Particularismes régionaux ou urbains s’y ajoutent. Il y a, en contrepartie, le caractère sacré de certaines royautés, la force de la vieille idée de monarchie absolue, conception qui s’appuie sur un texte de saint Paul, la résurrection de l’idée romaine de l’État, la survivance difficile des hiérarchies féodales qui représentent les maillons traditionnels résistant plus ou moins bien à l’érosion du temps.

Cela ne suffit certes pas à expliquer la résistance prolongée de l’hétéroclite empire de Charles Quint. Aucun système fiscal de l’époque n’était en mesure d’assurer durablement la sécurité des routes maritimes et terrestres. Face à ces difficultés, il faut bien reconnaître le rôle des hommes, noter la stature exceptionnelle de Charles Quint et de certains de ses conseillers, mais, plus encore, souligner l’importance des ressources que lui offraient, au point de départ, les mines tyroliennes (Schwaz), carinthiennes, bohémiennes et hongroises, relayées par la suite par les trésors d’outre-Atlantique. La fidélité de la noblesse castillane n’est pas à négliger. Charles Quint avait cependant raison d’abandonner la direction unifiée de l’Empire; il y a donc retrait sur un territoire cohérent, massif, le plateau castillan consacré par l’Escurial de Philippe II. Cependant, les tendances centrifuges des régions ibériques périphériques demeurent, pour ne point parler de l’obstacle majeur que constitue l’énormité des distances à parcourir: ainsi, le rendement du moteur humain, adapté à la voile, décroît très vite au-delà de 500 à 1 000 kilomètres. La chance des États français et anglais est d’être de dimensions moyennes, à la mesure des techniques de l’époque, suffisamment grands pour représenter une force financière certaine, assez petits pour garantir une cohésion politique relative. Ce qui manque en dimension à l’Angleterre ou à la Hollande est compensé par l’espace maritime proche.

Ambiguïté de la notion d’État

Au terme de ces considérations, il faut revenir à la question primordiale: y a-t-il un État de la Renaissance? L’humanisme se voulait école de modération, d’universalisme. L’amour de la patrie est chez Érasme une passion parmi d’autres, simplement un peu plus naturelle (Éloge de la folie ). Pourtant, les humanistes ont réintroduit le vocable de patrie dans les langues nationales – à partir du latin! Mais, dans les faits, l’humanisme n’a guère pesé sur la politique. Contrairement à la pensée médiévale, qui a débouché sur une synthèse et s’est concrétisée par la méthode de la logique formelle (c’est, à certains égards, le langage des ordinateurs), l’humanisme, parce que passéiste, s’est rapidement étiolé en une érudition vite reléguée au seul domaine éducatif.

La renaissance artistique a eu plus de place dans les préoccupations des États. Il n’est prince d’Europe qui n’ait voulu son artiste italien. La mode aidant, l’État a joué un rôle décisif dans la diffusion de ce qu’on nomme aujourd’hui Renaissance. Ces appels ont d’ailleurs porté la plupart du temps sur des artistes «maniéristes». Le maniérisme est un art de cour, donc a une forme plastique revêtant une forme politique précise. Art savant, souvent dénué de racines populaires (qu’il possédait pourtant en Italie), il contribue à accentuer l’écart entre peuple et dirigeants. C’est, à bien des égards, exactement le contraire de l’Italie du Quattrocento. Les artistes italiens avaient beau être, pour une large part, issus du milieu des marchands et des grands brasseurs d’affaires, ils sont d’abord des citadins méditerranéens, plongés dans la vie quotidienne. Enfin, l’absurde catégorisation en spécialités soigneusement isolées qu’a mise en place l’érudition universitaire des XIXe et XXe siècles, la relégation des «beaux-arts» au rang d’accessoire de luxe réservé à une catégorie sociale qui a caractérisé l’opinion publique jusqu’à une date très récente ont caché l’esprit synthétique de la Renaissance, dont la fête est l’élément central. Il reste à réinterpréter la Renaissance en fonction de cet élément par excellence fugitif, dont, par définition, ne subsistent que des composants durables, fragments d’un miroir cassé. Raphaël, Léonard sont d’abord ordonnateurs de fêtes. Or celles-ci sont aussi des manifestations politiques, comme en témoignent les entrées royales en France, ou celle de Maximilien en Allemagne, gravée par Dürer. Ces fêtes ont considérablement évolué au cours du XVIe siècle; leur étude reste à faire. Soupape de sûreté en politique intérieure, communion temporaire vis-à-vis de l’extérieur en sont les motivations profondes, auxquelles la sociologie contemporaine pourrait se référer.

En Europe centrale, le rôle de la Réforme a une portée politique plus grande encore que la «Renaissance». L’État de la Réforme est plus princier que jamais, aboutit au renforcement de l’indépendance du prince devenu chef d’Église. Les cadres médiévaux, déjà affaiblis par l’évolution sociale des deux siècles précédents, s’adaptent mal aux besoins nouveaux de ces États. Ils ont besoin de juristes, de théologiens, d’administrateurs, de militaires. Seule la bourgeoisie urbaine est capable de les fournir. Le système du mercenariat, qui relaie dans toute l’Europe le système militaire médiéval, n’est guère apprécié de la majorité de la noblesse (à l’exception de quelques cas isolés, comme dans la noblesse de l’Allemagne du Nord-Ouest, où se recrutent les «reîtres», les «cavaliers noirs» des guerres de religion françaises).

En dépit des Hutten, cette noblesse n’est guère intellectuelle. Aussi est-elle progressivement refoulée des postes de commandement politiques, et, contrairement à ce qui se passe en France, l’anoblissement a tendance à stagner. Malgré une très forte réaction nobiliaire, qui se traduit jusque dans l’art de Dürer, l’image de la noblesse est dévalorisée par le poncif du Raubritter , le noble-brigand. Sa réhabilitation ne se fera, sous les traits de Götz von Berlichingen, qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle et au cours d’un XIXe reconstructeur des Burgen. Un mouvement inverse s’amorce pendant la seconde moitié du XVIe siècle. Une partie de la noblesse s’instruit dans les Ritterakademien , se forme par le Kavalierstour à travers l’Europe. Un certain nombre de bourgeois s’anoblissent, tels les Fugger, qui reconvertissent leurs activités commerciales en seigneuries (R. Mandrou). La reconquête des États germaniques par la noblesse se fera surtout au XVIIe siècle.

En définitive, la notion d’État de la Renaissance est essentiellement ambiguë. Abandonnant les vieilles définitions périmées, J. Delumeau considère la Renaissance comme l’époque de la mainmise et de la supériorité de l’Europe sur le reste du monde. On peut ajouter que cette mise en place européenne est l’aboutissement du mouvement amorcé par le take-off des XIe et XIIe siècles. L’influence italienne sur les formes étatiques du reste de l’Europe est évidente: bureaucratie administrative, rôle du droit romain, une certaine conception de la vie de cour et du «courtisan», intervention étatique dans la vie économique par les soutiens divers, la douane, les réglementations, la vénalité des offices, etc. L’apport est donc considérable. Si la Renaissance est, au point de départ, affaire de l’Italie, on peut aussi penser que les évolutions propres de l’Europe germanique ou de l’Europe du Nord-Ouest, pour ne pas parler de l’Espagne, ont tout autant, sinon plus de poids. L’essentiel est ailleurs. Du XIe au XVe siècle, l’éclatement multiplicateur des innombrables micro-améliorations a fait franchir à l’Europe un seuil. D’autres grandes civilisations ont possédé des moyens comparables, parfois supérieurs. La Chine, par exemple, ne les a pas exploités. L’Europe a saisi sa chance. Affaire, certainement, de mentalité. Or l’État européen des XVe et XVIe siècles a contribué à accentuer le mouvement. Si confuse que soit l’idée de l’État, elle s’impose cependant aux plus médiocres des souverains. La déchirure de la tunique sans couture de la Chrétienté, en séparant l’Europe du Nord de celle du Sud, a contribué à préparer les innovations fécondes du XVIIe siècle (réalisées d’abord au niveau des seules élites), que le XVIIIe siècle va systématiquement appliquer. Plus qu’une cause, la Renaissance apparaît ainsi comme un épiphénomène, lui-même riche de promesses d’avenir.

2. La pensée

Espace culturel clos et ouverture anthropologique

L’époque de la Renaissance n’échappe pas à l’oscillation dialectique, qui prend parfois l’aspect d’oppositions irréductibles, entre un système du savoir et une philosophie de la transcendance. Le couple Platon-Aristote marque indubitablement, dans ce champ de gravitation culturelle, l’une des lignes de partage entre les esprits: Jean Bessarion (env. 1402-1472) contre Georges de Trébizonde dans la seconde moitié du Quattrocento, Pietro Pomponazzi (1462-1525) et les autres «Padouans» aristotéliciens contre les «lecteurs royaux» hellénistes de Paris vers le milieu du XVIe siècle, Ramus (Pierre de La Ramée, 1512-1572) contre l’enseignement aristotélico-scolastique de nombreux collèges de la seconde moitié du siècle. Toutes questions passionnelles ou contingences historiques écartées, les fidèles d’Aristote, philosophes, pédagogues ou théologiens, se recrutaient plutôt parmi les partisans d’un totalitarisme culturel où tous les éléments du savoir, la totalité des espèces animales ou végétales, les valeurs sociopolitiques ou éthico-religieuses, et la représentation du cosmos lui-même s’inscrivaient dans un espace clos et hiérarchisé, qualitativement et éternellement déterminé, comme les sphères du monde supracéleste, tournant indéfiniment au-dessus du monde humain et terrestre, soumis à la probabilité, sinon à l’incertitude. En associant l’homme concret à des responsabilités plus personnelles, en l’axant davantage sur des problèmes d’éthique individuelle, en privilégiant la recherche de la vérité par rapport à l’acquisition de certitudes, en pratiquant, par la maïeutique socratique, une révolution pédagogique où le dialogue serait à la fois une interrogation sur le savoir et un instrument de découverte des autres et de soi-même, le «divin» Platon apprenait à la génération d’un Pic de La Mirandole ou d’un Marsile Ficin, à celle d’un More, d’un Vivès ou d’un Érasme, au Montaigne des Essais ou au Campanella de La Cité du Soleil le dynamisme créateur de l’homme. Et pourtant? L’aristotélisme antichrétien et averroïste de Pomponazzi n’a guère de rapport avec l’aristotélisme thomiste ou scotiste de certains théologiens de Louvain ou avec celui de Lefèvre d’Étaples, et l’on aurait du mal à déceler une homologie quelconque de pensée entre les platonisants de Florence et les utopistes-urbanistes des cités communistes ou libertaires. C’est qu’à la vérité la dimension éthico-existentielle, qui ménage à l’esprit humain une ouverture pour aller plus loin, une possibilité indéfinie de contestation ou de remise en question, et la fermeture de la pensée sur un bilan culturel déterminé ne dessinent pas aussi schématiquement les frontières entre les hommes, les œuvres, les écoles, les arts ou les sciences. Rien ne me paraît également aussi caractéristique de l’esprit de la Renaissance que cette volonté, exprimée en de multiples textes, symboles ou actions, d’une conciliation – ou réconciliation – d’Aristote et de Platon: on a reconnu ici l’une des entreprises majeures de Pic, l’auteur du Discours sur la dignité de l’homme , l’un des promoteurs et des illustrateurs de l’humanitas et des humaniores litterae . Conciliation de Platon et d’Aristote, certes. Mais aussi, pour Marsile Ficin le platonicien, accomplissement d’un programme téméraire: celui de l’insertion de la philosophie, ou plutôt de la théologie, de Platon dans un christianisme qui exaltera l’homme pour la plus grande gloire de Dieu. Si l’on regarde enfin la célèbre fresque de L’École d’Athènes de Raphaël, et que l’on examine le titre des ouvrages respectivement tenus par Platon et par Aristote, on y voit le philosophe de l’Académie tenant le Timée , c’est-à-dire le plus aristotélicien et le plus systématique de ses livres, et la Stagirite l’Éthique à Nicomaque , c’est-à-dire la plus platonicienne de ses œuvres.

Ces remarques permettent de comprendre pourquoi la plus importante révolution scientifique et philosophique du XVIe siècle, à savoir la substitution d’une conception héliocentrique au système hiérarchisé de la physique et de la cosmologie aristotéliciennes, passa à peu près inaperçue pendant plusieurs décennies sans modifier les axes de référence intellectuels des plus savants parmi les contemporains et les successeurs de Copernic. En effet, indépendamment de l’événement contingent de la mort du savant polonais, au lendemain de l’achèvement du De revolutionibus orbium coelestium (1543) et de l’abus de confiance dont s’était rendu coupable son «disciple» Osiander, théologien protestant, en publiant une préface qui réduisait une découverte scientifique fondamentale à une hypothèse simplement plausible, les esprits n’étaient ni psychologiquement ni métaphysiquement préparés à «digérer» une vérité qui aurait pu remettre en question l’enseignement traditionnel de l’Église sur la place de l’homme et de la Terre dans l’Univers créé par Dieu. De même qu’il aura fallu plusieurs décennies après la découverte du Nouveau Monde par Colomb et Vespucci et les expéditions de Gama dans l’océan Indien pour que les intellectuels d’Europe en vinssent à percevoir, après les marchands, les banquiers et les conquistadores, que la dimension de l’Univers avait changé et, avec elle, celle de l’homme, il faudra l’intrépidité philosophique et morale de Giordano Bruno, démontrant l’«infinitisation» de l’Univers et abandonnant la sphère des fixes, mais surtout transformant la problématique de la nature, avec toutes ses conséquences ontologiques et théologiques, pour ébranler et indigner les maîtres du conformisme tant intellectuel que religieux: il paiera de sa vie le fait d’avoir voulu, en reculant indéfiniment les limites de l’Univers, constituer une anthropologie nouvelle dans laquelle l’homme ne serait plus le reflet passif d’un macrocosme statique, mais l’expression d’une volonté et d’une imagination créatrices.

Les figures du Même et de l’Autre

S’il fallait transposer à l’heure actuelle le clivage entre une anthropologie existentielle (on aurait parlé hier d’une philosophie du sujet) et un système du savoir réductible à une machine enregistreuse des pulsions culturelles d’une époque (qu’on qualifierait volontiers de positivisme ou de néo-positivisme), on pourrait opposer la manière dont un historien comme Jean Delumeau examine la civilisation de la Renaissance à celle par laquelle un philosophe comme Michel Foucault traite de son «épistèmè». Le premier, qui connaît cette époque dans sa profondeur et ses multiples dimensions, la compare à «un océan de contradictions, [à] un concert parfois grinçant d’aspirations divergentes», et il y découvre «une difficile cohabitation de la volonté de puissance et d’une science encore balbutiante, du désir de beauté et d’un appétit malsain de l’horrible, un mélange de simplicité et de complication, de pureté et de sensualité, de charité et de haine». À ce titre, on pourrait intégrer tout le contenu des analyses d’E. Battisti (L’Antirinascimento ) dans une conception plus vaste de la Renaissance où les systèmes d’identités, d’analogies, de métaphores ou de parallélismes ne sont pas exclusifs de systèmes d’opposition, de différences et même d’aliénations non dialectisables. Un ouvrage comme La Civilisation de la Renaissance est scandé, de chapitre en chapitre, par les analyses dans lesquelles l’homme, individu ou membre d’une classe socioprofessionnelle, citadin ou paysan, être sexué, politisé, sujet pensant, parlant, croyant, vivant et mourant, n’est pas sacrifié au profit des structures institutionnelles, économiques, politiques, voire intellectuelles: il assume pleinement son destin. Au contraire, dans les pages qu’il a consacrées à la «prose du monde», dans Les Mots et les Choses , Foucault projette sur les diverses expressions de la pensée à l’époque de la Renaissance une grille épistémologique de type structuraliste qui permettrait une lecture directe et objective du monde ou de son «Livre», selon la métaphore traditionnelle. Mais, s’il a pleinement raison d’insister sur les multiples formules (aequalitas , consensus , concordia , concertus , similia , proportio , etc.) par lesquelles est soulignée la reconnaissance ou la volonté d’une harmonie universelle, inspirée de Pythagore, des stoïciens ou de la Bible, Foucault méconnaît à la fois le principe majeur de la variété des choses (selon le titre du livre de Cardan, la pensée de Le Roy, l’intuition de Bodin) et la puissance créatrice du langage humain, dont son système «archéologique» recule l’efficacité jusqu’au XVIIe siècle, et même beaucoup plus tard. Or, il le montre lui-même avec raison dans un chapitre de son Histoire de la folie , le fou de l’humanisme est à la fois le héros de la solitude et celui de la communication, le héros du Même et de l’Autre; sa parole est individualisante et même son pouvoir d’universalisation est hypercritique, comme on peut le voir chez la Moria d’Érasme, le Panurge de Rabelais, avec le couple Quichotte-Panza, Falstaff et les bouffons de Shakespeare. Pourquoi, dès lors, cet étrange accouplement des mots et des choses, cet «enroulement» du monde sur lui-même et cette mise à l’écart de l’homme dans l’universelle «convenance» des choses, dont le XVIe siècle a pris une conscience «claire-obscure»?

On a trop souvent répété que les hommes de la Renaissance, et plus encore les humanistes, n’avançaient leurs idées qu’en les bardant de citations antiques. C’est là une vue superficielle des choses. Non seulement ce que n’avaient pas lu ces hommes (tel Vinci qui, semble-t-il, avait lu peu de livres) est souvent beaucoup plus intéressant pour l’homme d’aujourd’hui que ce qu’ils on lu; mais surtout, quand un mathématicien comme Luca Pacioli (1445-1510) se recommande de Pythagore, que des naturalistes comme Pierre Belon, Guillaume Rondelet, Conrad Gesner citent Aristote ou Pline, que des juristes comme A. Alciat et Bodin évoquent La République de Platon ou la Politique d’Aristote – quand ce ne sont pas les Espagnols colonisateurs des Indiens – ou qu’un Ambroise Paré s’appuie sur Hippocrate dans ses Monstres et prodiges , leur intention profonde est bien de faire œuvre originale: ils ne pensent pas par l’entremise des Anciens, mais ils cherchent, à partir de leurs propres observations, de leur expérience ou de leur style spécifiques, l’appoint ou l’excitation d’une pensée ou d’une expérience différentes , dont la canonisation est loin d’être acceptée par tous.

Un langage de l’homme qui dit son humanité

Non seulement le langage des penseurs de la Renaissance ne saurait être assimilé à un «tableau spontané» ou à un «quadrillage premier» des choses, selon deux autres formules de Foucault, qui privilégie délibérément les signes non linguistiques par rapport aux signes linguistiques, mais, disons-le au risque d’énoncer un truisme, le domicile du langage est l’homme lui-même, comme «le langage est de l’homme même» (Buffon). Il ne réside pas «du côté du monde, parmi les plantes, les herbes, les pierres et les animaux», car, si les hommes se taisaient un jour et si les livres étaient mis au pilon, les plantes, les pierres, les herbes et les animaux auraient définitivement cessé de nous «dire» quelque chose.

Cette importance des faits de langage à l’époque de la Renaissance commence à être reconnue non plus seulement par les philologues et les historiens des langues, mais aussi par les philosophes, les historiens des idées et les historiens des sciences: les recherches linguistiques contemporaines ainsi que la maturation des sciences humaines ne sont pas étrangères à ces préoccupations.

Qu’ils en aient eu ou non une claire conscience, des grammairiens, des pédagogues, des humanistes du XVIe siècle ou des écrivains de la taille d’un Rabelais ou d’un Montaigne ont contribué à faire du langage l’instrument privilégié de la connaissance des hommes et du monde et l’expression même d’une culture, irréductible et transcendante à la nature, que celle-ci fût individuelle ou cosmique. On verra encore à l’œuvre, chez ces auteurs du passé comme chez leurs commentateurs actuels, le conflit dialectique entre une conception totalisante, récapitulative ou dogmatique des «faits de langue» et la croyance en une transcendance humaine et en une philosophie non systématique, entraînée par son mouvement propre à transcender la culture dans laquelle elle est immergée. On signalera, en dehors des chapitres qu’A. Borst a consacrés au langage à l’époque de la Renaissance dans sa monumentale histoire des théories du langage au titre suggestif de Tour de Babel (Stuttgart, 1957-1963), l’étude de D. Harth sur la philologie pratique d’Érasme (Munich, 1970), et surtout le petit volume de C. G. Dubois, Mythe et langage au XVIe siècle (Bordeaux, 1970), ainsi que l’importante thèse de J.-C. Chevalier, Histoire de la syntaxe (1530-1750), publiée à Genève en 1968.

L’importance du mythe de l’Hercule gaulois dont la langue est liée de la manière la plus «tangible» aux oreilles de ses auditeurs ne saurait être ni méconnue ni exagérée: l’orateur n’est pas seulement celui qui communique un discours aux autres, il est pour eux un maître à penser et à agir. Mais seul l’échange dialogué, et cette forme est spécialement prisée à la Renaissance, interdit à la puissance du verbe de dominer les consciences sans contrepoids. Méfions-nous du terrorisme verbal comme du trop beau langage. Quand Érasme écrit dans ses Antibarbares que seule la culture littéraire ou la parole sont capables de transformer des sauvages ou des «hommes de pierre» en personnes civilisées et de mœurs honnêtes, il assimile la parole humaine à l’instrument privilégié de la culture. Et la formule lapidaire de sa Méthode de la vraie théologie : «La lecture passe dans les mœurs», est révélatrice de toute son entreprise philologique; les recherches étymologiques, les comparaisons de vocables latins, grecs ou hébreux, les jeux de mots ne sont pas des exercices formels. Maître du mot humain, l’humaniste reste le serviteur fidèle du Verbe divin comme l’ami des hommes. Quant à la multiplicité des langues, sur laquelle les hommes de la Renaissance ont médité avec les ressources plus ou moins étendues de leurs connaissances, elle ne saurait éluder, par une explication mythique ou le recours au surnaturel, la nécessité d’une interprétation socio-historique et anthropologique. C.-G. Dubois a bien montré que de nombreux auteurs comme Claude Fouchet ou Laurent Joubert abandonnaient la théorie de la langue originelle (unique et universelle) liée à celle de l’unité de la nature humaine, alors que l’histoire et l’expérience révèlent les différences de latitude, de climats, d’humeurs, la variété des races ou celle des espèces. De même que, selon une célèbre formule d’Érasme, l’homme ne naît point homme, mais le devient grâce à son équipement socioculturel et à un dessein pédagogique, la mise en œuvre du langage est le produit de l’homme individuel et social. L’approfondissement de la connaissance des langues anciennes et modernes au cours du XVIe siècle, joint à ce qu’on pourrait appeler une laïcisation de la culture, aboutit à l’abandon de l’interprétation surnaturelle de la variété des langues: la punition divine, le mythe de Babel. «Les enfants, écrit Joubert, qui naissent et conversent parmi les gens qui parlent, ne sont pas en peine d’inventer un langage...» Il existe des structures déterminées, comme un besoin d’expression orale et une possibilité de codification des sons qui les transformeront en signes intellectuels, mais la matière de la langue comme les rapports des phonèmes avec les choses restent du domaine de la contingence et de l’invention humaine.

Ainsi, les différences linguistiques, en s’expliquant par la variété des rapports entre l’homme et son milieu socioculturel, détruisent le mythe d’une identité de nature des rapports entre l’homme et le monde et la conception statique du schéma médiéval microcosme-macrocosme. Montaigne, à la fin du siècle, a puissamment contribué à cette démythification du verbe, condition nécessaire de toute anthropologie existentielle, elle-même préparatoire à toute linguistique qui voudra se présenter comme science. Son chapitre «De la vanité des paroles» montre avec éloquence, ou plutôt sobrement, que, pour citer Dubois, les noms ne renvoient ni aux astres ni aux dieux, mais à l’homme.

Même entreprise de démythification chez J.-C. Chevalier, dans ses analyses érudites et profondes des grammaires françaises de la Renaissance. Déjà les humanistes avaient réagi presque instinctivement contre le caractère figé et métaphysique des grammaires médiévales. Mais, en examinant les choses plus scientifiquement et à la lumière des travaux des grammairiens et des linguistes modernes, Chevalier associe l’étude de la structure logique de la grammaire et de la syntaxe et celle des mutations d’ordre intellectuel, pédagogique, culturel, rejetant le mythe d’une grammaire transcendante et universelle, articulation de la Pensée du Monde.

Art, technique et nature, ou le jeu indéfini des symboles

La fluidité des notions et les divers modes de fonctionnement des symboles dans la pensée de la Renaissance interdisent à l’historien des idées l’application de catégories intellectuelles ou de concepts épistémologiques qui seraient efficaces dans un autre type de culture. Le «rationalisme» de Cardan, qui lui fait rechercher l’enchaînement des causes et des effets et dresser minutieusement le schéma de mille et une inventions subtiles (dont la suspension «à la Cardan», connue de tous les automobilistes), n’a aucune antipathie naturelle pour son «irrationalisme» qui le porte à établir les horoscopes des rois, des papes et même du Christ, ou à s’extasier, après tant d’autres, et sans la moindre réserve, sur la merveilleuse propriété du poisson Remora qui arrête la marche des navires en s’accrochant à leur coque. Mais pourquoi se servir de termes en «isme» pour rendre compte d’une pensée scientifique qui se caractérise essentiellement par l’absence de distinction entre l’être animé et l’objet technique, l’organisme et la machine. Tant pis pour les philosophes à court de vocabulaire ou d’imagination, que leur ignorance de la synchronie du XVIe siècle laisse en porte à faux entre une mentalité animiste et une pensée rationaliste! C’est un Gaston Bachelard, historien des sciences, philosophe et rêveur des quatre éléments, qui pourrait donner la clef la mieux adaptée à l’intelligence de la pensée scientifique de la Renaissance, laquelle ne se détache pas encore d’une vision artistique et naturaliste du cosmos. Certes, on pourra citer des œuvres en apparence plus purement scientifiques, comme les descriptions anatomiques de Léonard, le traité de balistique de Niccolò Tartaglia, le De humani corporis fabrica de Vésale, le traité de chirurgie d’Ambroise Paré ou le Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres. Et, de fait, la Renaissance eut ses naturalistes, ses agronomes, ses ingénieurs, ses mathématiciens (à commencer par Cardan, que sa croyance à la puissance des astres n’empêcha pas de découvrir la solution de l’équation du troisème degré). Mais le même Vinci, qui, sans aucun respect pour la théorie universellement admise de l’émission des rayons lumineux par l’œil, établissait les bases de l’optique moderne en se fiant à ses observations et à sa raison, est cet artiste de génie qui a exalté l’«homme géométrique» par l’art et le calcul, lui conférant un pouvoir où son imagination joue un rôle plus déterminant que les déductions logiques. Et comment séparer de l’œuvre du grand anatomiste Vésale celle de Calcar, auteur des admirables planches de squelettes animés , c’est-à-dire disposés dans une attitude humaine, où la précision extrême du dessin n’empêche pas l’imagination ou la raison de méditer sur la condition humaine? Dans l’immense forêt de symboles où se complaît la sensibilité de l’homme de la Renaissance, une plante, un animal, une figure géométrique, la proue d’un navire, le tube d’un canon ou une sphère armillaire renvoient spontanément à un tableau imaginaire où le rêve et la rêverie prolongent la réflexion positive, sans que l’on puisse distinguer entre une croyance rationnelle et une croyance irrationnelle. Paré décrit, après Cardan, l’«oiseau de paradis» ou Manucodiata , «qui n’a aucun pied [...] et n’est nourry que de l’air et rosée»; il en fait un dessin «surréaliste» et reconnaît pourtant «qu’il en garde un en son cabinet»; il mentionne encore la «beste Thanacth», la «beste nommée Huspalim» ou la «beste monstrueuse, laquelle ne vit que de vent, dicte Haiit», dont les descriptions et les dessins sont aussi précis que ceux d’un cheval ou d’un chien. Que dire des géomètres artistes que leur invocation de Pythagore incite à exalter la puissance des nombres en une subtile architecture de courbes, de droites, de plans et de volumes, se souvenant que Dieu fit le monde «par calcul, formes et poids»? Les figures de proue ou les ciselures d’un canon ne sont pas des ornements surajoutés, sans rapport avec l’utilité de ces objets techniques. Si l’Arioste ou Shakespeare exprimaient en vers leur horreur pour le canon et les armes à feu, la personnalisation de ces tubes de fonte jouait dans l’inconscient collectif national un rôle analogue à celui des blasons, des emblèmes, des devises, des marques d’imprimerie. N’est-ce pas une caractéristique de ce symbolisme technologique, animiste et anthropologique que la fréquence du thème de la tour de Babel dans l’iconographie du XVIe siècle? Il rappelait opportunément aux hommes le péché fondamental de l’humanité, l’orgueil, introduisait aussi un modèle d’architecture, celui du Colisée, avec la représentation d’une grue tournante (dernier produit de la technique industrielle), et donnait à ces blocs énormes de maçonnerie, entre lesquels s’affairaient hommes et machines, l’allure d’un monstrueux animal. Même liaison anthropologique entre l’esprit expérimental et la mentalité animiste dans la fabrication et la décoration de la sphère armillaire, cette machina mundi . On sait que ces globes qui représentaient la synthèse la plus achevée des connaissances géographiques, astronomiques et astrologiques du temps, et dont certains constituaient par ailleurs de véritables pièces artistiques, avaient aussi une valeur symbolique: ils voulaient représenter le monde et la nature avec la plus grande exactitude; un monde en miniature. Construits d’abord en verre, par souci de ressemblance, ils suivirent l’évolution des techniques métallurgiques, et Cardan salue ce triomphe de la rationalité. Mais la leçon philosophique demeure: ce produit de la pensée scientifique, de l’art et de la technique rappelle à celui qui veut s’aventurer dans le champ épistémologique de la Renaissance que le principe d’imitation, ou, plus exactement, d’analogie, constitue un véritable principe explicatif, car les mots et les choses sont plus que des mots et des choses; et la richesse du monde, les «arcanes» de l’Univers sont irréductibles aux relations, même multivoques, entre le signifiant et le signifié.

Le progrès de la raison: un miracle naturel permanent

Plutôt qu’à Nicolas de Cues, philosophe de la «docte ignorance», ou à Giordano Bruno, philosophe de l’infini, plutôt qu’à Vinci, qui a exalté dans ses écrits théoriques et dans son œuvre plastique la grandeur de l’homme et les merveilles de l’Univers, plutôt qu’à Vitoria, théoricien du droit international, ou à Jean Bodin, théoricien de l’ordre et de la souveraineté absolue, c’est à Cardan, mathématicien, philosophe, chiromancien, astrologue, moraliste et sociologue, qu’on demandera pour finir une leçon d’anthropologie: dans les multiples inventions et découvertes dont son siècle est le témoin, l’art, sous toutes ses formes, parvient à dépasser la nature et à reproduire une image de l’homme plus vraie et plus vivante que le monde lui-même qui l’a inspirée. Il a cru, et avec lui la plupart des penseurs de la Renaissance, que la création humaine pouvait être supérieure à la créature. La vérité, sans préjudice de la foi des croyants, est fille du temps, selon un adage qui a traversé tout le siècle depuis qu’en son Satellitium animi Thomas More l’avait arraché au «trésor de Minerve». Et les produits du temps humain constituent un miracle permanent. «Parmi les prodiges naturels, écrit-il dans son Autobiographie , le premier et le plus rare, c’est que je suis né dans ce siècle où la Terre a été découverte, alors que les Anciens n’en connaissaient guère plus du tiers [...]. Les connaissances se sont étendues. Qu’y a-t-il de plus merveilleux que l’artillerie, cette foudre des mortels bien plus dangereuse que celle des dieux [...]? Ajoutons-y [...] l’invention de l’imprimerie, conçue par l’esprit des hommes, réalisée par leurs mains, qui peut rivaliser avec les miracles divins. Que nous manque-t-il encore sinon de prendre possession du ciel?»

S’il fallait définir la pensée de la Renaissance et apprécier les manifestations de cette puissance créatrice et mystérieuse que nous appelons la raison, ces paroles du «médecin milanais» nous y aideraient singulièrement.

3. L’art

La nouvelle dignité de l’artiste

C’est par dizaines que l’on trouve, au Moyen Âge, des inscriptions qui font l’éloge des architectes et des artisans. Les chefs de chantier qui dirigèrent les travaux des cathédrales furent certainement aussi considérés et aussi bien payés que le fut Brunelleschi lorsqu’il édifia la coupole de Santa Maria del Fiore, et ils durent rencontrer les mêmes jalousies, les mêmes incompréhensions, les mêmes dissentiments. Les preuves de l’attitude critique des artistes italiens à l’égard du milieu dans lequel ils évoluaient ne manquent certes pas. Elles témoignent d’une véritable indépendance morale et d’un refus de toute compromission. S’il n’est pas certain que le surnom de Cimabue donné au grand peintre de la fin du XIIIe siècle signifie «insolent», l’épigraphe, écrite en 1310 par Giovanni Pisano, et qui figure au pied de la chaire de la cathédrale de Pise, n’en est pas moins explicite: «Ce Giovanni-ci a erré par monts et par vaux, essayant d’apprendre beaucoup et se donnant beaucoup de mal pour préparer son futur travail. Il proclame maintenant: «Je n’étais pas sur mes gardes. Plus je faisais de prouesses et plus je rencontrais d’hostilité. Mais je supportais ces tracas avec calme et indifférence. Et toi [qui lis], tout en lui rendant hommage, inonde ces vers de larmes afin d’en apaiser la rancœur et d’en atténuer la souffrance. C’est se montrer indigne que de critiquer celui qui est digne de porter un diadème. Ainsi donc, celui qui critique se montre critiquable.» On comprend mieux l’état d’esprit de Giovanni si l’on se réfère aux graves difficultés qu’il eut avec les ouvriers de la cathédrale de Sienne. Deux témoignages contemporains à propos de Giotto prouvent que son art était fort discuté et qu’il ne plaisait pas aux gens du commun. La façon dont les artistes se comportaient, au XVe siècle, vis-à-vis de l’argent était surprenante. Donatello avait dans son atelier une caisse commune où chacun pouvait puiser librement; il laissa à un paysan un champ en héritage, sous prétexte que c’était ce paysan, et non lui, qui l’avait labouré. On raconte qu’il refusa d’enlever son chapeau devant l’évêque de Padoue parce qu’ils étaient l’un et l’autre premiers dans leurs domaines respectifs. Piero della Francesca fit édifier un palais pour lui et sa famille (c’étaient de riches marchands), Mantegna construisit pour lui-même un musée d’antiques, les Zuccari fondèrent une institution destinée aux artistes nécessiteux, et leurs palais de Rome et de Florence étaient une forme de véritable publicité. Michel-Ange déclare qu’il n’enseigne l’art qu’aux nobles, et il offre les cartons de ses œuvres ou ses dessins selon ses sympathies. Imitant en cela un peintre antique, Tintoret décore à ses frais une partie de la Scuola di San Rocco à Venise. Michel-Ange est prêt à offrir des monuments au roi de France et des projets aux Jésuites. Une distinction se crée entre le style des œuvres destinées à des particuliers, qui sont des ébauches, et celui des œuvres officielles d’une finition parfaite; on commence alors à apprécier les dessins comme des œuvres véritables. Certains artistes (le cas de Michel-Ange est le plus connu, mais il semble que Giorgione fit de même) abandonnent des œuvres commencées, au moment où l’inspiration vient à manquer. Parallèlement, les commanditaires deviennent plus diplomates et imposent leurs désirs avec moins de rigueur; ce sont eux qui, maintenant, sont demandeurs. Plus révélatrice que l’épisode légendaire de Charles Quint ramassant le pinceau tombé de la main de Titien est la lettre que Francesco Gonzaga envoya à son représentant à Rome, lui ordonnant de demander à Michel-Ange, avec tout le respect et tous les égards qui lui étaient dus, de «bien vouloir me faire l’honneur de travailler pour moi et de daigner exécuter, à son gré, une sculpture ou une peinture». «Il nous importe peu, écrivait-il, que ce soit l’une ou l’autre, pourvu qu’elle soit l’œuvre qu’il souhaite réaliser. Et si, par hasard, il vous demande quel sujet nous souhaitons, dites-lui alors que nous voulons seulement une œuvre de sa propre inspiration.»

Le problème de la commande

Pendant la Renaissance, on relève une immense floraison de commandes tant privées qu’officielles (il est d’ailleurs assez difficile de distinguer les unes des autres). Le commanditaire ne se contente pas de faire appel aux artistes locaux. Il sollicite les plus célèbres (on a ainsi retrouvé des listes d’artistes établies pour faciliter le choix). La protection des commanditaires permet en outre de lutter contre les vieilles guildes, de renouveler l’organisation des arts, de procurer aux guildes nouvelles des locaux décents; celle de Florence fut pendant très longtemps l’hôte de Santa Maria Nuova, chapelle de l’hôpital qui fut fondée par le père de la Béatrice de Dante et où se trouvait un petit retable de Cimabue. Au XVe siècle, les Médicis firent rénover à leurs frais cette chapelle par Domenico Veneziano, Andrea del Castagno, Baldovinetti et Piero della Francesca, qui n’avait encore à cette époque-là qu’une position mineure. Plus tard, les académies essayèrent d’assumer la fonction d’associations dont le rôle était de demander des deniers publics au seigneur, pour les distribuer aux artistes, ainsi que de célébrer les plus grands d’entre eux.

Les commandes privées

Les invitations que Giotto reçut de toute l’Italie témoignent de l’importance de ce mécénat: après avoir travaillé à Florence, à Rome et à Assise, il se rend à Rimini, puis à Padoue, à Bologne, à Naples et même à Avignon. Simone Martini peint à Sienne, à Assise, à Naples, peut-être dans l’Italie du Sud et ensuite à Avignon. Les peintres acquièrent ainsi cette mobilité et cette capacité de renouvellement qui avaient fait estimer les architectes et les avaient rendus célèbres. À cette époque, l’inscription citée de Giovanni Pisano en est un exemple, les artistes devaient absolument faire un voyage d’études (probablement en France). Ce voyage était en quelque sorte une préparation aux commandes les plus importantes. Bien que la plupart d’entre elles soient encore, au XIVe siècle, d’origine ecclésiastique, celles qui proviennent des particuliers sont de plus en plus nombreuses. Ces commanditaires privés avaient d’ailleurs déjà pris partiellement en main la gestion des chantiers des cathédrales: cela expliquerait la modernisation du style dans ces mêmes cathédrales, par rapport à la peinture de dévotion antérieure à Cimabue et à Giotto. On tenait les richesses acquises par le commerce pour le fruit de l’usure et il était interdit de les transmettre par héritage. L’Église et les marchands arrivèrent à un accord; ceux-ci firent des dons publics qui furent considérés comme des actes de dévotion. Ils offraient, par exemple, la décoration d’une chapelle dans une église franciscaine ou dominicaine: ces dons étaient généralement faits par testament. Lorsque le travail avait été confié à un grand maître, ces offrandes finissaient par constituer une importante source de renommée pour la famille. Dans certains cas, les noms de ces familles ont été ainsi immortalisés (par exemple les Scrovegni, les Bardi, les Peruzzi). On ignore de quand date la première fondation de chapelle. Il semblerait que les Franciscains en aient d’abord bénéficié, car cet ordre avait un très grand prestige et était capable de faire le meilleur usage de ces fondations testamentaires; la décoration de l’église de Santa Croce à Florence (qui avait été prévue sans décoration picturale) serait peut-être le premier exemple de cette pratique. Les chapelles privées furent donc décorées par les meilleurs peintres, avant les chapelles du chœur. Une autre clause juridique se révéla elle aussi très fructueuse; elle concernait ceux qui, n’étant pas citoyens d’une ville, voulaient cependant y exercer un négoce; elle les obligeait à construire un immeuble de prestige, pouvant servir de garantie et être mis sous séquestre par la commune dans le cas de délits politiques ou financiers. Il faut souligner aussi l’extension du réseau international constitué par les grandes familles citadines dont les maisons se transformaient presque naturellement en musées, ne serait-ce que grâce aux portraits d’ancêtres, aux cadeaux de mariage, au mobilier transmis par héritage.

Les commandes privées exécutées pour les églises et les maisons particulières exercent une influence fondamentale sur l’iconographie et sur le style. Les patrons demandent par exemple que leurs saints protecteurs soient représentés dans les œuvres et qu’on raconte leur histoire; il est assez fréquent, surtout au XVe siècle, que les protecteurs de la ville et ceux de l’église locale n’occupent pas une position privilégiée par rapport à celle des saints patrons du commanditaire (ils sont placés sur les côtés du polyptyque, loin du retable central réservé la plupart du temps à la Vierge ou au Christ). Les commanditaires arrivent même à obtenir que leurs portraits, parfois grandeur nature, soient placés aux côtés des saints, voire que certains événements de la vie de ces commanditaires soient retracés par les saints eux-mêmes. Enfin, le plaisir tiré du spectacle qu’offre la vie urbaine et l’orgueil d’être un de ceux qui l’animent introduisent des scènes de genre et des éléments de décor luxueux dans l’art du paysage (ainsi les fresques de Ghirlandaio pour Santa Maria Novella à Florence, les toiles de Carpaccio représentant la légende de sainte Ursule, etc.).

Les commandes privées furent étroitement liées à la prospérité économique, avec un certain décalage de temps dû à la relation entre donation et testament et à la nécessité pour les héritiers de recueillir l’argent nécessaire au paiement de l’œuvre d’art. Elles furent nombreuses au début du XIVe siècle et au début du XVe siècle, et se raréfièrent au milieu du XIVe siècle à cause de la peste de 1348 et à la fin du XVe siècle. Mais, malgré cela, le cercle des commanditaires ne cessa de s’élargir, et l’art fut introduit dans les cérémonies profanes à l’occasion de célébrations de mariages, de constructions d’édifices, de rencontres extraordinaires avec des seigneurs, en particulier lorsqu’ils venaient en visite officielle.

Et, tandis que Florence crée des concours publics pour les œuvres de prestige, on commence à sentir l’influence de l’éducation humaniste qu’ont reçue les jeunes nobles; elle se manifeste dans le nouveau rapport iconographique des arts avec la littérature, la philosophie et aussi l’architecture qui, étudiée pour des raisons militaires, sert surtout à construire des bâtiments civils. Avant de faire partie du gouvernement de Ferrare, Lionel d’Este décore l’aile du palais où il vit au milieu d’objets antiques, de portraits et de tableaux modernes (Pisanello, Van der Weyden...), de fresques (Piero della Francesca). Il organise là des réunions où l’on étudie tous les aspects de la culture considérée sous l’angle de la création ou de la réflexion (ces réunions ont été soigneusement rapportées par Pier Filippo Decembrio dans le De politia litteraria ). L’intérêt que Sigismond Malatesta porte à la philosophie et à l’astrologie le pousse à fixer personnellement les thèmes iconographiques des bas-reliefs et des sculptures réalisées à l’intérieur du temple de Rimini. Le style de Mantegna est influencé par les sciences en honneur à Padoue et à Mantoue et par l’étude fervente de la culture grecque. On sait qu’il y eut des relations étroites entre Botticelli, Politien, Laurent de Médicis et sa famille; Laurent fut un lecteur passionné du traité d’architecture de L. B. Alberti dont il lisait les cahiers au fur et à mesure de leur sortie de chez l’imprimeur; Frédéric de Montefeltre donna des indications détaillées pour l’édification de son palais, agissant ainsi de la même façon que les Sforza avec Filarète.

Le mécénat public

Aux XVe et XVIe siècles, l’activité artistique d’un centre urbain n’est pas nécessairement liée à la prospérité économique; qui plus est, certaines villes prospères (par exemple Gênes) ne connaissent pas de courants novateurs; c’est qu’il n’y a dans ces villes ni de cour ni de mouvement culturel puissant. Comme l’attention se tourne vers Florence, on a, à travers les chroniques locales, une vision faussée de la réalité. Ces chroniques tendent en effet à démontrer qu’il existe une tradition permanente et l’on néglige un facteur important, à savoir que les commandes ne seront nombreuses que pendant un bref laps de temps (dans le cas des papes, c’est même une période très courte), et qu’elles furent souvent suivies de longs moments d’inactivité. Certains centres très florissants comme Urbin furent plus un lieu de rencontres que celui d’une école. On ne connaît pas encore exactement le nom de tous ceux qui y séjournèrent (Pollaiuolo, Botticelli, Piero della Francesca, les deux Laurana, Signorelli, Juste de Gand, Alberti, Francesco di Giorgio), mais le passage de ces artistes se réduisit parfois à quelques mois ou fut seulement épisodique. Certaines villes, comme Padoue où Alberti, les Médicis, Palla Strozzi se réfugièrent en exil, furent particulièrement accueillantes et invitèrent les meilleurs artistes de Toscane: Filippo Lippi, Paolo Uccello, Donatello, ce qui explique l’apparition du style de la Renaissance dans l’œuvre d’un Mantegna. Les artistes venus du nord, parfois dans le seul dessein de faire un voyage d’études, reçurent souvent de nombreuses commandes. On a peu à peu tendance à représenter les différentes écoles dans une même collection (c’est le cas, tout au moins l’intention, du projet de cycles d’Isabelle Farnèse et d’Alphonse d’Este). Composé, en principe, de sujets allégoriques ou mythologiques, liés entre eux, mais n’illustrant pas forcément un texte unique, le «cycle» apporte des éclaircissements sur certains problèmes; il fait entrevoir les ambitions du mécénat de cour, montre que les artistes étaient capables de s’initier aux raffinements de l’érudition et aux subtilités allégoriques et qu’ils avaient à leur disposition un matériel d’information parfaitement constitué. Ils avaient, en effet, besoin d’un document d’ensemble et d’un mémorandum très précis contenant la liste des détails à placer dans chacune des scènes; la correspondance d’Isabelle d’Este donne des informations très éclairantes sur ce point. On fournissait aussi aux artistes des modèles figuratifs; on allait visiter les ateliers afin de contrôler leur travail, et l’on vit même des changements importants intervenir lors de la mise en place de l’œuvre. Lorsque le duc de Mantoue fit visiter à Charles Quint le palais du Té, il mit presque une demi-heure pour décrire l’un des plafonds qui pourtant illustrait un texte célèbre. La période où l’iconographie fut la plus raffinée se situe entre le moment où Botticelli élabore ses scènes mythologiques et celui où l’on décore la Grande Galerie de Fontainebleau; de toute évidence, on éprouve un grand plaisir à utiliser un langage secret, réservé aux seuls possesseurs du codex, c’est-à-dire du livret. On peut, grâce à l’iconologie moderne, reconstituer au moins partiellement ce livret, puisqu’il s’agit d’une anthologie de textes classiques: mais, pris dans son ensemble, il reste la plupart du temps incompréhensible, tout comme le serait un emblème de Paolo Giovio sans devise ou une illustration d’Alciat sans commentaire poétique. Le dialogue que Fiera a consacré à Mantegna donne une idée très nette du comportement d’un peintre mis dans une situation de compétition où il doit faire montre d’un maximum de subtilité sur le plan de l’expression et sur le plan symbolique. Fiera décrit Mantegna étudiant les divers spécialistes de nombreuses disciplines afin d’y trouver des suggestions sur la façon de peindre la Justice. Il y eut souvent des révoltes et des refus de la part des artistes qui voulaient affirmer leur indépendance, mais, en général, ceux-ci devinrent des érudits écrivant eux-mêmes le livret qui devait servir de programme à leur fresque et qu’ils firent parfois éditer (c’est le cas de Jacopo Zucchi en particulier).

Hors d’Italie, la Renaissance procède plus de l’initiative privée et des commandes de cour que des voyages des artistes. Mais les informations recueillies sur ce sujet restent encore trop vagues. Des centres comme Malines, où quelques décorations du palais de Marguerite de Navarre subsistent encore, dont on connaît l’importance dans le domaine musical, doivent toujours faire l’objet d’une étude critique. On souhaiterait être mieux renseigné sur Cracovie, où la Renaissance fut introduite grâce au mariage de Bona Sforza avec le roi de Pologne Sigismond Ier.

Dans les années 1960, grâce surtout à Pedretti, on a reconstitué les rapports de Léonard de Vinci avec la France. L’autobiographie de Cellini est le récit partial mais vigoureux des péripéties du séjour des artistes qui travaillèrent à Fontainebleau. Ce récit permet d’imaginer l’attitude d’un Charles Quint, d’un Philippe II en Espagne ou d’un Rodolphe II à Prague. Pour chacun de ces centres et pour quelques autres, moins importants et qui ne furent actifs que pendant quelques décennies, il faudrait étudier parallèlement le développement des différentes activités artistiques, souvent réunies dans les représentations théâtrales ou dans les fêtes, comme Luciano Berti l’a fait pour la Florence de François Ier dans son ouvrage Il Principe dello studiolo (Florence, 1967). La merveilleuse reconstitution des collections du château d’Ambras à Innsbruck permet de visiter un musée maniériste.

Le mécénat italien s’est intéressé non seulement au palais du seigneur, mais à la ville tout entière, et il a visé surtout à créer (ou à maintenir) un climat culturel vivant. Le premier de ces mécènes fut Cosme l’Ancien; ce prince lia le prestige de la famille Médicis à la création d’une architecture urbaine de haute qualité. Il créa partout des chantiers et signala aux commanditaires étrangers les meilleurs artistes disponibles. Ce type de mécénat fut imité longtemps après la Renaissance, par Richelieu en particulier; il transforma son palais en théâtre, en lieu de réunion, il fonda une académie, il participa directement à l’édition critique des textes classiques, les fit imprimer et enfin s’attacha les services de Rubens, en tant que peintre, bien qu’il sût parfaitement que celui-ci était un espion. Mazarin fit de même, et ce n’est pas un hasard si son palais renferme l’une des bibliothèques les plus prestigieuses du monde.

Les problèmes de style

Vers une théorie de l’art

Il faut maintenant examiner les problèmes stylistiques qu’ont affrontés les artistes de la Renaissance. Il convient pour cela de remonter à la fin du XIIIe siècle. À ce moment, la sculpture, surtout avec Giovanni Pisano, a fait d’énormes progrès et atteint un niveau véritablement international; l’architecture italienne subit l’influence d’un gothique surtout cistercien, et la peinture se libère de l’influence byzantine: elle revient d’abord à la tradition narrative et bénédictine, puis elle enrichit cette tradition par l’imitation de la sculpture gothique et plus tard de la sculpture classique.

Étant donné la diversité des situations et la multiplicité des influences, chaque forme d’art poursuivit des objectifs différents et, sauf exception, les différents styles coïncident rarement. La sculpture, qui était alors la plus avancée des activités artistiques, fut la moins touchée par les changements; ceux-ci ne se produisirent qu’occasionnellement (chez Andrea Pisano) sous l’influence de la peinture de Giotto. Pétrarque se plaint ouvertement: «Ce temps, qui pèche sur tant de points, veut apparaître comme l’inventeur de la peinture ou du moins il prétend avoir atteint à l’élégance, à la perfection, au raffinement, qui sont choses voisines de l’invention; mais téméraire et impudente comme elle l’est, cette époque n’ose cependant pas avouer ses graves manques dans tous les domaines de la sculpture, tout spécialement en ce qui concerne les bas-reliefs et les statues.» Bien qu’injuste, ce jugement concerne probablement davantage l’ensemble de la sculpture que ces chefs-d’œuvre que sont les bas-reliefs et les statues de Nicola Pisano, d’Arnolfo di Cambio et de Giovanni Pisano. Ceux-ci sont nettement proto-renaissants et ils influencèrent tout spécialement la peinture de Giotto. Néanmoins, c’est seulement dans l’atelier de cet artiste que l’on commence à mettre sur pied une théorie systématique et que l’on étudie de façon expérimentale la perspective, les proportions, l’anatomie (Giotto exécuta des planches dessinées pour les médecins). On y étudia aussi l’optique en tenant compte de la lumière solaire et même de la lumière extraordinaire des éclipses, on s’intéressa à la physiognomonie, aux types exotiques, aux animaux, aux végétaux, aux fleurs, ce qui amènera à la réalisation de l’encyclopédie illustrée; on étudie enfin le paysage citadin animé de personnages, ou la représentation à la fois perspective et cartographique de régions entières, comme dans les fresques qu’Ambrogio Lorenzetti a réalisées pour le palais municipal de Sienne. On arrive en outre assez rapidement à la scène unique qui recouvre toute la surface d’une longue paroi; par contre, dans le domaine de la sculpture, il faudra, pour sortir du système des caissons gothiques, attendre la porte du Paradis, œuvre de Ghiberti pour laquelle la commande comportait vingt-huit bas-reliefs relativement petits et qui, en fait, fut réalisée en dix grands panneaux.

Les diverses inventions techniques du XVe siècle, comme le bas-relief très plat où jouent presque seuls les contours et les différences de texture, seront d’ailleurs des imitations des raffinements de la perspective aérienne pratiquée en peinture (il s’agit non seulement de la peinture italienne, mais encore de la peinture flamande). Pétrarque critique donc l’absence d’invention théorique de la sculpture en la comparant avec la peinture qui réussit à organiser le travail d’atelier grâce à une technique très avancée. Du petit dessin on passe au carton, c’est-à-dire à la feuille ou à la toile de même dimension que l’œuvre définitive et à la technique du spolvero : on dépose une poudre sur un carton perforé, ce qui permet de faire pénétrer dans l’enduit le contour des figures. Déjà, dans le cycle de saint François à Assise, la lumière est l’objet d’une observation méthodique, signe évident de la destruction du symbolisme médiéval, les sources de lumière étant calculées en fonction de la place des fenêtres de l’édifice. En outre, les personnages ont entre eux et avec le milieu dans lequel ils sont placés des liens réalistes et non plus des corrélations allusives. À l’arrière-plan des images, les architectures ressemblent de plus en plus à des scènes de théâtre. Pour distinguer les personnages sacrés, on n’a plus besoin de leur donner une stature énorme ni une position axiale: ils sont maintenant caractérisés par l’intensité de leur expression; quant aux histoires, elles incluent des anecdotes de la vie courante et comportent des natures mortes. Elles commencent aussi à rendre sensibles des effets de suspens, de tension, de dynamisme dramatique.

Cimabue et Giotto, dont l’œuvre marque le début d’un processus qui féconda aussi bien la peinture du nord que celle du sud de l’Europe, n’ont pas, au début, une attitude créatrice différente de celle de Michel et Eutychès, auteurs du cycle de saint Clément à Ohrid (Macédoine). La violence du signe et la vigueur plastique semblent révéler une force de tempérament analogue; les pieds des personnages pèsent lourdement sur le sol, les mains empoignent avec énergie des instruments et des armes, les visages ont des traits spécifiques bien qu’ils ne soient pas encore des portraits. Ce qui fait défaut cependant à ce cycle datant de 1295, ce n’est pas seulement l’apport de la sculpture ou le renouveau du mécénat laïc, avec ses exigences implicites de réalisme, c’est surtout l’expérience technologique dont on trouve déjà des réalisations dans certains effets d’illusionnisme perspectif à la chapelle des Scrovegni de Padoue; c’est aussi l’ouverture à l’exotisme qui introduit des figures de Noirs, de musulmans, d’Orientaux au moment précis où commencent les échanges d’ambassadeurs; c’est enfin ce changement radical qui interviendra dans la façon de regarder une œuvre lorsque le spectateur aura à tenir compte des espaces vides et non plus seulement des espaces pleins, du raccourci, du dégradé des couleurs, qui sont autant de jalons dans un espace mesurable; lorsque, en outre, le spectateur devra accepter la suggestion de l’artiste qui lui fait saisir les personnages dans une corrélation de rapports spatiaux objectifs, sans faire intervenir entre eux d’autres relations que celles du dialogue, du mouvement, des gestes, des sentiments, en un mot celles de l’expérience commune.

Les inventions du XVe siècle

Ce n’est pas un hasard si la perspective devient un point fondamental de la recherche théorique et de l’expérience pratique. Elle conserve sa valeur mystique: le point de convergence situé à l’infini, ou bien l’œil du spectateur, d’où part un autre réseau de lignes, constituent certainement une capacité créatrice. La difficulté majeure consistant à établir une dégradation correcte des lignes parallèles à la surface du tableau, on chercha à établir différentes méthodes de tracé [cf. PERSPECTIVE]. L’expérience la plus célèbre, celle de Brunelleschi représentant le baptistère octogonal de Florence vu de la porte centrale de Sainte-Marie-de-la-Fleur, montrait comment il était possible de reconstruire, par induction, les parties non visibles de l’édifice. Elle manifestait aussi que le réseau des lignes constructives pouvait changer et se modifier en fonction du mouvement du regard, comme une forme géométrique tridimensionnelle que l’on verrait sur l’écran d’un ordinateur sans désagrégation de cette forme qui reste toujours la base de la représentation. Ainsi, en faisant le tour d’un monument, le spectateur pouvait en recréer, à chaque pas, toutes les corrélations de proportion et de construction, selon des lois impératives, inviolables et parfaitement calculées. En outre, en utilisant des expédients comme la transparence feinte d’une ouverture, on arrivait à montrer simultanément toutes les parties d’un objet, même les parties cachées. Très vite, on entreprit une recherche analogue sur le corps humain: on tenta de trouver un système de proportions évalué soit en fonction d’affinités avec les formes architectoniques (que l’on comparait à leur tour aux formes humaines), soit en fonction de calculs statistiques. Les tentatives les plus célèbres sont celles de L. B. Alberti (De statua ), celles de Dürer et celles de Léonard de Vinci. Ce dernier écrivit un traité (dont le Codex Huygens nous a transmis la copie) dans lequel il tente de fondre les deux méthodes et établit des lois géométriques complexes qui garantissent la rationalité des règles du raccourci figuratif aux différentes étapes du mouvement. Les antiques retrouvés grâce à l’archéologie suggèrent bien d’autres solutions et constituent, pratiquement jusqu’à Léonard de Vinci, un cours d’anatomie artistique.

Au même moment, la sculpture affirme sa supériorité; elle traite la figure de façon monumentale, ou elle la caractérise grâce à la physiognomonie, ou encore elle la représente en mouvement, et mêle intimement classicisme et naturalisme. Le grand chef-d’œuvre de Nanni di Banco, les Quatre Saints couronnés , représente le stade classique de cette évolution; Donatello en marque le moment réaliste (bien que cette tendance ait eu par la suite un développement considérable avec la production de masques de cire, et même de moulages de corps entiers qui furent exposés à titre commémoratif, le plus souvent dans l’église Santissima Annunziata). Donatello introduisit dans la sculpture, sur un mode dramatique et expressionniste, les procédés les plus anticonformistes comme la fusion directe d’éléments naturels (étoffes, gants, bâtons, etc.) et l’utilisation de moulages de certaines parties du corps humain (visages, jambes, etc.). Tout comme Ghiberti, il use de la perspective de façon originale. Suivant la voie ouverte par Sluter et par Jan van Eyck (bien connu des Florentins qui lui commandèrent plusieurs œuvres), Donatello rompt plus que quiconque avec le schématisme des formes, surtout dans le domaine anatomique et dans celui de l’expression émotionnelle. Il redonne à la sculpture, même à la sculpture en ronde bosse, la liberté qu’elle avait conquise dans l’art grec. De même, à dater de l’introduction du portrait des donateurs dans la Trinité de Masaccio, la peinture réussit à être en quelque sorte une chronique et un témoignage humain direct.

Dans la technique du bronze, dont le modèle est le Marc Aurèle du IIe siècle, on constate une rapide évolution qui permet des fusions de plus en plus audacieuses, jusqu’aux gigantesques monuments équestres de Donatello, de Verrochio et de Léonard de Vinci, à l’accroissement de la taille des statues isolées en marbre (ce courant atteint son apogée dès le début du XVIe siècle, avec le David de Michel-Ange). On constate aussi une imitation de plus en plus parfaite de la sculpture antique (les contrefaçons les plus réussies remonteraient, semble-t-il, aux alentours de 1490). Chaque génération et chaque centre urbain eut ses propres problèmes que l’on peut définir sommairement comme le désir de trouver un équilibre entre le nouveau formalisme classicisant et la tradition gothique, ou bien entre l’idéalisation géométrique et le réalisme. Souvent, on passe d’un extrême à l’autre, presque sans transition, et parfois cette évolution coïncide avec celle de la peinture. Les portraits féminins clos sur eux-mêmes de Francesco Laurana correspondent parfaitement avec l’abstraction de Piero della Francesca. Après cela, les artistes ont tenté de toutes les manières de représenter le mouvement: certains choisissent des solutions à prédominance linéaire (Pollaiuolo, Botticelli), d’autres préfèrent des solutions d’ordre plastique ou sculptural (Signorelli). Quant à Botticelli, si l’on reconstruit l’enchaînement des mouvements qui animent ses personnages et si on les complète un tant soit peu, on obtient des photogrammes quasi cinématographiques qui montrent à quel point le peintre était attentif à la figure en mouvement.

Les réalisations du XVIe siècle

C’est dans les projets présentés entre 1504 et 1506 par Léonard de Vinci et par Michel-Ange pour la décoration des salons de la Signoria qu’est le mieux réalisée cette tentative d’unir mouvement et monumentalité. Ces artistes semblent avoir ouvert la voie au maniérisme et dépassent, pour la première fois, grâce à leur dynamisme plastique, la sculpture elle-même.

Dans le nord de l’Italie, Corrège accomplit un pas encore plus décisif. Utilisant les techniques élaborées par Mantegna pour le raccourci vu d’en bas ainsi que pour les modèles suspendus, et reprenant aussi le nouveau dynamisme donné, en particulier par Léonard de Vinci, à la figure humaine, il réussit à faire «monter» littéralement des compositions entières en se servant de l’espace céleste de deux coupoles à Parme. Cette œuvre est le prototype jamais égalé de la décoration scénographique qui, plus tard, plaira tant aux artistes baroques.

Sculpture

La sculpture, parce qu’elle est surtout liée à l’architecture, est loin d’atteindre pareille liberté. Les sculpteurs, en effet, manquent d’audace, car ils hésitent à détacher la statue de sa niche ou du mur; les expositions d’œuvres isolées du début du XVIe siècle ont souvent été faites à l’encontre des intentions premières de l’artiste. Ils s’attachaient au problème posé par l’articulation du bloc de pierre, en étudiant le mouvement des membres qui avancent ou reculent nettement, en recherchant des contrastes, par exemple la position inverse d’un membre par rapport à l’autre, en ayant même recours aux contorsions les plus antinaturelles. Une excellente illustration de cette recherche est donnée par les Prisonniers de Michel-Ange (sculptures inachevées) et déjà par son Saint Matthieu . Le premier exemple de torsion, utilisé non seulement comme élément interne de composition, mais comme moyen de guider l’œil tout autour de la sculpture vers les points radiaux, existe déjà dans l’ébauche d’Hercule luttant contre Cacus que Michel-Ange réalisa vers 1528 pour le palais de la Signoria. L’œuvre sera réalisée par Bandinelli. Elle est à l’origine des recherches fructueuses de Jean Bologne, qui, elles aussi, annoncent le baroque: Jean Bologne tenta de suggérer des points de vue continuellement variables en intercalant, dans un mouvement circulaire et selon une ligne sinueuse, un personnage qu’il plaçait entre deux autres figures. Le schéma ascensionnel en triangle, déjà introduit par Léonard de Vinci dans ses Sainte Anne , la Vierge et l’Enfant , acquiert maintenant un dynamisme indiscutable. Jean Bologne a réussi cet exploit en jouant sur la position des membres d’un seul personnage (par exemple son Mercure ).

Peinture

Si, en ce qui concerne le dessin de la figure humaine, la peinture pose des problèmes proches de ceux de la sculpture, elle affronte beaucoup d’autres questions. Tout d’abord, il est contraire à la vérité historique d’opposer la peinture flamande à la peinture toscane, bien qu’elles adoptent très fréquemment des positions différentes. Toutes deux recherchent, de la même façon, un plus grand réalisme; elles sont attentives de manière analogue aux spectacles de la nature et tendent à un art profane, soit par l’expression d’une ambiance, soit par le choix des sujets. Cependant, la peinture italienne reste plus longtemps attachée que la peinture flamande, ne fût-ce qu’en raison du travail de la fresque, aux techniques du XIVe siècle, aux compositions hiérarchiques de la peinture religieuse, à l’axialité et, du point de vue technique, à la détrempe, qui ne permet pas de réaliser des glacis transparents. Les Flamands, eux, perfectionnent ces glacis en utilisant l’huile comme solvant, mais aussi en multipliant, ainsi que l’attestent les livres de recettes, les couleurs obtenues artificiellement par des procédés chimiques. Ils enrichissent par là même leur palette. On constate déjà, vers 1450, l’importance très nette de ces inventions, au moment où, prenant exemple sur Rogier van der Weyden, les Italiens introduisent dans leurs œuvres des représentations de velours dont ils rendent soigneusement la matière, ainsi que des perles et des matériaux lumineux et transparents. À la même époque, le paysage utilisé comme toile de fond acquiert une certaine transparence, il baigne dans la lumière et devient autonome. Le rôle de l’Italie est à nouveau prépondérant grâce aux très nombreuses expériences de Léonard de Vinci. Celui-ci, en même temps qu’il conçoit ses dessins, vient à bout de presque toutes les difficultés de la représentation picturale. Il permet à la peinture de rendre un spectacle à toutes les heures de la journée, y compris le crépuscule et les spectacles nocturnes, sous n’importe quelle lumière, naturelle ou artificielle. Il attache une valeur particulière aux reflets, aux ombres (bleues et colorées), aux effets d’éloignement, de brouillard, aux illusions d’optique. Le paysage vénitien qui apparaît avec Lorenzo Lotto et ce qu’on a appelé le paysage de l’école du Danube auraient été impossibles sans les découvertes de Léonard de Vinci.

Parvenue au réalisme le plus poussé, la peinture italienne opère une sorte de retour en arrière, assez timide à Venise, plus franc à Rome et à Florence: les peintres utilisent à nouveau une gamme de teintes arbitraires, fortement chargées d’émotion par elles-mêmes, mais infidèles aux matières naturelles. En outre, la touche devient elle aussi autonome, tout d’abord dans les ébauches, puis dans les toiles de grandes dimensions (Tintoret, Bassano, Greco...). La touche est désormais un élément d’un langage qui peut exprimer une émotion intense. Elle sert à suggérer les formes plutôt qu’elle ne les détermine et permet des effets comparables à ceux du non finito utilisé en sculpture pour les mêmes raisons. Ce style a été désigné sous le nom de fureur picturale.

Architecture

L’architecture, qui est liée à la peinture (l’architecte fait souvent son apprentissage comme peintre), pose des problèmes encore plus spécifiques qu’elle et possède une chronologie autonome. Ainsi, la perspective architectonique, en tant que telle, ne connut sa première application que tardivement, dans le chœur en perspective feinte de San Satiro à Milan, œuvre de Bramante. L’imitation de l’Antiquité est prépondérante: on utilise de façon assez précise les ordres antiques (l’ordre ionique et l’ordre dorique étaient presque inconnus avant le XVe siècle; leur emploi coordonné mit longtemps à se répandre au-delà des Alpes). On étudie aussi les techniques de la maçonnerie (Alberti introduit l’opus tessellatum pour la décoration du palais Rucellai à Florence; il fait des coulées de ciment afin d’obtenir de grands caissons comme dans le vestibule du palazzo Venezia à Rome). On crée des types parfaitement symétriques de palais urbains, de villas et même de cités entières: celles-ci sont édifiées autour d’une place sur laquelle donne la façade des plus importants édificet publics. La première réalisation de ce genre fut la ville artificielle de Pienza; un autre exemple célèbre est la place Saint-Marc de Venise, entièrement entourée de portiques. Ce retour au passé est réalisé, surtout à Florence, avec une grande rigueur graphique, un soin méticuleux et un sens géométrique sans précédent. Ces qualités distinguent l’architecture de la ville des recherches habituelles de formes équilibrées et antiquisantes. Florence à nouveau semble accomplir le désir de quelques expérimentateurs isolés. Les documents de la cathédrale de Milan montrent par exemple des tendances antiquisantes antérieures à celles de Florence, mais elles n’eurent pas de conséquence. Brunelleschi n’eut qu’un succès partiel, suffisant pourtant pour créer une tradition. Tout comme les structures paléochrétiennes, les structures de Brunelleschi restent simples et légères, tandis qu’Alberti introduit un puissant ensemble de voûtes dans ses églises qu’il munit parfois d’une importante tribune circulaire surmontée d’une coupole, à l’imitation des prototypes palestiniens. Il prévoit également des éclairages tamisés et réduits, et donne à ses édifices des proportions très vastes. À l’imitation de l’architecture classique, les abbayes et les badia sont construites grâce à de vastes déblaiements et à des terrassements qui constituent une magnifique mise en scène, tout en respectant avec beaucoup de soin la qualité du paysage, sur lequel on a parfois un point de vue d’un angle supérieur à 270 degrés. Dans son traité, Alberti donne à ce sujet de nombreux conseils.

La nouvelle organisation de l’État, qui est encore au stade embryonnaire, appelle la création d’un siège administratif centralisateur: l’expérience en est faite dans le palais seigneurial qui assume de nombreuses fonctions (bibliothèque, observatoire, zoo, jardins, musées, chapelles privées, etc.); les expériences les plus marquantes sont celles des palais du Vatican, entrepris dans cet esprit par Nicolas V; le palais d’Urbin, dont Frédéric de Montefeltre décida et dirigea l’exécution; la reconstruction, restée partielle, de Milan (le château et le gigantesque hôpital devenu aujourd’hui l’université). On trouve des témoignages sur ces entreprises dans les œuvres théoriques d’Alberti, de Filarète, de Francesco di Giorgio et aussi dans les dessins de Léonard de Vinci.

Durant les règnes de Jules II et de Léon X, le champ d’expérimentation gagne Rome, puis l’ensemble de la Péninsule. Le motif de l’édifice à plan central, la plupart du temps carré, inspiré des petits sanctuaires antiques ou des rotondes, est amplifié. Il devient le modèle typique de la basilique (il en est ainsi du projet de Saint-Pierre et des «modèles» élaborés en vue de sa construction, comme San Biagio de Montepulciano et Santa Maria della Consolazione de Todi). De la même façon, on forme des projets grandioses pour les tombeaux qui doivent prendre place dans ces édifices (le tombeau de Jules II, par exemple). Le thème de la villa donne lieu à une transformation scénographique de la nature, grâce à des escaliers, des piscines, des étagements, des jardins à plusieurs niveaux (comme dans la villa Imperiale réalisée par Genga à Pesaro), grâce à des fontaines reliées à des grottes artificielles et à l’utilisation apparemment naturelle d’éléments naturels; on aboutit ainsi à la création de jardins véritablement sculpturaux (Bomarzo), à des personnifications gigantesques, à de véritables collines artificielles (Pratolino). La grotte, dont le plus bel exemple était celui de la Farnesina, sur le Tibre, reçoit des décorations en stuc, des oiseaux chantants, des vasques et des fontaines. Le palais se libère de la simplicité des lignes cubiques, caractéristiques du XVe siècle, par une ornementation factice et cependant majestueuse de colonnes, parfois accouplées d’arcs, de motifs inspirés de l’Antiquité, de balcons, selon le modèle élaboré par Bramante à Rome et vulgarisé dans le Nord par Sansovino, Sanmicheli, Serlio et Palladio. Dans les villes, on procède à d’importantes transformations, au sens moderne du terme, en traçant un audacieux système de rues: de la via Giulia à la via Gregoriana et à la via Sistina à Rome; de la via Nuova à Gênes, qui est le plus bel exemple d’urbanisme du XVIe siècle, aux réalisations de Palerme. Suivant le modèle italien, des villes au bel ordonnancement surgissent déjà en France vers la moitié du XVIe siècle (par exemple Vitry-le-François, avec ses rues en damier autour d’une place centrale, d’après le projet de G. Marini, 1545).

La rencontre entre les idées italiennes et les idées étrangères [cf. MANIÉRISME] a produit l’une des périodes les plus fécondes qu’ait connues l’Europe. Elle eut des conséquences qui dépassent largement le domaine des arts et qui concernent la poésie, le théâtre, les sciences, les mentalités, l’urbanisme et même l’organisation de l’État. Les échanges ont lieu dans les deux sens; le réalisme du Nord continue à pénétrer dans le Sud, mais il est accompagné par la culture humaniste d’Érasme et par la poésie française. On arrive ainsi à une poésie mythologique, très souvent associée à la tradition de l’Ovide «moralisé» et à un courant sensuel et érotique qui deviendra partout très intense à la fin du XVIe siècle, même dans la peinture religieuse. La décoration archéologisante, puis la décoration de grotesque remontent à leur tour vers le Nord et se mêlent harmonieusement à l’héritage du gothique tardif. Elles assimilent aussi des thèmes mexicains et des thèmes orientaux. Partout la monumentalité, remise en honneur par l’étude de l’art classique, peut être appliquée avec bonheur à l’histoire de ce temps ainsi qu’aux représentations les plus humbles de la vie populaire; apparitions de collections, de recueils d’estampes, de cours, d’académies, d’éditeurs, d’illustrateurs de livres, de représentations théâtrales, de fêtes, tels sont, dans tous les pays, les résultats d’un intense mouvement d’échange d’idées et d’artistes, d’expériences et d’inventions nouvelles. Cette unité de style allait prendre encore plus d’extension au XVIIe siècle, en pénétrant jusque dans le monde clos du protestantisme. Et cette expansion s’est faite de façon si logique et si progressive qu’il est difficile de tracer une ligne qui marquerait la fin de la Renaissance et l’avènement d’une nouvelle culture artistique.

renaissance [ r(ə)nɛsɑ̃s ] n. f.
• 1380; de renaître, d'apr. naissance
I
1Nouvelle naissance. Les renaissances successives des êtres, dans les religions de l'Inde. réincarnation.
Relig. Régénération de l'âme, de l'être humain. Renaissance en Jésus-Christ (par le baptême, la pénitence).
2(1674) Fig. Réapparition, nouvel essor (d'une société, d'une institution, d'une activité). renouveau. Renaissance des arts, des lettres. « La renaissance de la civilisation latine » (Taine). La renaissance d'un pays après une guerre.
II(1825) LA R ENAISSANCE (avec un R majuscule) :essor intellectuel provoqué, à partir du XV e s. en Italie, puis dans toute l'Europe, par le retour aux idées, à l'art antiques gréco-latins. — Période historique allant du XIVe ou du XVe s. à la fin du XVIe s. La Renaissance correspond aux débuts des Temps modernes. Humanisme de la Renaissance.
Esthétique qui succède à l'esthétique médiévale, caractérisée par le retour aux canons artistiques et aux thèmes gréco-latins, la perspective classique en peinture. Tableau, fresque, édifice de la Renaissance. La poésie de la Renaissance française. Par appos. L'architecture, le mobilier Renaissance. Les châteaux Renaissance des bords de la Loire.
⊗ CONTR. (de I, 2 o) Agonie, 1. mort.

Renaissance nom féminin (de renaissance) Mouvement de rénovation culturelle et artistique qui prit sa source en Italie au XVe s. et se répandit dans toute l'Europe au XVIe s. En apposition, indique ce qui appartient à l'époque ou au style de la Renaissance des XVe-XVIe s. (avec une majuscule et invariable) : Une église Renaissance.Renaissance (citations) nom féminin (de renaissance) André Malraux Paris 1901-Créteil 1976 Le dialogue tour à tour sanglant et serein qu'on appelle Renaissance. Les Voix du silence GallimardRenaissance (expressions) nom féminin (de renaissance) Broderie Renaissance, broderie à jour dont les motifs ne présentent que le contour festonné et sont reliés entre eux par des brides.

renaissance
(la) période de transformation des états de l'Europe occidentale, de la fin du XIVe s. au début du XVIIe s. Ce renouveau eut son point de départ dans les cités-états d'Italie dès le XIIIe s. (V. Italie.) On ne peut parler de rupture brutale avec le Moyen âge; cependant, les changements écon. ont engendré des mutations sociales qui ont accéléré les mutations politiques, signant la fin de la féodalité. L'apparition de la notion d'état caractérise la Renaissance, avec l'accroissement démographique, l'essor des techniques (développement de l'imprimerie) et des échanges, l'urbanisation, la naissance d'une bourgeoisie d'affaires, l'éclat culturel (fastes de la vie de cour, goût de la fête et des oeuvres d'art). Les penseurs de la Renaissance, néo-platoniciens, intègrent le culte du beau à la pensée chrÉtienne, tandis que les artistes abandonnent l'esthétique byzantine et instaurent le modelé et le réalisme. à Rome, Bramante (fin XVe s.-déb. XVIe s.) élabore l'architecture nouvelle; ses conceptions (inspirées de l'Antiquité) gagnent Florence (Vasari), Venise (il Sansovino), Mantoue (Jules Romain), Gênes (Galeazzo Alessi). Avec Palladio et ses disciples, l'architecture italienne, v. 1550, atteint à une perfection classique qui, au cours des XVIIe et XVIIIe s., servira de modèle à l'Europe. Dans les arts plastiques, les noms de Léonard de Vinci, de Raphaël et de Michel-Ange évoquent l'apogée. Au XVIe s., la peinture italienne s'épanouit à Milan et à Rome, ainsi qu'à Parme (le Corrège) et surtout à Venise (Carpaccio, Giorgione, Titien, le Tintoret, Véronèse). La litt. italienne, née au XIVe s. (Dante, Pétrarque, Boccace), exerce une influence décisive sur l'Europe occid.: l'Angleterre connaîtra son âge d'or à la fin du XVIe s. (théâtre élizabéthain, avec Shakespeare); l'Espagne, à partir de 1530. En France, la Renaissance, un peu plus tardive, a résulté des guerres d'Italie et brilla sous François Ier; poètes et prosateurs assirent l'autorité de la langue française: Rabelais, Clément Marot, Ronsard, Montaigne.
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renaissance
n. f.
rI./r
d1./d Nouvelle naissance. La réincarnation, ou renaissance sur terre d'individus défunts.
d2./d Nouvel essor, renouveau. La renaissance de la pensée philosophique.
rII./r HIST La Renaissance: V. ce nom.

⇒RENAISSANCE, subst. fém.
I. A. RELIG., MYTH. [En parlant d'une pers.] Action de renaître (v. ce mot I A); nouvelle naissance. Synon. réincarnation. Je ne vois nulle raison de choisir (...) entre l'idée de renaissance chrétienne et de renaissance indienne. Il semble infiniment probable que ce qui reste en nous d'obscur et de sensitif retombe dans la même vie et constitue la perpétuité de cette humanité d'ici (MICHELET, Journal, 1842, p. 386). La misère de ces gens est qu'ils ont souci d'un salut, d'ailleurs différent du chrétien. On sait qu'ils imaginent des suites de renaissance — jusqu'à la délivrance: ne plus renaître (G. BATAILLE, Exp. int., 1943, p. 38).
Au fig.
THÉOL. CHRÉT. Régénération spirituelle. Renaissance de l'homme en Jésus-Christ. Cette époque de ténèbres a été le Moyen Âge de mon ère, disait-il, au lendemain de sa renaissance chrétienne (BLOY, Désesp., 1886, p. 51):
1. Un chrétien représente une possibilité de guérison, de pardon, d'ennoblissement, une renaissance éventuelle, une chance d'être purifié, dans un monde qui n'est peut-être aveugle et muet qu'en apparence...
MAURIAC, Journal 1, 1934, p. 68.
♦ Régénération morale ou intellectuelle. Un siècle où il y a des hommes comme vous n'est pas un temps de décadence, mais un temps de renaissance (HUGO, Corresp., 1860, p. 326). Ces poèmes feront infiniment plus, pour la renaissance de l'homme, que toute la Sorbonne (ALAIN, Propos, 1927, p. 727).
B. — [En parlant d'un végétal] Action de repousser. La chute des feuilles, et la renaissance des bourgeons et fleurs (Cl. BERNARD, Notes, 1860, p. 57). Voici l'été encor, la chaleur, la clarté, La renaissance simple et paisible des plantes (NOAILLES, Cœur innombr., 1901, p. 43).
C. — [En parlant d'une pers.] Nouvelle vigueur (sur le plan physique ou moral). Ce matin, chez le coiffeur (...) commençant d'émerger à nouveau après la véritable plaine de découragement traversée hier après-midi et hier au soir — renaissance due pour moi à la toujours si bienfaisante action du schampooing (DU BOS, Journal, 1923, p. 216):
2. Jérémie Taylor conjecture qu'il est peut-être aussi douloureux de naître que de mourir. Je crois cela fort probable; et durant la longue période consacrée à la diminution de l'opium, j'éprouvai toutes les tortures d'un homme qui passe d'un mode d'existence à un autre. Le résultat ne fut pas la mort, mais une sorte de renaissance physique...
BAUDEL., Paradis artif., 1860, p. 437.
En partic. Le fait de recouvrer la santé. La renaissance de Madame de Mortsauf fut naturelle, comme les effets du mois de mai sur les prairies, comme ceux du soleil et de l'onde sur les fleurs abattues (BALZAC, Lys, 1836, p. 175).
Renaissance à (un état). Le fait de retrouver, d'être rendu à un état connu antérieurement. Je suis conduit au catéchisme de Saint-Sulpice. Grande époque de grâce (...) de renaissance à la pudeur, à l'honneur (DUPANLOUP, Journal, 1851-76, p. 3).
D. — Au fig. Action de réapparaître, retour, nouvel essor.
[En parlant d'une réalité perceptible par les sens] Renaissance de l'été. L'espèce de malaise que cause, en mars, la renaissance de la nature au solitaire qui a trop lu et trop songé (LEMAITRE, Contemp., 1885, p. 54). Quel mystère! Je veux parler du départ de la sève à époque fixe, au moment de la renaissance printanière de l'astre (PESQUIDOUX, Livre raison, 1928, p. 17).
[En parlant d'une réalité abstr.] Synon. progrès, renouveau. Renaissance des arts, des idées; renaissance du provençal, d'une civilisation, des villes sinistrées; renaissance de la stabilité. Livré à lui-même [le génie national] (...) eût abouti, non, comme en Italie, à une renaissance du paganisme, mais, comme en Allemagne, à une recrudescence du christianisme (TAINE, Philos. art, t. 2, 1865, p. 17). Notre éclatante civilisation du dix-huitième siècle ne s'expliquerait pas sans cette renaissance économique qui fut singulièrement aidée par les traditions bureaucratiques que le siècle précédent avait laissées (BAINVILLE, Hist. Fr., t. 1, 1924, p. 278).
En partic. [En parlant d'un état, d'un sentiment, d'une manifestation de l'esprit] Renaissance d'un désir, d'une passion. Le visage de Marianna était éclairé par une magnifique lueur d'espérance qui lui rendit les splendeurs de la jeunesse. Cette renaissance de sa beauté (...) nuança d'un nuage de chagrin les délices que cette heure mystérieuse donnait au comte (BALZAC, Gambara, 1837, p. 82). J'en arrivais à me demander si la renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir et la dernière période d'un amour n'était pas plutôt le début d'une maladie de cœur (PROUST, Fugit., 1922, p. 533).
II. — Absol., HIST.
A. — La Renaissance. Mouvement social et culturel, fondé sur un retour aux modèles de l'Antiquité Classique, qui bouleversa la pensée, l'organisation et l'art de la société occidentale au XVe et XVIe siècles; période historique correspondant à ce phénomène. Humanisme de la Renaissance; Renaissance allemande, française, italienne; érudits de la Renaissance. Les gens de la Renaissance se servaient de l'Antiquité pour justifier leur sensualisme débridé (BARRÈS, Cahiers, t. 3, 1904, p. 274). La poussée platonicienne de la Renaissance avait implanté un idéalisme viré progressivement au dogmatisme (HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 155).
BEAUX-ARTS, LITT. Retour aux canons artistiques et aux thèmes de l'antiquité gréco-latine, qui apparaît en Italie puis en Europe au XVe siècle, marquant la fin de l'esthétique médiévale et le début d'une ère nouvelle. Architecture, édifice, tableau, fresque de la Renaissance; la Pléiade est la grande école poétique de la Renaissance en France. Si Pise a, la première, entrevu l'antiquité, c'est à Florence que s'est accompli le mouvement de la Renaissance (MÉNARD, Hist. Beaux-Arts, 1882, p. 43):
3. En peinture (...), la Renaissance a substitué, dans les pays de culture française, à une école originale qui, avec les Van Eick, avec Memling, avec Clouet, comptait déjà des maîtres, les modèles italiens. Il n'a pas fallu moins de deux siècles pour que le goût national se dégageât de ce servage et avec Boucher, avec Greuze, avec Fragonard nous restituât une peinture française.
GAULTIER, Bovarysme, 1902, p. 105.
En appos. avec une valeur d'adj. (inv. dans cet empl.; le plus souvent avec une majuscule). Relatif à la Renaissance, qui appartient à la Renaissance ou évoque celle-ci. Architecture, style Renaissance; autel, château, cité, coffre, maison, mobilier, portail Renaissance. Du côté de la ville, la silhouette de la mairie moderne, avec son faux clocheton Renaissance, offensant bêtement l'étendue harmonieuse (MAUCLAIR, De Watteau à Whistler, 1905, p. 20). Vous discuterez avec lui sur l'ordre et la liberté, l'armée et la révolution (...). Ce sera très renaissance aussi (...) comme le château lui-même, ce dialogue à la Platon (BOURGET, Némésis, 1918, p. 74).
B. — P. anal.
1. HIST. Renaissance carolingienne. Période de rénovation culturelle qui se manifeste avec intensité pendant et après le règne de Charlemagne. Après Pépin Le Bref, c'est la renaissance carolingienne qui se produit en partie sur les bords du Rhin, agit sur la province rhénane et par elle sur l'Allemagne entière (BARRÈS, Cahiers, t. 12, 1919, p. 102).
2. Période marquée par un retour à des modèles anciens et/ou par un renouvellement des valeurs qui l'ont immédiatement précédée, où se manifestent des innovations et des progrès dans de nombreux domaines. La renaissance du XIIIe siècle. 1802 marqua une ère nouvelle; il y eut renaissance, retour à l'antique esprit ou du moins à de nobles formes de la tradition (SAINTE-BEUVE, Chateaubr., 1860, p. 31). Toute époque peut être appelée renaissance, car sa totalité ne peut surgir que dans ce mouvement qui transcende le présent particulier en lui choisissant ses héros, sa tradition et son avenir (J. VUILLEMIN, Être et trav., 1949, p. 39).
Prononc. et Orth.: []. Att. ds Ac. dep. 1718. Étymol. et Hist. 1. 1363 théol. renaiscence par baptesme (Miracles de N.-D., XXI, 1456, éd. U. Robert, t. 3, p. 291); 2. av. 1563 « nouvelle naissance, réincarnation de l'âme après la mort » (LA BOÉTIE, Lettre de consolation de Plutarque à sa femme ds Œuvres, éd. P. Bonnefon, Bordeaux, 1892, p. 198); 3. a) 1598 en parlant d'un corps physique (JOUB., Gr. chir., p. 430 ds GDF. Compl.: Cheute des cheveux et renaissance de subtils); b) 1515 sylvic. (Ordonnance sur la chasse, les forêts, droits d'usage, in Rec. gén. anc. lois fr. t. 12, p. 60 ds QUEM. DDL t. 30); 4. fig. a) ) 1692 « réapparition nouvel essor (de quelque chose) » la renaissance des lettres humaines (LE MAISTRE ds BOUHOURS, Rem. nouv. sur la lang. fr., 3e éd., Paris, G. et L. Josse, p. 446); 1801 renaissance des sciences (CRÈVECŒUR, Voyage, t. 1, p. 226); ) spéc. 1828 hist. litt. poètes de la renaissance venus du temps de Henri II (SAINTE-BEUVE, Tabl. poés. fr., Append. pièces et notes), cf. id. cette grande renaissance des lettres (ID., ibid., p. 41); 1829 beaux-arts les artistes de la Renaissance (H. FORTOUL ds R. de Paris, 1829, t. 3, p. 43, d'apr. M. FRANÇON ds Mod. lang. Notes, t. 72, 1957, p. 200); 1831 (BALZAC, Peau chagr., p. 20); en appos. avec valeur d'adj. 1835 maison renaissance (MICHELET, Journal, p. 196); 1848 ameublement renaissance (FLAUB., Champs et grèves, p. 159); b) 1816 « nouvelle naissance, épanouissement (de quelqu'un) » (MAINE DE BIRAN, Journal, 1814, p. 16). Dér. de renaître d'apr. naissance. Fréq. abs. littér.: 1 064. Fréq. rel. littér.: XIXe s.: a) 1 534, b) 1 389; XXe s.: a) 1 611, b) 1 501. Bbg. BUCK (A.). Die Humanistische Tradition in der Romania. Bad Homburg, 1968, pp. 38-39. — FRANÇON (M.). Classification et périodisation... St. fr. 1975, t. 19, p. 403. — NORDSTRÖM (J.). Moy. Âge et Renaissance. Paris, 1933, pp. 15-75.

renaissance [ʀ(ə)nɛsɑ̃s] n. f.
ÉTYM. 1380; de renaître, d'après naissance.
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I
1 Relig. Régénération de l'âme, de l'homme. || Renaissance en Jésus-Christ (par le baptême, la pénitence…).
(Av. 1563). Cour. Le fait de renaître; nouvelle naissance. || Les renaissances successives des êtres, dans les religions de l'Inde ( Réincarnation).
1 Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s'il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance
Apollinaire, Alcools, p. 18.
Par ext. Le fait de revivre, de ne plus être en danger de mort.
2 Une femme qui revit sous les regards de l'aimé donne peut-être une plus grande preuve de sentiment que celle qui meurt tuée par un doute (…) La renaissance de Madame de Mortsauf fut naturelle, comme les effets du mois de mai sur les prairies, comme ceux du soleil et de l'onde sur les fleurs abattues.
Balzac, le Lys dans la vallée, Pl., t. VIII, p. 903.
2 (1674). Fig. Réapparition ou nouvel essor (de qqch. : société, institution, activité intellectuelle, artistique, etc.). Palingénésie (cit. 1), renouveau, renouvellement, retour; et aussi progrès. || Renaissance des arts, des lettres… (→ Gravure, cit. 3; haut, cit. 101). || La renaissance de la civilisation latine (→ Croûte, cit. 8).
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II
1 (Attesté au XIXe en franç. [1825, Hugo]; ital. Rinascita, 1568, Vasari). Absolt. Hist. || La renaissance (souvent écrit avec un R majuscule) : mouvement de retour aux idées, à l'art antique (gréco-latin), qui se développa en Italie au XVe siècle; tendance à l'humanisme individualiste qui y correspond, en Europe; période historique allant du XIVe ou du XVe siècle à la fin du XVIe (période des « grandes découvertes » [cit. 11], des débuts du capitalisme, du nouvel esprit scientifique, de la réformation religieuse…). → Italien, cit. 2; moyen âge, cit. 3; place, cit. 34. || Causes historiques (par ex. : prise de Constantinople par les Turcs, en 1453), sociales, économiques… de la Renaissance. || La Renaissance correspond aux débuts des « temps modernes ». || De la Renaissance. Renaissant.
Spécialt (arts). || La Renaissance : courant esthétique et intellectuel issu d'Italie, marquant la fin de l'esthétique médiévale ( Gothique), et caractérisé par un retour aux canons et aux thèmes gréco-latins, par le développement de la perspective en peinture, etc. || Tableau, fresque, édifice de la Renaissance (→ aussi Élancement, cit. 1).(1870). Par appos. || L'architecture, le mobilier Renaissance. || Les châteaux Renaissance des bords de la Loire.Littér. || La poésie de la Renaissance, en France (poètes de la Pléiade, etc.).
3 L'aimable mot de Renaissance ne rappelle aux amis du beau que l'avènement d'un art nouveau et le libre essor de la fantaisie. Pour l'érudit, c'est la rénovation des études de l'antiquité; pour les légistes, le jour qui commence à luire sur le discordant chaos de nos vieilles coutumes. Est-ce tout ? (…) Trois esprits fort différents, l'artiste, le prêtre et le sceptique, s'accorderaient volontiers à croire que tel est le résultat définitif de ce grand siècle (…) Ces esprits trop prévenus ont seulement oublié deux choses, petites en effet, qui appartiennent à cet âge (…) la découverte du monde, la découverte de l'homme.
Michelet, Hist. de France, t. IX, Introd., §1er.
4 (…) si l'on considère un mot comme Renaissance, on discerne bien qu'il suppose mépris pour la période antérieure. Les Humanistes de la Renaissance ont nourri la certitude qu'ils affirmaient des valeurs authentiques contre des hommes et des périodes qui les avaient méconnues (…) On se persuadait qu'un monde naissait à nouveau.
Daniel-Rops, Ce qui meurt…, p. 52.
5 La notion de Renaissance, même rendue plus historique par l'analyse des phénomènes de transition, pèse encore sur nous avec sa valeur absolue (…)
Si le moyen âge italien est déjà touché par ce qu'on appelle l'esprit de la Renaissance, la Renaissance italienne à ses débuts est essentiellement un fait médiéval.
Henri Focillon, l'Art d'Occident, III, 3, 1.
Point Renaissance : point de dentelle.
2 Par anal. || La renaissance américaine : période de l'histoire des États-Unis qui va de 1840 à la guerre de SécessionLa renaissance carolingienne : le mouvement intellectuel et artistique de l'époque de Charlemagne.La renaissance du XIIIe siècle, dans les domaines artistique (architecture, sculpture…) et intellectuel (philosophie, théologie, logique…).
CONTR. (De I., 1.) Agonie, mort.

Encyclopédie Universelle. 2012.